La Turquie et le Monde Arabe au travers de l’exemple syrien

Mohammed Fadhel TROUDI

Docteur en droit, chercheur en relations internationales et stratégiques, spécialiste en géopolitique du monde arabe et musulman, Paris

1er Trimestre 2011

Turcs et Arabes, tous en majorité des musulmans sunnites, ont en commun de nombreux traits culturels, mais ils divergent sur beaucoup d’autres, ce qui rend leurs relations aujourd’hui à la fois empreintes de paradoxes et d’ambiguïté. Le passé ottoman, la différence linguistique, les nationalismes arabe et turc, la vocation européenne, la question kurde, les rapports turco-israéliens ont été autant de thèmes qui ont éloigné ou rassemblé les Turcs et les Arabes.

À l’heure où les conflits israélo-palestinien et israélo-arabe s’enlisent et où la so­lution politique, celle de deux États, s’éloigne chaque jour un peu plus, la solidarité qu’exprime aujourd’hui la diplomatie turque envers la cause palestinienne n’em­pêche pas dans le fond l’expression de sentiments contradictoires, voire de méfiance réciproque entre les deux entités turque et arabe. Dès lors, l’objectif de ce travail est de décortiquer l’état des différences politiques et historiques, mais également les points de rencontre entre Turcs et Arabes au travers de l’analyse de l’exemple des relations turco-syriennes.

Il est frappant de constater que, durant des décennies, une profonde méfiance a caractérisé les relations difficiles entre la République turque et les pays arabes. Nombre de paramètres historiques expliquent cette situation qui peu à peu change aujourd’hui, notamment avec le réchauffement des relations turco-syriennes par­ticulièrement et avec les pays du Maghreb plus globalement. La défaite puis le démembrement de l’Empire ottoman et la guerre de libération qui s’est ensuivie, menée et gagnée par le réformateur et père de la Turquie actuelle, Moustafa Kemal Atatùrk, et la proclamation de la République turque moderne et laïque ont été au­tant de facteurs qui expliquent du côté arabe comme du côté turc la méfiance, pour ne pas dire la haine qui va désormais s’instaurer entre les deux nations.

Si les Turcs sont convaincus d’avoir été trahis par les peuples et les dirigeants arabes pour leurs choix lors de la Première Guerre mondiale, de leur côté les Arabes reprochent à la Turquie kémaliste d’avoir trahi les bases fondamentales sur lesquelles a été fondée la nation musulmane post-Prophète, à savoir le système califal dont la suppression par le nouveau leader turc constituait le point d’orgue du divorce turco-arabe. Ce changement profond annonçant l’avènement d’une Turquie laïque et dé­barrassée de son passé ottoman va dès lors nourrir l’animosité et la méfiance arabes à l’égard des Turcs. Il faut observer que ce sentiment de méfiance sera beaucoup plus visible au Moyen-Orient qu’il ne l’a été dans les pays du Maghreb, à titre d’exemple.

Le poids de l’histoire

La Pax Ottomanica, qui a rayonné des Balkans à la péninsule Arabique jusqu’à la fin du premier conflit mondial, constitue l’héritage qui permet aujourd’hui à la Turquie d’entretenir une politique étrangère en deux directions, à la fois occiden­tale et orientale, dont le but essentiel est d’assurer une meilleure lisibilité de ce pays tant sur la scène régionale qu’internationale. Le père fondateur de la nation turque actuelle, Mustafa Kemal Attatùrk, avait en effet pris acte de la mort de l’Empire ottoman après sa défaite en 1918, avait aboli le califat ottoman, créant ainsi une république laïque et mettant en place de grandes réformes pour moderniser le pays.

Pendant la guerre froide, la position turque était focalisée sur les États du Sud du Caucase et la menace de l’Empire soviétique. Durant cette période, la Turquie a tourné le dos à un Proche-Orient en quête d’un panarabisme voué à l’échec. La chute de l’URSS et la fin du nationalisme arabe ont ouvert la porte à un repo­sitionnement géostratégique turc qui va se préciser dans les années 1990 et plus particulièrement depuis l’arrivée à la tête de l’État du parti islamique AKP en 2002, d’obédience islamique modérée, qui consacre l’émergence d’une bourgeoisie musul­mane et d’un islam politique désigné de libéral.

D’un point de vue interne, le nouveau régime va parvenir à un savant équilibre entre une pratique du pouvoir issue de l’islam politique et le respect des institutions laïques, et ce sans heurts. C’est à partir de cet équilibre interne que la Turquie va pouvoir développer une diplomatie de coopération plus que de confrontation, ainsi que son repositionnement géostratégique en Orient.

Il faut rappeler une réalité historique qui n’est pas toujours facilement acquise par certains milieux politiques et intellectuels arabes, c’est que le monde arabe s’est développé économiquement, culturellement, démographiquement sous l’influence ottomane. Il y a eu bien évidemment des régions du monde arabe qui étaient plus privilégiées que d’autres par les Ottomans, notamment l’Égypte pour sa richesse et pour sa position à cheval sur deux continents, et la Syrie, de par le voisinage et les frontières communes de ce pays avec la Turquie. Si la période ottomane a été une période de développement, en somme de progrès économiques et sociaux, com­ment expliquer dès lors les relations traditionnellement difficiles voire conflictuelles dans certains aspects entre Turcs et Arabes ?

Pour répondre à cette question, il faut admettre la réalité suivante, c’est que le monde arabe n’a pas été, avant Abdul Hamid II, associé à la vie politique de l’Empire ottoman. En effet, le personnel politique ottoman était essentiellement recruté parmi les non-musulmans. Les Ottomans ont plutôt insisté sur la culture et la religion dans leurs relations avec le monde arabe, notamment en privilégiant les études arabes dans leurs écoles (madrasa).

