Al-Jazeera, une chaîne pas comme les autres ! Une géopolitique de l’informatiOn au Moyen-Orient

Azzedine SEDJAL

Juillet 2006

Al-Jazeera a incontestablement bouleversé le paysage audiovisuel arabe. Son lancement à partir du Qatar et le succès qui s’ensuivit suscite des questionnements tant sur l’origine de son financement que sur le projet idéologique dont elle est porteuse et sur la liaison entre cette ligne éditoriale et la politique de l’émirat qui aspire à jouer un rôle important dans cette région charnière qui est devenue, après la dislocation de l’ancien bloc communiste, une chasse-gardée des Etats-Unis d’Amérique.

Depuis sa création en 1996, la chaîne panarabe de télévision satelli­taire Al-Jazeera ne laisse personne indifférent à ses programmes. Qu’ils soient hauts dignitaires des monarchies du Golfe, présidents arabes, opposants à l’intérieur ou en exil, journalistes, intellectuels, militants des droits de l’homme ou simples femmes et hommes de la rue. Entre enthousiasme et rejet, la chaîne a réussi à faire des émules et à emballer un secteur de l’information que l’on croyait sans avenir dans cette région du monde.

Très vite, Al-Jazeera est devenue un phénomène médiatique qui intéresse les académiciens et les chercheurs, les politiciens et les diplo­mates, les analystes et les instituts de sondage. Et dix ans après son lan­cement, les avis demeurent encore partagés sur l’impact d’une telle entre­prise inédite dans le monde arabe.

Tout d’abord, il y lieu de signaler que la chaîne qatarie ne fut pas la pionnière en matière de diffusion de programmes arabes d’information pas satellite. Les projets financés par les Saoudiens ont en effet été les précurseurs avec les bouquets Orbit et ART (Arab Radio Television) puis MBC (Middle EastBroadcasting). Par ailleurs, en matière d’information, la BBC avait commencé au début des années 1990 à transmettre des pro­grammes arabes d’information en continu. C’est par ailleurs le noyau des journalistes arabes de ce département du service public britannique qui a été recruté en 1994 par l’ancien ministre qatari de l’information pour lan­cer Al-Jazeera.

Rappelons également que le monde arabe a été ciblé par le biais de radios occidentales telles que la BBC (qui émet depuis 1937 et qui fût la première radio arabophone de l’histoire), la Voix de l’Amérique (VOA) et RMC Moyen-Orient. Plus proche des auditeurs arabes fût également la « Voix des Arabes » qui émettait depuis le Caire pour sensibiliser l’opinion publique à la cause de décolonisation dans le monde arabe à l’époque de Gamal Abdel Nasser. Dans la région du Moyen-Orient et aux plus chaudes heures du conflit israélo-arabe, la chaîne radiophonique Kol Israël (la Voix d’Israël) avait lancé un service arabophone en direction des pays arabes limitrophes.

Ces actions médiatiques menées par des puissances occidentales (Grande-Bretagne, Etats-Unis, France et dans une moindre mesure Israël) s’inscrivaient dans une stratégie plus large de la guerre froide et de défen­se de leurs propres intérêts dans la région.

Dans les années 1980, avec l’explosion de l’offre télévisuelle permi­se grâce à l’essor des nouvelles technologies de diffusion et de réception par satellite, le champ médiatique arabe connut une reconfiguration radi­cale. Les chaînes publiques nationales perdirent leur monopole de diffu­sion d’images et de contenu. Le téléspectateur arabe pouvait désormais inverser les rôles. D’acteur passif il se transforma en acteur actif pouvant sélectionner ses programmes par la seule grâce de sa télécommande. Il est libre de recevoir les émissions qu’il choisit et de « zapper » quand bon lui semble. Cette liberté nouvelle n’était pas du goût des dirigeants mais malgré toutes les mesures préconisées pour interdire l’importation des dispositifs de réception par satellite, les foyers s’équipèrent à une vitesse tellement vertigineuse qu’il fut rapidement vain de continuer à faire la chasse aux paraboles (comme en Iran par exemple).

