Les relations turcoiraniennes: un mariage de raison

Houshang HASSAN-YARI

Professeur et directeur du Département de science politique d’économique du Collège militaire royal du Canada.

1er Trimestre 2011

Les relations entre Ankara et Téhéran sont pour l’essentiel dictées par la conjoncture. Déçue de l’intransigeance de l’Union européenne vis-à-vis de son admission comme membre, la Turquie cherche une place sous le soleil du Moyen-Orient en se tournant vers le Sud. De son côté, la République islamique utilise la Turquie pour alléger la pression écrasante de son isolement international.

Avant la réduction de leurs territoires aux frontières actuelles, l’Iran de l’Empire perse et la Turquie des Ottomans avaient dominé le Moyen-Orient pendant des siècles. Les relations entre les deux puissances ont donc été pleines de soubresauts. Le déclin et la disparition des empires dominants ont conduit à la stabilisation des frontières internationales et à l’avènement d’une certaine normalité dans les rela­tions bilatérales.

En Turquie, désormais laïque et moderne, avec une ferme volonté de se dé­partir de son héritage islamique et de se tourner vers l’Ouest, la république a vu le jour. Entre 1923 et 1996, tous les gouvernements installés à Ankara ont cherché à préserver le caractère laïc de l’État en réprimant les manifestations externes de la religiosité de la société. L’étonnante prise du pouvoir par le parti islamique Refah a fait reculer des décennies d’efforts séculiers des militaires et des partis politiques prometteurs de laïcité kémaliste.

L’intérim des gouvernements de droite2 et de gauche3 n’a que momentanément éloigné les islamistes du pouvoir. Le Parti de la justice et du développement4 du duo Recep Tayyip Erdogan-Abdullah Gùl est au pouvoir depuis novembre 2002. Il a introduit des réformes politiques qui changent graduellement les rapports entre les militaires et les politiques. Outre la stabilité politique, les islamistes ont réussi à projeter une image positive de leur pays sur la scène internationale, notamment au Moyen-Orient.

Le parcours de l’Iran ressemble au cheminement de son voisin turc mais en diffère aussi. Inspiré par Mustafa Kemal Atatùrk, Reza Shah5 (au pouvoir en Iran de 1925 à 1941) a lancé son pays dans une ère de modernisme et de relative laïcité, en réorganisant la société et l’appareil de l’État, tout en introduisant de nombreuses ré­formes socioéconomiques, en décidant la construction d’une infrastructure routière et ferroviaire, la création d’une bureaucratie et d’une armée modernes. Il a instauré une cohésion nationale en réprimant l’établissement et l’élan autonomiste de l’or­dre tribal. Toutes ces mesures ont été parmi les plus grandes réalisations d’un auto­crate éclairé qui avait une grande vision du devenir de son pays, sans être éduqué.

Reza Shah a été victime d’une invasion aérienne, terrestre et navale des forces anglo-soviétiques en 1941, malgré sa déclaration sur la neutralité de son pays dans la guerre 1939-1945. Le refus du shah de permettre aux forces alliées d’utiliser le territoire iranien pour ravitailler l’Union soviétique et lui fournir des armes dont elle avait besoin dans son effort de guerre contre l’Allemagne était vu comme le signe d’une volonté de s’aligner sur l’Allemagne. L’accusation de tendance proger­manique portée contre Reza Shah remontait aux années 1930, lorsque ce dernier avait essayé d’accorder un plus grand rôle aux Allemands dans l’économie de son pays afin de se libérer de la présence écrasante des Britanniques et des Russes.

Reza Shah fut forcé d’abdiquer en faveur de son fils, Mohammad Reza, qui n’avait que 19 ans, et envoyé en exil d’abord à l’île Maurice, puis en Afrique du Sud, où il est mort en 1944. Si le rôle des puissances occidentales fut significatif dans la déchéance et la disparition de l’Empire ottoman, elles ont également façonné la scène politique de l’Iran à leur guise.

Sous Reza Shah6, l’Iran a traversé une période de paix externe, à l’abri des agres­sions étrangères qui avaient dominé les rapports de ce pays avec la Russie, l’Empire ottoman et les puissances européennes au cours des siècles précédents.

