Stratégie : La rupture

Par : le Général Eric de La Maisonneuve

Général de division (cr), directeur de séminaire de stratégie à Paris XI (DESS de Diplomatie et Relations Internationales), est l’auteur d’un essai sur la métamorphose de la violence: « La Violence qui vient » (Editions Arléa-1997). ll préside la Société de Stratégie qu’il a fondée, et dirige la revue générale de Stratégie AGIR. Il collabore en outre à de nombreuses revues spécialisées et enseigne aux Université de Buenos Aires et d’Abidjan.

Juin 2001

L’étude des phénomènes géo et socio-stratégiques contemporains conduit à s’interroger sur les événements et sur les causes qui ont provoqué les bouleversements auxquels on assiste dans les relations internationales et, par extension, dans le monde contemporain.

En observant le phénomène guerre – et plus généralement celui de la violence collective -, on constate que la guerre classique – opposition armée entre les Etats dans le but de régler leurs différends – a atteint un paroxysme au milieu du XXème siècle pour progressivement se voir interdite (charte de l’ONU) ou être rendue impraticable (cas de la dissuasion nucléaire).

Première rupture qui date de 1945 : la guerre classique, modèle achevé et maîtrisé de la violence légitime, est condamnée par ses excès. Elle n’en poursuit pas moins son chemin, mais entre puissances de deuxième rang et sans le résultat notable de traités de paix qui scelleraient la victoire de l’un et la défaite de l’autre. Les conséquences de cet  » échec de la guerre  » sont considérables sur la vie internationale, contraignant les uns et les autres soit à la négociation, soit à l’option de stratégies nouvelles. Tout un ordre mondial, fondé sur la guerre et sur la puissance, se trouve ainsi contesté de fait. La manifestation la plus éclatante se traduira par les défaites successives des  » grandes puissances  » dans les guerres de décolonisation face à des stratégies indirectes de guérilla, dans lesquelles de façon quasi systématique les faibles vont l’emporter sur les forts. D’une certaine façon, les modes de stratégie classique, ceux du rapport des forces, sont condamnés par les événements.

Deuxième rupture qui date des années 70 : l’Etat-nation, fondé sur le rapport de forces et donc sur la guerre, est partout en perte de vitesse. Dans les pays développés où il est débordé par la montée de l’économisme et par la puissance des entreprises ; dans les pays en panne de développement où il est incapable de faire face aux problèmes de la démographie et de l’organisation sociale. Seuls quelques pays, sous une poigne ferme, parviennent à émerger ; parmi les 196 Etats que compte la communauté des nations, il s’agit d’une poignée. Cette rupture est dramatique, dans la mesure où l’Etat-nation européen était le fondateur de la démocratie et semblait être la structure la mieux capable de son développement.

Troisième rupture qui date des années 80, c’est la révolution de l’information, cette quatrième révolution industrielle qui donne enfin au plus grand nombre le pouvoir de savoir, l’accès à la connaissance, permettant en partie au moins de se libérer des contraintes hiérarchiques et des pesanteurs sociales : ce pouvoir individualisé qui rend la vie politique si instable, interdit tout projet collectif et fait perdre jusqu’à la notion du bien commun.

Quatrième rupture enfin, celle des années 90, qui voit s’écrouler avec l’Union soviétique toute la mythologie du XXème siècle ainsi qu’une bonne partie des utopies nées de la Révolution française, et qui condamne au moins pour le moment le monde à s’enfermer dans la logique du libéralisme économique, une idéologie de la satisfaction des besoins, l’exact contraire des grandes rêveries égalitaristes des systèmes totalitaires. En fait, l’effondrement du communisme soviétique siffle la fin du rêve et le retour aux réalités terrestres.

Ainsi, en cinquante ans, sur le fond, le monde a probablement plus changé que pendant les trois siècles précédents, sans doute autant qu’à l’époque de la Renaissance, lors du basculement de nos sociétés du système féodal aux Temps modernes.

Ce monde nouveau dans lequel nous sommes entrés, souvent sans nous en rendre compte, préoccupés que nous étions de reconstruire nos sociétés ou de vider nos querelles intestines, obnubilés surtout par le masque inquiétant d’une guerre froide largement montée en épingle, mais qui suspendait sur nos têtes de biens terribles épées de Damoclès, ce monde nouveau qui n’est plus celui de la guerre classique – parce qu’elle est improbable, qu’elle soit rendue impossible ou qu’elle soit interdite – mais qui ne peut être non plus celui de la paix car les problèmes des peuples, des Etats, des sociétés n’ont cessé de croître, ce monde est celui de la crise.

De quoi s’agit-il en fait ? Pour comprendre cette situation paradoxale et insaisissable qu’est la crise, fragile équilibre ou constant déséquilibre entre la paix et la guerre, il convient d’établir d’abord l’inventaire des raisons qui font que la paix est impossible : raisons liées évidemment aux contentieux hérités du passé, qu’il faut connaître et analyser, sachant que désormais aucune superstructure, aucune puissance ne seront en mesure de les camoufler ou d’interdire leur manifestation, – la Yougoslavie nous en a donné à cet égard un exemple désastreux ; raisons liées aussi – et surtout – à la montée de problèmes considérables qui sont ceux du nombre, de la vitesse et de la liberté.