Le corps religieux était largement arabisant, le recrutement dans le monde arabe était essentiellement religieux. Le règne d’Abdul Hamid II au cours du xixe siècle, a changé radicalement cette donne dans la mesure où l’Empire ottoman est devenu alors territorialement un empire musulman et qu’il fallait donc, pour maintenir la cohésion de cet empire, accorder une plus grande importance à sa partie arabe, notamment en recrutant plus de dignitaires dans le monde arabe. À partir de cette époque, l’empire a commencé à attacher au monde arabe une importance capitale car l’islam devenait un ciment unificateur face aux impérialismes occidentaux et au risque de déliquescence de l’empire. Cependant certains observateurs pensaient que cette attention particulière portée au monde arabe était venue trop tardivement, que le mal ou la haine mutuelle étaient plus forts que cette tentative désespérée d’Abdul Hamid de rapprocher les deux entités sous couvert de l’islam, religion commune.

Dès lors, une question s’impose : Est-ce que le monde arabe est prêt à développer ses relations avec la Turquie et, inversement, la Turquie est-elle en mesure de saisir l’importance du monde arabe qui peut lui assurer une certaine profondeur stratégique, selon l’équation gagnant gagnant, et tourner définitivement la page d’une histoire agitée ? Les exemples turco-syrien, irano-syrien et irano-turc ne sont-ils pas un cas d’école à suivre par les autres États arabes s’ils veulent sortir de l’alignement sur les positions américaines et bâtir peut-être les prémisses d’un nouvel équilibre de forces dans la région ?

Des relations turco-arabes tourmentées et très polyvalentes

Après les relations difficiles que l’on a connues notamment au début de la guerre froide, il y a eu certes un passage plus favorable, notamment après le débarquement de l’armée turque à Chypre en 1974, où une véritable prise de conscience de la nécessité de véritables relations avec le monde arabe et musulman s’est manifestée. À partir de 1969, la Turquie a été « membre observateur » de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) puis, à partir de 1974, elle en est devenue un membre à part entière très actif.

Depuis 2004, c’est d’ailleurs un Turc (le professeur Ekmeleddin Ihsanoglu) qui est le secrétaire général de l’OCI, dont la Turquie abrite certaines instances, comme le Centre de recherche sur l’histoire, l’art et la culture islamiques (à Istanbul) et le Centre d’entraînement et de recherche statistique, dont le fonctionnement et le rayonnement ont considérablement aidé à réchauffer des relations jusque-là ten­dues. Ankara entretient des relations très amicales avec les pays islamiques que la nature musulmane de la Turquie impose en toute logique. Mais c’est avec l’arrivée au pouvoir du parti d’obédience islamique que les relations turco-arabes ont com­mencé à se développer. En Turquie aujourd’hui, aucun homme politique ne peut envisager de se passer de ces relations étroites avec le monde arabe et islamique, pas même l’armée, véritable détentrice du pouvoir et garante du modèle laïque turc.

La question palestinienne reste au centre du problème : il est clair que la Turquie a soutenu la création de l’État d’Israël parce qu’elle faisait partie des pactes occi­dentaux et que les États-Unis comme l’Europe soutenaient la création de cet État. En contrepartie, Ankara a toujours œuvré pour qu’un État palestinien voie le jour, certes plus activement à certaines périodes qu’à d’autres, mais sans jamais renon­cer à cette idée. Le monde arabe voit la Turquie comme un atout, au même titre d’ailleurs que le monde turcophone asiatique. Dans le cas du monde arabe, les rela­tions d’Ankara ne visent pas seulement à stabiliser des relations historiquement très tendues, mais surtout à jouer un rôle de pont, comme elle peut le faire avec l’Asie centrale ou avec la zone de coopération économique de la mer Noire. C’est l’idée dite de « pomme rouge » qui revient constamment dans les relations de la Turquie avec ses voisins arabes immédiats, qui considèrent à juste titre la Turquie comme un pont d’accès à l’Europe.

Ceci est d’autant plus vrai que les échanges avec le monde arabe ont été multi­pliés par dix depuis les années 1970 et que la Turquie est parfaitement présente au­jourd’hui dans tous les marchés du Moyen-Orient. L’inverse est aussi vrai puisque les capitaux arabes sont extrêmement présents par le biais des banques islamiques mais aussi par le biais d’un certain nombre d’investissements (1). Ces banques continuent encore aujourd’hui à fonctionner et à exercer leurs activités sur le mar­ché turc, alors que de nombreuses autres banques ont fait faillite, ce qui est un signe d’une amélioration certes timide mais non moins encourageante.

La présence d’une population arabe ou du moins arabophone en Turquie, par ailleurs bien intégrée dans le tissu social turc, peut être un autre facteur du ré­chauffement des relations turco-arabes. Cette population arabe se divise en trois catégories, celle qui est d’origine ottomane, installée depuis longtemps à Istanbul, les Arabes de nationalité turque, originaires des régions proches de la Syrie, et les Arabes fraîchement immigrés.

Le premier groupe est pratiquement dilué dans le reste de la population turco-musulmane. Le second garde un esprit assez communautaire, et les mariages mixtes sont moins fréquents. Enfin, pour le troisième groupe, il s’agit souvent de réfugiés venus du Liban, pendant la guerre civile, d’Irakiens chassés par la répression au temps de la dictature ou après l’invasion américaine, ou encore de réfugiés syriens venus trouver de meilleures conditions de vie.

Le regard du monde arabe sur la Turquie

Il faut d’abord signaler que, dans le monde arabe, il y a de multiples attitudes. Une partie du monde arabe considère que l’expérience turque, en somme, est une expérience qui doit être suivie sur le plan du développement politique, de la laïcité, de l’ouverture et même sur le plan économique. C’est un modèle que le monde arabe peut et doit suivre. On rejoint ici la fameuse question qu’on se pose depuis le xviiie siècle : est-ce que l’islam est compatible avec le développement et le pro­grès ? La Turquie fournit à cet égard une réponse des plus convaincante. Elle est, en ce sens, un modèle pour un certain nombre de pays arabes car elle montre que l’on peut devenir laïque tout en restant musulman, développer un pays sur le plan économique tout en restant musulman, développer le capitalisme tout en restant musulman, voire devenir un pays européen (c’est en tout cas ce à quoi prétend la Turquie) tout en restant musulman.