Les relations turco-iraniennes sous Mohammad Reza Shah

C’est sous le règne de Reza Shah et Kemal Atatùrk que les relations turco-ira-niennes sont entrées dans une nouvelle ère. En 1926, les deux pays ont conclu, à Téhéran, un traité d’amitié qui a établi un cadre de non-agression des uns envers les autres et de neutralité face aux problèmes que chacun d’eux rencontrait à l’intérieur de ses frontières. Bien que les frontières entre les deux pays aient été stabilisées de­puis le XIe siècle, en 1932 ils ont signé un traité qui reconnaissait ce fait. La même année, les deux gouvernements ont signé un nouveau traité d’amitié et un traité de conciliation, de règlement judiciaire et d’arbitrage. Dès 1937, le duo Turquie-Iran s’est donné le rôle de rassembleur déterminant en concluant le pacte de Saadabad7, aussi nommé traité de non-agression, avec l’Irak et l’Afghanistan en vue d’assurer la paix et la sécurité régionales.

Le pacte de Saadabad portait des germes de l’Organisation du traité central (CENTO), anciennement appelée Organisation du traité du Moyen-Orient, qui est formée en août 1955 à l’instigation de la Grande-Bretagne et des États-Unis, dans le contexte de la guerre froide, afin de contrer la menace de l’expansion so­viétique dans la région pétrolière du Moyen-Orient. Si la Grande-Bretagne est de­venue membre de l’Organisation, les États-Unis ont préféré demeurer à l’extérieur de l’accord. Ce n’est qu’en 1959 que les Etats-Unis sont devenus membre associé. Les autres membres de cette organisation de sécurité commune étaient l’Iran, la Turquie, l’Irak et le Pakistan. Elle a été fragilisée davantage lorsque l’Irak, siège de l’alliance, s’en est retiré en 1959, après le renversement de sa monarchie pro-occi-dentale. Le nom de l’organisation a été alors changé en CENTO et son siège a été transféré à Ankara. Le coup mortel pour l’Organisation, qui avait fermement placé les États membres du côté du camp libéral face au camp communiste, est donné avec la chute du shah en 1979 et lorsque l’Iran s’est retiré de la CENTO, condam­nant celle-ci à la dissolution. À vrai dire, l’Organisation n’a jamais été très efficace dans sa courte vie.

L’inefficacité de la CENTO a conduit la Turquie, l’Iran et le Pakistan à créer une autre organisation, la Coopération régionale pour le développement (Regional Cooperation for Development) en juillet 1964. Mieux connue sous son acronyme anglais, la RCD cherchait à créer des conditions favorables pour le développement socio-économique des États membres. Victime de la révolution iranienne, la RCD a été dissoute en 1979. Une fois les poussières révolutionnaires retombées, les nou­veaux maîtres de Téhéran ont dû chercher un remplaçant pour la RCD. C’est pour­quoi l’Organisation de la coopération économique (ECO) a vu le jour en 1985.8

Les relations bilatérales et la diplomatie énergétique depuis 1979

Depuis la victoire de la révolution en Iran, le 12 février 1979, les rapports entre Téhéran et Ankara ont connu un revers qui a duré près de deux décennies, si l’on déduit l’interrègne d’Erbakan. L’Iran a été accusé d’avoir armé et financé le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui utilisait son territoire pour lancer des attaques en Turquie.

Le nouveau siècle est annonciateur de nouvelles relations entre les deux pays. Pour des raisons stratégiques et économiques, l’Iran devient plus réaliste dans ses rapports avec la Turquie et considère le PKK comme une entité terroriste. De plus, l’Iran espère écarter la Turquie de l’Occident, son propre ennemi. Des raisons si­milaires poussent la Turquie vers son voisin oriental, au fur et à mesure que le rêve d’accéder à l’Union européenne s’efface. Elle cherche une place importante sur l’échiquier régional et une source d’approvisionnement supplémentaire d’énergie pour alimenter et soutenir sa croissance économique.

Une fois disparue l’hypothèque du PKK sur les relations tendues des deux pays, la Turquie jouera un rôle important dans la vie économique et politique étrangère de la République islamique.

La Turquie avait signé, en 1996, un accord avec l’Iran pour acheter 10 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an pendant vingt-cinq ans à ce pays, deuxième fournisseur de gaz naturel de la Turquie après la Russie9. La Turquie en était à uti­liser le gaz iranien pour alimenter la moitié de ses centrales électriques. Le rappro­chement turco-iranien sous l’égide du Premier ministre Erbakan n’a fait qu’attiser la colère des militaires qui l’ont forcé à quitter le pouvoir à peine un an après son ascension politique.

