Maghreb, une géopolitique éclatée

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Président de la revue Population & Avenir’

Yves MONTENAY

Docteur de l’Université de Paris-Sorbonne.

2eme trimestre 2011

La réalité géopolitique du Maghreb suppose d’analyser l’ensemble de ses composantes démographiques, économiques et politiques, antérieures et postérieures à l’indépen­dance. La géographie physique et humaine, ainsi que l’histoire contemporaine, fondent indiscutablement une certaine unité maghrébine qui provient d’abord d’une unité eth­nique ancienne qui répond à une vision d’un ensemble communautaire souhaité par les pays du Maghreb. Mais l’examen des paramètres géopolitiques révèle une réalité éclatée.

It is assumed that the geopolitical reality of the Maghreb should analyze all the démographie, économie andpolitical components before and after independence. The physical and human geography and the contemporary history of this region have unquestionnably created a certain regional unity which comes first from an old ethnic unity corresponding to an old vision of community desired by the Maghreb countries. But the scrutiny of the geopoliticalparameters shows an exploded reality.

Une étude de la géopolitique du Maghreb nous conduit à analyser une réalité contrastée. La géographie physique et humaine, ainsi que l’histoire longue, fondent indiscutablement une certaine unité maghrébine qui provient d’abord d’une unité ethnique ancienne, avec un fond de populations berbères. À compter du VIIe siècle, la conquête arabe apporte d’autres éléments d’unité aux plans religieux et culturel. Mais, hier comme aujourd’hui, l’unité politique ne s’est guère concrétisée. Bien au contraire, conséquence des deux derniers siècles d’histoire, l’analyse géopolitique, laisse apparaître cet « Occident » du monde arabe comme un ensemble éclaté en pays de plus en plus différenciés, à l’examen de ses variables historiques, démogra­phiques ou sociétales. L’intitulé Union du Maghreb Arabe (UMA), organisation régionale instaurée le 17 février 1989 et censée les réunir puisque visant l’intégra­tion régionale, demeure une coquille quasiment vide minée par des rivalités et des conflits non surmontés.

Des convergences historiques ?

L’histoire relate notamment trois pénétrations. Les Phéniciens, aux derniers siècles du deuxième millénaire avant J.-C., fondent des escales maritimes et des comptoirs commerciaux dont, bien entendu, Carthage. Mais à la fin de la troisième guerre punique, en 146, les Romains rasent Carthage. Ils occupent la partie exploitable du Maghreb, installent des colons dans les plaines côtières et sur les hauts plateaux, en se gardant militairement face à la Kabylie et aux Aurès. Ils construisent près de 500 ci­tés, reliées par 8 000 km de routes. De grandioses villes de garnison et de commerce, comme Djemila à l’est des Babors1, sont édifiées. De Tripoli à Tanger, l’Afrique du Nord est divisée en cinq provinces : l’Afrique proconsulaire (capitale Carthage), la Numidie (capitale Lambèse), les Mauritanie sitifienne (Sétif), césarienne (capitale Césarée – Cherchell) et tingitane (capitale Tingi-Tanger). Les Romains réalisent de nombreuses infrastructures dont les ruines encore magnifiques (El Jem ou Sbeïtla en Tunisie, Tipasa ou Timgad en Algérie, Volubilis au Maroc.) témoignent d’une cer­taine densité du peuplement et de la prospérité que connut alors le Maghreb. La ro-manisation des Berbères est suivie de leur christianisation, en opposition avec Rome dont ils se différencient idéologiquement en se christianisant alors que Rome adore les dieux de l’Olympe et divinise l’Empereur. La propagation du christianisme est rapide, malgré les persécutions auxquelles sont soumis les Chrétiens de 180 à 313, année où le pouvoir romain garantit aux Chrétiens une tolérance qui équivaut à la reconnaissance du christianisme (édit de Milan). On compte une centaine d’évêchés au milieu du IIIe siècle puis plusieurs centaines au Ve siècle lorsque la région subit la décadence romaine et l’installation des Vandales.

Ensuite, de 649 à 715, les Arabes qui ont conquis la Tripolitaine envahissent à huit reprises le Maghreb central. Ils colonisent une grande partie du territoire, à l’ex­ception des montagnes froides et humides, comme la Kabylie qui se défend vaillam­ment. C’est sans doute la raison pour laquelle le grand historien Ibn Khaldoun décrit les Berbères comme « un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux, un vrai peuple comme tant d’autres dans le monde, tels que les Arabes, les Perses, les Grecs et les Romains »2. Aux XIe et XIIe siècles, de nouvelles invasions achèvent le processus d’islamisation du Maghreb, sous de multiples influences et en plusieurs phases.

Ainsi, les civilisations précédentes, carthaginoise puis romaine, se trouvent-elles balayées par la succession des invasions vandales et arabes, et en particulier par la dernière d’entre elles, à la fin du XIe siècle, celle des nomades Hilaliens3. Ceux-ci ont largement détruit l’agriculture locale, faisant quasiment disparaître les villes et leurs communautés chrétiennes, souvent de langue latine ou grecque, disparition également à mettre au débit de la dynastie Almoravide, particulièrement intolérante en matière religieuse. Cette ruine du Maghreb par les invasions arabes s’oppose aux péripéties mieux connues de l’arabisation et de l’islamisation partielle du Moyen-Orient et de l’Andalousie, dont la conquête résultait de brèves campagnes militaires limitées à quelques grandes batailles, préservant les institutions et les cadres locaux.

La disparition culturelle du Maghreb antique, moindre dans les montagnes humides qui ont pu connaître des pouvoirs berbères, se traduit donc par une isla­misation totale et une large arabisation. La mémoire de l’époque romaine et chré­tienne disparaît. Il faudra attendre la colonisation française pour remettre en valeur des ruines antiques, remise en valeur parfois poursuivie après les indépendances là où les pouvoirs ont souhaité développer une attractivité touristique internationale. Ainsi, pendant plusieurs siècles du deuxième millénaire, le Maghreb se trouve as­sez largement à l’écart de l’histoire et de la géopolitique méditerranéennes, même lorsqu’il en connaît les effets comme réceptacle d’émigrations arabes et juives du fait de la Reconquista et même si se déploient, selon les périodes, des dynasties qui établissent leur souveraineté sur telle ou telle région du Maghreb.

Pendant la majeure partie du deuxième millénaire, le Maghreb stagne, écono­miquement et démographiquement, demeurant globalement à l’écart des échanges. D’ailleurs, l’Europe, lors de ses différentes phases de développement (Xe-XIIIe siècles, Renaissance), ne s’intéresse guère à l’Afrique septentrionale où l’Espagne a rejeté les musulmans et des juifs. Un temps, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, l’Espagne occupe des ports d’Afrique du Nord avant d’en être chassée avec le concours des corsaires ottomans. Pour l’Europe, les terres d’Afrique septen­trionale présentent peu d’intérêt commercial, l’insécurité qui règne en Afrique du Nord comme sur une partie de la Méditerranée à cause des barbaresques n’encoura­geant guère le commerce. Le Maghreb se trouve donc relativement isolé de l’Europe dans la mesure où la Mare nostrum est devenue, sur les rivages méridionaux, une mare claustrum, le pouvoir exercé par l’Empire ottoman étant souvent plus symbo­lique que réel.

Dans ce contexte s’organisent, tout particulièrement à partir des côtes algé­riennes, des activités de piraterie. D’où la décision de la France de lancer une expé­dition punitive. À l’origine, elle aurait dû se terminer par la capitulation d’Alger, le 5 juillet 1830, et par la reddition des villes côtières. Mais l’effondrement du régime turc eut pour conséquence à la fois la désorganisation totale du pays et la résistance de certains chefs arabes, notamment le bey de Constantine à l’est et l’Émir Abd El Kader à l’ouest. L’Émir tenta de rallier les Kabyles à son mouvement. Il leur rendit visite en 1839 et demanda à rencontrer leurs chefs mais il s’attira cette fière réponse qui témoigne de la spécificité kabyle : « Nous n’avons pas de chefs étrangers à notre nation, nos chefs sont tirés d’entre nous… Nous ne demandons pas mieux que de vivre en bonne intelligence avec votre khalifat, mais qu’il ne nous parle jamais d’impôts, comme il a déjà fait dans les plaines, car nos ancêtres n’en ont jamais payé et nous voulons suivre leur chemin… Vous vous êtes annoncé chez nous en qualité de pèlerin, et nous vous avons offert la diffa. Cessez ce langage dont vous pourriez mal vous trouver. Sachez bien que, si vous étiez venu comme maghzen, au lieu de couscous blanc nous vous aurions rassasié de couscous noir (de la poudre) ».

