Les problèmes de sécurité en Turquie

Roger TEBIB

Professeur des universités

1er Trimestre 2011

Depuis l’éclatement de l’URSS, la Turquie dispose, en général, de trois options :

  • privilégier un panturquisme avec une extension vers quatre républiques de l’ex-URSS qui sont turcophones, notamment l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékis­tan ;
  • entrer dans l’Union européenne avec des ambitions économiques et démo­graphiques ;
  • renforcer la solidarité islamique, vivement opposée à l’esprit kémaliste de beaucoup de dirigeants.

Le dosage de ces trois courants est variable selon les diverses couches de la so­ciété.

Pour être complet, il faut citer l’incidence de l’appartenance de la Turquie à l’OTAN et le rôle de l’armée. Celle-ci, héritière privilégiée d’Atatùrk, est le rempart d’une sorte de « laïcité » contre les courants islamistes.

De plus, l’implosion de l’URSS a quelque peu diminué l’intérêt du bastion turc pour les Occidentaux.

D’autre part, l’influence américaine sur l’armée n’est pas étrangère aux accords de coopération militaire passés entre la Turquie et Israël, qui sont une façon de prendre en tenailles la Syrie, principal adversaire de l’État juif.

On imagine la tension que cet accord provoque en Turquie dans les milieux islamistes.

Enfin, l’absence de solution politique au problème kurde n’arrange rien.

Les implications d’une surpopulation urbaine

La croissance des villes a évidemment des conséquences sur les problèmes de sécurité. Les gecekondu sont des quartiers avec des maisons construites souvent de bric et de broc, la nuit, sans permis ni même simple autorisation administrative.

Chacune de ces bâtisses rudimentaires regroupe plusieurs familles, par « clan », par village, par région.

Les villes de plus de cent mille habitants sont actuellement au nombre de vingt et une ; la population des trois plus grandes agglomérations – Istanbul, Izmir, Ankara – est d’environ quatorze millions d’habitants.

Cette situation est forcément exploitée par les pourfendeurs de la corruption et les intégristes islamistes. On signale aussi que le maire d’Istanbul a été obligé de retirer des lieux publics des statues que les activistes islamistes avaient jugées « obscènes1 ».

Il convient aussi d’insister sur le financement des opérations faites par des grou­puscules subversifs :

  • Les activistes musulmans se livrent surtout à la pratique de la contrebande, au commerce des passeports, au trafic des devises et de la fausse monnaie.
  • Les besoins des activistes kurdes sont couverts par des rackets de com­merçants turcs, des sévices et exactions divers ainsi que par des collectes forcées, en principe une fois par an, même dans la communauté kurde en Europe. Il faut ajouter un très important trafic de drogue. C’est ainsi que la partie grecque de l’île de Chypre est utilisée par les mafias kurdes comme centre de contrebande d’héroï

Une évolution législative

Ces dernières années, afin de satisfaire, en particulier, aux critères d’adhésion à l’Union européenne, le gouvernement de l’Adalet Kalkinma Partisi (AKP, Parti de la justice et du développement) a continué à faire adopter un certain nombre d’im­portantes réformes législatives portant sur la sécurité des habitants et la protection des droits humains, et appelées « lois d’harmonisation ».

Leur mise en œuvre a été inégale mais on peut citer quelques exemples que les pouvoirs publics essaient d’appliquer :

  • les dispositions visant à éliminer certaines règles et pratiques policières ou judiciaires ayant favorisé l’impunité pour les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements ;
  • la possibilité pour l’inculpé de bénéficier d’un nouveau procès dans le cas où la Cour européenne des droits de l’homme considère que cette décision de justice rendue en Turquie constitue une violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
  • l’abrogation de l’article 8 de la loi turque contre les actes terroristes, article qui réprimait les actes de propagande séparatiste ;
  • la levée des restrictions à la diffusion de programmes dans des langues autres que le turc pour les chaînes privées de radio et de télévision ;
  • la suppression de la détention au secret et le droit de consulter sans délai un avocat pour les personnes accusées de crimes relevant des cours de sûreté de l’État ;
  • d’autres textes législatifs ont, d’autre part, été modifiés, notamment les lois relatives aux associations, à la presse, aux partis politiques, aux rassemble­ments et manifestations.

Il est évident qu’il s’agissait de mesures politiques importantes dans le domaine de la protection des populations, mais les applications n’ont pas toujours été ra­pides.

