L’ethnisme : émergence et parcours d’un concept idéolologique

Maurice Pergnier

Professeur honoraire à l’université Paris-XII, linguiste, sémiologue et écrivain. Auteur d’ouvrages théoriques (dont Le mot et Les anglicismes aux éditions P.U.F), et de nombreux livres et articles sur différents aspects du langage et de la communication. Membre du comité de rédaction de Balkans-Infos.

Juin 2001

Il suffit parfois de suivre la vie des mots pour saisir en même temps les courants idéologiques qui s’instaurent dans une société. Jusqu’au début des années 90, le mot ethnie était un mot presque inconnu des Français. Ce substantif, et surtout l’adjectif ethnique qui en est dérivé, appartenait au vocabulaire spécialisé des ethnologues, c’est-à-dire des savants occidentaux qui (comme Claude Lévi-Strauss) se consacrent à l’étude des sociétés dites (à tort ou à raison)  » primitives  » . Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’ouvrir un journal ou d’écouter une radio sans rencontrer l’adjectif  » ethnique « , en association, la plupart du temps, avec divers préfixes tels pluri ou multi ( » La France multi-ethnique « , titraient en 1999 les couvertures de deux hebdomadaires).

Entre-temps que s’est-il donc passé ? L’adjectif  » ethnique  » a été martelé à longueur d’antennes et de pages par tous les médias, plus particulièrement dans les expressions  » épuration ethnique  » et  » nettoyage ethnique  » . Comme chacun sait, ces expressions ont été lancées à partir de 1991, pendant la guerre de sécession engagée par la Croatie et la Slovénie contre la Fédération yougoslave, pour qualifier les actions criminelles que les Serbes étaient accusés de perpétrer contre les autres ressortissants yougoslaves – c’est-à-dire tout d’abord contre les Croates en Croatie, et contre les Slovènes en Slovénie. Avec la sécession de la Bosnie, les Serbes allaient bientôt être accusés du même crime vis-à-vis des  » Musulmans  » bosniaques. Plus récemment, elle a été reprise – toujours à l’égard des Serbes – pour qualifier les sévices supposés vis-à-vis des Albanais du Kosovo.

1.L’émergence d’un néologisme.

Puisqu’il s’agit d’étudier la vie d’un mot et la montée d’une idéologie qui accompagne sa propagation, il convient d’être précis, et de faire tout d’abord deux observations : premièrement, malgré l’extrême virulence de la campagne médiatique menée contre eux à toutes les phases de la crise (et qui culmine avec l’inculpation de leurs dirigeants par un tribunal international spécifiquement créé pour la circonstance), les Serbes ont été accusés d' » épuration ethnique  » uniquement vis-à-vis des populations énoncées ci-dessus et dans les espaces énoncés ci-dessus. Jamais ils n’ont été accusés d’épuration ethnique vis-à-vis des autres minorités, pourtant nombreuses et variées, vivant sur le territoire yougoslave, comme par exemple les Tziganes, les Juifs, les Hongrois, etc. Jamais, non plus, ils n’ont été accusés d’épuration ethnique vis-à-vis des Croates ou des Musulmans (bosniaques ou autres) qui vivent nombreux sur le territoire de la Serbie. Il y a là, pour le moins, une bizarrerie qui mériterait qu’on s’y arrête, mais qui sort de notre propos.

Deuxièmement, avant la guerre de sécession croate et slovène, la notion d’ethnie n’était pas plus répandue en Serbie qu’elle ne l’était en France. Les peuples réunis dans le sein de la Yougoslavie étaient constitutionnellement et communément désignés sous le nom de nationalités. Ce terme exprimait bien qu’ils étaient perçus et se concevaient à la fois comme citoyens d’un même Etat et distincts les uns des autres par leur histoire, leurs coutumes, leur religion, etc. Si un demi-siècle de vie commune les avait partiellement fondus dans un creuset fédéral, ils n’en demeuraient pas moins attachés à leur diversité. Aucun citoyen yougoslave et aucun observateur étranger n’aurait, cependant, dit de la Yougoslavie, avant 1990, que c’était un pays  » multi-ethnique « . L’émergence de ce dernier terme au cours de la décennie traduit une véritable révolution dans les esprits, non seulement parce qu’il est devenu le terme obligé pour parler des réalités yougoslaves, mais aussi et surtout parce qu’il s’impose maintenant pour parler aussi des réalités sociologiques et politiques de tous les pays, à commencer par la France, où il a fait une entrée en force dans les médias à l’occasion de la coupe du Monde de football. Personne, apparemment, dans notre pays, ne s’offusque de ce qu’on parle, à gauche comme à droite, de  » France multi ou pluri-ethnique « . Il convient pourtant de noter qu’il s’agit là du signe qu’une idéologie venue d’ailleurs s’est déjà bien installée dans les esprits et commence à produire des effets profonds avant même qu’on ne l’ait repérée.

Mais avant d’analyser les effets, revenons aux causes, et tout d’abord à la propagation du terme  » épuration ethnique « .

  1. Les débuts médiatiques prometteurs du terme d »ethnicité. »

Quand il commença sa carrière à partir d’agences de communication localisées aux Etats-Unis , ce néologisme ne fut pas seulement présenté comme désignant une pratique, mais aussi comme une doctrine dont cette pratique était l’application. Cette doctrine était présentée par les sources comme émanant du Mémorandum de l’Académie des Sciences de Belgrade qui -disaient les sources – l’avaient théorisée. Présentation radicalement mensongère, comme a pu le constater quiconque s’est donné la peine de lire ce texte (qui traite de questions toutes autres, et n’utilise l’statement qu’une fois, dans une incidente, pour qualifier les sévices dont les Serbes du Kosovo étaient victimes de la part de la population albanaise) . Comme on sait, les démentis furent sans effet. Ce détail est important à noter, non seulement parce qu’il amplifie la désinformation, mais aussi parce qu’il montre que les concepteurs et les propagateurs du concept tenaient à la populariser en brouillant les pistes, pour que les vraies sources ne soient pas identifiées. Ces sources tenaient à s’exprimer masquées.

L’expression connut un succès fulgurant avant même qu’on eût le temps de se pencher sur la fiabilité des sources d’où émanait l’accusation, et surtout avant qu’on eût le temps de lui donner une définition. S’agissait-il d’extermination planifiée des minorités indésirables (comme l’avaient fait les Allemands vis-à-vis des Juifs et Tziganes, ou les Turcs vis-à-vis des Arméniens, ou encore les Croates vis-à-vis des Serbes pendant la Deuxième Guerre mondiale) ? Mais alors, le terme de génocide convenait parfaitement. Pourquoi introduire une statement inédite ? S’agissait-il d’expulsions violentes menées par la population elle-même ou par des forces armées ? S’agissait-il de déplacements de population organisés par la puissance publique, comme il s’en est trouvé de multiples exemples dans l’histoire récente (en Algérie, en Palestine, en Pologne, etc.) ? On illustra tout cela à tour de rôle ou simultanément, avec force documents visuels et de rumeurs, pour la plupart truquées ou mensongères. On y ajouta des viols collectifs en grand nombre et des actes de barbarie inouïs. À supposer même que ces faits reprochés à l’armée et aux populations serbes aient eu un fondement de réalité, ils avaient – hélas ! – de nombreux précédents dans l’histoire des sociétés, et il ne manquait pas de mots pour les désigner. Il suffisait de reprendre le vocabulaire appliqué aux actes de persécution exercés à grande échelle, au long de ce siècle même, par des populations et régimes – hélas extrêmement nombreux ! – contre des ennemis ou des minorités. La création d’un néologisme dans un contexte de forte effervescence émotionnelle n’est jamais innocente.

  1. L' »ethnique » n’est pas conceptuellement correct.

De nombreux parallèles étudiés par ceux qui se sont penchés sur les mécanismes langagiers propres à la publicité et à la propagande permettent d’avancer que le flou conceptuel véhiculé par l’statement  » épuration ethnique  » était un élément important de son efficacité. La formule agissait émotionnellement sur le public en faisant écran à tout questionnement sur les réalités concrètes et rationnellement saisissables qui pouvaient se cacher derrière. Le choix comme le succès de ce néologisme dans la crise yougoslave sont donc quelque peu suspects, et on est en droit de penser qu’ils sont profondément révélateurs des intentions de ceux qui l’ont promu.