Très vite des capitaux privés arabes investirent le créneau tant la demande était forte. Les Saoudiens furent les premiers à se lancer dans l’aventure avec le lancement de bouquets de chaînes comme Arab Radio Television (ART et la Middle EastBroadcasting (MBC) ou Orbit qui avaient installés leurs studios à Londres et à Rome.

C’est dans ce paysage qu’émerge la chaîne Al-Jazeera basée au Qatar. Lancée avec des moyens financiers de l’émir Hamad Ben Khalifa al Thani une année après son accession au pouvoir en 1995 en ayant chas­sé son père du trône. Le projet de création de cette chaîne remonte à 1994.

Ce projet bénéficiait, en dehors de l’exaspération des téléspecta­teurs arabes pour leurs télévisions publiques, d’une conjoncture favorable marquée par l’explosion des chaînes satellitaires, d’une technologie de plus en plus accessible et par la mésaventure du service arabe de la BBC World. En effet, cette dernière fût obligée de cesser ses transmissions après un différend avec son partenaire saoudien Orbit qui a mal réagi à la diffusion de deux programmes hostiles à la famille royale à Riyad. Le Qatar récupéra une bonne partie du noyau arabophone très professionnel de cette équipe de journalistes formé dans la pure tradition du service public britannique.

La réussite de la chaîne fût fulgurante et dépassa même les attentes des initiateurs du projet. Puis vint la deuxième guerre du Golfe puis la seconde intifada, les attentats du 11 septembre 2001 puis la guerre contre l’Afghanistan et enfin l’invasion américaine de l’Irak. Toutes ces occasions furent des atouts que la chaîne exploita pour montrer ses capa­cités de déploiement dans une région en plein bouleversement. Et pour la première fois dans l’histoire des conflits à portée médiatique mondiale, Al-Jazeera réussit à marquer la pratique de la télévision en donnant un autre sens et une autre lecture aux événements.

Bien sûr ce succès a diverses raisons que les Occidentaux ne purent percevoir de prime abord. D’ailleurs ils ne s’intéresseront à Al-Jazeera qu’après qu’elle eut obtenu la reconnaissance de l’opinion publique arabe.

Mais avant d’aborder les aspects liés à la chaîne, voyons de près la situation du Qatar.

Ce minuscule émirat du golfe persique adossé à l’Arabie saoudite créé après la fin du protectorat britannique en 1971 compte quelques 850 000 habitants dont près de 600 000 étrangers (indiens, pakistanais et arabes). Sa population est majoritairement sunnite d’obédience waha-bite. Membre du Conseil consultatif du Golfe (CCG), le Qatar recèle des gisements importants de pétrole et surtout de gaz, dont il détient la troi­sième plus grande réserve mondiale. Avec une telle aisance financière, l’émirat compte émerger sur la scène régionale et internationale. En effet, depuis l’arrivée du nouvel émir, le Qatar a adopté un revirement par rap­port à la politique menée par l’émir déchu. Une politique d’ouverture libé­rale et « démocratique » est mise en œuvre pour sortir le pays du maras­me politique qui le rongeait et pour prendre plus de distance vis-à-vis de l’encombrant voisin saoudien. Une panoplie de mesures institutionnelles est mise en œuvre : conseil consultatif dont les deux-tiers sont élus, élec­tions municipales ouvrant la participation aux femmes dont l’une a été désignée ministre de l’éducation, une charte qui consacre les libertés fon­damentales et la liberté d’expression a également été adoptée.

Conscient de ses faiblesses et ses limites (démographiques et mili­taires surtout), l’émir lance une nouvelle diplomatie tous azimut visant à placer le Qatar comme acteur de choix en matière de médiation régiona­le et continentale. L’ancien ministre de l’information et initiateur de la création d’Al-Jazeera, actuel ministre des Affaires étrangères, Hamad Ben Jassem Al Thani déploie tous les moyens pour donner au Qatar la vitrine dont il besoin. Al-Jazeera sera, parmi d’autres moyens, cet outil de com­munication qui comme le montre son expérience décennale et les projets d’extension qui lui sont liés (notamment le lancement d’Al-Jazeera Internationalqui verra le jour dans quelques semaines).