Le volume du commerce bilatéral qui était de1 milliard de dollars en 2000 a connu une croissance soutenue pour atteindre le niveau de 10,43 milliards de dol­lars en 200810. Accueillant le ministre iranien des Affaires étrangères dans le cadre de la 21e réunion de la Commission économique conjointe Iran-Turquie, Erdogan a noté que le commerce entre leurs pays a dépassé la barre des 10 milliards de dollars en 2009 et a déclaré que les deux pays étaient déterminés à l’augmenter à 30 mil­liards de dollars d’ici 201511. La part de l’énergie dans le commerce bilatéral est prépondérante. Les exportations du gaz iranien vers la Turquie, en 2009, s’élevaient à 7 milliards de dollars.

Bien que la Turquie ait de nombreux intérêts dans le secteur énergétique de l’Iran et importe 25 millions de mètres cubes de gaz naturel par jour de ce pays, un chiffre qui pourrait passer à 30 millions dans un proche avenir12, elle voit les sanctions économiques, imposées par le Conseil de sécurité à l’Iran pour son programme nucléaire, comme un obstacle à son accès à ces ressources. Afin de pallier cette incertitude, la Turquie cherche une alternative. Faisant référence à sa récente visite au Venezuela, le ministre turc de l’Énergie et des Ressources natu­relles, Taner Yildiz, a confirmé que son pays était en pourparlers avec le Venezuela pour construire des habitations au Venezuela en échange de pétrole. Le ministre confirme que le Venezuela a besoin de deux millions de logements à moyen terme. Une délégation technique turque se rendra au Venezuela en février 2011 pour dis­cuter de la construction de nouvelles résidences dans ce pays13.

L’arrivée des islamistes au pouvoir à Ankara va altérer la carte politique de la région. Pays asiatique et quasi européen, la Turquie détient une position géostraté­gique enviable et problématique. En lien avec la volonté politique du pouvoir de jouer ou non à fond ses cartes, cette ambiguïté peut être positive ou négative. Le référent d’un islam moderne et tolérant est un atout dans les relations de la Turquie avec les États-Unis, l’OTAN, certains pays européens, la Russie et les États arabes pro-occidentaux. Cela avait mis la Turquie dans une position confortable d’inter­médiaire entre Israël et la Syrie.

Permettre quelques manifestations à saveur militante, en apparence débordante, mais en réalité contrôlée, pour divertir l’invité iranien sert bien cette ambivalence turque. Pour la première fois dans l’histoire de la république turque, un chef de gouvernement, le Premier ministre Erdogan, a fait, le 16 décembre 2010 à Istanbul, un discours à l’occasion de la commémoration d’Achoura sur l’urgence pour les musulmans chiites et sunnites de s’unir. Il était accompagné d’un certain nombre de ministres, de chefs de parti et de l’ancien ministre des Affaires étrangères de l’Iran et actuel conseiller de politique étrangère du leader de la République islamique, Ali-Akbar Velayati14. C’était un développement remarquable qui n’a laissé indiffé­rents ni Téhéran, ni les croyants et les laïcs turcs. En Turquie, la main tendue du Premier ministre vers la minorité chiite a été vue comme un moment fort dans la réconciliation nationale/religieuse et un signe clair d’une approche démocratique, après des siècles de domination sunnite et de répression des minorités religieuses (et ethniques). Cependant, ce geste, bien que courageux, n’est pas sans risques. Le gou­vernement ne peut pas trop s’aventurer dans la sphère politique avec un discours religieux dans un pays dit laïc et tenté de rejoindre l’Union européenne.

La deuxième manifestation de l’accueil islamique que la Turquie a réservé à un dignitaire du gouvernement iranien est survenue dans le contexte des négociations nucléaires entre l’Iran et le groupe 5+1 à Istanbul. Le secrétaire du Conseil natio­nal suprême de sécurité de l’Iran, Saïd Jalili, a participé à la prière du vendredi à la mosquée Sultan Mohammad en compagnie du ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, après la conclusion de la première série de pourparlers avec le groupe 5+1. Après la fin de la prière, Jalili et la délégation iranienne ont été acclamés par les fidèles turcs enthousiastes qui scandaient le slogan « Allah Akbar » et dénon­çaient avec véhémence les Etats-Unis et les sionistes pour leurs complots contre l’is­lam et les musulmans.15 La délégation iranienne devrait se sentir chez elle à Téhéran !