Il est assez clair que le slogan – puisque cette statement a toutes les caractéristiques du slogan, tant par son efficacité émotionnelle que par son opacité conceptuelle, et par sa vocation à agir par la répétition – visait à discréditer les Serbes et à neutraliser d’avance toute possibilité de défense de leur cause. Comme on sait, l’opération a parfaitement réussi. Il n’y a donc pas lieu de s’y attarder ; il s’agit de s’interroger sur les causes et les conséquences de ce succès.

Cette réussite repose essentiellement sur le premier mot de l’statement, c’est-à-dire le mot  » épuration « , qui évoquait immédiatement, dans l’esprit d’un public occidental encore traumatisé par l’hitlérisme, les notions nazies de  » pureté de la race  » et d’élimination violente des allogènes ; et secondairement les  » épurations  » – c’est-à-dire les purges – pratiquées par différents régimes totalitaires. Je ne m’y arrêterai donc pas. Mon propos est de montrer que les effets les plus profonds ne sont pas dans le mot  » épuration « , mais dans le mot  » ethnique  » qui lui est associé, et auquel on a prêté beaucoup moins d’attention.

  1. C) Une manipulation des consciences.

En lançant le slogan  » épuration ethnique « , les promoteurs de la formule obtenaient deux résultats considérables. D’une part, ils obtenaient une condamnation de leurs adversaires et une adhésion à leur cause de la part des opinions publiques abreuvées de ce slogan et de ses prétendues illustrations. Mais, d’autre part, ils prenaient un avantage certain en imprimant, à travers des mots astucieusement choisis et associés, la conception qu’ils voulaient imposer quant à la nature du conflit opposant Belgrade à Zagreb, puis à Sarajevo et, enfin, à Pristina. Le slogan occultait d’emblée l’idée qu’il pût s’agir d’un conflit opposant l’autorité centrale d’un État et certaines de ses composantes, ou encore des intérêts économiques à d’autres. L’État yougoslave était balayé d’avance, les questions de citoyenneté exclues du débat, le droit constitutionnel nié, les institutions rayées d’un trait de plume. Tout cela était remplacé par une lecture unidimensionnelle : il s’agissait d’un conflit entre deux groupes humains dont l’un opprimait l’autre sur la base d’un mobile inconnu des Français : le mobile ethnique. Pour la plupart des Français – qui, jusqu’à ce jour, ne connaissaient que les Yougoslaves – les Serbes, les Croates et les Slovènes firent leur apparition en même temps que le mot  » ethnique « .

Considérée en elle-même (c’est-à-dire abstraction faite de la dimension internationale qui lui a été instantanément conférée et du halo d’imaginaire mythique qu’elle a acquise à travers les présentations médiatiques) la crise qui a mené à la désintégration de la Yougoslavie n’est pas très différente de nombreuses guerres civiles ayant touché de nombreux États à travers les siècles, par exemple celle qui a opposé, à diverses reprises, l’État royal catholique français aux Protestants, ou l’État révolutionnaire à la Vendée, ou encore Washington aux États sudistes pendant la Guerre de Sécession américaine, pour ne prendre que des exemples du passé lointain. Le fait qu’il s’y produisît des horreurs n’était pas non plus, hélas, d’une grande originalité. Il n’est guère de situation de ce genre qui ne se règle – dans le sens de la sécession ou de l’unité rétablie – sans un grand déploiement de violences, la légitimité du pouvoir se trouvant bien plus souvent établie à la pointe de l’épée que dans les palabres juridiques… L’État yougoslave (et non – comme on voulait, en 1991, en donner l’impression fallacieuse -l’État serbe) a pris au sérieux son devoir de maintenir l’unité territoriale et constitutionnelle, comme n’importe quel autre État l’aurait fait à sa place : il est intervenu avec sa police et son armée pour empêcher les actes de soulèvement et de sécession là où ils se produisaient.

A-t-il utilisé pour cela les moyens les plus appropriés ? C’est ce qu’on ne saura sans doute jamais, car dès le début des troubles une campagne d’intoxication effrénée, à l’intérieur de la Yougoslavie et surtout dans le monde occidental, fit obstacle à cette lecture réaliste des événements pour lui substituer la vision idéologique que l’on sait : il ne s’agissait pas d’une guerre civile, d’un conflit entre l’État central et des composantes sécessionnistes ; il s’agissait d’une guerre « ethnique », ou plutôt d’une persécution violente exercée par une  » ethnie  » sur d’autres  » ethnies « . On présentait, en outre, l’ethnie serbe comme disposant de tous les attributs de cette persécution, et menaçant les autres d’annihilation pure et simple. Cette vision, imposée de l’extérieur par tous les moyens de la propagande, n’allait plus cesser, dès lors, de servir de grille de lecture unique à tous les événements qui allaient déchirer les Balkans. Plus remarquable encore, la vision  » ethnique  » des sociétés n’allait cesser de gagner du terrain.

Le destin du mot ethnique dans le sillage de ces événements – ou plutôt de ce reflet idéologique des événements – ne manque pas d’être troublant par l’étonnante ambivalence qui marque son succès. Si l’on se souvient qu’il a été propulsé dans les consciences européennes en association avec le substantif  » épuration « , aux connotations pour le moins sinistres, et avec des images et récits terrifiants de camps de concentration, de femmes violées, d’hommes torturés, de populations expulsées, de maisons qui brûlent, d’enfants qui pleurent… , on ne peut que rester étonné que l’adjectif ethnique se soit en même temps installé dans le vocabulaire avec des connotations neutres, positives mêmes, voire valorisantes. Dans la conscience -façonnée par les médias – des Français de 1999, non seulement le mot  » ethnique  » ne fait pas peur, mais en outre il est en passe d’être admis comme l’statement d’une valeur humaniste moderne (un corpus intéressant d’étudier à cet égard, serait constitué par les écrits des  » philosophes  » comme B.H. Lévy, A. Glucksmann, etc.). Ce paradoxe mérite donc qu’on s’y arrête.

Tout se passe, en surface, comme si, associé à l’adjectif  » serbe  » (à travers le mot  » épuration « ), l’ethnique désignait la pire des abominations et, associé à d’autres mots et réalités, la plus séduisante des aspirations.

  1. D) « L’effet coupe du monde de football. »

Pour essayer de comprendre comment ces deux perceptions contraires peuvent faire bon ménage dans la tête de nos concitoyens, il convient de faire un détour par l’événement idéologique majeur que fut  » l’effet coupe du monde de football « , événement qui, en soi, ne fut qu’un épisode contingent sur le parcours du phénomène idéologique que nous analysons, mais qui, en raison de l’extraordinaire visibilité qu’il lui conféra, remplit le rôle d’un prisme sur le parcours d’un rayon lumineux.

On se souvient que la grande liesse populaire et l’accès de patriotisme auxquels donna lieu la victoire de l’équipe française, composée entre autres, de joueurs originaires d’Afrique noire et d’Afrique du Nord, s’organisèrent autour du slogan  » black, blanc, beur « . Autour de ce slogan, le concept de  » France multi- (ou pluri-) ethnique  » prit son envol et n’a cessé, depuis, d’imprégner le discours idéologique, plus spécifiquement dans les milieux se présentant comme de gauche. La courbe ascendante de ce discours sur  » la France multi-ethnique  » n’est pas seulement quantitative mais qualitative. On est passé progressivement du questionnement : la France peut-elle être multi-ethnique ? à la constatation : la France est multi-ethnique ; pour aboutir à l’affirmation : il est bon (il faut) que la France soit multi-ethnique ! La victoire de l’équipe de France telle qu’elle était composée témoignait de ce que le multi-ethnisme était bénéfique à la France… Ce discours était éminemment sympathique et optimiste en ce qu’il conjurait les démons de la xénophobie et du racisme, et refondait le patriotisme dans les valeurs nationales et non dans le droit du sang ou du sol. On ne s’est cependant pas avisé que les mots utilisés pour désigner cette belle statement de solidarité en sapaient instantanément les bases humanistes et lui tendaient un terrible piège sémantique et idéologique car, en parlant de  » France multi-ethnique  » pour exalter le slogan  » black, blanc, beur « , on utilisait le mot ethnie purement et simplement comme synonyme de race, et on réintroduisait par la fenêtre ce que les humanistes avaient eu tant de mal à chasser par la porte. C’étaient, en effet, les caractères biologiques qui étaient mis en avant, et plus particulièrement la couleur de la peau.