Lorsqu’il reçut le maréchal de Bourmont, chef de l’expédition d’Alger, le dey exprima sur les Kabyles un jugement qui confirme cette volonté d’indépendance : « Ils n’ont jamais aimé les étrangers, ils se détestent entre eux. Évitez une guerre géné­rale contre cette population nombreuse et guerrière ; vous n’en tirerez aucun avantage. Adoptez à leur égard le plan constamment suivi par les deys d’Alger : c’est-à-dire divisez-les et profitez de leurs querelles »4.

Les atermoiements de la Monarchie de Juillet5 en France entraînent alors une suite d’opérations militaires qui conduisit à l’occupation complète de 1’Algérie, après la reddition de l’Émir Abd El Kader en décembre 1847. Aussi le texte suivant est-il écrit sur la plaque commémorative située plage des Mourillons, à Toulon : « De cette rade le 25 mai 1830, sur ordre du roi Charles X, une flotte commandée par l’Amiral Duperré comportant 103 bâtiments de guerre et 500 navires de com­merce armés par 20 000 marins transportant un corps expéditionnaire de 38 000 hommes aux ordres du général de Bourmont, ministre de la guerre, appareilla vers Alger afin de rendre la liberté à la mer et de faire de l’Algérie une terre de progrès que plus d’un siècle de travaux et de combat en commun devait unir à la France par des liens de fraternité ».

Les divergences résultant de la colonisation

En vérité, la conquête de l’Algérie par les Français s’est révélée particulièrement difficile et sanglante. Cela a laissé un fort ressentiment dans la population musul­mane, ressentiment exacerbé et entretenu depuis l’indépendance par les gouverne­ments algériens.

Le contraste est grand avec l’arrivée, dans l’ensemble peu violente, des Français en Tunisie et au Maroc. Les troupes, puis les colons français, se sont installés dans ces deux pays à la suite d’un traité avec les autorités locales, et non par la conquête. Que ces traités aient été la conséquence d’une forte inégalité militaire ne change pas le résultat.

Au Maroc, le premier résident général, Lyautey, de 1912 à 1925, avec toutefois un intermède, notamment pendant la période où il est ministre de la guerre dans le cabinet Briand (1916-1917), fut extrêmement attentif à agir, y compris militai­rement, « au nom du sultan », permettant à ce pays de faire régner l’ordre public à l’intérieur de frontières définies. Il veilla particulièrement à respecter l’islam et les traditions locales et s’appliqua à améliorer les infrastructures. Juridiquement par­lant, la Tunisie et le Maroc étaient des protectorats, mais non l’Algérie.

Pour des raisons géographiques, il n’y avait jamais eu d’État ni de nation entre la région de Tunis et la plaine marocaine. Les deux grandes plaines de Tunisie orientale et du Maroc occidental ont facilité à plusieurs reprises la naissance ou la renaissance d’États. Entre ces deux plaines, la population a été fractionnée par le relief en peuplements différents. La notion même d’Algérie n’existait pas avant l’arrivée des Français. Il y avait la régence turque, très autonome par rapport à Istanbul, dirigée par une caste de Turcs locaux dont l’autorité ne s’exerçait véritablement que dans les environs immédiats d’Alger et sur quelques garnisons de l’intérieur chargées de surveiller le paiement du « tribut ».

Napoléon III voulut créer un « royaume franco-arabe », lança un enseignement bilingue, une administration attentive aux indigènes, « les bureaux arabes », et dé­clara aux Européens : « vous ne pourrez rester dans ce pays qu’avec l’accord de la majorité de la population ». C’était difficilement imaginable pour nombre d’Eu­ropéens, qui se déclarèrent républicains et eurent donc les faveurs de Paris après la chute de Napoléon III. Ils demandèrent et obtinrent « l’Algérie française », c’est-à-dire la mise en place d’une administration civile analogue à celle de la France, qu’ils contrôlaient puisque les musulmans, dont les imams avaient repoussé l’offre de naturalisation de Napoléon III, n’avaient pas le droit de vote, étant soumis au « code de l’indigénat ».

Ces Européens comprenaient un nombre assez restreint de Français « continen­taux », dont quelques milliers d’Alsaciens-Lorrains après 1871, et des Corses. La majorité était espagnole, sicilienne, maltaise…, majorité que l’administration poussa à acquérir la nationalité française. S’y ajouta la communauté juive locale, naturalisée en bloc en 1870 (décret Crémieux) et, donc, intégrée nationalement et linguistique-ment, puisqu’elle choisit en grande partie de s’installer en France en 1962.

Toujours en Algérie, le pourcentage de la population « européenne » ainsi constituée, passa par un maximum de près de 20 % à la fin du XIXe siècle, pour retomber à environ 10 % vers 1960 en raison de la forte croissance démographique des musulmans. Dans les années 1930, les revendications de la petite élite musul­mane non religieuse étaient l’égalité des droits et l’assimilation, non la revendica­tion d’une « algérianité ». Cette demande d’égalité ayant été sans cesse repoussée, l’idée d’indépendance fit son chemin, notamment à l’occasion de la répression san­glante du 8 mai 1945, puis de la fraude lors des élections de 1948. En effet, le statut « Blum-Violette », prévoyant une accession très progressive à la nationalité fran­çaise, avait été repoussé plusieurs fois pour être finalement adopté après la Seconde Guerre mondiale, avec notamment un nombre de représentants des musulmans égal à celui des Européens c’est-à-dire 1/10e de droit de vote par musulman, ce qui était injustifiable. À tout égard, la fraude massive en faveur des « béni-oui-oui » (candidats musulmans choisis par les Pieds-noirs) mit fin aux espoirs d’évolution démocratique et poussa nombre de musulmans vers la demande de l’indépendance.

Mais les populations et les mentalités étaient si variées et si imbriquées qu’il fallut sept ans de guerre sanglante et de répression (1954-1962) pour arriver à cette indépendance. La répression dont la population musulmane fut victime vint prin­cipalement du FLN (Front de libération nationale), créé en novembre 1954, qui s’imposa parti unique6 par la violence de sa branche armée, l’ALN (Armée de libé­ration nationale). De Gaulle arriva au pouvoir en 1958, gagna militairement cette guerre, mais décida de dégager la France de l’Algérie en donnant aux musulmans l’égalité des droits, donc le droit de vote pour l’indépendance.

Il résulte de ce qui précède une forte spécificité algérienne au Maghreb, qui comprend deux caractéristiques principales. D’abord, une forte amertume, d’autant que la propagande officielle et les programmes scolaires nient les efforts politiques, économiques, éducatifs, sanitaires et d’équipements menés pendant la colonisation et rappellent sans cesse la violence de la guerre. À titre illustratif, les livres scolaires indiquent un nombre de « martyrs », personnes tuées au moment de la guerre d’Al­gérie, qui est le sextuple des estimations historiques les plus faibles.

S’ajoute la faible légitimité du gouvernement algérien, qui contraste avec celle du roi du Maroc7 et avec celle qu’avaient en Tunisie le gouvernement de Bourguiba et, uniquement les toutes premières années, celui de Ben Ali. Pour justifier son pouvoir, le gouvernement algérien doit donc sans cesse rappeler qu’il a « gagné la guerre et libéré le pays », double affirmation dont nombre de citoyens connaissent le caractère discutable.

Le pouvoir algérien est donc également conduit à passer sans cesse au crible la politique française pour mettre en évidence tout ce qui lui paraît être une in­dulgence par rapport au passé colonial, ce qui complique beaucoup les relations bilatérales. Ce problème n’existe guère entre la France, le Maroc et la Tunisie, ces derniers pays, sans pour autant endosser le principe de la colonisation, la considé­rant comme un épisode historique parmi d’autres.

La géopolitique maghrébine est par ailleurs compliquée par les mauvaises re­lations internationales intra-maghrébines. D’une part, depuis 1962, le Maroc et l’Algérie ont été deux fois en guerre. La frontière terrestre entre les deux pays, absur­dité économique, est fermée depuis 1994. D’autre part, l’Algérie appuie fortement la revendication d’indépendance du Sahara ex-espagnol que le Maroc a annexé en 1975 dans le contexte de l’organisation par le roi Hassan II de la « marche verte ». La France se rangeant plutôt du côté marocain, cela complique encore ses relations avec l’Algérie.

Des indépendances accroissant les différences

Les circonstances des indépendances ont accru les différences entre les trois pays du Maghreb central. D’abord, juridiquement et politiquement, il est plus facile d’accorder l’indépendance à des protectorats que de se séparer d’une partie d’un territoire considéré comme français. Par ailleurs, comme précisé ci-dessus, la po­pulation des deux protectorats n’avait en général guère de ressentiment particulier contre la France. Tout cela permit des arrangements discrets entre collègues poli­ciers et militaires français et locaux, souvent issus des mêmes écoles françaises, pour éviter tout débordement à l’indépendance.