D’autres groupes, plus fondamentalistes, notamment les Frères musulmans (2) et certains partis islamistes qui s’en réclament aujourd’hui, considèrent que les isla­mistes turcs ont bénéficié d’une relative ouverture politique et ont pu ainsi intégrer l’échiquier politique turc Si les militants islamistes reconnaissent les vertus de la démocratie turque, grâce à laquelle l’AKP s’est introduit dans le jeu politique, ils regrettent son absence, notamment en Égypte, « seulement quand cela les arrange ». Ceci peut paraître paradoxal, quand on connaît la position des Frères musulmans sur cette notion de la démocratie, qu’ils rejettent catégoriquement. Ce faisant, ils considèrent ce système, disent-ils importé, comme étranger à l’esprit même de l’is­lam, et donc nocif, voire dangereux, ce qui est bien évidemment faux. Et il est vrai que les islamistes turcs ont réussi à s’ériger en véritables partenaires politiques, et pas comme des partenaires toujours dans l’opposition qui ne font que critiquer le régime ou le combattre.

Pour autant, ces groupes n’acceptent pas la séparation entre le politique et le religieux, et par conséquent ils rejettent d’autant plus le modèle laïque turc qu’il est conduit par un gouvernement d’obédience islamique. Ces groupes, hostiles à la démocratie et aux idées libérales, considèrent que ce système est étranger à l’islam, qu’il raisonne avec et pour des intérêts occidentaux, ce pourquoi ils ne conçoivent pas le cas de l’AKP en Turquie comme un modèle à suivre, bien au contraire. Le pouvoir, pensent-ils, doit tirer sa légitimité de l’application stricte de l’islam, c’est-à-dire du texte sacré du Coran et de la charia.

L’expérience islamiste turque a néanmoins montré parfaitement le contraire en ce sens qu’elle est considérée par un certain nombre de groupes politiques dans les pays arabes comme un exemple positif. Au-delà de la différence des étiquettes po­litiques des uns et des autres, exception faite des islamistes les plus durs, ces partis pensent à juste titre que les Turcs ont pu intégrer l’islam dans le jeu politique sans remettre en cause un certain nombre de fondamentaux (l’État de droit, la possibilité de faire des lois en dehors de la charia, de concilier islam, modernité et ouverture sur l’extérieur…). Il me semble que le monde arabe attend beaucoup de la Turquie, notamment, en cas d’intégration au sein de l’UE, qu’elle joue son rôle de pont vers l’Europe.

Faut-il le rappeler, c’est la Turquie qui a créé avec l’Espagne un pôle de dialogue entre les deux civilisations chrétienne et musulmane. C’est également Ankara qui représente en quelque sorte une vision pacifique de l’islam pour l’Union européenne et c’est elle qui pourrait développer en Occident une autre image de l’islam, portée davantage sur le contenu et la réalité tolérante de cette religion que sur le terrorisme et la stigmatisation à outrance. Cependant il ne faut pas perdre de vue la position très délicate de la Turquie qui demeure un pays avec de multiples connexions et dimensions, qui découlent de sa très grande histoire en particulier ottomane, ce qui rend à mon sens la position turque encore plus intéressante.

Sans être simples, les positions géographique, géopolitique et culturelle de la Turquie en font réellement un pays de contrastes. La Turquie se retrouve réellement entre trois mondes : l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie. Elle en tire des atouts, mais il y a aussi des inconvénients. Il en est ainsi par exemple quand on parle de l’élargissement de l’Europe à la Turquie, on projette très souvent en avant ses voi­sins arabo-musulmans, qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Irak ou encore de l’Iran, et on oublie sciemment d’en citer d’autres, comme l’Arménie, la Géorgie ou la Grèce. Certes, le fait d’avoir un pied au Moyen-Orient ne facilite pas les choses effective­ment, mais un pays doit faire avec ses atouts et ses inconvénients. Tenant compte de cette situation très particulière de la Turquie, c’est en ces mots que l’actuel ministre des Affaires étrangères turques définit la politique étrangère d’Ankara : « La Turquie peut être européenne en Europe et orientale en Orient, parce que nous sommes les deux. »

Les relations turco-arabes à travers l’exemple syrien

La politique étrangère turque est circonstanciée et s’adapte aux tendances régio­nales. Plusieurs facteurs participent à ce contexte régional propice au retour turc sur la scène régionale : la faiblesse du bloc arabe qui se dispute le leadership (Égypte, Arabie Saoudite et Syrie), l’échec du projet US du Grand Moyen-Orient remodelé, la quasi-inexistence de l’Europe dans la région et les difficultés actuelles du régime iranien.

Cette conjoncture favorise ce retour turc que l’on pourrait qualifier de « néo-ot-tomanisme » en ce début de xxie siècle. La doctrine turque dite du « zéro problèmes avec nos voisins » constitue aujourd’hui le point cardinal des relations stratégiques de la Turquie avec ses voisins orientaux.

Qu’en est-il de la Syrie, souvent présentée comme la vitrine de ce repositionne­ment géostratégique de la Turquie dans son environnement immédiat, en dépit de relations très tendues entre ces deux voisins, notamment en 1998 ?

Ce rapprochement nettement observé ces dernières années avec la Syrie peut-il augurer d’un retour à des relations plus normales, voire à un nouveau partena­riat solidaire entre Ankara et ses voisins arabes ? Quel rôle nouveau la géographie et l’histoire jouent-elles dans la nouvelle géopolitique turque « élargie » d’Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères ? La doctrine de la « profondeur straté­gique » chère à Davutoglu, à laquelle est très souvent prêtée aujourd’hui l’étiquette de néo-ottomanisme, constitue-t-elle un changement ou une complémentarité avec le renouveau diplomatique d’Ismail Cem, ancien ministre des Affaires étrangères turc pendant la période 1999-2002, qui aspirait également à valoriser la place géos­tratégique de la Turquie en exerçant un activisme régional et une politique exté­rieure multidimensionnelle dans le voisinage immédiat de la Turquie, notamment arabe ? Est-ce que la nouvelle politique extérieure turque constitue une véritable rupture avec l’approche géopolitique suivie des dernières années ? En somme, en quoi le rapprochement spectaculaire avec la Syrie peut constituer une ébauche de réponse ?