Le régime sécuritaire

Des spécialistes ont proposé cette formule « régime sécuritaire », qui suppose une différence à la fois par rapport aux systèmes démocratiques et aux régimes auto­ritaires. C’est ainsi qu’on peut définir le régime turc de maintien de l’ordre.

Les risques diffèrent selon les situations, les lieux, la conjoncture politique, éco­nomique et sociale, le répertoire d’actions…

Il est possible d’en distinguer trois types :

  • les risques physiques encourus en raison de la police ou d’autres manifes­tants, par exemple à l’occasion d’un affrontement dans les rues entre des partis d’extrême droite et de gauche ;
  • les risques juridiques, quand la police arrête un manifestant à cause, selon elle, du fait qu’il sort de la légalité ;
  • les risques administratifs ou professionnels, en raison de sanctions prises par les pouvoirs publics contre des travailleurs.

Dans ces domaines, on peut citer l’analyse faite par Ibrahim Cerrah, directeur des sciences de la sécurité au sein de l’Académie de la police. Il explique les varia­tions dans la politique de maintien de l’ordre2.

Selon lui, la structure juridiquement centralisée de la police en Turquie n’en­traîne pas une standardisation nationale des stratégies de maintien de l’ordre. Elle diffère selon les diverses régions et villes du pays, et selon les manifestations. Il dit : « Les rues sont des espaces où l’on révèle les problèmes. Mais, en même temps, elles sont des lieux où l’on ne trouve pas la même solution. »

C’est pourquoi la mobilisation de la police est souvent délicate, même pour des manifestants « plus dangereux », selon les forces de l’ordre.

Ainsi, le système administratif et le maintien de l’ordre font émerger des formes d’actions spécifiques en Turquie.

Le maintien de l’ordre

  1. Cinq départements de la police travaillent dans ce domaine :
  • la section de sûreté coordonne les quatre autres ;
  • les çevik kuvvet (forces rapides), qui sont les seuls à se trouver en contact avec les manifestants ;
  • la section des renseignements ;
  • la section des photos-films ;
  • la section antiterroriste, dite « section politique ».
  1. D’un point de vue sociologique, on peut distinguer deux types de policiers :
  • Les policiers de la section de sûreté

Ils sont, en général, bien diplômés, disposent souvent d’un doctorat en sciences sociales, parfois préparé aux États-Unis.

  • Les policiers des forces rapides

Ils sont souvent jeunes, peu expérimentés et venus, pour la plupart, d’Anatolie.

III. Les interventions

  1. On a écrit, à ce sujet : « Le classement des manifestants selon leur « dange-rosité » sociale n’est pas indissociable de la partialité des forces de sécurité. Elles considèrent certains d’entre eux, particulièrement de gauche, comme un « ennemi intérieur ». Dans certains cas, il s’agit aussi d’une articulation de l’ennemi intérieur et extérieur (« les pays étrangers tirant les ficelles des manifestations »). En revanche, la gestion de la police face aux militants islamistes est moins violente, mais pas nécessairement plus tolérante3. »
  2. La recherche d’un ennemi intérieur et — dans certains cas — extérieur der­rière toutes les manifestations constitue donc une dimension fondamen­tale de la perception de la police. « La plupart des manifestations sont des actes d’organisations terroristes et illégales ayant pour but de détruire et diviser le pays en profitant d’un droit légal pour faire la propagande de leur idéologie4. »

D’autres analyses visent « à légitimer les manifestations car les sources po­litiques construisent une vision comploteuse du recours à la rue. Derrière tout appel à manifester se terrent des organisateurs cachés qui tirent les ficelles de l’histoire à l’insu ou avec l’accord des organisateurs apparents5. »

La mise en avant du rôle des organisations illégales peut avoir une part de vérité, mais en faire un système général d’explication conduit à une vision manipulatrice du monde social.

Le fait est qu’en pratique la présence des policiers lors d’une action protes­tataire apparaît comme un problème majeur lié au maintien de l’ordre en Turquie.

  1. Des spécialistes ont également cité deux
    points :
  • des militants d’extrême droite peuvent parfois intervenir aux côtés des po­liciers ;
  • les manifestants et les policiers se connaissent souvent, compte tenu des interventions dans un quartier, ce qui autorise des « vengeances person­nelles ».