Pour ces raisons, l’indépendance n’a pas apporté de grands bouleversements dans la vie quotidienne de la Tunisie et du Maroc. Une partie des populations juives et d’origine européenne est d’abord demeurée dans ces pays devenus indépendants. Puis elles ont dû les quitter au fil de différentes évolutions : appropriation de leurs biens désignés comme des « bien coloniaux », arabisation de l’enseignement pu­blic et de certains secteurs administratifs, événements dramatiques de Bizerte, base militaire conservée par la France en Tunisie jusqu’au 15 octobre 19638. Tout cela a été plutôt reconnu ensuite comme des erreurs ayant retardé le développement des deux pays.

En Algérie, la situation était très différente : le traumatisme de la guerre et des massacres organisés par le pouvoir algérien après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 ont poussé au départ la totalité des populations européennes et juives, ainsi qu’une partie de l’élite musulmane. L’effondrement économique qui en est résulté a été amplifié par le choix d’une politique économique inspirée de l’idéologie soviétique. Et l’armée nationale conserve encore aujourd’hui un large pouvoir, à l’arrière-plan d’une démocratie de façade. Ce pouvoir définit l’Algérie comme un État « ara-bo-musulman » hostile aux communautés berbères comme aux francophones. Et l’importance des recettes de la vente des hydrocarbures, spécificité algérienne au Maghreb central, a contribué et contribue à amortir les conséquences néfastes des choix économiques et notamment de la construction d’une industrie lourde inef­ficace.

Ainsi, nombre d’éléments historiques mettent en évidence des variables géopo­litiques susceptibles de creuser des différences selon les pays du Maghreb. Qu’en est-il des variables démographiques ?

Les diversités de peuplement

Considéré dans son acception large allant de la Mauritanie à la Libye, le Maghreb compte, dans le monde comme dans l’Afrique septentrionale, une importance re­lative plus territoriale que démographique. En effet, la superficie cumulée des cinq pays atteint 6 045 milliers de km2, soit onze fois plus que la France métropolitaine, près de deux fois plus que la superficie de l’Inde et 4,5 % de la surface des terres émergées. Toutefois, la répartition étatique est fortement inégale. La vaste Algérie, plus de quatre fois la superficie de la France métropolitaine, devance nettement la Libye, la Mauritanie, le Maroc (considéré dans ses frontières d’avant 1975 ou en y incluant le Sahara occidental) et, plus encore, la Tunisie, dont le territoire est envi­ron trois fois moins vaste que celui de la France métropolitaine.

Cette dimension territoriale du Maghreb est, dans notre période contempo­raine, d’une importance accrue en considérant son positionnement géographique. En effet, le Maghreb se trouve ouvert à la fois sur la Méditerranée et sur l’Atlantique, dont le port de Tanger constitue l’une des portes. Il se déploie notamment sur la rive sud d’une Méditerranée qui, compte tenu des progrès dans les communications maritimes et aériennes, est à une encablure d’une des régions les plus développées au monde, l’Europe. En outre, le Maghreb se présente comme une zone de passage entre la Méditerranée et une Afrique subsaharienne qui est en train d’acquérir, par suite de la transition démographique, un poids démographique considérable9.

A l’inverse, l’importance démographique du Maghreb est limitée en dépit des effets du multiplicateur transitionnel10. Il est vrai que la population de Maghreb serait plus nombreuse si les évolutions géopolitiques n’en avaient chassé la quasi-totalité des populations non arabes ou non berbères, donc d’origine européenne ou juive11, ou si les politiques de développement conduites depuis les indépendances s’étaient fondées sur une meilleure gouvernance et étaient parvenues à enrayer d’importantes émigrations vers l’Europe, émigrations qui se sont ensuite diversifiées à destination de l’Amérique du Nord ou d’autres régions du monde.

En conséquence, avec 89 millions d’habitants en 201012, le Maghreb compte un nombre d’habitants guère supérieur à celui de la seule Egypte, quinze millions d’habitants de plus que la Turquie, et seulement 1,3 % du total des populations du monde. Mais les écarts de peuplement selon ses cinq pays sont importants puisque ceux-ci peuvent se classer en trois types : l’Algérie et le Maroc avec plus de 30 millions d’habitants, la Tunisie légèrement au-dessus de 10 millions, puis la Libye et la Mauritanie avec moins de 7 millions. La population de la Libye a, au moins temporairement, fortement diminué au premier semestre 2011, avec le conflit ci­vil débouchant sur l’exode de nombreux étrangers égyptiens, sub-sahariens, mais aussi européens venus en Libye au titre des migrations entrepreneuriales depuis que Kadhafi s’était lancé dans un programme de développement des infrastructures.

Si nous considérons les projections moyennes à 2025, la population totale des cinq pays du Maghreb pourrait atteindre 106 millions d’habitants, conservant exac­tement le même pourcentage dans la population du monde.

La combinaison du nombre d’habitants et de la superficie du Maghreb traduit une densité moyenne très faible, de 15 habitants/km2 en 2010, bien inférieure à la moyenne mondiale de 51 habitants/kmA Toutefois, cette densité moyenne est va­riable en fonction de l’importance de la superficie désertique des pays. Ainsi la den­sité la plus élevée se trouve au Maroc dans ses frontières d’avant 1975 (71 habitants/ km2), suivi de la Tunisie. L’Algérie compte une densité équivalente à la moyenne maghrébine. En revanche, les densités de la Libye, de la Mauritanie et du Sahara occidental sont extrêmement faibles, inférieures à 5 habitants/kmA

Aux différences de peuplement selon les pays s’ajoutent des répartitions géogra­phiques de la population fort inégales qui ne se sont guère modifiées au cours des dernières décennies.

Ainsi, en Algérie, le peuplement n’atteint une certaine densité que dans le Nord, avec deux zones principales. D’une part, la zone du Tell, humide à l’est et semi-aride à l’ouest, est un ensemble montagneux compartimenté de plaines littorales et inté­rieures. D’autre part, la zone des hautes plaines, qui s’étend des chaînes telliennes aux chaînes sud-atlassiques (Atlas saharien, Aurès et Nementcha), est semi-aride à l’est et aride à l’ouest. La population de ces deux régions formant le Nord de l’Algérie représente 94 % des habitants sur 279 180 km2, soit 12 % de la superficie du pays.

Les densités algériennes diminuent rapidement du nord au sud. Les plus fortes se constatent sur la façade méditerranéenne, là où l’armature urbaine est particu­lièrement présente, avec Alger, Constantine ou Oran, villes qui ont polarisé une grande partie de l’émigration rurale. Le peuplement de l’Algérie demeure donc, aujourd’hui comme hier, concentré à proximité de la Méditerranée. Il l’est même davantage qu’hier sous l’effet des processus d’urbanisation accentués par le conflit civil des années 1990.

Comme l’Algérie, le Maroc présente une très forte inégalité de la répartition de sa population. La chaîne atlassique, avec son orientation sud-ouest nord-est, divise le Maroc en deux parties inégalement peuplées. Notamment en raison de la douceur du climat et de la pluviométrie favorable, les neuf dixièmes de la population vivent au nord-ouest de la diagonale concrétisée par l’Atlas. Cette inégalité de peuplement perdure et se renforce même. En effet, le taux d’accroissement naturel du Sud-Est est plus important, mais la poursuite de l’urbanisation bénéficie au Nord-Ouest, où se trouve l’essentiel de l’armature urbaine. Le Maroc se caractérise donc, aujourd’hui comme hier, par un peuplement contrasté et dissymétrique.

Comme en Algérie et au Maroc, l’élément géographique est déterminant pour comprendre la répartition régionale de la population en Tunisie. Le territoire de ce pays étant exposé aux souffles torrides du Sahara et sans grandes barrières monta­gneuses et protectrices, la population de la Tunisie se groupe essentiellement autour de villes-ports au bord de la Méditerranée. Les foyers de peuplement localisés dans l’intérieur du pays s’expliquent par l’existence de points d’eau ou l’aménagement de sites recevant de l’eau grâce à d’anciens grands travaux de conduite (Kairouan). Ailleurs, le peuplement est dispersé. Depuis l’indépendance, la dissymétrie du peu­plement tunisien s’est accentuée au profit de la région de Tunis, recevant une impor­tante émigration rurale et méridionale.

En définitive, les trois pays étudiés connaissent une permanence globale de la géographie du peuplement, et plus précisément un renforcement des inégalités dans la mesure où l’urbanisation augmente le poids relatif des régions déjà auparavant les plus peuplées.