La détente, après une courte crise en 1998

La crise ayant opposé la Turquie à la Syrie à l’automne 1998 reste un des mo­ments les plus critiques de l’histoire de la relation tumultueuse entre ces deux voi­sins. La crise résulte de la conjonction de plusieurs éléments structurels et conjonc­turels. D’une part, les facteurs traditionnels de dissension, tels que le partage des eaux de l’Euphrate, des relations très étroites entre Ankara et Tel-Aviv, et le soutien syrien au mouvement indépendantiste kurde, le PKK (3), en dépit du mécontente­ment de la Turquie, qui considère les séparatistes kurdes, présents en Syrie, comme un mouvement terroriste. Ce statu quo qui n’a pas connu de modifications majeures a plombé les relations turco-syriennes depuis une longue période.

S’agissant des relations stratégiques, amorcées entre Ankara et l’État hébreu au début des années 1990, il faudrait noter qu’elles marquent une certaine continuité, puisque la Turquie fut avec l’Iran l’un des premiers États d’Orient à reconnaître l’existence de l’État d’Israël. Le caractère non arabe, le modèle laïque de l’État turc et l’alliance avec l’Europe occidentale et les États-Unis semblaient prédestiner Ankara à des relations très proches avec Israël. En somme, dans un environnement arabe hostile, la Turquie apparaît désormais comme un allié indispensable pour donner une profondeur stratégique nécessaire à Israël. Cette relation israélo-turque se consolide à partir de 1991, avec l’échange d’ambassadeurs, la conclusion d’un accord de libre-échange en 1996 et la signature d’un partenariat stratégique en fé­vrier 1996. Sans être une alliance au sens classique du terme, puisque aucune clause d’assistance mutuelle n’a été ajoutée à cet accord, ce qui n’exclut pas des exercices conjoints, l’interopérabilité et l’échange de renseignements.

Mais à la faveur de l’arrivée d’un nouveau gouvernement turc dirigé par l’AKP, les rapports entre les deux pays vont progressivement se dégrader pour atteindre quasiment un point de non-retour en 2009, après l’attaque de la flottille de la liber­té par un commando israélien au large des eaux internationales, causant de nom­breuses victimes essentiellement parmi les passagers turcs. Ankara va dès lors utiliser cet incident pour affirmer son soutien à la cause palestinienne et notamment à la population de Gaza. Je rappelle qu’Ankara a posé deux conditions essentielles à un possible retour à la normale avec l’État hébreu : des excuses officielles israéliennes, avec un dédommagement des familles des victimes, et la fin du blocus de Gaza imposé par l’armée israélienne pour tenter d’affaiblir le mouvement islamiste. La Turquie a su parfaitement depuis instrumentaliser la « cause » palestinienne dont la « rue » arabe est si friande, pour s’affirmer avec l’Iran comme un des seuls sou­tiens non arabes à la cause palestinienne. Désormais à un soutien populaire vient se rajouter un soutien politique pour tenter de fédérer les États arabes de la région, ce que quelques observateurs ont qualifié de retour de l’Empire ottoman moderne.

La dégradation des relations avec Israël semble plus structurelle qu’il n’y pa­raît, en effet les deux projets étatiques divergent de plus en plus, notamment sur la ligne laïque et démocratique nécessaire à la stabilité régionale. Cette évolution est notable, même si elle ne change pas radicalement la nature de la relation entre les deux pays. En revanche, le rapprochement très marqué avec la Syrie est plus significatif d’un retour de l’Empire ottoman, ce qu’on peut désigner par un « néo-ottomanisme » turc, qui s’exprime dans sa première phase par un repli turc sur son environnement arabe immédiat, dont la Syrie forme la tête de pont.

 

Le rapprochement avec la Syrie peut être l’amorce de nouvelles relations turco-arabes

Il faut noter d’emblée que les rapports turco-syriens ont toujours été caractérisés par une rivalité historique, amplifiée par le panarabisme des années Hafez El-Assad, ancien président alaouite de la Syrie entre 1970 et 2000, et père de l’actuel pré­sident Bachar el-Assad, s’appuyant sur un nationalisme arabe poussé à l’extrême. Outre le poids de l’histoire, les relations entre les deux pays se sont davantage dé­gradées à cause de multiples sujets de controverse : partage de l’eau du Tigre et de l’Euphrate, soutien apporté par la Syrie au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), question de Hatay/Antakya [territoire turc revendiqué par la Syrie, ancien sandjak d’Alexandrette (Iskenderun, en turc), cédé par la France à la Turquie en 1939]. L’aide que la Syrie fournissait au PKK et à son chef Abdulhah Ocalan, qui résidait alors à Damas depuis 1980, a été également source de tension poussée à son paroxysme, notamment en 1998.

La crise turco-syrienne d’octobre 1998 a mené les deux pays au bord de l’af­frontement militaire, les troupes turques se sont amassées à la frontière syrienne, exigeant la fermeture des bases du PKK en Syrie et le départ d’Ocalan. La menace militaire a permis à Ankara d’obtenir gain de cause et a consacré l’émergence de la Turquie comme puissance militaire incontournable sur l’échiquier proche-oriental. En janvier 2004, Bachar el-Assad s’est rendu en Turquie pour tenter de réchauffer les relations tendues depuis des décennies, notamment en raison d’un conflit terri­torial dans la province d’Hatay, toujours revendiquée par la Syrie, mais surtout afin de trouver des alliés face à la politique des États-Unis d’isolement des États qualifiés de rogue state ou « États voyous », dont la Syrie faisait partie.

Devant cette situation très tendue, la Syrie, qui ne bénéficiait plus de la pro­tection soviétique, s’est trouvée plus isolée que jamais. C’est pour rompre cet iso­lement que Damas se débarrasse du leader kurde Ocalan, devenu embarrassant, rassurant définitivement la Turquie sur la question kurde. L’amorce d’une nouvelle aire de relation entre les deux pays se concrétise par l’accord d’Adana (4). Certaines questions restées en suspens vont trouver solution, notamment le délicat volet du partage des eaux de l’Euphrate suite à la visite à Damas, en décembre 2004, du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et la signature d’un accord de libre-échange qui a eu des effets immédiats sur les relations commerciales entre les deux pays, qui ont connu depuis un développement spectaculaire.