Le traitement des officiels de l’État iranien par Ankara est compatible avec les six principes qui guident la politique étrangère de la Turquie sous le PJD/AKP d’Erdogan-Gùl. Ces principes découlent de l’objectif principal de la politique étran­gère turque tel que défini par le gouvernement : contribuer à sécuriser et favoriser un environnement régional pacifique, prospère, stable et coopératif, propice au dé­veloppement humain au niveau national et dans son voisinage. En vue d’atteindre ses objectifs nationaux et internationaux, la Turquie a adhéré aux principes de bon voisinage et de coopération avec ses voisins et le reste du monde, à contribuer à la paix, la stabilité internationale, la sécurité et la prospérité16. Selon Murad Mercan, président de la Commission des affaires étrangères de la Grande Assemblée natio­nale de Turquie17, six principes donnent le ton à la politique étrangère de son pays :

  1. Le premier principe consiste à trouver un équilibre adéquat entre liberté et sécurité, et l’une ne doit pas primer sur l’autre. Selon ce principe, s’il n’y a pas d’équilibre entre sécurité et démocratie dans un pays, celui-ci n’aura pas de chances d’établir une ère d’influence dans sa région. Le résultat de la mise en pratique de ce principe se manifeste dans la réforme des lois turques afin de les moderniser et de les assouplir.
  2. Le second principe prévoit l’intégration de la Turquie dans les pays de son voisinage afin de mettre en œuvre ses politiques régionales de manière plus efficace. Pour faciliter et accélérer ce processus, la Turquie suit une politique de « zéro pro­blème » dans son environnement régional. Comme la Turquie ne peut attendre que les crises se résolvent, elle s’est engagée dans une diplomatie de la paix proactive dans les Balkans, le Moyen-Orient et le Caucase.
  3. Le troisième principe prévoit une diplomatie active envers les régions voi­ Dans ce cadre, l’objectif de la Turquie est de maximiser la coopération et de trouver des bénéfices mutuels avec tous ses voisins. À cette fin, elle fonde ses relations avec ces pays sur les principes de « sécurité pour tous », le « dialogue po­litique de haut niveau », l’« interdépendance économique », ainsi que l’« harmonie culturelle et le respect mutuel ». La politique conciliante à l’endroit de la Syrie, de l’Irak et le rapprochement avec l’Iran démontrent l’application de ce principe. La tentative de remédier à l’animosité historique avec l’Arménie et les Arméniens, les nouvelles relations avec la Russie, le Caucase et l’Asie centrale témoignent de l’effort investi dans ce domaine, sans oublier la tentative de la Turquie de jouer un rôle constructif dans la réconciliation nationale au Liban.
  1. Le quatrième principe est de chercher la « complémentarité » d’action avec les acteurs globaux et l’adhésion à une politique étrangère multidimensionnelle. La Turquie cherche à ce que ses relations avec les autres acteurs mondiaux soient complémentaires et non en concurrence. En janvier 2011, la Turquie a accueilli le groupe 5+1 et l’Iran pour faciliter leurs négociations et contribuer à la résolution de l’impasse du dossier nucléaire iranien.
  2. Le cinquième principe est l’utilisation efficace des instances internationales et de nouvelles initiatives pour galvaniser l’action sur les questions d’intérêt commun. Dans ce sens, la Turquie a patiemment développé une diplomatie respectable et sé­rieuse, comme le témoigne son accueil des réunions et organisations internationales depuis 2003. Elle a acquis plus d’influence et de respectabilité dans les organisa­tions internationales depuis l’adoption d’une politique active mais non agressive 18.
  3. Sur la base de ces principes, le sixième principe est de créer une « nouvelle perception de la Turquie » à travers une focalisation accrue sur la diplomatie pu­