 

Une avancée diversifiée dans la transition démographique

À la veille des indépendances, l’ensemble du Maghreb connaît le même régime démographique, que l’on peut qualifier de « proto-transitionnel », avec des taux de natalité élevés et des taux de mortalité orientés à la baisse, comme cela est le cas dans la première étape de la transition démographique. Toutefois, au début des années 1950, le taux de mortalité se trouve aux alentours de 25 décès pour mille habitants, un niveau encore élevé qui mérite explication.

Dans les pays où la France a contribué à une certaine extension du réseau sani­taire, à un rythme plus ou moins rapide selon les régions, les conditions culturelles et sociales ne sont guère favorables à une baisse rapide de la mortalité, pour plusieurs raisons. D’abord, l’acquisition de réflexes d’hygiène se fait lentement. Ensuite, la médecine traditionnelle et le statut de la femme empêchent la systématisation des consultations médicales. Nombre de femmes musulmanes ne peuvent être visitées à domicile, même en cas de nécessité, par un médecin de sexe masculin. Aussi les accidents puerpéraux sont-ils encore nombreux, et les mortalités maternelle et in­fantile ne peuvent s’abaisser que lentement. Ainsi, la mortalité au Maghreb (non compris la surmortalité liée aux luttes pour l’indépendance) est-elle analogue à celle de l’Inde malgré une meilleure infrastructure et un niveau de vie bien plus élevé, et très supérieure à celle de la Malaisie semi-musulmane.

Après les indépendances13, la baisse de la mortalité s’effectue à un rythme dif­férent selon les régions. Après les efforts conduits par la médecine métropolitaine, le volontarisme de la Tunisie indépendante amplifie les résultats de la lutte contre la mortalité. Au Maroc, la hausse des taux de survie est plus élevée dans les grandes villes, où les changements sociaux opèrent plus rapidement, que dans les territoires ruraux ou montagneux. En Algérie, la volonté collectiviste des premières années de l’indépendance conduit à privilégier l’aide sanitaire des pays communistes qui se délestent de leurs médicaments superflus, souvent périmés, et qui ne sont pas nécessairement les plus utiles pour lutter contre la morbidité et la mortalité dans un pays méditerranéen. Néanmoins, la mortalité baisse dans les trois pays, prolon­geant le mouvement précédemment entamé dans la première moitié du XXe siècle, notamment grâce aux campagnes de vaccination.

 

 

 

 

 

Figure 7. La fécondité au Maghreb central

O Gérard-François Dumont – chiffres WPP 2010 (enfants par femme).

 

Quant au régime de la natalité, il se chiffre à un niveau élevé au début des années 1950, entre 45 et 51 naissances pour mille habitants. Un tel niveau s’ex­plique par l’importance de l’indice synthétique de fécondité, estimé à 7 enfants par femme. Le taux d’accroissement naturel, différence entre le taux de natalité et le taux de mortalité, est donc très élevé, aux alentours de 25 pour mille habitants.

En comparant avec la situation à l’orée des années 2010, deux éléments distincts sont à prendre en considération : d’une part, la transition démographique a consi­dérablement avancé au Maghreb et, d’autre part, son rythme et son calendrier diffé­rencient les pays. En effet, en 2010, le taux de mortalité est inférieur à 7 décès pour mille habitants dans les trois États. Ce faible niveau, qui illustre des progrès certains dans la lutte contre la mortalité, doit néanmoins être relativisé, car il s’explique partiellement par la jeunesse de la composition par âge des populations. Les taux de mortalité infantile illustrent mieux les évolutions sanitaires. Ils établissent une différence de résultat atteint en 2005-2010 entre les trois pays : le taux de mortalité infantile est estimé à 20,8 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances en Tunisie, 25 en Algérie et 34 au Maroc.

Un deuxième élément de différenciation tient aux fécondités. Certes, elles se sont considérablement abaissées depuis les indépendances, mais les trois pays ont suivi des politiques différentes conduisant à des résultats différenciés : 2,0 enfants par femme en Tunisie en 2010, 2,4 en Algérie et au Maroc. En conséquence, la Tunisie peut être considérée comme ayant terminé sa transition démographique dans la mesure où sa fécondité est inférieure au seuil de simple remplacement des générations14, tandis que le Maroc et l’Algérie se trouvent encore dans la seconde étape de la transition, caractérisée par une faible mortalité et une natalité en dimi­nution.

Si les changements de régime démographique naturel15 intervenus entre 1960 et 2010 s’inscrivent globalement dans la logique de la transition démographique, il faut souligner combien les trois pays les plus peuplés du Maghreb sont passés d’un régime naturel identique à des niveaux diversifiés. L’homogénéité des régimes naturels à la veille des indépendances a laissé la place à une relative hétérogénéité, fruit d’évolutions différentes. Par exemple, la pyramide des âges de l’Algérie est plus jeune car la fécondité de ce pays est demeurée très élevée, au-dessus de 7 enfants par femme pendant une longue période jusqu’en 1980.

Les différences de rythme de la transition démographique se trouvent illustrées par l’évolution du nombre d’habitants entre 1950 et 2010 : une multiplication par 4,1 en Algérie, alors que ce pays est celui où l’émigration a été la plus intense en raison des flux de rapatriés de 1962, de 3,6 au Maroc et de 3,0 en Tunisie.

Ces écarts ne sont pas le fruit du hasard mais dépendent fortement des poli­tiques démographiques conduites et, donc, de la géopolitique interne : une poli­tique longtemps nataliste en Algérie, une politique volontariste de progrès sanitaires en Tunisie et une volonté semblable au Maroc, mais plus difficile à mettre en œuvre dans un pays vaste et diversifié comprenant certains territoires, comme le Rif16, où l’administration de l’État marocain ne peut, pendant plusieurs décennies, guère intervenir dans la réalisation d’infrastructures sanitaires et de transport.

 

Des politiques démographiques longtemps divergentes

Contrairement à ses voisins, le pouvoir algérien reste longtemps nataliste. Dans un discours du 20 juin 1969, le Président Boumediene prend position : « nous ne sommes pas partisans de fausses solutions telles que la limitation des naissances ». Selon les dirigeants algériens, la croissance démographique rend nécessaire le dé­veloppement par le « socialisme », un socialisme très proche des méthodes alors pratiquées dans les pays soviétiques (collectivisme économique, parti unique, cen­tralisation…). Dans cet esprit, la délégation algérienne, à la tête du « groupe des 77 » (celui des pays non alignés) lors de la conférence de Bucarest en 1974, déclare que « la meilleure pilule, c’est le développement ». L’année 1974 est également celle du premier choc pétrolier, qui conduisit l’Algérie à certaine euphorie politique et financière.

Plusieurs facteurs sont défavorables à un abaissement de la fécondité. Dans l’Al­gérie à économie de rente d’avant le contre-choc pétrolier de 1985-1986, la de­mande potentielle de travail extérieur féminin est moins vitale, et l’offre est moins forte, non seulement faute d’entreprises étrangères, mais aussi du fait des choix po­litiques en faveur de l’industrie lourde alors que, par ailleurs, le régime veut donner des gages aux musulmans intégristes.

Après la mort de Boumediene en 1978, l’arrivée du Président Chadli conduit à un véritable revirement dans le regard politique porté sur les évolutions démogra­phiques. L’année suivante, dans leur rapport général, les rédacteurs du plan quin­quennal de 1980-1984 écrivent : « l’action de réduction active du taux de natalité est devenue une condition indispensable pour améliorer l’efficacité de la construc­tion de l’économie… et répondre… aux besoins sociaux ». Le deuxième congrès du FLN (1978-1979) évoque  » la nécessité… d’aboutir à… un accroissement démo­graphique en harmonie avec celui de notre économie « . Trois ans après, en 1982, le gouvernement obtient du Conseil Supérieur Islamique une fatwa en faveur de l’espacement des naissances. À partir de 1983, les gouvernements algériens succes­sifs semblent s’accorder sur le principe d’une décélération de leur croissance démo­graphique ; quelques structures publiques sont créées pour mieux informer et aider les femmes, dans l’esprit de cette nouvelle politique.