Multi-ethnique, la France l’a toujours été. D’une part dans ses origines mêmes, puisqu’elle s’est constituée de la fusion d’apports celtiques, italiques, germaniques, pour ne parler que des principaux… D’autre part, parce qu’elle n’a jamais cessé d’intégrer des apports extérieurs à ses frontières. Pour n’évoquer que le domaine sportif, il y a belle lurette que les équipes de football et autres sports de ballon sont émaillés de noms italiens, espagnols, yougoslaves, polonais, etc. On n’a pas attendu, non plus, les années 1990 pour que les couleurs de la France soient défendues, sur les stades olympiques, par des athlètes aux noms arabes ou d’Afrique noire. Effet du colonialisme peut-être. En tout cas, multi-ethnisme de fait. Cette intégration d’apports extérieurs, dira-t-on, ne s’est pas toujours effectuée sans quelques phénomènes de rejet et d’ostracisme. Soit, mais qu’on nous désigne un pays où cela s’est passé différemment ! Y a-t-il jamais eu, en France, quelque chose qui ressemblât de près ou de loin à l’extermination des peuples autochtones aux États-Unis ou à la ségrégation raciale pratiquée pendant longtemps par ces mêmes États-Unis et beaucoup d’autres pays ?

Ce n’est pas un des moindres paradoxes de la situation sémantique que nous analysons que le mot ethnique réintroduise subrepticement l’attention portée aux différences raciales, au moment même où le militantisme antiraciste connaît son apogée. Qui oserait, de nos jours, se déclarer ouvertement raciste ? Il le ferait au péril de sa vie sociale. Les biologistes, de leur côté, ont à peu près réussi à imposer l’idée que le mot race, utilisé dans le sens précis où on l’utilise pour les espèces animales, ne désigne, pour les réalités humaines, aucune réalité concrète. Au sens biologique du terme, il n’y a qu’une seule race humaine, et l’usage du mot  » race  » pour désigner les variétés humaines n’est qu’une commodité de langage. On pourrait donc penser que la conception raciale de l’humanité – et son corollaire le racisme sous toutes ses formes – a été extirpée de notre imaginaire social. Hélas, il semble bien que la proscription ne s’attache qu’au mot, et que la notion, quant à elle, ne demande qu’à reprendre du service sous un nouveau vêtement. Le mot  » ethnie « , opportunément tiré des fonds de tiroir du dictionnaire, à la faveur d’événements fortement médiatisés, sert admirablement le dessein. Sa semi-clandestinité, le fait qu’il ne soit pas compromis avec les totalitarismes du XXe siècle, son indéfinition dans l’usage vulgaire, l’y prédisposent. Son indéfinition surtout, comme tous ces faits le prouvent.

Le mode de pensée idéologique a ceci de merveilleux que – comme le mode de pensée mythologique, avec lequel il a des affinités – il tolère très bien les contradictions internes, et même s’en nourrit. Loin de s’offusquer de la confusion conceptuelle, il la recherche et la cultive. C’est comme cela, par exemple, qu’un système idéologique peut opprimer au nom de la liberté ou affamer au nom du développement économique…

Ce n’est qu’un hasard apparent si l’emploi de l’adjectif  » pluri- ou multi-ethnique  » s’est répandu simultanément pour parler de Paris et de Sarajevo. Les Français, qui avaient à longueur de journée dans les yeux et les oreilles les deux situations lourdement chargées d’émotivité que constituaient les descriptions d’atrocités en Bosnie et la liesse de la coupe du monde de football ne pouvaient que mettre ces deux situations en équation. La leçon que leur envoyaient ces deux  » événements  » (si on considère qu’un événement est ce que le spectateur en vit) polarisés en sens inverse pourrait s’exprimer ainsi :  » quelle chance nous avons, en France, de vivre dans une société multi-ethnique (c’est-à-dire dans un monde de tolérance où toutes les couleurs de peau peuvent concourir à la même performance grandiose), pendant que tout près de là une peuplade arriérée sème la mort et la misère en voulant instaurer le mono-ethnisme ! Le pluri-ethnisme n’est pas seulement un fait, c’est un bienfait éminemment désirable… « .

2.Ce qui se cache derrière la vision ethnique de l’Europe. A) Qui sont les théoriciens du concept d’ethnicité ?

De ce que le concept d’ethnicité a fait une intrusion fulgurante, et en quelque sorte inopinée, dans la conscience des Français, à l’occasion des guerres yougoslaves, il ne faut pas conclure que ce concept est sans racines, et est le résultat d’une génération spontanée. Son apparition est, au contraire, préparée de loin par toute une tradition idéologique aussi vivace que méconnue des Français. Cette tradition de pensée est primordialement germanique. Elle a ses théoriciens et ses apôtres contemporains, en la personne du Federalische Union europàischer Volksgruppen, dont l’objectif affiché est de construire une Europe fondée sur les ethnies. Aussi, pour comprendre le succès fulgurant de la notion en même temps que du mot est-il nécessaire de revenir une fois encore sur les sources de ce qu’il faut bien appeler la campagne d’intoxication qui a popularisé l’statement  » épuration ethnique  » au début de la crise yougoslave. On a vu que les sources ayant lancé cette grave accusation en même temps que le néologisme se sont gardées d’en assumer la paternité, et ont attribué celle-ci (et sa théorisation) à ceux-là même qu’elle en accusait, en l’occurrence à l’Académie des Sciences de Belgrade. Quelles étaient ces sources ? Des agences de communication installées aux États-Unis, mais agissant pour le compte du mouvement sécessionniste croate (le mouvement, dirigé de l’intérieur par Franjo Tudjmann, bénéficiait de l’aide d’une puissante diaspora disséminée dans les pays occidentaux). On se souvient d’autre part que ce mouvement sécessionniste reçut instantanément le soutien sans réserve de l’Allemagne (ce furent les pressions conjuguées de l’Allemagne et du Vatican qui entraînèrent les autres pays occidentaux à reconnaître précipitamment l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie). L’Allemagne (et, dans une moindre mesure, l’Autriche) ne fut pas seulement une caisse de résonance pour les accusations lancées contre « les Serbes » et la Serbie ; sa diplomatie intervint très activement pour faire éclater la Fédération yougoslave, et elle soutint de manière concrète la cause sécessionniste croate et slovène. Il n’est donc pas très surprenant de retrouver derrière la propagande déployée à ces fins, une conception idéologique étrangère tant aux Serbes qu’aux Français, mais familière au monde germanique, et plus particulièrement allemand. Cette conjonction du mode de pensée social et politique germanique, et de l’idéologie propagée par la propagande croate,  s’explique assez naturellement par l’histoire : non seulement, durant des siècles, avant la constitution de la Yougoslavie, les Croates se sont trouvés intégrés à l’univers germanique (Empire austro-hongrois), mais en outre, pendant la Seconde guerre mondiale, une grande partie de la population croate accueillit avec enthousiasme l’occupation allemande, et c’est sous un régime allié de l’Allemagne nazie que se forgea l’idée d’une nation croate indépendante fondée sur une identité catholique et le droit du sang, et sur l’éviction de toutes les populations ne correspondant pas à ces critères – autrement dit, une nation  » ethniquement pure « . On aura reconnu dans cette vision une conception des sociétés dont le nazisme fut la forme exacerbée, mais qui, sous une forme non-violente, constitue le fonds permanent de la conception allemande de la nation. Cette vision s’opposait, naturellement, radicalement à la conception  » yougoslave « , fondée sur l’intégration de peuples d’origine et de religion différentes, sur la base de la citoyenneté, et sur le modèle de ce qui se pratiquait à peu près partout dans les démocraties européennes – autrement dit ce que dans le jargon actuel serait le pluri-ethnisme.