D’autres secteurs économiques

Les sanctions économiques et politiques internationales, et leurs effets négatifs ont largement limité les activités normales et les options de l’Iran. En octobre 2010, le sous-secrétaire américain pour le Terrorisme et le Renseignement financier, Stuart Levey, s’est rendu en Turquie à la tête d’une délégation pour étudier les moyens dont les pays disposent en vue de travailler ensemble pour mettre en œuvre la ré­solution 192919 du Conseil de sécurité des Nations unies et éviter les abus iraniens du système financier mondial20. Les Américains sont conscients de l’importance de la Turquie dans la réussite ou l’échec des sanctions à cause de l’expansion des rela­tions turco-iraniennes. La remarque du vice-Premier ministre turc Ali Babacan, que les compagnies turques sont demeurées « libres de prendre leur propre décision », montre à quel point Ankara est prêt à s’incliner devant les demandes des États-Unis.

Certains observateurs de la scène turque croient qu’il y a un prix à payer pour dissocier Ankara de Téhéran. Bahram Golzadeh est d’avis que l’indifférence relative de la Turquie à la demande occidentale peut être résolue si Ankara reçoit les incita­tions qu’il souhaite. Plusieurs observateurs politiques maintiennent que la Turquie n’hésiterait pas à collaborer avec les États-Unis dès que ses demandes auront obtenu une réponse. La Turquie attend certains avantages politiques et financiers de l’Oc­cident afin de repenser la direction de sa diplomatie flexible et équilibrée. Dans ce contexte, la liberté que le gouvernement d’Erdogan a accordée aux banques turques peut être interprétée comme un geste de collaboration avec l’Occident : imposer des sanctions plus dures contre l’Iran sans craindre de perte économique ou poli­tique. Les Turcs ont besoin de garanties économiques et politiques mesurables de la part de l’Occident. Ceci, bien sûr, ne se traduirait pas par une rupture complète des relations entre Téhéran et Ankara. Il semble que l’administration turque suivra une politique consistant à convaincre Téhéran d’endurer un niveau minimal des sanctions tout en exigeant de l’Occident le maximum de stimulants. Le champ de ce jeu politique minimum pour maximum sera déterminé par les développements politiques régionaux21.

La Turquie préconise l’engagement diplomatique et économique avec l’Iran plutôt que des politiques isolationnistes, comme une manière plus efficace d’adres­ser des défis. Murat Mercan confirme que, selon ses observations dans beaucoup de pays, y compris l’Iran, les sanctions internationales et les mesures de cette na­ture affectent toujours davantage la population que l’élite au pouvoir. Le député Mercan rappelle les liens historiques, culturels et religieux profonds et enracinés de la Turquie avec l’Iran. Il ajoute que les « Iraniens sont non seulement nos voisins, mais également nos amis et frères. Pas un citoyen turc ne peut accepter que ses amis ou frères/sœurs souffrent d’un traitement injuste de la part de la communauté internationale. En effet, comparés à des habitants d’autres pays dans la région, les Iraniens vivent dans des conditions économiques pauvres22 ».

Les sanctions internationales, l’isolement de l’Iran et la répression sociale et culturelle du régime islamique ont d’autres bénéfices inattendus pour l’économie de la Turquie. Comme les portes de l’Amérique et de l’Europe sont fermées à la vaste majorité des Iraniens, la Turquie, les Émirats arabes unis, l’Irak, la Syrie et l’Arabie Saoudite leur demeurent accessibles. De ces cinq pays, seule la Turquie présente un grand intérêt pour les touristes.

Pendant les onze premiers mois de l’année 2010, plus de 27 millions de tou­ristes étrangers (soit l’équivalent de la population de l’Arabie Saoudite) ont visité la Turquie. Selon le ministère turc du Tourisme, l’Iran est le quatrième pays fournis­seur de touristes, après l’Allemagne, la Russie et l’Angleterre. Selon l’agence d’in­formation Mehr, qui citait l’agence Anatolia, de janvier à novembre 2010, l’Iran a envoyé environ deux millions de touristes en Turquie. En novembre de la même année, le nombre de touristes iraniens était au deuxième rang après l’Allemagne. Antalya, Istanbul et Adriana ont été des destinations touristiques privilégiées par les Iraniens23.

Les agences de voyage turques et iraniennes ont signé un protocole de coopé­ration, en novembre 2010, à Belek, dans la province méditerranéenne d’Antalya, pour développer la coopération entre leurs organismes respectifs de voyage24.