Mais le régime de la natalité évolue peu jusqu’au véritable tournant, en 1986, né du contre-choc pétrolier. Ce dernier s’accompagne d’une paupérisation et d’un isolement croissant (maintenu par le pouvoir). Auparavant, les Algériens ont été longtemps relativement riches, une part de la rente pétrolière étant distribuée sous forme de revenus directs et de services sociaux contribuant notamment à supporter le coût d’une famille nombreuse. Les revenus étaient largement utilisés à l’achat de biens importés, faute de production locale. Le contre-choc pétrolier réduit les moyens d’importer et, donc, le niveau de vie réel. Les Algériens qui avaient en partie bénéficié de la rente pétrolière doivent s’adapter à une réalité nouvelle et réduisent alors leur fécondité sous l’effet de plusieurs facteurs. D’abord, il est plus difficile de nourrir un nombre élevé d’enfants dans un pays qui s’appauvrit. Ensuite, la crise du logement est plus aiguë que chez leurs deux voisins du fait de la politique suivie. En conséquence, les jeunes peuvent difficilement s’établir, ce qui retarde l’âge au mariage et le calendrier de la natalité. En plus, l’urbanisation s’accroît dans les années 1980, contribuant à la baisse de la fécondité. En outre, les Algériennes ont davantage de contacts avec des émigrées plus nombreuses pratiquant d’autres modes de vie17. Par ailleurs, l’alphabétisation des enfants s’est généralisée pendant l’époque de prospérité ; à partir de 1986, le pli de la scolarisation ayant été pris et son coût devenant moins supportable, la réduction du nombre d’enfants apparaît comme une solution18.

La conséquence principale de la politique algérienne longtemps nataliste est une évolution démographique caractérisée par une suspension de l’évolution au milieu de la transition démographique pendant la dizaine d’années où le prix du pétrole était élevé, suspension ignorée par la Tunisie et le Maroc. Cela illustre à la fois l’im­portance directe et indirecte du facteur pétrolier.

Il faut approfondir la compréhension de la cause de la rapidité de la baisse de la fécondité algérienne malgré une réglementation loin de réaliser l’égalité des sexes. Il ne faut pas la chercher dans les quelques programmes publics de planification fa­miliale mais dans le comportement de la population. Comme l’analysent les démo­graphes de l’Association maghrébine pour l’étude de la population, section Algérie, « la population a été dans le domaine de la planification familiale (plus vite) que les politiques ». Les principaux facteurs sont la prise de conscience qu’une mortalité infantile abaissée autorise une fécondité plus faible, les difficultés de la vie urbaine dans un pays dont le développement est obéré, les échanges d’informations entre les femmes algériennes vivant en Algérie et leurs consœurs vivant à l’étranger, ces dernières les instruisant sur d’autres comportements. En outre, le suivi des chaînes de télévision et de radios occidentales, captées par des paraboles plus difficiles à censurer que les périodiques, a informé et informe sur des éléments de modernité susceptibles de faire évoluer les modes de vie.

En Tunisie, contrairement à l’Algérie, la rapidité de la transition s’est trouvée accentuée dès l’indépendance par des décisions politiques. La Tunisie donne un des exemples les plus complets d’une politique volontariste de population ayant concouru aux évolutions démographiques. Cette politique, couvrant tous les as­pects de la société tunisienne, a utilisé et utilise les déclarations officielles, la loi, l’al­phabétisation, l’ouverture économique, l’intensification du réseau sanitaire contre la mortalité, et la mise en place de programmes ciblés ou d’infrastructures pour des centres de soins maternels et la planification familiale, l’ensemble contribuant à faire évoluer les comportements démographiques, y compris dans leur aspect sa­nitaire.

D’une part, les efforts sanitaires et hygiéniques pour faire baisser la mortalité sont constants et facilités par les mesures favorables au développement économique, rendues indispensables dans la mesure où la Tunisie, qui n’a pas les richesses en hy­drocarbures de l’Algérie, ne peut se contenter comme elle d’une économie de rente. D’autre part, les décisions créant un contexte favorable à la baisse de la fécondité et, donc, à l’accélération de la seconde étape de la transition démographique sont nombreuses et diversifiées.

Dès 1956, la politique tunisienne de population se fixe un objectif démogra­phique avoué. Cette clarté dans les intentions explique que le nombre d’enfants ou­vrant droit aux allocations familiales soit limité à quatre par la loi du 14 décembre 1960 et, pour bénéficier d’un salaire unique, limité à trois enfants.

En 1973, la Tunisie crée un Office National de la Famille et de la Population pour gérer à la fois les nombreux centres de protection de la mère et de l’enfant ainsi que les centres de planification familiale. Une campagne importante en faveur de la planification et de la limitation des naissances est entreprise et soutenue par une action gouvernementale mettant totalement à disposition la presse, la radio et la télévision. Le Président Habib Bourguiba fait des interventions remarquées sur ce thème dans les années 1970. En 1978, l’interruption volontaire de grossesse, les ligatures des trompes et l’utilisation des divers moyens contraceptifs deviennent accessibles à toutes les femmes, de manière totalement gratuite.

Dans les villes et notamment à Tunis, les résultats sont nets : dès les années 1980, plus de la moitié des femmes citadines ont utilisé un des moyens contracep­tifs disponibles, chiffre supérieur à celui des autres pays d’Afrique septentrionale.

Quant à la politique marocaine de population, elle a longtemps été moins fré­quemment citée que celle du gouvernement tunisien, peut-être parce que le régime politique marocain paraissait alors moins  » moderne  » que celui de Bourguiba. Elle est néanmoins bien réelle : en 1966, un programme national de planification fami­liale est lancé ; en 1967, la loi de 1939, qui interdisait la publicité et la distribution des contraceptifs, est abrogée. La même année, le Plan quinquennal 1968-1972 s’est, pour la première fois dans l’histoire de la planification au Maroc, explicite­ment assigné un objectif de réduction de la fécondité.

La grande caractéristique du Maroc est l’opposition entre de grandes agglomé­rations où la transition démographique est pratiquement terminée (Casablanca, la capitale économique, et Rabat, la capitale politique) et le Maroc des montagnes et du sud, où la transition est moins avancée.

Les divergences dans les politiques de population se combinent avec des évo­lutions sociétales variées, notamment en ce qui concerne la place faite à la femme

Des évolutions sociétales variées

Ainsi, en Algérie, le code algérien de la famille, qui inclut le statut des femmes, n’a été promulgué qu’en 1984. Il a donc fallu 22 ans après l’indépendance pour tenter une avancée vers l’égalité entre hommes et femmes. Mais cette tentative, avortée à la lecture du code algérien de la famille, illustre la profonde division de l’élite algérienne. La place de la femme dans la société y reste seconde et aucune avancée n’a été introduite depuis.

En revanche, en Tunisie, dès les lendemains de l’indépendance, le code du sta­tut personnel (13 août 1956) institue une certaine égalité entre les femmes et les hommes, révolutionnaire par rapport à la tradition et aux mœurs généralement répandues. Il accorde à la femme un certain nombre de droits : suppression de la polygamie, réglementation judiciaire du divorce avec l’abolition de la répudiation, interdiction du mariage des filles impubères, et instauration de la liberté de choix du conjoint. Demeure conforme à la charia notamment le maintien d’une inégalité en matière de droit de succession, la femme héritant moitié moins que l’homme. Ce même code de 1956 fixe l’âge minimum du mariage, respectivement à 15 et 18 ans révolus pour l’épouse et l’époux. Huit ans plus tard, la loi du 20 février 1964 relève cet âge respectivement à 17 et 20 ans. Dans les faits, l’âge au mariage du sexe féminin s’élève très au delà des planchers légaux. Dans un pays où le nombre des naissances hors mariage est marginal, cette élévation de l’âge au mariage est un élé­ment fondamental de la baisse de la fécondité. Mais d’autres facteurs ont également joué.

La scolarisation des filles, comme celle des garçons, devient générale. Le plan de scolarisation totale (4 novembre 1958) stipule dans son article premier : « per­mettre à tous les enfants des deux sexes. le développement de leur personnalité et de leurs aptitudes naturelles ». Puis la loi du 24 juillet 1991 rend obligatoire la scolarité jusqu’à 15 ans. L’alphabétisation des femmes a un effet encore accentué par le fait que les élèves sont assez bien formés en langue étrangère (le français) dès les premières années. Ils ont ainsi un accès plus facile aux chaînes de télévision, aux discussions avec les mères de famille venues en touristes, etc.

En matière de droits économiques, le code du travail tunisien contient de nom­breux textes se rapportant au travail de la femme et conduit à la généralisation des régimes d’assurance-vieillesse ; une telle réglementation permet de contrecarrer le principe ancestral selon lequel « la progéniture est garante des vieux jours » et s’ajoute aux autres textes pour influencer à la baisse le comportement procréateur des Tunisiens. Et le taux d’activité des femmes progresse. La Tunisie détient la plus forte proportion de scolarisation féminine et de femmes actives du monde arabe, ce qui est une résultante d’une ouverture économique politiquement voulue : l’offre de travail extérieur féminin se manifeste surtout dans le secteur concurrentiel et en particulier dans les entreprises de style international par leur capital, leurs clients ou leurs cadres. L’ouverture aux implantations étrangères rend la main-d’œuvre tuni­sienne en majorité féminine dans l’industrie manufacturière, sans parler des services.