  1. B) La vision du monde germanique.

On n’évoquera que rapidement les caractéristiques de cette idéologie germanique, celles-ci étant développées ailleurs par plus compétents que nous. On rappellera seulement qu’elle s’organise autour du triangle : un peuple, un territoire, une langue (dans la forme paroxystique que lui a donnée le nazisme le tout devant être couronné par un chef – Fuhrer – unique incarnant en quelque sorte en sa personne cette trilogie). Pour les idéologues allemands ayant théorisé cette vision du monde, c’est la langue qui est le ciment et le critère suprême de l’ethnie, le peuple et son territoire devant idéalement correspondre avec l’extension géographique de cette langue . On mesurera l’écart qui sépare la conception allemande de la conception française de la nation, si l’on réfléchit un instant que la France s’est construite (en tant que territoire unifié en un seul État) sur une diversité linguistique considérable, incluant non seulement différents parlers français (ou romans), mais aussi le breton (langue celtique), le basque, des dialectes germaniques (alsacien), etc. Le français a été peu à peu imposé comme langue officielle, d’abord par l’autorité royale puis par la République, comme moyen d’unification administrative et politique, au détriment des langues régionales, mais jamais en tant qu’il était le signe d’une appartenance ethnique. Le peuple français ne fonde pas son identité sur la langue, mais sur des lois, des valeurs, des droits et des devoirs, dont l’acceptation de la langue commune est en quelque sorte le garant. Les Français savent d’ailleurs, pour la plupart, que leurs lointains ancêtres, les Gaulois, ont abandonné leur langue au profit du latin, et que le critère linguistique ne saurait donc constituer pour eux un signe d’appartenance ethnique.

Les pays germaniques, en comparaison, ont ceci de particulier que leurs territoires sont occupés par des peuples parlant des dialectes de la même branche de la  » famille  » indo­européenne, branche dite justement  » germanique « . Ils sont donc plus enclins que d’autres à trouver dans la langue les fondements mêmes de l’appartenance à un même peuple, les autres critères leur apparaissant artificiels et comme  » plaqués  » sur le réel. L’épisode nazi, dans ce qu’il a de monstrueusement caricatural, est l’statement ouverte de ce qui, dans cette conception, reste habituellement implicite ou est contrecarré par d’autres mobiles politiques : tout ce qui parle allemand (c’est-à-dire un dialecte germanique, si éloigné soit-il, de l’allemand officiel) est allemand, même s’il ne le sait pas ; l’unification allemande ne peut donc s’arrêter que lorsque tous les territoires où l’on parle (ou a parlé) de près ou de loin l’allemand auront été réunis sous la bannière d’un même État. Pareillement, tout ce qui n’est pas issu d’une généalogie où l’on parle « germanique » depuis des temps immémoriaux constitue autant de scories au sein du peuple allemand, et doit donc être impitoyablement éliminé par n’importe quel moyen. De l’identification de l’ethnie par la langue à la  » race  » et à l’idéal de  » pureté  » de celle-ci, il n’y a qu’un pas, qui n’aurait jamais été franchi sans les circonstances particulières qui ont amené Hitler au pouvoir ; mais il est évident que le projet hitlérien n’aurait pas pu se réaliser aussi facilement (notamment vis-à-vis des israélites) s’il n’avait trouvé un terrain préparé par une idéologie diffuse dans le peuple au sein duquel il s’est exercé. Pour qui raisonne selon ces principes pour son propre compte, le monde – et notamment le monde européen – est une mosaïque d’ethnies rivales luttant pour faire coïncider leur territoire avec leur population, par-dessus des frontières et des institutions qui ne sont rien d’autre que des aléas arbitraires de l’Histoire. D’autre part, les violences exercées contre ceux qui font obstacle à cette unification au sein d’un territoire sont considérées moins comme des actes d’agressivité que comme des actes de légitime défense, et donc plus ou moins absous. Il est significatif que l’Allemagne démocratique du chancelier Kohl ait encouragé la constitution d’une Croatie  » ethniquement pure  » (c’est-à-dire débarrassée de ses  » scories  » serbes, juives et tziganes) de la même façon que l’Allemagne nazie d’Adolphe Hitler. Si, sans doute, on peut faire le crédit à MM. Kohl et Gensher qu’ils eussent préféré que cet avènement d’un État « ethniquement pur » se fît avec un minimum d’extermination, le mode de raisonnement sous-jacent n’en était pas moins le même : les hommes politiques et la fraction importante de la population allemande qui ont encouragé la sécession croate ne pouvaient pas ignorer que la visée de cette sécession était la constitution d’un État fondé non sur le droit du sol mais sur celui du sang, c’est-à-dire sur un déni de droit de citoyenneté aux  » minorités « , qui ne pouvaient qu’être expulsées ou massacrées.

  1. C) Une vision du monde non constitutive de la Yougoslavie.

Si la convergence entre les visées des activistes croates et l’idéologie allemande pour donner au conflit son caractère ethnique – et uniquement ethnique – sont indéniables, notamment à travers la géniale accusation d' » épuration ethnique  » lancée à l’endroit des Serbes, le terme lui-même n’est pas sans poser quelques problèmes au regard de cette idéologie. Si, comme nous l’avons dit, la langue occupe, pour les théoriciens de la pureté allemande, la place centrale dans la définition de l’ethnie, la situation yougoslave déroge quelque peu aux théories de ceux qui, au nom de cette idéologie, ont popularisé le slogan de  » purification ethnique  » et de  » nettoyage ethnique « , puis de  » pluri-ethnisme « . Les Serbes, les Croates, les Bosniaques (de toutes religions) sont en effet, selon l’statement de Bernard Shaw,  » des peuples séparés par une même langue « . La langue utilisée par ces populations (et quelques autres) est la même et comporte, d’une région à l’autre, des différences dialectales qui sont moins notables que celles qui séparent l’anglais du centre de l’Angleterre de celui du centre des États-Unis, et en tout cas infiniment moindres que celles qui distinguent les différents dialectes allemands. Rien de bien étonnant à cela, puisque Serbes, Croates et Bosniaques parlent la langue de leurs ancêtres communs arrivés dans les Balkans au cours du Moyen ge. Serbes, Croates et Bosniaques constituent donc une même ethnie, au sens strict, et leur situation constitue un exemple a contrario du modèle germanique. Selon ce modèle, ils devraient aspirer plus à l’union qu’à la désunion. En tout cas, les concernant, le terme  » épuration ethnique  » est une absurdité sémantique. Si les guerres yougoslaves ont bien vu s’affronter des groupes humains sur la base d’un antagonisme ancestral, ce n’est certainement pas parce que ces groupes sont de  » sang  » différent, c’est parce que, jusqu’au XIXe siècle, tout, dans leur histoire, les a séparés, les uns étant héritiers du monde byzantin et slave, les autres du monde latin et germanique. Quant aux Bosniaques dits  » Musulmans  » , pour être musulmans ils n’en appartiennent pas moins à la même  » ethnie  » puisque ce sont des Serbes et Croates convertis à l’Islam pendant l’occupation turque de leur pays. Pas surprenant, donc, qu’ils parlent, eux aussi, la même langue ! Si, donc, la langue ne peut, dans ce cas, être le critère de la définition d’ethnies différentes, il n’en est pas moins vrai qu’elle y joue un rôle idéologique important. Croates et Musulmans bosniaques se sont évertués, dès leur indépendance, à accentuer par tous les moyens, les différences existant entre leurs dialectes et celui de Serbie, pour prouver au monde et à eux-mêmes qu’il s’agissait de langues différentes. Ils allèrent même jusqu’à supprimer le nom générique de la langue pour adopter les dénominations de  » langue croate  » et – plus stupéfiant encore – de  » langue bosniaque « , comme pour démontrer que des différences  » ethniques  » ne pouvaient s’enraciner que dans des identités linguistiques distinctes, et comme pour confirmer, en quelque sorte, le préjugé idéologique servant de fondement à la théorie ethniste. Cette absurdité a été entérinée, en France et en Europe, par des intellectuels de renom (n’ayant pas l’excuse de la passion nationaliste), qui se sont empressés d’apporter leur caution à des littératures prétendument écrites dans ces langues. Par ailleurs, des signes extérieurs comme l’alphabet (latin pour les uns, cyrillique pour les autres) se sont vus investis d’une charge idéologique et emblématique considérable. Si la langue n’est pas le fondement de ces prétendues  » ethnies  » différentes, si la  » race  » (l’origine différente) ne l’est pas davantage, force est de chercher uniquement dans l’histoire les critères qui, à la fois, les fondent et les rendent antagonistes. On voit alors apparaître des oppositions qui sont de l’ordre de la religion (Serbes orthodoxes, Croates catholiques, Bosniaques turquisés -même si, dans la plupart des cas, la référence religieuse est plus sociologique que réelle) ; des coutumes ; de l’attachement plus ou moins grand à l’Orient slave ou à l’Occident… Bref, pas grand-chose qui ait à voir avec les critères de l’appartenance « ethnique » version germanique. Ce n’est donc que par un abus de langage qu’on a pu qualifier les guerres yougoslaves de guerres  » inter-ethniques  » (la qualification se justifie davantage s’agissant de l’antagonisme entre Serbes et Albanais au Kosovo). Il est à noter que le critère religieux a pris, dans ces processus de différentiation conflictuelle de prétendues  » ethnies « , une importance démesurée avec le véritable enjeu. C’est ainsi que le seul mot de  » Musulman  » suffit à définir comme ethnie ceux des Bosniaques qui ne se veulent ni Serbes, ni Croates (il se trouve, en France, des intellectuels athées et anticléricaux pour défendre cette conception-là de la citoyenneté !).

