Politique étrangère américaine : un logiciel suranné et dangereux

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Jean-Pierre Vettovaglia

Ambassadeur de Suisse à Vienne, Bucarest et à Paris, Jean-Pierre Vettovaglia a également été Représentant personnel du Président de la Confédération suisse auprès de la Francophonie de 2000 à 2007. Il a également travaillé comme médiateur (RDC, Mauritanie). Il a dirigé la mise sur pied d’une collection intitulée « Prévention des crises et promotion de la paix » chez Bruylant à Bruxelles (3 tomes). Le Prix spécial Turgot lui a été octroyé en 2014 pour l’ensemble de cette œuvre. Il est actuellement administrateur d’une banque suisse de trading. Auteur de nombreux articles sur les conflits dans les principales revues françaises. Éditorialiste. Conférencier.


La politique étrangère des États-Unis obéit à un « logiciel » suranné et dangereux. L’article étudie de manière critique les principales composantes de cette politique : l’exceptionnalisme américain, le lobby militaro-industriel, l’ignorance du monde extérieur ainsi que d’autres caractéristiques, de même que les moyens mis en œuvre.

U.S. foreign policy obeys an outdated and dangerous “software”. The article critically examines the main components of this policy: American exceptionalism, the military-industrial lobby, the ignorance of the outside world and other characteristics and means are also examined.


Antoine de Rivarol, écrivain de la deuxième moitié du xviii e siècle, écrivait dans son ouvrage « De la philosophie moderne » : « Les empires les plus civilisés sont toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille ; les nations, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces ».

Notre ordre mondial bipolaire d’après 1945, devenu unipolaire en 1991, se transforme en un nouveau désordre mondial multipolaire. La rouille corrode les ambitions d’hégémonie politique des États-Unis et leur politique étrangère ne brille plus par ses succès depuis longtemps. C’est qu’elle repose sur un logiciel aujourd’hui suranné et dangereux.

Les trois éléments de base du logiciel
Dieu et l’exceptionnalisme

Les succès ont conforté l’Amérique dans l’affirmation de sa supériorité : c’est-à-dire dans l’histoire d’un pays inspiré par Dieu, dans la foi de l’exceptionnalisme américain, de sa destinée manifeste (terme forgé au moment de l’annexion du Texas et de l’Oregon (1845) par le journaliste John O’Sullivan).

Depuis la formation des États-Unis, les politiciens américains se sont régulièrement référés à leur pays en termes divins. « Un pays inspiré par Dieu », « choisi par Dieu », « God’s New Israël », « la nation choisie par Dieu », « le peuple choisi par Dieu ». Un terme communément utilisé pour caractériser la mission divine des États-Unis aura été « the manifest destiny », véritable religion civile des États-Unis du XIXe siècle.

« Le plus grand espoir du monde », selon Jefferson. « La plus grande aumône que Dieu ait jamais faite au monde », selon le philosophe Emerson. « Le dernier et le meilleur espoir sur cette terre », pour Lincoln. « La seule nation idéale dans le monde », aux yeux de W. Wilson.

Ronald Reagan s’y est également mis : « You can call it mysticism if you want to, but I have always believed that there was some divine plan that placed this great continent between two oceans to be sought out by those who were possessed of an abiding love of freedom » (1974).

George W. Bush n’a étonné personne : « Like generations before us, we have a calling from beyond the stars to stand for freedom » (2004).

Aujourd’hui, Dieu est souvent remplacé par le terme d’exceptionnalisme, consacrant les États-Unis comme la nation indispensable. Cela donne la phrase suivante dans la bouche de Madeleine Albright, Secrétaire d’État : « We are the indispensable nation. We stand tall and we see further than other countries into the future ».

L’idée d’une Amérique impériale mais bénigne a la vie dure. Hillary Clinton déclarait encore pendant sa campagne électorale de 2016 : « America is already great. But we are great because we are good ».

Lors d’un discours quelques mois avant sa mort en 2018, le Sénateur de l’Arizona John McCain répète que l’Amérique est « indispensable à la paix, à la stabilité internationale et au progrès de l’humanité » en ajoutant que les États-Unis sont « une terre faite d’idéaux et qu’ils doivent être leur champion à l’étranger. C’est le devoir de l’Amérique de rester le dernier espoir sur la terre ».

Il s’agit d’un mythe américain fondamental. L’idée que les États-Unis ne ressemblent à aucun autre pays dans l’histoire du monde est étonnamment résistante. Cette idée que l’identité américaine puisse être exceptionnelle est née, comme le montre Ian Tyrrell, de la conviction que la jeune république naissante n’était pas simplement un État postcolonial mais une expérience véritablement nouvelle dans un monde impérialiste dominé par la Grande-Bretagne.

Aujourd’hui les preuves matérielles et morales de cet exceptionnalisme, pour autant qu’il n’y en ait jamais eu, s’estompent.

David Ray Griffin a publié en 2018 « The American Trajectory, Divine or Demonic? ». En fait la trajectoire des États-Unis a passé de l’un à l’autre.

John Winthrop (1588-1649), fondateur de la colonie de la Baie du Massachusetts, puritain anglais, fut l’un des tout premiers théoriciens de la « destinée manifeste ». Paraphrasant l’Évangile selon Matthieu, il prédit que l’Amérique serait bientôt « une cité perchée sur la colline (« the city upon the hill ») vers laquelle se tourneraient les regards des peuples du monde entier ». Un îlot de pureté appelé à éclairer le monde…

Mais il y a une suite dans laquelle il ajoute : « la colère divine ne manquera pas de s’abattre s’ils en venaient à décevoir les attentes placées en eux par le Tout-Puissant ». L’historien Ran Halévi vient justement de sortir un livre intitulé Le Chaos de la Démocratie américaine

Mais leur exceptionnalisme interdit aux États-Unis de devenir un pays « normal ». Ils n’ont pas le choix : pour rester eux-mêmes, ils doivent rester les plus forts. Le deuil géopolitique n’est pas à l’ordre du jour. Il n’y aura pas de « graceful decline ».

C’est le premier défaut du logiciel.

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