De nombreuses occasions d’ouverture individuelle en ont découlé :

  • les flux touristiques, dont l’influence est d’autant plus importante qu’il n’y a pas de grandes barrières linguistiques avec les francophones et les italophones ;
  • le lien avec les émigrés tunisiens en Europe, environ 8 % de la population tunisienne : ils sont au moins 500 000 (hors clandestins), dont 350 000 en France, la plupart originaires du sud de la Tunisie (Djerba, Gabès, Tatâouîne…)
  • l’accès à un nombre de plus en plus important de télévisions européennes, américaines, arabes, publiques et privées ;
  • le travail, notamment féminin, avec ou pour les étrangers, tant dans les entre­prises qu’à titre individuel.

L’ensemble a certainement joué dans le processus d’évolution des mentalités, notamment en faveur du ralentissement démographique et du rapprochement du statut réel des Tunisiennes de leur statut légal quasi occidental.

En Tunisie, les objectifs initiaux d’Habib Bourguiba ont donc été globalement atteints : cadre juridique familial « européen » (bien qu’inégalement respecté en pratique) ; scolarisation quasi totale des garçons et des filles ; forte proportion de femmes travaillant.

Le Maroc se trouve dans une situation intermédiaire entre l’Algérie et la Tunisie. Il a fallu attendre 2004 pour une véritable amélioration de la réglementation en faveur des femmes, mais elle reste en deçà des textes tunisiens. La Moudawana, le code de la famille promulgué en 2004, contient notamment les nouveautés sui­vantes :

  • La polygamie n’est plus autorisée que dans des conditions restrictives. Le consentement de la première épouse devient généralement nécessaire ;
  • Le divorce nécessite une demande devant la justice. La simple lettre de répudia­tion établie devant un responsable religieux ne suffit plus ;
  • Lors d’un divorce, le parent qui obtient la garde des enfants conserve le domicile familial ;
  • L’âge minimum légal au mariage passe de 15 ans à 18 ans ;
  • Le harcèlement sexuel est désormais considéré comme une faute et puni par la loi ;
  • Une femme peut se marier sans le consentement de ses parents ;
  • La fidélité de la femme envers son époux, principe traditionnel du droit cora­nique, est modifiée : l’ancien code faisait de la fidélité de la femme « le premier des droits du mari » ; le nouveau prescrit une « fidélité mutuelle » ;
  • Le mariage des Marocains selon les lois d’autres pays est dorénavant reconnu comme valide, une fois la demande formulée devant le tribunal des affaires fa­miliales et l’attestation de conversion de l’époux le cas échéant ;
  • Quant à la possibilité pour une femme marocaine de transmettre sa nationalité à ses enfants, elle a été reconnue dans le nouveau code de nationalité d’octobre 2006.

Ainsi le statut de la femme est proche des normes occidentales en Tunisie de­puis l’indépendance. Le cadre juridique traditionnel a perduré au Maroc jusqu’à la réforme de 2004. Et l’Algérie demeure caractérisée par une forte inégalité inscrite dans le code de la famille entre les hommes et les femmes.

 

Quelques extraits du préambule du Code de la famille de 2004 au Maroc

Les paragraphes suivants sont extraits du Code de la famille, la Moudawana, Dahir n° 1-04-22 du 12 hija 1424 (3 février 2004) portant promulgation de la loi n° 70-03 portant code de la famille, Bulletin Officiel n° 5358 du 2 ramadan 1426 (6 octobre 2005), p. 667.

Depuis son accession au trône de ses glorieux ancêtres, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, que Dieu le glorifie, s’est attaché à inscrire la promotion des droits de l’Homme au coeur du projet sociétal démocra­tique et moderne qui est engagé sous l’impulsion royale.

Outre son souci d’équité à l’égard de la femme, le projet vise notamment à protéger les droits de l’enfant et à préserver la dignité de l’homme, sans se dépar­tir des desseins tolérants de justice, d’égalité et de solidarité que prône Y Islam. Parallèlement, il fait une large place à l’effort jurisprudentiel de l’Ijtihad19 et à l’ou­verture sur l’esprit de l’époque et les exigences du développement et du progrès. …

On citera, à cet égard, les extraits ci-après du discours de Sa Majesté le Roi :

« En adressant Nos Hautes Directives à cette Commission, et en Nous pro­nonçant sur le projet de Code de la Famille, Nous entendions voir introduire les réformes substantielles suivantes :

  1. Adopter une formulation moderne, en lieu et place des concepts qui portent atteinte à la dignité et à l’humanisme de la femme et placer la famille sous la res­ponsabilité conjointe des deux époux.
  2. Faire de la tutelle (wilaya) un droit de la femme majeure, qu’elle exerce selon son choix et ses intérêts, et ce, en vertu d’une lecture d’un verset coranique selon laquelle la femme ne saurait être obligée à contracter un mariage contre son gré : « Ne les empêchez pas de renouer les liens de mariage avec leurs maris si les deux époux conviennent de ce qu’ils croient juste «. La femme peut, toutefois, mandater de son plein gré à cet effet, son père ou un de ses proches.
  3. Assurer l’égalité entre l’homme et la femme pour ce qui concerne l’âge du mariage, fixé uniformément, à 18 ans, en accord avec certaines prescriptions du Rite Malékite ; et laisser à la discrétion du juge la faculté de réduire cet âge dans les cas justifiés…
  4. S’agissant de la polygamie, Nous avons veillé à ce qu’il soit tenu compte des desseins de Y Islam tolérant qui est attaché à la notion de justice, à telle enseigne que le Tout-Puissant a assorti la possibilité de polygamie d’une série de restrictions sévères : « Si vous craignez d’être injustes, n’en épousez qu’une seule ». Mais le Très-Haut a écarté l’hypothèse d’une parfaite équité, en disant en substance : « vous ne pouvez traiter toutes vos femmes avec égalité, quand bien même vous y tiendriez « ; ce qui rend la polygamie légalement quasi-impossible. De même, avons-Nous gardé à l’esprit cette sagesse remarquable de Y Islam qui autorise l’homme à prendre une seconde épouse, en toute légalité, pour des raisons de force majeure, selon des critères stricts draconiens, et avec, en outre, l’autorisation du juge.

En revanche, dans l’hypothèse d’une interdiction formelle de la polygamie, l’homme serait tenté de recourir à une polygamie de fait, mais illicite. Par consé­quent, la polygamie n’est autorisée que selon les cas et dans les conditions légales ci-après :

  • Le juge n’autorise la polygamie que s’il s’assure de la capacité du mari à traiter l’autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d’égalité avec la première, et à leur garantir les mêmes conditions de vie, et que s’il dispose d’un argument objectif exceptionnel pour justifier son recours à la polygamie ;
  • La femme peut subordonner son mariage à la condition, consignée dans l’acte, que son mari s’engage à s’abstenir de prendre d’autres épouses… En l’ab­sence d’une telle condition, il lui appartient de convoquer la première épouse et demander son consentement, aviser la deuxième épouse que son conjoint est déjà marié, et recueillir également son assentiment.

En outre, il devrait être loisible à la femme dont le mari vient de prendre une deuxième épouse de réclamer le divorce pour cause de préjudice subi…

  1. Faire du divorce, en tant que dissolution des liens de mariage, un droit exercé et par l’époux et par l’épouse, selon les conditions légales propres à chacune des parties et sous contrôle judiciaire. Il s’agit, en effet, de restreindre le droit de divorce reconnu à l’homme, en lui attachant des normes et conditions visant à prévenir un usage abusif de ce droit… Pour ce faire, il convient de renforcer les mécanismes de conciliation et d’intermédiation, en faisant intervenir la famille et le juge. Si le pouvoir de divorce revient au mari, l’épouse en a également la prérogative, par le biais du droit d’option. Dans tous les cas de figure, il faudra, avant d’autoriser le divorce, s’assurer que la femme divorcée bénéficiera de tous les droits qui lui sont reconnus. Par ailleurs, une nouvelle procédure de divorce a été adoptée. Elle re­quiert l’autorisation préalable du tribunal et le règlement des droits dus à la femme et aux enfants par le mari, avant l’enregistrement du divorce. Elle prévoit, en outre, l’irrecevabilité du divorce verbal dans des cas exceptionnels.
  1. Elargir le droit dont dispose la femme pour demander le divorce judiciaire, pour cause de manquement du mari à l’une des conditions stipulées dans l’acte de mariage, ou pour préjudice subi par l’épouse, tel que le défaut d’entretien, l’aban­don du domicile conjugal, la violence ou tous autres sévices, et ce, conformément à la règle jurisprudentielle générale qui prône l’équilibre et le juste milieu dans les relations conjugales…