 

La Turquie et le nucléaire iranien

La détérioration des relations entre l’Iran, l’Agence internationale de l’Ener­gie atomique et le Conseil de sécurité des Nations unies a fait naître de nouvelles possibilités pour la Turquie de se relancer sur la scène mondiale. Fidèle disciple du réalisme politique, face à un Iran dont la politique reste largement idéologisée et à la recherche d’une forme de solidarité tiers-mondiste et islamiste, la Turquie a pris l’initiative, avec le Brésil, d’activer une diplomatie nucléaire destinée à servir finale­ment ses propres intérêts.

En mai 2010, la Turquie a proposé de prendre possession de près de la moitié de l’uranium légèrement enrichi de l’Iran pour qu’il ne puisse pas être converti en ar­mes nucléaires. Cette proposition a irrité les Etats-Unis qui l’ont considérée comme un stratagème pour prévenir des sanctions plus sévères contre l’Iran25. L’irritation américaine n’a pas dissuadé la Turquie de poursuivre son effort. Washington s’est interrogé sur les vrais motifs de la Turquie et du Brésil, deux membres non per­manents du Conseil de sécurité de l’ONU en 2009-2010 se sont opposés à toutes sanctions contre Téhéran, réclamant de suivre la voie diplomatique. Le résultat du vote au sein du Conseil lors de l’adoption de la résolution 1929 a révélé l’étendue de l’isolement de la Turquie et du Brésil.

L’échec de la Turquie et du Brésil devant la décision majoritaire du Conseil ne les a pas empêchés de revenir à la charge avec leur proposition importante sur le transfert de l’uranium iranien, notamment à la lumière de l’échec d’un projet simi­laire accepté par l’Iran, puis refusé au niveau de son implantation. Une proposition semblable a été formulée par le directeur général de l’AIEA, Mohamed El-Baradei, en novembre 2009, mais refusée par l’Iran.

Dans une nouvelle offre à l’Iran, Mohamed El-Baradei a déclaré le 8 novembre 2009 que l’uranium enrichi en Iran pourrait être transféré vers la Turquie tant que la Russie fournira Téhéran en uranium hautement enrichi. Le chef de l’AIEA a dit qu’il avait proposé la Turquie comme destinataire. Cependant, comme l’Iran avait auparavant rejeté la suggestion que son uranium enrichi soit envoyé en Russie pour l’enrichissement de combustible pour les réacteurs, il n’a pas voulu accep­ter la dernière offre. « L’Iran a une grande confiance dans la Turquie », a déclaré Mohamed El-Baradei, ajoutant que l’administration Obama serait d’accord avec la proposition parce que les États-Unis sont « très à l’aise avec la Turquie26 ». Le rapprochement du triangle Iran-Turquie-Brésil a finalement porté ses fruits quand les dirigeants des trois pays ont signé l’accord de Téhéran. Si l’accord n’a pas réussi à empêcher de nouvelles sanctions, il a quand même pu créer des dissidences au sein du Conseil de sécurité. La Turquie et le Brésil ont voté contre la résolution 1929 (juin 2010) après que leur tentative pour le transfert de l’uranium iranien a avorté.

La Turquie a également défendu l’intérêt iranien au cours des travaux du som­met de l’OTAN à Lisbonne en novembre 2010. L’Agence de presse semi-officielle d’Anatolie a rapporté que, à la suite du sommet de Lisbonne, le ministre des Affaires étrangères de Turquie, Ahmet Davutoglu, avait informé par téléphone son homo­logue iranien Manouchehr Mottaki de ce qui avait transpiré dans la capitale portu­gaise après l’acceptation du « nouveau concept stratégique » de l’Alliance atlantique. L’agence a également signalé que Davutoglu avait tenu une conversation avec le né­gociateur nucléaire en chef de l’Iran, Jalili, ajoutant que Mottaki et Jalili « ont donné leurs sentiments d’appréciation » à Davutoglu quant à la position de la Turquie sur le projet de la défense du missile de l’OTAN. La Turquie a essayé dès le début et a réussi à la fin, avec l’appui de quelques alliés, à s’assurer que l’Iran n’a pas été mentionné dans des documents de l’OTAN en tant que menace pour l’Alliance27.