La modernisation de la Turquie – notamment sur le plan politique – dans le contexte des réformes adoptées en vue de l’adhésion à l’Union européenne fait dé­sormais de ce pays un modèle dans la région. Les progrès réalisés donnent davantage de poids à la diplomatie turque, qui essaie d’apporter des solutions à des problèmes auxquels elle n’osait s’attaquer jusque-là. Cela l’a amenée à tenter de jouer un rôle de médiateur dans le conflit israélo-syrien, qui constitue un des problèmes chro­niques du Moyen-Orient. Le processus de médiation initié en 2004 par la Turquie n’avait pas abouti, les Américains accusant alors la Syrie d’être impliquée dans l’aide au terrorisme. En 2006, lors de la guerre entre Israël et le Hezbollah, le Premier ministre turc avait proposé ses services pour permettre la libération des soldats is­raéliens enlevés. Des soldats turcs ont ensuite été incorporés dans la force de paix des Nations unies au Liban, ce qui témoigne de l’implication de la Turquie dans les affaires de la région du Proche- et du Moyen-Orient. La proposition de médiation entre Syriens et Israéliens s’inscrit dans l’objectif de la nouvelle diplomatie turque, d’être un acteur d’importance, notamment dans le règlement du conflit israélo-pa­lestinien et israélo-arabe.

Les relations turco-syriennes n’ont eu de cesse de se développer sur plusieurs aspects et récemment encore le processus de rapprochement s’est nettement accé­léré. Dans la foulée de la libéralisation des frontières, les deux ministres des Affaires étrangères ont signé le 16 septembre 2009 un accord de coopération bilatérale et ont institué un Conseil de coopération stratégique. L’intérêt syrien est de multiplier les partenariats et de ne pas dépendre intégralement de l’alliance avec Téhéran. Ankara, de son côté, peut ainsi pleinement mettre en œuvre son dessein de re­conquête de l’espace proche-oriental par des relations nouvelles avec ses anciens ennemis arabes. La Turquie resserre ses liens avec Damas, tout en nouant des parte­nariats avec le Liban après la récente visite de Saad Hariri à Ankara.

Ce rapprochement avec la Syrie, par ailleurs très mal ressenti en Israël, fait de la Turquie un intermédiaire indispensable au Proche-Orient. En ce sens, Ankara a chapeauté depuis 2000 des tentatives avortées de négociations entre Israël et la Syrie sur la question stratégique du plateau du Golan, occupé par Israël depuis 1967 et annexé en 1982. Ces négociations ont capoté en 2008, tandis que la diplomatie turque se propose actuellement de remettre à l’ordre du jour cette question. Il est cependant peu probable que des négociations aboutissent, et l’actuel statu quo entre la Syrie et Israël sera probablement maintenu encore longtemps, étant donné l’éloi-gnement des points de vue des deux parties.

Oui, il est désormais possible d’affirmer que la Turquie est devenue un intermé­diaire indispensable dans le règlement des conflits régionaux, et la récente percée turque sur la question du volet nucléaire iranien confirme cette position d’Ankara qui lui confère à ne pas douter un rôle de choix dans cette région si compliquée qu’est le Moyen-Orient.

Si l’hostilité commune envers la Syrie et l’Iran a participé au partenariat turco-israélien, le rapprochement avec la Syrie depuis le début des années 2000 et puis de l’Iran a bouleversé la donne régionale et fait grincer les Israéliens qui se sentent quelque peu trahis par le revirement turc. Néanmoins, le partenariat turco-iranien reste pour le moment plus économique que militaire, en effet Ankara reste très mé­fiante envers son voisin et ancien ennemi perse qui cherche à étendre son influence au détriment de la Turquie, que ce soit en Irak ou en Syrie. Il ne faut pas perdre de vue le fait qu’Ankara veuille limiter l’influence chiite de l’Iran sur son voisin syrien et irakien, surtout que les Turcs ont misé sur la composante sunnite dans ces deux pays.

 

Tout en gardant des fortes réserves sur l’accès de Téhéran à l’arme atomique, la Turquie reste néanmoins un médiateur de choix entre les Occidentaux et l’Iran sur cette question, ce qui permettrait à la Turquie d’être au cœur des négociations et donc de pouvoir jauger l’évolution des rapports de force.

À l’image de son implication dans les accords de Doha de mai 2008 sur la question libanaise et dans les récents accords de paix conclus entre le Soudan et le Tchad, la Turquie cherche à devenir un intermédiaire incontournable à la résolu­tion des conflits sur la scène orientale. Dans ce dessein, Ankara mise sur une poli­tique étrangère néo-ottomane et un repositionnement géostratégique d’envergure. Cette phrase extraite du discours du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan à l’inauguration de la chaîne TRT El Tùrkiye illustre bien le retour de la Turquie vers sa profondeur géostratégique locale essentiellement arabo-musulmane : « Les Turcs et les Arabes sont comme les doigts de la main. Nous appartenons à une même histoire, à une même culture, et avant tout à une même civilisation […] TRT El Tùrkiye a été créée pour devenir notre langue commune, notre écran commun, notre passion commune. » L’intention semble sans équivoque.

La Turquie voudrait renouer avec les pays arabes, et l’un des instruments qu’elle a choisis est cette chaîne de télévision qui sera accessible à 300 millions d’arabo­phones. Elle émettra 24 heures sur 24 avec une diffusion satellitaire dans 22 pays, en dépit des défis majeurs qui se posent à cette chaîne qui devra trouver sa place face à 750 chaînes satellitaires en Arabe déjà en service, dont certaines sont deve­nues incontournables, comme Al-Jazira ou la chaîne Al Arabiyya. Selon M. Turan, président de la chaîne, conscient de ces défis, il considère que l’ambition est de produire en collaboration très étroite avec d’autres chaînes arabes déjà en activité, il voit le rôle de la chaîne turque comme un complément essentiel à la réussite du rapprochement des deux nations en déclarant : « L’histoire commencera à Istanbul, mais pourra continuer à Damas et se finir au Caire. »

Ce rapprochement non seulement avec les pays arabes de la région mais éga­lement avec des pays du Maghreb, même si le lien avec ces pays n’a pas été entiè­rement coupé, intervient à un moment propice à ce retour de la Turquie vers le monde arabe, avec l’arrivée à la tête du gouvernement d’une équipe d’inspiration islamique qui n’a eu de cesse depuis de multiplier les signes d’apaisement, comme la suppression des visas, la signature de divers accords commerciaux ou encore l’offre de médiation d’Ankara pour résoudre les crises régionales. En outre M. Erdogan jouit d’une grande popularité dans les pays arabes de la région en raison de ses prises de position dans le conflit israélo-palestinien.