3.Illusion ou double jeu des gouvernants et des médias français ? A) L’oubli de l’Histoire.

Ceux qui ont promu le magnifique slogan  » épuration ethnique  » et qui ont décrété le caractère purement ethnique de la crise yougoslave, n’ont cure de ces absurdités ni de ces contradictions. Il leur suffit que la conception ethniste des rapports sociaux ait fait irruption de manière spectaculaire dans la conscience collective, et qu’elle y fasse son chemin : le public n’y regarde pas de si près. L’hypocrisie étant un hommage rendu par le vice à la vertu, il est remarquable de constater que l’idéologie ethniste a avancé masquée : elle n’a pas atteint son but en vantant le comportement ethniste des sécessionnistes, mais en condamnant le prétendu comportement ethniste des Serbes. C’était gagner sur deux tableaux : d’une part, attribuer aux uns ce qui était le véritable mobile des autres, et permettre à ceux-ci d’atteindre leur objectif derrière un rideau de fumée ; et, d’autre part, installer solidement le mobile ethnique au coeur des sociétés européennes, d’où il avait été chassé par les progrès de la conscience politique au profit de valeurs plus universalistes (le régime nazi doit l’opprobre qui le poursuit, moins au bellicisme qui fut le sien vis-à-vis de ses voisins, qu’à son caractère ouvertement ethniste ou -comme on aurait dit, il y a peu –  » raciste « , bien que le terme de  » race  » appliqué aux peuples germaniques soit, naturellement, une absurdité).

Déclarer qu’on était victime de  » purification ethnique « , c’était proclamer haut et fort qu’on se considérait comme une  » ethnie « , et que c’était à ce titre qu’on réclamait aide et protection, non en tant que citoyens d’un pays demandant la stricte application de leurs droits constitutionnels, tant collectifs qu’individuels.

Immanquablement, cette revendication ethniste devait se trouver confondue, pour les esprits inattentifs (au nombre desquels nombre d’intellectuels en vue), avec la vieille affirmation du  » droit des peuples à disposer d’eux-mêmes « . C’était oublier que la Croatie n’avait jamais été ni occupée ni annexée par la Yougoslavie, mais y était entrée de son plein gré, contrairement aux nationalités qui, comme la Grèce, la Serbie, etc., s’étaient émancipées, au XIXe siècle, du joug imposé par les empires qui se partageaient le centre de l’Europe. C’était oublier aussi que la Croatie (entraînant dans son sillage la Bosnie musulmane) avait déjà usé de ce droit pendant la Deuxième Guerre Mondiale, en se mettant sous la coupe de l’Allemagne nazie et qu’il lui avait été dénié – en raison de cela même – après la chute du Reich, tant par les Alliés que par Tito – lui-même croate, mais préférant régner sur l’ensemble de la Yougoslavie…

Les inventeurs de la conception ethniste des guerres yougoslaves et leurs soutiens germaniques étaient-ils vraiment dupes de la conformité de la situation avec leur modèle théorique ? Pensaient-ils vraiment que Serbes, Croates et Musulmans bosniaques constituaient trois ethnies différentes parce que parlant trois langues différentes ? S’ils le pensaient vraiment, cela montrerait le degré d’aveuglement auquel peut mener la volonté de plier le réel à une vision tribale du monde. Mais, plus vraisemblablement, ils ont vu l’intérêt pratique que constituait, pour l’avenir de leur projet, la transformation d’une fiction en vérification de la justesse de leurs vues.

  1. B) Le communautarisme américain est copié par les élites françaises.

La crise yougoslave et la façon dont elle a été gérée par les pays occidentaux sous conduite allemande n’est cependant pas la seule source de l’émergence intempestive du mot et du concept  » ethnique  » dans la communication sociale française. La deuxième est américaine.

  • L' »ethnic », un outil conceptuel discriminatoire américain.

Dans l’usage commun nord-américain, l’adjectif ethnic est employé pour désigner ce qui n’est pas typiquement nord-américain, ce qui reste marqué d’origine étrangère ; qu’il s’agisse des gens eux-mêmes, de leurs coutumes, des objets qu’ils utilisent ou fabriquent ; ou de leurs groupements communautaires. On parle par exemple de cuisine  » ethnic  » pour désigner les mets vendus par les restaurants chinois, indiens, mexicains, etc. Il s’agit évidemment là d’un emploi dévoyé par rapport non seulement à l’étymologie grecque du mot, mais aussi par rapport à l’usage qu’ont popularisé les ethnologues. Sans être spécialement péjoratif, cet emploi américain de l’adjectif n’en met pas moins l’accent sur le caractère étranger (voire étrange) de ce à quoi il s’applique. Il est notable que, à travers ce vocable, tout ce qui est nord-américain est exclu de l’ethnicité. Les traits de civilisation typiquement nord-américains sont considérés comme une sorte d’étalon neutre par rapport auquel les différences prennent un relief  » ethnic « , c’est-à-dire à la fois pittoresque et allogène, sympathique et teinté d’archaïsme rétrograde. Certains Français prompts à importer dans leur langage tout ce qui vient d’Amérique ont déjà introduit certains emplois de cet adjectif dans nos médias.

  • Est-il raisonnable d’appliquer une discrimination ethnique en France ?

Cet emploi typiquement américain du mot  » ethnique  » est, en soi, relativement innocent, bien qu’incongru. Mais qu’en est-il lorsqu’il vient, comme un affluent, se jeter dans le courant

tumultueux des acceptions ouvertes par la  » purification ethnique  » et la  » France multi­ethnique  » ?

Par-delà l’emploi de cet adjectif, nous vient une conception typiquement américaine de la société, qui ne porte pas encore le nom d' » ethniste  » mais de  » communautariste « , et qui s’appuie sur ce qu’on a curieusement dénommé le  » politically correct « . Tout doucement, certains esprits branchés sur l’Amérique tentent de l’introduire chez nous, en croyant, ou en feignant de croire, que la situation française est identique à la situation américaine. Essayons d’en cerner rapidement les contours pour montrer que la transposition en France du communautarisme américain ne peut être qu’un ethnicisme déguisé.

Beaucoup de gens de bonne foi voient encore les États-Unis à travers l’image du  » melting-pot  » fondant des populations d’origine diverse en une même citoyenneté, sans discrimination et avec des chances égales de succès dans la société. Si tant est qu’elle ait jamais correspondu à une quelconque réalité, cette idée du  » melting-pot  » ne s’appliquait en tout cas ni aux Indiens ni aux Noirs, qui ont dû combattre longuement pour obtenir des droits civiques équivalents à ceux des citoyens d’origine européenne. L’étendue et la relative virginité du pays ont, par ailleurs, permis à des communautés d’émigrants d’origines diverses de vivre en Amérique en semi-autarcie, en y maintenant leurs coutumes, leurs langues, leurs religions. Aussi, les Américains, derrière la façade du  » melting-pot « , ont-ils pris l’habitude, au fil des siècles, de vivre comme un ensemble de sociétés juxtaposées (celle des Blancs, celle des Noirs, celle des Amérindiens, celle des Juifs ou Arméniens, etc.) plutôt que comme un ensemble de citoyens partenaires d’une même société. Qui plus est, parmi ces sociétés, celle des  » white-anglo-saxon protestants  » tenait – et tient toujours – le haut du pavé et exerçait une discrimination civique draconienne sur les autres, dont la présence sur le territoire était tolérée mais non désirée.