Pour exploiter les énormes gisements d’hydrocarbures, rassurer ses clients et acquérir de nouveaux marchés en Europe et en Asie et consoli­der la pérennité de l’Etat, le Qatar doit donner des assurances et a besoin d’un environnement régional stable. Sur le plan militaire et de sécurité, comme toutes les monarchies de la presque-île arabique, il a besoin d’un parapluie protecteur dissuasif. Les Etats-Unis se chargeront de ce volet en installant l’une des plus grandes concentrations d’hommes, d’équipe­ments et d’armes en dehors de son territoire. Depuis le désengagement progressif de leurs forces des bases d’Arabie saoudite, les Américains ont acquis deux bases militaires au Qatar : Al Obeid et Al Salihya. Ces bases serviront aux raids menés contre l’Afghanistan et l’Irak.

Ce désir de sortir de l’ombre de Riyad a poussé la diplomatie qata-rie à tisser un réseau de relations atypique dans la région du Golfe. En se rapprochant d’abord de Téhéran malgré le litige qui l’oppose aux Etats membres du CCG à propos des îles Tomb. Et également en renouant les relations avec le régime de Saddam Hussein après la libération du Koweït par les Américains. Ces deux États de la région, l’Iran et l’Irak, avaient, rappelons-le, soutenu Doha contre la tentative de violation de son intégri­té territoriale par l’armée saoudienne en 1992.

Le Qatar a connu aussi un autre litige territorial avec le Bahreïn concernant les îles Hawar et Fasht Al Djebel qui a été tranché en 2002 par la Cour internationale de justice à La Haye.

Sur la question israélo-palestinienne, le Qatar a saisi les accords d’Oslo pour entamer une reconnaissance de facto de l’Etat d’Israël dès 1994 en rapprochant les points de vues pour la résolution du problème entre palestiniens et israéliens.

En décidant d’installer le siège de la chaîne dans le petit émirat et de supprimer le ministère de l’Information et la Censure, le prince voulait montrer qu’il est possible qu’un pays arabe soit capable d’accueillir un média et lui garantir la liberté nécessaire à son exercice. Il voulait égale­ment, et c’est là qu’intervient, vraisemblablement, le rôle caché et inavoué de ce média par l’émir, montrer à ses voisins proches et lointains que cette chaîne de télévision qui possédait ses propres organes de direc­tion n’était en aucun cas une annexe du pouvoir qui pouvait, comme dans la majorité des pays arabes, la tenir en tutelle pour éviter tout écart poli­tique ou diplomatique.

Elle pouvait de ce fait être manipulée pour des buts inavoués de communication politique et de « public relations » qu’utiliserait l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani pour des raisons géopolitiques. La chaîne a déjà servi comme moyen de pression sur le voisin bahreïni, l’Arabie saou­dite et d’autres régimes de la région et du monde arabe. En effet des cen­taines de plaintes furent adressées directement à l’émir du Qatar même s’il continuait de clamer que la chaîne était indépendante et souveraine dans le choix de sa ligne éditoriale. Des mesures de représailles furent d’ailleurs prise à l’encontre des journalistes de la chaîne et des bureaux de la chaîne ont été fermés dans certaines capitales arabes.

Il faut reconnaître que, grâce à Al-Jazeera qui avait la première ouvert les « hostilités », le monde arabe a connu à son tour une multipli­cation et une diversification des chaînes d’information. Avec le lancement des zones médiatiques franches en Egypte, en Jordanie et à Dubaï, l’opi­nion publique arabe a gagné en visibilité et capte depuis peu l’intérêt des télévisions dédiées exclusivement à l’information. Les émules d’Al-Jazeera sont de plus en plus nombreux : Al-Arabiya (saoudo-libanaise), Al-Hurra (administration américaine), Al-Alam (service public iranien), Al-Manar(la chaîne du Hezbollah libanais), sans parler des nouveaux projets comme la réactivation du service arabe de la BBCWorldet le prochain lancement de la chaîne française d’information. Cet intérêt est mu par le besoin de s’aménager une place dans ce créneau porteur. Car derrière chaque pro­jet se profile une vision de l’actualité et au-delà une interprétation des bouleversements qui touchent le monde arabe et la planète en général. Avec comme finalité de gagner comme le veulent les Américains « le cœur et la raison de l’opinion publique arabe ». Ceci illustre bien l’exis­tence de dynamiques géopolitiques mises en œuvres par les divers prota­gonistes présents directement ou indirectement dans cet espace.