Le gouvernement turc est en effet convaincu qu’il lui faut accroître son in­fluence régionale. En effet, face à un processus de paix à l’agonie et devant l’échec conjoint de la diplomatie américaine et du Quartet, Ankara semble jouer son va-tout sur ce dossier épineux du règlement du conflit israélo-palestinien. Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, développe un activisme étonnant en direction du Moyen-Orient. Cet activisme n’est pas le fruit du hasard, mais pro­cède d’une stratégie politique mûrement réfléchie pour s’imposer comme un acteur régional incontournable et accroître par là même ses chances d’intégrer un jour la famille européenne. Il sait surtout qu’il lui faudra être présent et influent dans la région au moment du retrait américain d’Irak, pour mettre de son côté toutes les cartes et éviter ainsi que la question kurde ne trouve sa solution au détriment des intérêts turcs. Comme cela est rappelé précédemment, cet intérêt pour le Moyen-Orient se nourrit également du refus européen d’intégrer l’UE, du moins pour le moment, essuyé par Ankara, en dépit du soutien américain.

Ce repositionnement turc est d’autant plus opportun que la Turquie est parve­nue aujourd’hui à s’imposer comme un modèle à suivre pour l’opinion publique arabe sunnite, lassée par l’absence de positions courageuses, qui sonne comme un abandon pur et simple de la cause palestinienne par les régimes arabes, dont ils ont fait par ailleurs leur cheval de bataille depuis les indépendances. En effet, de­vant l’effacement de l’Égypte, certains vont même jusqu’à parler de changement de camp de ce maillon essentiel du monde arabe et de son alignement sur les positions israélo-américaines ; devant la disparition du rôle historique de l’Irak qui, faut-il le rappeler, appartenait à ce qu’on appelait jadis le « front du refus arabe » et surtout devant l’isolement de la Syrie, la Turquie se trouve devant un grand boulevard qui s’ouvre à elle, pour marquer un retour fracassant sur la scène moyen-orientale. Ce retour turc se trouve d’autant plus facilité que l’opinion publique arabe, de la Syrie au Caire en passant par la Jordanie, l’Arabie Saoudite et le Maghreb, exprime sa frustration et ne se reconnaît ni dans le wahhabisme saoudien, ni dans le prosé­lytisme chiite iranien, même si ce dernier fait encore rêver, comme en témoigne ce nombre relativement important de musulmans sunnites qui se tournent vers le chiisme notamment au Maghreb central, en signe de remerciement à la république islamique d’Iran pour son soutien affiché à la cause de la résistance palestinienne et libanaise (5).

Faut-il le rappeler, le problème du leadership arabe au Moyen-Orient se pose à l’aune des deux véritables puissances régionales qui ne sont pas arabes : la Turquie et l’Iran. C’est la triste réalité comprise par les peuples arabes, qui misent désormais davantage sur la Turquie de par les liens historiques et le facteur religieux (islam sunnite) qui les rassemblent.

L’opinion arabe perçoit la Turquie comme une démocratie en plein essor éco­nomique (6), qui a réussi à trouver un savant équilibre entre un gouvernement se réclamant des valeurs d’un islam moderne, ouvert sur son environnement régional et international, et une institution militaire attachée aux valeurs laïques léguées par le père fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatùrk, qui veille au respect de cette laïcité en empêchant que se mélangent politique et religion dans un pays aujourd’hui présenté comme un exemple à suivre.

Ce retour d’influence d’Ankara sur la scène régionale, certes par la petite porte, n’est pas pour déplaire aux militaires qui se rassurent ainsi des intentions du gou­vernement islamique au pouvoir, qui a pu désamorcer l’hostilité de l’institution militaire à son égard. La résurgence d’une forme de néo-ottomanisme est loin de déplaire à l’institution militaire, cela va même dans le sens d’une flatterie de l’ego de l’armée qui se considère comme le centre du pouvoir en Turquie.

Pour s’imposer dans ce jeu très compliqué du conflit israélo-palestinien et is­raélo-arabe, le gouvernement de l’AKP a choisi de s’y impliquer par petites étapes et marque son entrée par la petite porte, en l’occurrence par la bande de Gaza. En effet, ici la diplomatie turque a cherché à combler le vide laissé par la perte de l’in­fluence de l’Égypte et paradoxalement par la recherche du mouvement Hamas d’un partenaire plus fiable en qui il peut avoir confiance, après que le Caire a perdu toute crédibilité depuis le quasi-alignement égyptien sur les positions israélo-américaines.

Ce retour d’une diplomatie active par son implication dans le règlement du lourd dossier israélo-palestinien se conçoit cependant sur le moyen, voire sur le long terme. En effet, trois obstacles majeurs peuvent se présenter à la diplomatie turque. D’abord l’animosité du pouvoir égyptien, aujourd’hui affaibli par des guerres poli­tiques internes avec pour mot d’ordre le maintien du statu quo, c’est-à-dire la survie du régime de Moubarak face aux contestations ouvertement violentes de l’opposi­tion, notamment des Frères musulmans.

L’Égypte tient à garder un de ses derniers atouts sur la scène régionale et fera tout pour ne pas se laisser distancer par la Turquie dans ce que le Caire considère comme son pré carré. Mais en a t-elle encore les moyens ? J’en doute. L’autre dif­ficulté avec laquelle le gouvernement turc devait composer, c’est la méfiance que développe la droite israélienne au pouvoir vis-à-vis de son allié d’hier, depuis l’al­

 

tercation fortement médiatisée opposant M. Erdogan et le président israélien Pérès lors du sommet de Davos en janvier 2009.