Mesdames et Messieurs les honorables parlementaires

Nous avons veillé à ce qu’elles cadrent avec les principes et les références ci-après :

– Je ne peux, en Ma qualité d’Amir Al Mouminine20, autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé ;

  • Il est nécessaire de s’inspirer des desseins de l’Islam tolérant qui honore l’homme et prône la justice, l’égalité et la cohabitation harmonieuse, et de s’ap­puyer sur l’homogénéité du rite malékite, ainsi que sur lljtihad qui fait de Y Islam une religion adaptée à tous les lieux et toutes les époques, en vue d’élaborer un Code moderne de la Famille, en parfaite adéquation avec l’esprit de notre religion tolérante ;
  • Le Code ne devrait pas être considéré comme une loi édictée à l’intention exclusive de la femme, mais plutôt comme un dispositif destiné à toute la famille, père, mère et enfants. Il obéit au souci, à la fois, de lever l’iniquité qui pèse sur les femmes, de protéger les droits des enfants, et de préserver la dignité de l’homme…

Cela est l’illustration d’une moindre ouverture algérienne. Cette dernière a d’abord été retardée, et l’est toujours, par la manne gazière et pétrolière. En l’absence d’une telle rente, la Tunisie et surtout le Maroc ont très vite compris la nécessité de s’ouvrir aux investissements étrangers. Une éventuelle ouverture algérienne a été éga­lement retardée par le choix de soutenir les islamistes pour contrer les démocrates dès les années 1970, ce qui n’a fait que les renforcer et a conduit à la guerre civile qui a bloqué le pays jusque vers l’an 2000, mais a eu le mérite de le faire renoncer partielle­ment à un « socialisme collectiviste » obérant un véritable développement. Ce renon­cement, précipité en 1994 par l’épuisement des réserves en devises amorcé depuis 1986 par le contre-choc pétrolier, n’a vraiment commencé à être concrétisé qu’avec le retour de la paix civile. Après quelques progrès, dont une certaine privatisation des terres permettant de relancer une production agricole devenue catastrophique, le mouvement de libéralisation – pourtant assez timide – marque le pas, le retour des réserves en devises, avec la hausse du prix du pétrole, ayant ramené le confort des vieilles habitudes, qui découragent les investisseurs nationaux et étrangers.

À l’examen des variables géopolitiques historiques, démographiques et sociétales, la géopolitique du Maghreb peut être résumée à une concurrence entre les influences occidentales, notamment françaises (vents du nord), et orientales (vents d’est). Il ne faut toutefois pas omettre un troisième axe de la géopolitique maghrébine renfor­çant, par des politiques rivales, la différenciation maghrébine, à savoir la profondeur africaine, c’est-à-dire l’interdépendance séculaire entre le Maghreb et la bande sahé-lo-saharienne. Cet axe peut se synthétiser en considérant l’existence d’une politique marocaine cherchant à capitaliser un héritage du passé, une Algérie héritant d’un Sahara l’écrasant, une Tunisie timide et l’effacement actuel de la Libye accroissant les menaces et les rivalités. Nous assistons donc à une profonde reconfiguration des « vents du sud »21. Mais concentrons-nous sur les vents du Nord et de l’Est.

 

Entre vents du nord et vents d’est

L’Algérie a choisi dès le début le modèle moyen-oriental, avec comme référence historique la gloire de l’empire islamique du moyen âge, du moins dans les sphères officielles, ce qui se répercute dans les programmes scolaires, tandis que le Maroc et la Tunisie sont restés beaucoup plus ouverts sur la France, l’Europe et l’Occident.

Depuis les années 1990, et notamment depuis la création de la chaîne de té­lévision arabophone Al-Jazira en 1996 puis la diffusion d’Internet, la pression sur les Maghrébins de l’arabe classique et de l’islam traditionaliste, voire islamiste, a nettement progressé. Si les partis islamistes au sens étroit du terme ont été répri­més, très vigoureusement en Tunisie et après une guerre civile de 10 ans en Algérie, l’islamisme au sens de l’imprégnation du politique par la religion s’est confirmé en Algérie, mais peu au Maroc. Il faut attendre le résultat des élections tunisiennes de 2011 et la gestion de la transition démocratique pour apprécier la situation dans ce pays.

Parallèlement, la concurrence de l’influence occidentale a également été plus vive. Les liens humains et médiatiques n’ont jamais été rompus avec la France, d’une part en raison de la présence d’une diaspora maghrébine accrue en France et en Europe et, d’autre part, avec l’arrivée de quelques dizaines de milliers de retraités eu­ropéens au Maroc et en Tunisie, sans oublier les immigrants entrepreneuriaux. Une certaine libéralisation économique a multiplié l’implantation des entreprises fran­çaises ou francophones. Une des conséquences a été le développement d’un secteur scolaire et universitaire francophone privé, qui est la principale voie vers l’emploi. Enfin, la diffusion de la langue française bénéficie aux médias francophones, dont Internet, qui est également utilisé en français, notamment dans le monde associatif et professionnel.

La Tunisie, même sous la période la plus autoritaire du régime de Ben Ali, pra­tique de façon générale une certaine ouverture aux échanges internationaux favo­rables à la diffusion rapide de la seconde étape de la transition démographique. Elle a certes été d’abord soumise, aux lendemains de son indépendance, aux mêmes modes historiques (collectivisation à outrance) qu’une bonne partie du Tiers Monde, et tout particulièrement des pays arabes. Mais le retournement tunisien se situe beau­coup plus tôt, après la phase nationaliste et socialiste qui se termine avec le limogeage de Ahmed Ben Salah, ancien ministre de l’économie partisan du collectivisme, en 1969, et avec davantage d’intensité que dans d’autres pays. Autre élément, la récon­ciliation avec la France intervient dès la fin des années 1960, une douzaine d’années après l’indépendance ; aussi l’Italie et la France sont-elles presque toujours restées très présentes économiquement et culturellement ; en outre, le régime tunisien résiste mieux à un islamisme moins encouragé qu’en Egypte et en Algérie.

Finalement, la Tunisie et le Maroc ont gardé une nette ouverture vers le Nord, dont la révolution tunisienne de décembre 2010 – janvier 2011 a témoigné avec des slogans qui auraient pu être européens. La Tunisie et le Maroc sont toutefois des pays différents. La Tunisie est plus profondément bilingue, instruite et sécularisée. La scolarisation est moins avancée dans un Maroc dirigé par un « commandeur des croyants », gardien d’un certain traditionalisme, mais également obstacle à l’isla­misme. Mais le Maroc, parce qu’il l’a souhaité, est le pays qui entretient les relations les plus étroites avec l’Union européenne (UE), dans le cadre d’un statut avancé. Ainsi, en octobre 2008, le Conseil d’Association UE-Maroc a adopté un docu­ment conjoint sur le renforcement des relations bilatérales pour accompagner les réformes lancées par le Maroc et répondre à sa volonté affirmée de se rapprocher de l’UE. Ce document renforce le partenariat en précisant de nouvelles ambitions : un approfondissement des relations politiques, une intégration au marché intérieur sur la base d’une convergence réglementaire, coopération sectorielle et dimension hu­maine. En revanche, la Tunisie de Ben Ali, sans doute pour préserver les avantages de sa nomenklatura, n’a pas voulu aller vers un statut avancé, tout en s’inscrivant dans la politique européenne de voisinage22. Toutefois, il faut espérer que la révo­lution tunisienne débouche sur une union douanière avec l’UE. Quant à l’Algérie, ses relations avec l’UE sont extrêmement limitées. L’Algérie n’est pas entrée dans un processus formel de négociations sous prétexte de la crainte d’un guidage systéma­tique par les institutions européennes comprenant des obligations démocratiques.

Une autre différence d’ouverture se constate vis-à-vis de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). D’un côté, le Maroc est adhérent depuis l’origine, le 1er janvier 1995, et la Tunisie le 29 mars 1995. Quant à la Mauritanie, son adhé­sion à l’OMC date du 31 mai 1995. La Libye a reçu le feu vert pour négocier son accession à l’OMC le 27 juillet 2004 et se trouve, comme l’Algérie, plus de quinze ans après la fondation de l’OMC, simple membre observateur.

Vus globalement, les trois pays du Maghreb central se ressemblent avec leur décor géographique méditerranéen, leur environnement humain arabo-musulman avec une forte touche française permettant des discussions approfondies avec les Occidentaux. Ils sont également semblables par la coexistence d’une certaine pau­vreté et d’une modernisation rapide, tout comme par le renvoi, au moins jusqu’aux révoltes de la fin 2010, en conversation privée de tout ce qui touche aux mœurs, à la politique et à la religion.