La maffya turque

On a écrit, à ce sujet : « Ces professionnels de l’économie turque brassent en­viron 60 milliards de dollars de l’économie souterraine nationale. Soit un quart du revenu du pays. Une centaine de secteurs d’activité sont touchés6. »

La maffya turque a connu trois grandes périodes :

  1. À l’origine, elle regroupait des bandits d’honneur traditionnels, les ka-badayi (fanfarons, matamores, fiers-à-bras), sortes de gangsters patriotes qui, pendant la guerre d’indépendance du pays, se voyaient officiellement confier des missions de garde de certains bâtiments officiels. Ces margi­naux étaient souvent respectés par le petit peuple. Les pauvres et les faibles avaient l’habitude de se tourner vers les kabadayi en dernier re
  2. Puis ces kabadayi se transformèrent petit à petit en baba (père, papa), c’est-à-dire en véritables parrains du crime. En Anatolie de l’Est, on assista à l’émergence de reis (conducteur, chef) de tribu, appelés aussi aga, qui étaient de grands propriétaires, aux comportements mafieux évidents.
  3. À partir des années 1940, les baba se sont enrichis brutalement grâce au trafic international de stupéfiants, mené en liaison avec les mafias ita­liennes, alliance qui existe encore. La maffya turque est un des premiers spécialistes en trafic de stupéfiants : 80 % probablement viennent d’Asie et transitent par l’Anatolie. Les Turco-Kurdes sont responsables des trois quarts du commerce de l’héroïne dans le pays et plus de la moitié des com­merçants de cette communauté sont rackettés7.
  4. Ajoutons qu’une série de textes internationaux — dont la convention de Palerme (Italie) signée en décembre 2000 par 123 pays — définissent la lutte contre les mafias. Mais on sait que, malheureusement, cette forme de criminalité continue à se développer.
  5. Les localisations des principales bases seraient les suivantes : Adana, Ada-pazari, Ankara, Antalaya, Bodrum, Bol, Bursa, Denizli, Gaziantep, Isken-derun, Istanbul, Izmir, Kayseri, Kocaeli, Konya, Manisa, Rize, Samsun, Trabzon.
  6. Selon un rapport de la police criminelle turque, les principaux gangs se­raient environ cinquante. Les plus importants sont à Istanbul (14), Ankara (1), Samsun (6).

Les services de renseignement et de sécurité

Pour lutter contre l’ennemi intérieur et extérieur, il existe plusieurs organismes :

  1. Le principal service de renseignements turc est le Service national de ren­seignements (Milli Istikhbarat Tsihilati — MIT), créé en 1965.

Il se compose de six branches (collection, contre-espionnage, terrorisme et subversion, sécurité, information, technique et services logistiques).

Il a joué un rôle important depuis les années 1970 dans la lutte contre le terrorisme, surtout contre les Kurdes.

  1. La Turquie utilise également un service de renseignements militaire qui dépend de l’état-major général.
  2. Un réseau stay-behinda été mis sur pied en 1952 avec l’aide des États-Unis. Contrairement aux autres pays de l’OTAN qui conservaient leur réseau stay-behind sous la houlette des services de renseignements, la Turquie a préféré le subordonner à la division de guerre spéciale de l’état-major géné­ral, sous la désignation d’Organisme de contre-guérilla. Puis cette organi­sation a été intégrée au Commandement des forces spéciales.
  3. Dans le cadre de l’OTAN et en relation avec la National Security Agen-gy (NSA) américaine, la Turquie garde l’installation de douze stations d’écoutes électroniques, à Edirne, Istanbul, Izmir, Yamantar, Antalaya, Ka-ramùrsel, Ankara, Adana, Sinop, Trabzon, Diyarbakir, Kars.

En général, les services turcs sont de plus en plus tournés surtout vers la lutte contre la subversion intérieure.

Notes

  1. GOLE N. et alii, Voile et Civilisation en Turquie, La Découverte, 2003.
  2. RIGONI L., Turquie : les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Syllepse, 2000.
  3. DORRONSORO G., La Turquie conteste, CNRS Éditions, 2005.
  4. OFFERLÉ M., Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, 1994.
  5. FILLIEULE O. et PÉCHU C., Lutter ensemble, les théories de l’action collective, L’Harmattan,

1993.

  1. GAYRAUD J. F., Le Monde des mafias, Odile Jacob, 2005.
  2. PICARD E., La Question kurde, Complexe, 1991.
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