Le troisième obstacle pour Ankara, ce pourrait être l’hostilité affichée par l’au­torité palestinienne représentée par le mouvement Fatah et le président Mahmoud Abbas, tous les deux liés à la position égyptienne, se méfiant réciproquement du Hamas et cherchent même à l’affaiblir pour recouvrir l’autorité de Mahmoud Abbas sur Gaza. L’Autorité palestinienne et l’Égypte cherchent à éviter qu’une ré­conciliation intrapalestinienne sous le parrainage turc ne se fassent sans eux, voire contre eux.

Ce qui est certain, c’est que, en cas de réussite ou même d’échec, la Turquie aura frappée un grand coup en renforçant son image dans la région et en se rapprochant encore un peu plus de son statut de porte-drapeau des causes arabes, en tête des­quelles la cause palestinienne. En se rangeant du côté du plus faible, Ankara ren­forcera son statut d’un parrain plus juste et moins impartial auprès des populations arabes anéanties par autant d’années d’échec politique et militaire, et de frustration.

Durant plusieurs siècles, la Turquie a été le siège de l’Empire ottoman qui régnait sur le monde arabe. Manifestement, la Turquie semble aujourd’hui vouloir tourner cette page de l’histoire commune et faire relancer des relations fondées sur l’islam comme facteur historique commun. L’enlisement du conflit israélo-palestinien et l’absence totale de perspectives de sortie de crise lui donnent l’occasion d’amorcer un retour fracassant sur la scène moyen-orientale et par là même d’ouvrir une nou­velle ère de relations turco-arabes.

Néanmoins, ce repli de la diplomatie turque sur son environnement immédiat, qui peut s’expliquer en partie par les atermoiements voire le refus européen à son égard, ne signifie pas pour autant l’abandon de la vocation européenne d’Ankara et de son souhait d’appartenir un jour à cet ensemble européen qu’on appelle l’Union européenne. Mieux encore, ce retour à une politique étrangère très active, qu’elle soit qualifiée de néo-ottomane ou pas, s’illustre également par le rôle que joue la Turquie dans une région comme les Balkans, où elle s’active à rapprocher Serbes et Kosovars, et à développer des partenariats économiques durables.

Cette même Turquie, qui reconnaissait l’État d’Israël dès 1949 et qui, en 1996, signa un accord militaire de formation et de transfert de technologie avec l’État hébreu, cherche peut-être aujourd’hui à compenser le refus européen en reprenant les habits de l’Empire ottoman et rétablir une sorte de Pax Ottomane dans la région.

 

En effet, l’Europe n’a jamais pu s’entendre sur le cas turc ; l’a-t-elle véritable­ment souhaité un jour ? Elle s’est jusqu’à présent limitée à lui proposer au mieux un partenariat spécifique plutôt que de l’intégrer en son sein, ce que refuse Ankara.

Si l’Europe se fait désirer, la Turquie garde l’initiative et mène une offensive tous azimuts en direction du monde arabe et musulman, où l’union reste à bâtir. C’est là une réaction attendue et pragmatique, qui voudrait que cette grande nation à l’histoire impériale cherche à trouver ce que l’Europe lui refuse : un rayonnement à la hauteur de ses ambitions et de ses capacités.

Personne ne sait aujourd’hui avec précision dans quelle mesure on peut parler de retour de la Turquie néo-ottomane. Ce qui est en revanche certain, c’est que les Turcs veulent retrouver leur influence, en s’appuyant sur les liens historiques avec plusieurs pays de la région, et leur position stratégique au carrefour de plusieurs zones d’une importance stratégique majeure.

Si l’amélioration vécue dans les relations turco-syriennes peut être qualifiée d’historique non seulement pour les deux pays mais aussi pour le Moyen-Orient, faut-il pour autant attendre un miracle de cette convergence turco-syrienne ? Est­elle porteuse de bouleversements majeurs dans l’équilibre régional ? Je pense en effet que, sans être source de mutations spectaculaires (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne le sera pas un jour), le rapprochement turco-syrien en particulier et turco-arabe en général satisfait provisoirement la plupart des protagonistes concernés. Pour la Turquie, il y a là l’occasion de montrer son nouveau visage de puissance régionale, sur les plans politique et économique, tout en essayant d’obtenir l’appui du monde arabe sur le dossier kurde, voire sur le dossier chypriote. La Syrie, pour sa part, pourrait retrouver sa place de force régionale non négligeable, qui sera difficile à défendre sans le soutien turc, notamment face à Israël, et sortir ainsi de son iso­lement imposé par des années de panarabisme, dont on connaît les limites, et de l’image désuète, mais encore tristement figée dans l’opinion publique occidentale, d’un pays soutenant le terrorisme d’État. Quant aux autres pays arabes, ils peuvent tirer profit de ce rapprochement avec la Turquie, ce sera probablement une occasion inattendue et rêvée de cet ensemble arabe de pouvoir enfin sortir de son alignement total et nocif sur les positions américaines, qui ruinent les intérêts et les causes arabes, en tête desquelles la cause palestinienne.

 

Notes

  • Tùrk Téléphone, premier fournisseur de services de communication en Turquie, a été ache­té par un opérateur libanais. Cet opérateur historique a été désigné meilleur opérateur de ligne fixe au concours organisé par le Conseil des télécommunications d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord « SAMENA » à Casablanca au Maroc.
  • Les Frères musulmans sont créés en 1928 à Ismaïlia en Égypte par Hassan al-Banna, né en 1906 près d’Alexandrie, instituteur et professeur de théologie. Le but d’Hassan al-Banna est double : dire son opposition à la présence britannique en Égypte et en Palestine, responsable selon lui de l’échec de l’unité arabe à l’issue de la Première Guerre mondiale, et réislamiser la société égyptienne mais également le reste du Moyen-Orient, par la mise en place de la charia (la loi islamique). Son objectif de propager les valeurs de l’islam ne le place pas sur le terrain du nationalisme arabe. En cela, Hassan al-Banna s’oppose à la laïcisation de l’Égypte sur le plan politique et entend mettre en place un État islamique.