Pour les Américains, l’intérêt de cette zone de turbulences, ancien­nement alliée dans le cadre du bouclier anti-communiste lors de la guer­re froide, continue à être motivé par les gisements gaziers et pétroliers qu’elle recèle, mais fait nouveau depuis les attentats du 11 septembre 2001, les pays arabes sont aux yeux de la Maison Blanche responsables de la montée de l’extrémisme religieux et du terrorisme islamiste qui menacent désormais « la sécurité nationale américaine ». C’est dans ce cadre que l’administration américaine, acteur majeur du nouveau monde unipolaire, a élaboré un projet visant à démocratiser et à libéraliser les sociétés arabes. Cela a donné le projet GreatMiddleEast (Grand Moyen-Orient) devenu par la suite projet Broad Middle East and North Africa (BMENA) pour embrasser les pays du Maghreb. Les néo-conservateurs, appui principal de G. W. Bush en matière de doctrine géopolitique, pré­conisent une normalisation de cette région par trop anormale. Les pays visés sont sommés de se positionner par rapport à cette vision. Les anciens alliés sont de plus en plus fragilisés au plan interne, déchirés entre acquiescer aux desiderata de la Maison Blanche et se mettre à dos leurs populations. Ce qui va renforcer indirectement les rangs des radicaux qui appellent au Djihad pour libérer Dar el Islam de la présence des « croi­sés ». C’est ce constat d’impuissance grossi par les images des télévisions pan arabes qui rend intenable la tâche des dirigeants arabes.

Aussi, de l’autre côté, la guerre en Irak et son impact négatif sur l’Amérique mettent en difficulté un tel projet. La radicalisation des posi­tions anti-américaines dans l’opinion publique arabe va crescendo depuis que les médias arabes et occidentaux font état d’exactions commises contre les civils irakiens par les soldats américains.

La bataille n’est pas prête d’être gagnée tant les appréhensions des uns et des autres ne sont pas estompées. Les Américains n’aiment pas cette chaîne et ses semblables dans le monde arabe qui distillent, aux yeux des responsables de la Maison Blanche et des thinktank, un « mes­sage de haine ». Bush, ses secrétaires à la défense, Powell et Rumsfeld, sa secrétaire d’Etat, Condoleeza Rice l’ont répétés à maintes reprises. Même directement à l’émir du Qatar qui y répond avec le même argumentaire : Al-Jazeera est indépendante du pouvoir et offre son antenne aux prota­gonistes qui peuvent s’y exprimer librement.

Ces pressions s’accentueront avec la montée de la violence en Irak. Le nouveau pouvoir mis en place avec l’appui des Américains à Bagdad finit par retirer l’accréditation de la chaîne.

Et on commence à parler à Doha d’une éventuelle privatisation de cette télévision panarabe. Faut-il, que les futurs acquéreurs du capital d’Al-Jazeera puissent lui garantir les libertés dont elle jouit actuellement et qui font son succès et l’engouement des téléspectateurs arabes pour ses programmes et son contenu ! Car, si cette chaîne perd son âme, le Qatar y perdra son prestige et tous les dividendes tirés de cette expérien­ce prometteuse pour sa diplomatie régionale partiront en fumée … et les espoirs d’une « tribune pour les sans-tribune » transformés en cendre !

« Journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef du Quotidien d’Oran- Algérie

Notes

Hugh Miles, Al-Jazeera, la chaîne qui défie l’occident, Buchet Chastel, jan­vier 2006

Mohamed el Oifi, Médias et politique: les nouvelles chaînes d’information en langue arabe in Les études de la documentation française 2005-2006, La documentation français.

Mohamed Zayani, al-Jazeera and the Vicissitudes of the New Arab Mediascape, in al-Jazeera phenomenon, critical Perspectives on New Arab Media. Paradigm Publishers.2005

Olivier Da Lage, « la diplomatie de Doha, des yeux plus gros que le ventre, Arabies, mai 2000.

Pascal Boniface, « le Qatar se veut un modèle pour le golfe », Le Monde Diplomatique, juin 2004.

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