Le nombre, parce que la démographie a explosé depuis les années 50 et que, depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, l’humanité a connu un rythme de doublement tous les trente ans ; c’est-à-dire que nous sommes passés en un demi-siècle de moins de 2 milliards d’individus à plus de 6 milliards. La révolution démographique est importante en soi parce qu’elle confronte les pays les plus démunis à un accroissement encore plus explosif : 95 % de l’accroissement s’est fait dans l’hémisphère sud, le Nord se satisfaisant à peine de se reproduire et de vieillir. Elle est importante aussi par le déséquilibre quantitatif et qualitatif qu’elle entraîne entre le Sud et le Nord, entre les campagnes qui se vident et les villes qui s’engorgent, entre les jeunes et les vieux, entre les pauvres et les riches…

À cette question démographique est naturellement liée celle de l’économie. L’étude des statistiques nous montre que la loi de Paretto s’applique parfaitement : 20 % de la population mondiale possèdent 80 % des richesses de la planète, et inversement, ce qui est inadmissible et dangereux, 80 % de la population en sont réduits à la part du pauvre. Selon les derniers chiffres publiés par l’ONU, cette disproportion n’a fait que se confirmer, voire s’amplifier, ces dernières années : le fossé se creuse.

Le deuxième facteur qui vient compliquer la situation et interdire que s’établisse une harmonie planétaire, c’est la vitesse. Elle est entrée par irruption dans notre civilisation il y a trente ans environ avec le progrès technologique, la révolution de l’information et la suppression des distances. Elle a transformé la vision que nous avions du monde, précipité les événements et accéléré – du moins en apparence – le cours de l’Histoire. Accélération différenciée selon le niveau de développement des sociétés, et qui stigmatise un peu plus les écarts de croissance et les divergences d’appréciation.

Le troisième facteur, sans doute le plus important, qui empêche notre monde de sommeiller en paix, c’est le réveil de la liberté. L’effondrement du communisme, les principes d’autonomie des peuples et du droit des gens ont réveillé les ardeurs libertaires des peuples. Secouant les jougs impériaux ici (Russie, Yougoslavie), manifestant des velléités autonomistes ailleurs, dénonçant des découpages territoriaux aberrants ou des régimes politiques indignes partout, un grand nombre de peuples sont entrés en dissidence, et pour certains en guerre civile.

On pourrait bien sûr trouver encore d’autres arguments pour prouver et dénoncer l’impossibilité de notre monde à acquérir son équilibre, ne seraient-ce que les anciennes et toujours actuelles raisons que sont la volonté de puissance et d’influence des Etats.

Après cet inventaire, somme toute assez inquiétant, des causes majeures de notre crise de société, il apparaît intéressant d’en étudier les symptômes et les points d’application. On en retiendra trois, parce qu’ils sont les plus éclairants et parce qu’ils touchent à l’essentiel : l’Etat, la société, l’individu.

L’Etat d’abord, dont nous avons vu à quel point au XXème siècle il avait subi les contrecoups de l’Histoire. Privé d’une part capitale de sa souveraineté – le jus ad bellum -, enfermé dans le réseau serré et la toile d’araignée des organisations internationales auxquelles il est obligé de collaborer pour exister, l’Etat a été conduit pour des raisons politiques et économiques à s’associer avec d’autres. Concurrencé par les organisations non-gouvernementales et les sociétés multinationales, souvent plus puissantes et plus riches que la plupart d’entre eux, l’Etat n’est plus la structure de référence, unique, incontournable.

Mais, malgré ou à cause de cela, il prolifère : soixante Etats avant 1939, cent vingt au moment des indépendances des années 60, près de deux cents aujourd’hui. Combien seront-ils dans cinquante ans? Probablement beaucoup plus si l’on tient compte du potentiel de fragmentation qui est celui des structures politiques actuelles : en Russie, en Afrique, en Asie, pourquoi pas en Amérique et en Europe…, partout des peuples sont prêts à déclencher le pire pour se libérer ou pour obtenir un changement de leur statut.

Malgré son succès d’apparence, cet Etat, presque toujours hérité du modèle européen d’Etat-nation, descendant en ligne droite de notre XVIIème siècle, est considérablement affaibli. Etat vertical, hiérarchique et autoritaire, il a été conçu pour la guerre et construit en grande partie dans ce but : il est particulièrement mal organisé pour régler les questions sociales et économiques exceptionnellement complexes de notre époque. Vecteur principal de la démocratie, il s’avère en réalité peu apte à renouveler les idées, à s’adapter à la conjoncture et à animer le débat politique qui devrait être le principe actif de toute démocratie réelle. Bref, la crise de l’Etat, visible partout, soumise en outre au cancer de la corruption, est un des éléments fondamentaux de la situation contemporaine.