 

Conclusion

Certains observateurs turcs s’interrogent sur la vraie signification et la portée du principe « zéro problème » avec les voisins, qui caractérise la politique étrangère du gouvernement, comme un effort pour démilitariser les relations étrangères du pays en vue d’obliger l’armée à garder un profil bas. Selon eux : « Afin de contrebalancer l’armée de l’Iran, vous devez le faire par les moyens militaires, c’est-à-dire que vous devrez donner crédit à l’armée et rehausser son profil. » Les critiques indiquent que les politiques internes du gouvernement négligent les relations internationales à long terme, bien que cette négligence soit au détriment des intérêts à long terme de la Turquie28. Au-delà des efforts de la Turquie pour jouer le rôle de médiatrice dans les crises régionales pour défendre ses intérêts nationaux dans la région, il semble que ses vraies intentions soient d’exploiter ce profil afin de renforcer sa crédibilité en tant qu’acteur important dans la région et le monde. Certains experts en politique étrangère de la Turquie pensent que ce genre de position « entre deux amoureux » n’est ni agréable pour ce pays ni facile à gérer, parce que, si les voisins se plaignent de négligence, « l’approche politique de rapprochement avec l’Est (Moyen-Orient) et le zéro problème avec les voisins » se heurtent à d’autres difficultés : l’indifférence des alliés occidentaux quant au rôle de la Turquie comme « un pont entre l’Est et l’Ouest29 ».

La Turquie a réussi à édifier une partie de sa politique étrangère sur la peur de l’Iran et l’isolement ce dernier sur l’échiquier mondial. Avoir sa tête dans l’OTAN et les pieds au Moyen-Orient crée des possibilités et des problèmes pour la Turquie. Elle doit gérer sa politique selon ses moyens et non pas d’après ses ambitions. L’heure de vérité sera difficile lorsque Ankara sera appelé à déterminer son camp.

 

Notes

  1. Le Parti de la prospérité (Refah) que Necmettin Erbakan a fondé en 1984 a remporté un succès électoral important, faisant d’Erbakan le Premier ministre d’un gouvernement de coalition en juin 1996. Erbakan s’est vu obligé de quitter le pouvoir en juin 1997 sous la pression du Conseil de sécurité nationale. Le coup d’État déguisé des militaires a abrupte-ment mis fin à la vie du gouvernement dirigé par les islamistes sans arrêter la marche de ces derniers vers le pouvoir pour autant. Le Parti Refah est interdit par les militaires en 1998 comme le sera son remplaçant, le Parti de la vertu (Fazilet) en 2001. Deux nouveaux partis d’inspiration islamique succèdent au Fazilet : le Parti du bonheur (Sa’adat), qui reste fidèle à la ligne d’Erbakan, et le PJD (AKP) de l’ancien maire d’Istanbul, Erdo an.
  2. Le gouvernement du Parti de la mère patrie du Premier ministre Mesut Yilmaz n’a duré que de juin 1997 au mois de janvier 1999.
  3. Le Parti démocratique de gauche du Premier ministre Bùlent Ecevit, vétéran du jeu poli­tique turc et cinq fois Premier ministre, a accédé au pouvoir en janvier 1999 seulement pour le concéder à Abdullah Gùl, du Parti de la justice et du développement en novembre 2002.
  4. Ce parti est issu d’une scission du parti de Fazilet d’Erbakan. Voir la note n° 4.
  5. Sur l’histoire moderne de l’Iran, voir Ervand Abrahamian, A History ofModern Iran, Cambridge University Press, 2008.
  6. Sur la vie de Reza Shah, voir : « Reza Shah Pahlavi », Iran Chamber Society, http://www. com/history/reza_shah/reza_shah.php.
  7. Pour une analyse de l’« Entente orientale », voir D. Cameron Watt, « The Saadabad Pact of 8 July 1937 », dans Uriel Dann (dir.), The GreatPowers in theMiddle East, 1919-1939, New York, Holmes & Meier, 1988.
  8. À l’instar de la majorité des organisations internationales régionales, l’ECO n’a pas réussi à remplir ses promesses jusqu’ici. Pour une analyse de l’évolution de cette organisation, voir : « Organisation de la coopération économique. Un pont stratégique entre le Moyen-Orient et l’Asie centrale », Études internationales, XXVIII, n° 1, mars 1997.
  9. Avec des réserves prouvées de gaz naturel à 991,6 trillions de pieds cubes (TCF), l’Iran détient la deuxième réserve mondiale de gaz après la Russie. Energy Information Administration,

Country Analysis Briefs (Iran),

http://www.eia.doe.gov/emeu/cabs/Iran/NaturalGas.html.