Cette société discriminatoire et fractionnée a fini par évoluer – et c’est heureux ! – vers plus d’égalité dans les droits et vers plus de tolérance vis-à-vis des différences (pour l’égalité de fait, c’est une autre question…), mais il en est resté l’habitude de considérer les individus non pas d’abord en tant qu’individu mais d’abord en tant que membre d’une  » communauté « . On est Blanc ou Noir, Indien ou  » Caucasien  » . Le  » politically correct  » n’est rien d’autre que l’statement de la mauvaise conscience des Yankees vis-à-vis de ceux à qui ils ont, pendant la plus longue partie de leur histoire, dénié les droits civiques et qu’ils ont traité avec une totale discrimination.

Cette évolution est heureuse, plus respectable en tout cas, que la discrimination qui a prévalu auparavant en toute bonne conscience. Mais en quoi devrait-elle nous servir de modèle ? La France, sur son territoire, n’a jamais été confrontée à ce genre de problèmes, pour la bonne raison qu’elle n’a pas exterminé, pour se construire, des populations autochtones et qu’elle n’a pas eu à intégrer une population issue de l’esclavage (si l’on excepte, bien entendu, la France d’outre-mer). Vouloir traiter les problèmes de la société française sur le modèle de la société américaine est une imposture.

C’est pourtant ce que font – ou veulent faire – des politiciens, et surtout de prétendus  » intellectuels  » qui prônent un  » communautarisme  » à la française. C’est ainsi, par exemple, que certains n’ont pas hésité à demander que des  » quotas  » soient réservés à des présentateurs ou acteurs de télévision en fonction de la couleur de leur peau, pour – disent-ils –  » mieux refléter la composition de la société française « . C’est là vouloir singer la société américaine, qui expulse ses vieux démons en appliquant la discrimination à l’envers (c’est-à-dire en « dosant « , à l’université, dans les emplois publics, etc., le nombre de postes réservés à telle ou telle  » communauté « , indépendamment des mérites personnels). Une société ne saurait mieux  » afficher  » son caractère intrinsèquement racial qu’en contingentant les emplois et les images publiques en fonction des couleurs de peau et des origines  » ethniques  » (en l’occurrence : raciales).

3) Les intellectuels français pro-américains ne savent plus ce qu’ils sont.

Sans nul doute, les intellectuels qui prônent cette manière de traiter les problèmes d’intégration rejoignent certains courants humanistes et antiracistes qui s’expriment dans la société française de manière généreuse et désintéressée. Mais leur but inavoué est, en réalité, de faire de la société française une copie de la société américaine, sans doute parce que leur imaginaire s’y trouve plus à l’aise que dans la société réelle dans laquelle ils vivent. S’ils ont de cette société américaine quelque connaissance qui dépasse celle acquise à travers les feuilletons télévisés (ce qui n’est nullement évident), ils ne peuvent pas ignorer qu’en voulant importer ce modèle, ils conduisent immanquablement la société française à la fragmentation identitaire et à la perte de ses valeurs intégratrices. Mais cela leur soucie-t-il ? Incapables de penser la situation française pour elle-même et de promouvoir les solutions françaises qui concilient nécessaire fusion en un creuset national et acceptation de la diversité, ils préfèrent fuir le réel et plaquer artificiellement sur les problèmes de la société française des modèles abstraits empruntés à une autre société. C’est un pur jeu : celui qui propose que des quotas soient réservés à des journalistes noirs ou  » beurs  » sur les chaînes de télévision peut, à peu de frais, croire qu’il est à Dallas ou à Washington, en train de contribuer au progrès moral du plus puissant pays du monde, tout en continuant de boire du Beaujolais et de manger d’excellents camemberts, en profitant des charmes de la conversation parisienne, plutôt qu’en buvant du Coca-cola dans un environnement ennuyeux.

Dire que la société française n’est pas la société américaine n’est pas dire que la France ne connaît pas des problèmes raciaux ou sociaux nés de l’intégration d’apports étrangers ; c’est dire que ces problèmes sont d’un autre ordre et relèvent d’une autre approche.

L’influence de l’emploi anglais de  » ethnique  » et l’intrusion de l’idéologie communautariste américaine seraient cependant relativement anodines si elles ne venaient – dans une confusion extrême – renforcer l’effet des propagandes liées à la crise yougoslave.

Concernant ces dernières, il convient, là encore, de dénoncer un certain nombre d’illusions créées et entretenues (de bonne foi ou avec des arrière-pensées inavouables) par la frange médiatisée de notre intelligentsia.

On se souvient que celle-ci s’est, pendant les années chaudes de la guerre en Bosnie, répandue en émerveillement sur la société  » pluri-ethnique  » qui aurait – selon elle – régné à Sarajevo avant que les Serbes ne détruisent ce modèle remarquable. Sarajevo était, paraît-il, l’idéal de ce que devait être la cohabitation d’ethnies différentes au sein d’un même territoire ; et c’était cet idéal qu’il s’agissait, non seulement de restaurer par l’intervention internationale, mais, en outre, de proposer à l’Europe entière. Sarajevo était, par ailleurs, censé avoir rayonné d’un éclat culturel et intellectuel incomparable (on en fit d’ailleurs, symboliquement, la  » capitale culturelle de l’Europe « ).

  1. C) L’analyse conceptuelle désamorce l’efficacité du slogan.

Ne nous attardons pas à commenter cette démesure dans l’appréciation, dont il serait facile de faire apparaître le ridicule. Attachons-nous seulement à analyser les présupposés du slogan.

  • La Bosnie ne fut jamais « pluri-ethnique. »

Sarajevo et la Bosnie étaient-ils  » multi-ethniques  » ? N’en déplaise à nos prétendus penseurs, la réponse est clairement : non, pour les raisons que nous avons déjà évoquées plus haut, à savoir qu’il n’y a pas en Bosnie d’ethnies différentes, parlant des langues différentes et ayant des origines différentes. Ou bien la notion d’ethnie ne veut rien dire, ou bien il n’y avait, en Bosnie, quand les troubles ont éclaté, qu’une seule ethnie. Aux fanatiques de l’ethnisme, on peut concéder l’existence en Bosnie de minorités  » ethniques « , comme les Sémites (Juifs) ou les Tziganes, plus quelques Turcs restés sur place après la fin de la colonisation ; mais quant à l’immense majorité de la population, il n’y avait qu’une seule ethnie, celle des Slaves du Sud (ce que signifie, dans leur langue commune, yougo-slave), les uns orthodoxes (Serbes), les autres catholiques (Croates), les troisièmes, enfin, convertis à l’Islam pendant l’occupation ottomane de la Bosnie. Parler d’une Bosnie pluri-ethnique, revient à peu près à dire que la France est pluri-ethnique, non pas parce qu’elle réunit des Celtes, des Basques, des Germains, etc., mais parce qu’elle fait cohabiter en son sein des catholiques, des protestants, des athées, et depuis peu des musulmans, des bouddhistes, etc. On conçoit bien que l’utilisation irréfléchie du slogan  » Bosnie pluri-ethnique  » soit, chez la plupart de ceux qui l’ont propagé, le fruit de la simple ignorance. Mais chez ceux qui l’ont inventé, promu, imposé, le choix de ce mot peut-il être innocent ?

  • Ce qu’était la Bosnie avant la crise.