La crise s’applique, nul ne l’ignore, de plein fouet à la société. Les nôtres, parce qu’elles sont développées et donc complexes, mais toutes les autres aussi, prises malgré elles dans le tourbillon de la mondialisation. Pour éviter une trop longue analyse des maux dont souffrent les sociétés du XXIe siècle, je n’en retiendrai que deux qui paraissent symptomatiques : l’abandon des valeurs collectives et le corporatisme.

Le corporatisme, ne rencontrant guère d’obstacles à ses manifestations les plus outrancières, est la plaie de notre époque. Sur fond de droits acquis, de privilèges et d’ignorance de l’intérêt général, nos sociétés entretiennent ainsi en leur sein une multitude de fractures, dont l’addition

les fait ressembler à de grands polytraumatisés. Allié à la perte des repères qu’étaient les valeurs collectives, il anéantit toute entreprise de reconstitution d’un projet politique. La vie collective suppose que chacun fasse les concessions indispensables à la liberté de tous les autres ; sans cet effort, aujourd’hui compromis, nos sociétés perdent leur but et donc leur sens. Faute d’idéologies condamnées, elles font semblant de se satisfaire d’un taux de croissance et des artifices du progrès économique qui, en réalité, ne convainquent personne.

Ce malaise – ou ce mal-être – social affecte en premier lieu les individus. La crise de civilisation que nous subissons est d’abord une crise humaine, la crise d’un individu transplanté, déraciné, déstructuré et dévalorisé. En réalité, la machinerie complexe de la modernité le laisse désemparé. Certains en profitent matériellement, mais dans un désarroi moral croissant, la plupart ne font qu’en apercevoir les signes extérieurs ou en recevoir les miettes. L’éclatement de la famille traditionnelle, lieu focal de l’éducation et de la transmission des valeurs et des codes, livre l’individu à une solitude pour laquelle il n’est pas doué et que l’urbanisation ne fait que renforcer. Sur tous les plans, l’Homme est pour l’instant la victime de la brutalité d’un choc que personne n’a vu venir et dont la vitesse de propagation excède largement ses capacités d’adaptation et l’évolution des mentalités.

Que ces Etats affaiblis, ces sociétés déstructurées et ces individus désorientés ne parviennent pas à endiguer le flot de violence que véhiculent les phénomènes contemporains : déséquilibres démographiques et/ou économiques, déficits technologiques, rien n’est moins surprenant. D’autant que la plupart des portes se sont ouvertes et qu’il est devenu quasiment impossible de rétablir des frontières comme d’empêcher la circulation des idées et des hommes.

Violence qui s’exprime à travers une trentaine de conflits plus ou moins ouverts au sein même ou aux confins des peuples, mais violence qui se manifeste aussi par toutes les ouvertures qui ont été pratiquées dans nos systèmes autrefois étanches : violence de l’économie et du commerce pratiqués parfois selon les règles de la guerre, violence aussi à travers l’information souvent manipulée, déformée ou exagérée. On découvre là une typologie de la conflictualité moderne qui pourrait se résumer par trois caractères majeurs : identité, intérêt, influence.

Violence qui n’épargne personne, dont les différents facteurs se combinent, qui profite des difficultés contemporaines à la maîtriser pour s’infiltrer au sein même des sociétés. Violence que l’Etat et la communauté internationale, pourtant en charge des questions de sécurité, sont bien en peine de prendre à leur compte, n’ayant plus grande légitimité et moins encore de capacité pour l’utiliser à leur profit.

En revanche, fortes de cette analyse de situation, un certain nombre d’organisations occultes, souterraines et criminelles, en exploitent toutes les faiblesses.

Grâce à la drogue, dont le trafic a doublé ces dernières années et dont les revenus ont explosé, grâce à la prostitution, grâce aux ventes d’armes, qui sont les trois sources de revenus des réseaux de la grande criminalité mondiale – de l’ordre de 500 milliards de dollars annuels -, de nouvelles puissances se sont constituées. Leur force de frappe financière comme leur influence politique en font des acteurs incontournables du monde moderne. Ils interviennent dans la vie économique des Etats et sur les places financières à un niveau d’engagement supérieur à celui de la plupart des pays ; ils s’infiltrent dans les sphères politiques pour en corrompre les participants et détourner les efforts vers la démocratie. Ils utilisent, comme dans les Balkans, les conflits post-guerre froide pour s’incruster dans des sociétés fragilisées par les allers-retours de l’Histoire.

Bref, le danger est immense que le bouleversement du monde, dont nous avons évoqué les étapes depuis un demi-siècle, nous fasse passer d’un  » ordre injuste  » à une  » anarchie insupportable « . Mais nous serions irresponsables de nous laisser aller – et de laisser aller ce monde qui est le nôtre – à un tel déclin. Les mêmes arguments qui nous ont déstabilisés- le nombre, la vitesse et la liberté – sont également ceux qui doivent nous permettre de franchir cette transition difficile et de commencer le troisième millénaire sur des bases solides et plus optimistes.

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