Leurs choix géopolitiques internes et externes sont néanmoins très différents. La Tunisie et le Maroc sont largement ouverts sur la France, l’UE, l’Occident, dont l’Italie pour la Tunisie et les Etats-Unis pour le Maroc mais aussi sur le Monde avec leur adhésion à l’OMC. Cela exerce des effets autant sur la politique extérieure (le Maroc a besoin de l’appui occidental dans son épreuve de force avec l’Algérie via le Sahara occidental) que sur les relations économiques et culturelles. Entre ces deux pays, la différence géopolitique tient à une plus grande fragilité politique pour la Tunisie, comme l’a montré la chute de Ben Ali puis les difficultés de la transition dé­mocratique et, pour le Maroc, dont la royauté semble pérenne à travers les réformes institutionnelles, davantage à une plus grande fragilité économique et sociale, tout particulièrement en période de prix élevés des matières premières et de l’énergie, couplés avec un chômage élevé, voire en hausse. Ce dernier point entraîne une plus grande dépendance du Maroc envers les riches Etats de la péninsule arabique, qui l’empêche d’exprimer trop ouvertement une profonde différence culturelle.

L’Algérie se situe dans une direction géopolitique largement opposée, avec no­tamment une absence de dépendance en termes d’hydrocarbures mais, bien au contraire, une économie de rente, et une relative fermeture vis-à-vis de l’extérieur, de la France avec laquelle les projets de traité d’amitié sont renvoyés sine die, de l’UE comme de l’OMC. Cette fermeture est en outre attestée par le refus de valo­riser ses considérables atouts touristiques, là aussi en contrepoint du Maroc et de la Tunisie. La fragilité politico-économique de l’Algérie relève d’un tout autre ordre que les deux autres pays : n’avoir pu bâtir une économie « réelle », c’est-à-dire autre que celle de la distribution de la rente pétrolière, et avoir étouffé sa population dans un carcan particulièrement rigide et décourageant. Au total, un demi-siècle après les indépendances, les caractéristiques géopolitiques des pays du Maghreb comptent nombre de divergences résultant d’une sorte de mouvement centrifuge. La géopolitique du Maghreb ne pouvant donc être appréhendée de façon globale, mais seulement en considérant celle de ses différents Etats, elle peut se définir non seulement comme fragmentée, mais comme éclatée23.

Du fait de cet éclatement, de l’impuissance à créer une intégration maghré­bine, le Maghreb est-il un véritable acteur dans sa propre région ? Chacun des pays concernés semble se percevoir comme la périphérie d’un centre qui se situe hors d’eux-mêmes et dont ils attendent la stratégie organisatrice, qu’il s’agisse de l’Eu­rope, du monde arabe, des Etats-Unis, de l’Afrique, ou de toute autre entité. Dans ce contexte, un scénario possible est la dilapidation du Maghreb dans son essence géopolitique, c’est-à-dire la régression de l’entité politique et historique en simple contiguïté géographique dont la régulation géopolitique est subordonnée à l’initia­tive de puissances extérieures.

Certes, le Maghreb ne connaît pas de guerre entre ses pays. Mais il n’est pas en paix. Sur un fond de rivalité stratégique entre l’Algérie et le Maroc, des conflits interétatiques et intra étatiques, ainsi que l’impact de l’extrémisme islamique, en­traînent une militarisation persistante et un état d’alerte antiterroriste permanent. La persistance du conflit saharien, les séquelles de la guerre civile algérienne et les revendications ethniques créent un climat d’instabilité, sans déterminer à ce jour ni un règlement négocié entre les parties ni un compromis ménagé dans un cadre maghrébin ou arabe. Ces conflits s’accumulent sans perspective de règlement, tra­hissant une tactique de pourrissement qui aggrave les conditions d’instabilité dans l’ensemble maghrébin.

 

Éléments bibliographiques

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Wackermann, Gabriel (direction), La Méditerranée, Paris, Ellipses, 2001.

Wackermann, Gabriel (direction), un carrefour mondial : la Méditerranée, Paris, Ellipses, 2001. Notes

  1. Chaîne montagneuse au nord de l’Algérie, constituant l’essentiel de la Petite Kabylie.
  2. Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, Tome 1, page 199.
  3. Tribu arabe établie à l’origine au sud de l’Arabie, puis en Egypte et qui fut d’abord envoyée par le calife fatimide al-Mustansir pour envahir l’Afrique du Nord.
  1. Le dey d’Alger et la réponse des Kabyles à l’émir Abd El Kader, sont cités par Jean Morizot, Les Kabyles, propos d’un témoin, Paris, CHEAM, 1985. p. 17 et 112. On retrouve également ces citations dans Faivre, Maurice, Un village des Harkis, Paris, L’Harmattan, 1994.
  2. De Broglie, Gabriel, La monarchie de Juillet, Paris, Fayard, 2011.
  1. Et l’est resté au moins jusqu’aux années 1980, quand la nouvelle constitution algérienne ins­taura le multipartisme, en réalité très contrôlé.
  2. À l’heure où nous écrivons, les résultats du référendum prévu pour le 1er juillet 2011 au Maroc sur la réforme constitutionnelle ne sont pas connus. Si un vote positif l’emportait largement, cela pourrait être interprété comme un plébiscite en faveur du système monarchique.
  3. Suite aux tensions entre la jeune Tunisie indépendante et la France sur le délai de l’évacuation de la base aéronavale de Bizerte, des manifestations organisées par le pouvoir tunisien devant le portail de la caserne de Sidi Ahmed se transforment en batailles rangées. Preuve de la violence de l’épreuve de force, les événements de Bizerte font officiellement 24 morts et 100 blessés côté Français contre 630 morts (dont une moitié au moins de civils) et 1 555 blessés côté manifestants.
  1. Dumont, Gérard-François, « L’Afrique, le nouveau continent milliardaire », Population & Avenir, n° 696, janvier-février 2010.
  2. Sur cette notion, cf. Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Editions

Armand Colin, 2004.

  1. Rappelons que la présence juive au Maghreb était très ancienne, héritage d’émigrations forcées de Palestine (dispersion de —722, après la défaite d’Israël face au roi d’Assyrie ; disper­sion de la période —587 à —539, après la — première — destruction du temple de Jérusalem par Nabuchodonosor ; exode de l’an 70 de l’ère chrétienne, lorsque Titus s’empare de Jérusalem et dé­truit, après l’avoir pillé, le second temple) ou d’Espagne en 1492. Cf. Dumont, Gérard-François, Les migrations internationales, Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Editions Sedes, 1995.
  2. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 700, novembre-décembre 2010, population-demographie.org/revue03.htm.
  3. 1956 pour le Maroc et la Tunisie, 1962 pour l’Algérie.
  4. Fécondité nécessaire pour que les femmes d’une génération soient remplacées nombre pour nombre à la génération suivante, donc une trentaine d’années plus tard ; un effectif de cent femmes est donc remplacé par un effectif semblable de cent femmes.
  5. Aux changements de régime naturel s’ajoutent ceux concernant la nature et les destinations des migrations internationales. Cf. Dumont, Gérard-François, « La géographie des populations des trois pays du Maghreb les plus peuplés a-t-elle changé depuis leur accession à l’indépen­dance ? », dans : Wackermann, Gabriel (direction), La Méditerranée, Paris, Ellipses, 2001.
  6. Durant l’ensemble de son règne (1961-1999), Hassan II ne s’est jamais rendu dans le Rif en raison d’une certaine hostilité de cette région au pouvoir central. En effet, cette région nord montagneuse du Maroc, située au nord du Moyen Atlas, connut notamment deux soulèvements réprimés par le pouvoir royal en 1958 et 1984.
  7. Dumont, Gérard-François, « Le rôle de la France dans l’évolution démographique de l’Algé­rie », Panoramiques, n° 62, 1er trimestre 2003.
  8. Cette particularité algérienne a son équivalent en République Islamique d’Iran, avec une phase populationniste, suivie, pour des raisons politico-pétrolières et éducatives analogues, par une réaction de la population : les déclarations gouvernementales et l’indice de fécondité ont varié à la baisse assez simultanément dans les deux pays.

 

  1. L’ijtihâd désigne l’effort de réflexion que les oulémas ou muftis et les juristes musulmans entreprennent pour interpréter les textes fondateurs de l’Islam et en déduire le droit musulman ou pour informer le musulman de la nature d’une action (licite, illicite, réprouvée…).
  2. Commandeur des croyants.
  3. par exemple Taje, Mehdi, « La réalité de la menace d’AQMI à l’aune des révolutions démocratiques au Maghreb », Géostratégiques, n° 32, 2011.
  4. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.
  5. Et ce caractère éclaté serait plus que confirmé à l’analyse géopolitique approfondie de ses deux pays périphériques moins peuplé, la Libye et la Mauritanie.
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