  1. Voir « Trade Data Source: International Monetary Fund Directory of Trade Statistics (DOTS), May 2010 », cité par http://www.irantracker.org/analysis/iran-turkey-economic-relations-what-their-rapid-growth-means-iran%E2%80%99s-nuclear-program#_ftn8.
  2. http://www.deorg/2010/02/06/turkey-iran-seeking-to-boost-trade-to-30-billion/
  3. Trend, « Iran-Turkey energy cooperation to grow », 2 juillet 2010, http://en.trend.az/regions/iran/1714134.html.
  4. Trend, « Energy Minister: Turkey can’t be indifferent to Iran resources », 24 janvier 2011, http://en.trend.az/ capital/energy/1816870.html.

 

En dépit du maintien d’un certain degré de retenue et conciliation dans le discours public des dirigeants turco-iraniens sur les bonnes relations entre les deux pays, la dispute sur le prix et la livraison du gaz iranien a occasionné plusieurs ruptures en approvisionnements entre 2002 et 2008.

  1. World News,

http://wn.com/Ashura_1432_In_Turkey_ Includes_Portions_of_President_Erdogan_and_Dr_ Velayati%27s_Speeches.

  1. Iran Radio Islam, « Jalili attends Istanbul Friday Prayer », 23 janvier 2011,

http://english.irib.ir/radioislam/ component/k2/item/77106-jalili-attends-istanbul-friday-prayer.

  1. Le Consulat général de la Turquie à Hong Kong, http://hongkong.cg.mfa.gov.tr/MFA.aspx
  2. Murat Mercan, « Turkish Foreign Policy and Iran », Turkish Policy Quarterly, 8, n° 4,

hiver 2009-2010, p. 15-16.

  1. Sur ces principes, voir : Elin Kinnander, The Turkish-Iranian Gas Relationship : Politically Successful, Commercially Problematic, Oxford Institute for Energy Studies, janvier 2010,
  2. 10.
  3. Le texte de la résolution 1929 est accessible à :

http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N10/396/80/

PDF/N1039680.pdf?OpenElement.

  1. Le compte rendu des objectifs américains se trouve ici : « US official in Turkey for Iran sanctions talks », Hùrriyet Daily News, 20 octobre 2010.
  2. Bahram Golzadeh, « Why is Turkey reluctant over Iran sanctions? », Iran Diplomacy, 26 oc­tobre 2010,

http://www.irdiplomacy.ir/index.php?Lang=en&Page=21&TypeId=&ArticleId=9109&Act ion=ArticleBodyView.

  1. Murat Mercan, cit.
  2. http://www.fararu.com/vdcbawb0.rhbagpiuur.html 28/12/2010.
  3. Anatolia News Agency, « Turkish and Iranian travel agencies sign cooperation protocol », Hùrriyat, 8 novembre 2010,

http://www.hurriyetdailynews.com/n.php?n=turkish-and-iranian-travel-agencies-sign-cooperation-protocol-2010-11-08.

  1. Peter Kenyon, « Turkey Uses Open Door Policy To Engage Iran », 27 mai 2010. http://www.npr.org/templates/ story/story.php?storyId=127206239.
  2. hurriyetdailynews.com/n.php?n=iran-signals-to-accept-turkish-option-for-uran-ium-role-2009-11-10
  3. Semih Idiz, « The Iran factor in Turkey’s ties with NATO », Monday, 22 novembre 2010,

http://www.hurriyetdailynews.com/n.php?n=the-iran-factor-in-turkey8217s-ties-with-nato-2010-11-22

  1. Barçin Yinanç, « Turkey faces risks over ‘Iran policy,’ expert say», Hùrriyet Daily News,

22 octobre 2010.

  1. Nafisseh Kouhnavard, « Nuclear negotiations », BBC, 21/01/2011, http://www.radiofarda.com/ articleprintview/ 2283552.h
Article précédentLa Turquie et le Monde Arabe au travers de l’exemple syrien
Article suivantLA DEMOCRATIE ISLAMISEE OU LE PARADOXE TURC A PROPOS DE LADIEU A MOUSTAPHA KEMAL

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.