La Bosnie d’avant la crise était-elle un paradis pluri-ethnique ? Et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire ? La Bosnie n’était rien d’autre qu’un microcosme de ce qu’était l’ensemble de la Yougoslavie, c’est-à-dire qu’y cohabitaient des populations ayant eu des relations différentes à l’histoire, y pratiquant des religions différentes, et vivant sinon toujours en harmonie, du moins dans un esprit de tolérance et avec suffisamment de références et de valeurs communes pour pouvoir se côtoyer et souvent fusionner. Qu’y a-t-il là de très différent de ce qui se passe dans la plupart des pays du monde ? Dit-on que la Belgique est un paradis pluri-ethnique du fait que Wallons et Flamands ne passent pas leur temps à se massacrer les uns les autres ? Loue-t-on tous les jours la France parce qu’elle fait cohabiter sans problèmes majeurs des  » ethnies  » d’origines diverses ? Les contentieux, pourtant, ne manquaient guère, dans l’histoire de cette Bosnie ! Pour que la cohabitation puisse se faire sans drame, il fallait que les uns surmontent leur nostalgie de l’empire ottoman, les autres celle des empires germaniques, que les troisièmes enfin (les Serbes) acceptent que la Bosnie maintienne ses spécificités lorsqu’elle fut rattachée à la Serbie. Et la tolérance mutuelle était-elle si idyllique que cela ? On a bien vu que non, lorsque – à l’instar de la Croatie – la Bosnie musulmane saisit l’occasion de la victoire nazie pour tenter d’assurer son hégémonie sur l’ensemble des peuples du territoire et d’en éliminer les autres composantes. Divisée pendant des siècles entre l’empire ottoman et les empires centraux, la Bosnie n’a trouvé un régime d’équilibre entre ses composantes diverses que lorsqu’elle se trouva intégrée, d’abord au royaume de Serbie, puis à la Yougoslavie (d’abord royaume puis république fédérale). Et cela dût-il choquer au plus haut point les préjugés idéologiques de ceux qui prennent leur roman à l’eau de rose pour l’Histoire, cette cohabitation plus ou moins harmonieuse est due à un seul facteur : la tolérance des Serbes. On ne peut oublier, sans trahir grossièrement le réel, que cette partie de l’Europe a été pendant des siècles sous le joug ottoman, et que les actuels Musulmans de Bosnie sont les descendants de Serbes et de Croates qui se sont convertis à l’Islam pour partager les privilèges des maîtres. Dans n’importe quel autre pays du monde, après la libération, ces personnages eussent été jugés comme apostats et  » collaborateurs « , et chassés avec l’ancien oppresseur. Or, avec un esprit de mansuétude et de tolérance dont on trouvera peu d’équivalents, les Serbes, nouveaux maîtres du pays, les ont laissé, non seulement jouir de leurs biens, mais continuer de pratiquer leur religion et leurs coutumes – et même exprimer leur nostalgie de l’empire ottoman. On pourra trouver cela normal, mais qu’on nous présente des exemples semblables ! Qu’on pense, par exemple, au sort qui fut réservé aux musulmans d’Espagne après la Reconquista . Qu’on nous dise combien d’Espagnols musulmans il resta sur le territoire espagnol ! La Serbie et la Bosnie ne sont pas les seuls pays européens à avoir été opprimés par l’empire ottoman. Qu’on nous dise comment, après que ces pays furent libérés, furent traités les Turcs et leurs alliés, en Grèce et dans les autres pays de l’Europe Balkanique ? Ces convertis à l’Islam, où sont-ils ? Pourquoi n’y a-t-il pas dans ces pays l’équivalent des musulmans bosniaques ?

3) La tolérance du peuple serbe.

Pour évoquer une situation plus contemporaine, qu’on regarde ce qui est advenu des non-musulmans et des pro-français dans l’Algérie libérée. Quelque préjugé que cela puisse choquer, redisons-le : si réalité  » pluri-ethnique  » il y a (eu) en Bosnie comme dans toute la Yougoslavie, c’est uniquement parce que les Serbes, devenus maîtres du pays, ont fait preuve d’une exceptionnelle tolérance vis-à-vis de leurs anciens oppresseurs. Nos maîtres à penser se sont-ils jamais posé la question suivante : pourquoi les Serbes se seraient-ils mis, en 1993, à pratiquer  » l’épuration ethnique  » vis-à-vis de leurs voisins musulmans, alors qu’ils ne l’avaient pas pratiquée au XIXe siècle, quand ils avaient toutes les raisons de le faire ?

Quoi qu’il en soit, c’est pur angélisme de croire que la Bosnie fut jamais un « paradis multi­ethnique ». C’était déjà beaucoup qu’elle fût un creuset où les antagonismes légués par l’histoire s’estompaient ou perdaient de leur acuité, où les barrières religieuses se faisaient moins infranchissables, où les armes parlaient moins souvent et où la citoyenneté prenait peu à peu le pas sur le réflexe tribal (et ceci, en dépit d’une nouvelle oppression : celle de la dictature communiste). Cette progression vers la tolérance et l’intégration au sein d’une communauté de citoyens n’est-elle pas ce qu’on peut souhaiter de mieux à n’importe quelle société, quelles que soient la nature et la diversité de ses composantes ? N’est-ce pas ce que recherche, malgré les évidentes carences, la société américaine ? Si on cherche à quoi la société bosniaque devait cette cohabitation relativement harmonieuse (vantée aujourd’hui comme un modèle sans pareil !) après des siècles de déchirements sanglants (dont les Serbes, ne l’oublions pas, furent les principales victimes), il saute aux yeux qu’elle le devait uniquement et intégralement au fait d’être intégrée à la Yougoslavie qui, elle-même était une mosaïque de peuples aux traditions différentes rassemblés dans le même principe de citoyenneté.

4.Une vision du monde ethnique qui fait son chemin dans le paysage intellectuel français.

  1. A) Les médias français collaborent à un retour à l’ostracisme.

C’était donc – et cela reste – non seulement une naïveté, mais une escroquerie intellectuelle, de prétendre préserver une  » Bosnie pluri-ethnique  » en détruisant la fédération yougoslave qui en était le seul garant. À partir du moment où les Bosniaques musulmans prétendirent à l’hégémonie non seulement politique mais religieuse sur ce qui devenait un pays indépendant, non seulement les Bosno-serbes, mais aussi les Croates et tous les autres non-musulmans, ne pouvaient que se sentir exclus de cet État, et constituer leurs propres entités politiques sur critère ethnico-religieux.

La vision « ethnique » d’une situation politique de crise force les individus à se ranger de gré ou de force dans l’un des camps qui se constituent et se pétrifient. Dans le cas de la crise en Bosnie (comme dans l’ensemble de la Yougoslavie), ceux des citoyens qui refusèrent de se classer, et continuèrent de se déclarer  » Yougoslaves  » furent vite balayés – quand ils ne furent pas proclamés traîtres.

On ne sait, à ce jour, si c’est par aveuglement volontaire ou involontaire que le Tout-Paris médiatique feignit de croire que l’équipe dirigeante de Sarajevo voulait vraiment instaurer une Bosnie  » pluri-ethnique  » (par quoi on croit comprendre qu’ils entendaient : tolérante, respectueuse des droits de tous, démocratique en somme…), alors que cette équipe dirigeante proclamait par ses paroles et par ses gestes qu’elle entendait instaurer une république islamiste au seul bénéfice de ses co-religionnaires. On se bouchait les yeux et les oreilles pour ne pas voir et ne pas entendre, et on proclamait plus fort que la Bosnie pluri-ethnique – ne seraient les méchants Serbes qui y faisaient obstacle – était un modèle pour l’humanité entière…

Dès lors que l’équipe dirigeante avait clairement montré ses intentions, les Bosniaques non-musulmans ne pouvaient concevoir l’instauration de la Bosnie indépendante que comme un retour au sinistre régime ottoman, un régime dans lequel ils seraient traités en non-citoyens, comme de la raïa, « protégée mais sans droits (n’avaient-ils pas devant les yeux l’exemple de la Croatie qui, dès la proclamation de son indépendance, avait réduit les Serbes et autres  » minorités ethniques  » à l’état de gibier indésirable ?) Ils ne pouvaient donc que faire à leur tour sécession.