Le 12 février 1949, Hassan al-Banna est exécuté par les autorités égyptiennes. À partir de ce moment, les Frères musulmans sont réprimés et leurs activités diminuent. Sur le plan politique, le président égyptien Neguib ainsi que son président du Conseil Nasser proposent aux Frères musulmans de participer au pouvoir, mais ces derniers refusent, le régime égyptien n’étant pas conforme à leur doctrine favorable à un État islamique. En 1954, l’organisation est interdite par Nasser et beaucoup de Frères musulmans se réfugient alors en Arabie Saoudite. L’organisation est interdite jusqu’en 1970, date de l’arrivée au pouvoir du président Sadate.

Dans les années 1960, Sayyid Qotb, disciple et contemporain d’Hassan al-Banna, respon­sable de la propagande des Frères musulmans, est à l’initiative d’un courant plus radical au sein des Frères musulmans. Il estime que les États du monde arabe issus de la colonisation ne sont pas des États islamiques et prône l’utilisation de la violence pour les instaurer. Il est exécuté le 26 août 1966.

Sadate entreprend de réhabiliter la confrérie, ainsi que d’autres opposants politiques à Nasser, et privilégie en particulier les organisations islamiques afin de combattre le courant socialiste. Il est néanmoins assassiné le 6 octobre 1981 par un islamiste proche des Frères musulmans, hostile aux accords de Camp David et de la paix avec Israël signée en 1979 par Sadate. Son successeur, le président Hosni Moubarak, s’attache à lutter contre les mou­vements islamistes, et les Frères musulmans sont réprimés, à partir de 1994. La confrérie connaît néanmoins une évolution, les jeunes souhaitant un changement dans l’organisation, avec la mise en place d’un islam moins fermé et moins rigoriste.

En Palestine, la diffusion des Frères musulmans est rapide. Son action caritative et humani­taire entre en concurrence avec les actions des organisations de résistance palestinienne que sont l’OLP, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP). En outre, à la différence de la résistance palestinienne, les Frères musulmans n’utilisent pas l’action politique contre Israël, restant en ce sens fidèles à la doctrine d’Hassan al-Banna. Cependant, à partir des années 1980, certains parmi les Frères décident de lutter contre Israël par des moyens politiques. Faisant scission avec les Frères musulmans, deux mouvements se créent : le Djihad islamique en 1983 et le Hamas en 1987.

 

Les Frères musulmans se développent également en Syrie et, comme en Égypte et en Palestine, ils se font connaître par leurs réseaux sociaux et religieux. À partir de 1979, le président Hafez al-Assad est confronté à la contestation populaire, et notamment à celle des islamistes, dont les Frères musulmans, qui représentent une menace pour le pouvoir. Les revendications sont confessionnelles (le pouvoir étant aux mains des alaouites, minoritaires, dans une popula­tion composée à 70 % de sunnites), sociales (libertés démocratiques) et religieuses (le parti Baas au pouvoir est laïc). Des attentats sont notamment commis en juin 1979 contre l’école d’artillerie d’Alep, dont les élèves sont alaouites et dans d’autres villes syriennes, entre mili­taires alaouites et sunnites. En 1980, Alep se révolte, puis Hama en 1982. Le pouvoir syrien réprime la révolte d’Hama en février, faisant entre 5 000 et 20 000 morts. Si la confrérie a été brisée par la répression féroce du pouvoir syrien, elle n’a pas pour autant abdiqué et continue de s’opposer au régime alaouite, dont elle constitue aujourd’hui un rival sérieux.

En revanche, les Frères musulmans participent à la vie politique en Jordanie et au Koweït. Les Frères musulmans se développent également au Soudan et au Maghreb.

  • PKK, de son nom original « Partiya Karkeren Kurdistan, PKK ».

Organisation de guérilla indépendantiste de tendance marxiste-léniniste, créée en 1978 à Ankara et implantée au Kurdistan dès 1979. Elle a pour objectif la création d’un État kurde indépendant aux confins de la Turquie, de l’Irak et de la Syrie.

  • L’accord d’Adana, signé le 20 octobre 1999, fut le point de départ du processus de rapproche­ment turco-syrien. Les autorités syriennes se sont engagées à ne pas encourager les activités terroristes du PKK menées contre Ankara ; la Syrie ira jusqu’à chasser les militants du PKK, montrant ainsi sa volonté de travailler à la naissance de nouvelles relations plus cordiales, débarrassées de poids de l’histoire tourmentée entre les deux pays. Cet accord porte égale­ment sur le partage de l’eau de l’Euphrate et accessoirement du Tigre, mais la Syrie n’est pas véritablement concernée puisque ce fleuve ne la traverse qu’à hauteur de 32 km.

Longueur du Tigre : 1 850 km dont 400 km en Turquie, 32 km en Syrie et 1 481 km en Irak.

Longueur de l’Euphrate : 2 330 km dont 420 km en Turquie, 680 km en Syrie et 1 235 km en Irak

Les deux pays ont également signé un traité de coopération stratégique qui touche les do­maines militaire, politique et économique. Selon cet accord, les visas ont été supprimés entre les deux pays et les douanes seront enlevées, les Turcs pourront vivre en Syrie et les Syriens en Turquie comme bon leur semble. Un autre accord prévoit la réunion conjointe du Conseil des ministres des deux pays au moins deux fois par an. Une politique commune sera définie. Ankara prévoit de signer le même accord avec d’autres États arabes voisins, comme l’Irak et l’Arabie.

  • Je rappelle que la République islamique d’Iran produit aujourd’hui plus de rhétorique an­ti-israélienne que l’ensemble du monde arabe réuni. Par ailleurs, l’article 142 et 144 de la Constitution iranienne stipule que la République islamique d’Iran tire sa légitimité de sa solidarité et son soutien extérieur aux causes islamiques.
  • Aujourd’hui la Turquie est la sixième puissance économique européenne et la dix-septième puissance économique mondiale.
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