Pour toutes les raisons que nous avons dites, la Bosnie d’avant la guerre n’était pas  » pluri-ethnique « , au sens nouveau du terme, et c’est seulement par une perversion de la sémantique qu’elle fut proclamée telle. Mais à partir du moment où l’équipe de M. Izetbegovic la prit en main pour en faire une république islamique, elle devint effectivement une société  » pluri-ethnique  » au plus mauvais sens du terme, qui est peut-être son seul sens véritable : c’est-à-dire une société dans laquelle les groupes constituants sont considérés comme autant de  » races  » différentes, juxtaposées, ayant des droits différents selon une hiérarchie qui va de l’ethnie supérieure à l’ethnie indésirable, en passant (comme dans les sociétés musulmanes traditionnelles) par les ethnies  » protégées  » (c’est-à-dire tolérées mais n’ayant aucun droit civique). Les maîtres-mots de ce modèle social sont : discrimination, ségrégation, et souci de la  » pureté « . Cette description sommaire fera évoquer beaucoup de situations récentes dans différents pays du monde, mais le modèle le plus parfait de la société  » pluri-ethnique  » est celui théorisé par Hitler et ses nazis. On sait ce qu’il en coûta aux prétendues  » ethnies  » ne pouvant pas faire valoir une pure germanité de sang…

Est-ce cela que nos ténors médiatiques voulaient vanter en faisant l’apologie de la Bosnie  » pluri-ethnique  » ? On ose espérer que c’est par pure inadvertance qu’ils s’en sont fait les hérauts, et qu’ils souhaitaient au contraire prôner l’intégration, et l’acceptation mutuelle de groupes d’origine historique et de mœurs différentes. C’est cependant ce modèle qu’ils ont érigé en idéal de l’Europe et du monde, et il n’y a pas d’autre sens propre qu’on puisse attribuer sans artifice à l’adjectif  » pluri-ethnique « . Le pluri-ethnisme suppose en effet l’ethnisme, c’est-à-dire une crispation sur les réflexes identitaires et l’attention aiguë portée aux signes de différenciation. Son aboutissement est plus ou moins inéluctablement l’étoile jaune, et – dans les périodes de crise – la persécution des individus sur le simple critère d’appartenance à une communauté plutôt qu’à une autre, comme de récents exemples africains l’ont amplement montré. Or, il n’est rien de plus odieux et de plus contraire aux progrès de la civilisation que les réflexes grégaires de persécution d’un Juif parce qu’il est juif, d’un Noir parce qu’il est noir, d’un Serbe parce qu’il est serbe, d’un Arabe parce qu’il est arabe… Les massacres perpétrés au nom de l’ethnisme (autrement dit les génocides) dépassent en horreur ceux perpétrés par le fanatisme religieux, car du moins peut-on se dire que ces derniers sont perpétrés au nom de valeurs, si dévoyées et perverses soient-elles. C’est pourquoi la Croix Gammée laisse à l’humanité un souvenir d’abomination absolue, qui éclipse toutes celles commises au nom de la Croix et du Croissant. C’est pourquoi aussi les Serbes furent marqués d’un sceau d’ignominie indélébile dès lors qu’on les accusa d’agir selon la même logique idéologique que les Nazis.

  1. B) Les intellectuels français ne dénoncent pas la conception ethniste de la France de Jôrg Haider.

Dire cela n’est pas dire que les ethnies ne sont pas une réalité tangible. Elles sont même, de toute évidence, la réalité première fondatrice des sociétés humaines. Ce n’est pas dire non plus que les valeurs sur lesquelles se fonde le sentiment d’appartenance à une ethnie ne soient pas éminemment respectables. C’est dire que tout encouragement au repli sur le sentiment d’appartenance ethnique est potentiellement générateur d’ostracisme, et radicalement contraire aux valeurs universalistes dont se réclament les sociétés évoluées. Le sentiment d’appartenance ethnique, qui en soi n’est que l’élargissement et la pointe extrême de  » l’esprit de clocher  » devient toujours un instrument redoutable entre les mains des démagogues. De braise latente qu’il est habituellement, lorsque les circonstances sont à la paix, il devient facilement brûlot dévastateur quand le vent tourne dans le sens de l’antagonisme. La vision ethniste du monde exacerbe les réflexes de grégarité agressive à chaque fois que les circonstances y poussent. La conception ethniste de l’Europe, infuse dans la mentalité germanique, commence à être exprimée ouvertement par certains extrémistes. C’est ainsi que le politicien autrichien Jôrg Haider, devenu en février 2000 la bête noire des politiciens européens, n’hésite pas à répliquer à M. Jacques Chirac qui mettait en cause sa xénophobie, que celui-ci (et la France en général) n’était pas en conformité avec les valeurs européennes et ne respectait pas les droits de ses  » minorités ethniques « , notamment en Corse. Ces déclarations offensives autant que défensives de M. Haider appelaient une seule réponse : la France n’a pas à  » respecter ses minorités ethniques « , pour la bonne raison qu’il n’y a pas, en France, de  » minorités ethniques « . Les Corses et les Bretons ne sont ni minoritaires ni ethniques. Ils ne le sont en tout cas pas plus – aux yeux de la loi et de la réalité française – que les Auvergnats, les Bourguignons, les Normands ou les Parisiens. Leurs droits sont donc tout aussi parfaitement – ou imparfaitement –  » respectés « . En juger autrement, c’est vouloir délibérément instaurer une ségrégation là où il n’y en a pas. En comparant les  » droits des minorités ethniques  » en Autriche et en France, M. Haider montre, d’autre part, le bout de l’oreille : il révèle qu’il conçoit le peuple autrichien comme constitué de deux catégories de citoyens : la population de pur sang germanique et… les autres, qui ne peuvent être que des  » minorités  » auxquelles on concède, en tant que telles, des droits – ce qui signifie implicitement que ces droits ne vont pas de soi… et pourraient donc leur être retirés. C’est aussi considérer implicitement que ces  » minoritaires ethniques  » sont conçus comme des étrangers vivant sur le sol des purs germains.

Étant donné la  » diabolisation  » dont M. Haider fait l’objet, il est vraisemblable que les idéologues de la conception ethniste se seraient volontiers passé de cette publicité faite à leur cause. Il n’en reste pas moins que si le chef de l’extrême droite autrichienne s’est senti autorisé à exprimer ouvertement cette conception, c’est qu’il savait qu’elle recevrait un écho immédiat dans une large fraction de l’opinion des pays germaniques. Pour cette dernière, les Corses, les Bretons, les Basques, les Alsaciens, les Occitans, etc., ne sont pas des Français, mais des ethnies conquises et dominées par l’ethnie française (ou, si l’on préfère, gauloise). Les dirigeants français – à qui cette conception est totalement étrangère et incompréhensible -furent déconcertés et ne surent trop quoi répondre. M. Haider a eu le mérite de mettre sur la place publique ce qui s’avançait à patte de velours dans les couloirs du parlement européen. Il est encore trop tôt pour savoir si ses propos auront pour effet de déconsidérer une cause qui préfère l’ombre à la lumière, ou si – au contraire – nous assistons là à un grand pas en avant vers la mise en place de l’Europe ethnique, dont les promoteurs auraient jugé qu’ils étaient devenus assez forts pour avancer à visage découvert.

D’ores et déjà, on peut considérer comme un signe de la progression sournoise du concept, le fait que ni les hommes d’Etat français, ni les éditorialistes de journaux n’aient su répondre comme il le fallait à M. Haider, ou n’aient même relevé l’incongruité de son propos. Faut-il en déduire que la France est déjà honteuse de son unité et des principes de droit de citoyenneté sur lesquels elle est construite ? (C’est une déduction qui ne serait pas démentie par la manière dont est actuellement abordé le problème corse.) En tout cas, prompts à dénoncer M. Haider comme fasciste ou nazi, sur la base de propos qui ne le différencient guère de toutes les extrêmes droites de tous les pays, les voix autorisées n’ont pas cru nécessaire de pointer du doigt cette assertion qui, pourtant, plus qu’aucune autre, est révélatrice de la vraie nature du personnage.  » Respecter les droits des minorités ethniques « , ce n’est pas le nazisme, mais cela peut y mener tout droit si les circonstances s’y prêtent …

On ne peut exclure l’idée que M. Haider ait parlé en toute naïveté. Imprégné des thèses de l’Union fédéraliste des communautés ethniques européennes, il croit peut-être en toute bonne foi à ce qu’il dit. Si tel est le cas, cela ne ferait que prouver à quel point ces thèses ont gagné les esprits dans les pays germaniques, et combien il est urgent que les Français en prennent la mesure.

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