LA REALITE DE LA MENACE D’AQMI A L’AUNE DES REVOLUTIONS DEMOCRATIQUES AU MAGHREB

Mehdi TAJE

Doctorant à l’Université de Paris-Sorbonne, géopoliticien et spécialiste des méthodologies de la prospective.

3eme trimestre 2011

Cet article étudie l’émergence et la mutation régionale de l’AQMI. Al-Qaida au Maghreb islamique reste fondamentalement une organisation algérienne le (GSPC) qui s’est donné un projet maghrébin. Cette organisation incarne un second âge du terrorisme qui tente de fondre la problématique islamiste algérienne dans une géopolitique globale centrée sur l’antagonisme Islam-Occident. L’objectif essentiel pour les États maghrébins en particulier de l’Algérie est de stopper les infiltrations des membres d’Al Qaida et la prolifération des armes. Pour cela, il est indispensable de reconsidérer les moyens de lutte dans leur globalité et de dégager une stratégie d’urgence, notamment pour le contrôle des frontières.

Jhis article examines the rise and mutation of the régional AQIM. Al-Qaeda in Islamic Maghreb remains fundamentally an Algerian organization (GSPC-Group for Call and Combat) who created for itself a Maghrebproject. This organization represents a second gene­ration of terrorism, which attempts to fuse the Algerian Islamic issue in a global geopolitical context focused on Islam-West antagonism. The main objective for the Maghreb countries in particular Algeria, is to stop the infiltration of al Qaeda and the weaponsproliferation. To do this, it is necessary to reconsider the means of action as a whole and to sort out an emergency strategy, particularly for border control.

« jazirat EL-Maghreb », la presqu’île du couchant des géographes arabes, pré­sente une personnalité stratégique singulière. L’identité maghrébine a été façonnée par une histoire aux apports multiples et divers. Sur fond d’enlisement du projet de grand Maghreb, paralysé par des ambitions géopolitiques inconciliables et des conflits non surmontés, nous assistons à une puissante poussée d’acteurs majeurs décidés à peser sur les équilibres stratégiques façonnant le théâtre maghrébin : réin­vestissement des États-Unis avec des projets ayant pour vocation d’éroder le champ d’influence traditionnel des pays européens de l’arc latin, relative percée géopoli­tique de la Chine avec pour ambition de se positionner en acteur significatif en Méditerranée et retour de la Russie. À terme, une redéfinition de la carte des in­fluences et des ambitions géopolitiques au Maghreb est à prévoir. Cette dynamique est fortement accentuée par la vague de révolutions entamée fin 2010 secouant le théâtre maghrébin et bouleversant les repères traditionnels : cet ébranlement fera date et changera l’identité et la personnalité stratégique du Maghreb. Conscient de l’immobilisme et de l’archaïsme politique et économique limitant son action et son rayonnement sur le plan régional et international, cet espace est soudainement se­coué par une crise politique majeure introduisant une nouvelle fracture entre pays en transition démocratique (Tunisie et Maroc), pays en crise de régime et pays conser­vateurs.

Un nouvel ordre maghrébin

La révolution populaire tunisienne a réalisé la première brèche dans le mur Sud Méditerranéen1. Elle porte la promesse d’un nouvel ordre régional : l’onde de choc a retenti dans tous les peuples du Maghreb et du Machrek et même au-delà. Les décennies de statu quo sont irrémédiablement mises en cause. Le problème de la dé­mocratisation est désormais posé de l’intérieur des sociétés arabes. Cependant, pour les pays engagés dans cette voie, la victoire est fragile. Le fossé qui les sépare des Etats démocratiques ne saurait être comblé au terme des premières élections : trois ou quatre législatures passeront avant d’asseoir, sur des bases parlementaires, des régimes démocratiques stables et prévisibles.

Les révolutions arabes ouvrent ainsi la voie à un nouvel ordre maghrébin. En Tunisie, une avance démocratique en acte en dépit des défis inhérents à toute confu­sion postrévolutionnaire, constante de l’histoire. En Libye, démocratie en gestation en Libye avec toutes les incertitudes relativement à l’avenir de la une fois la guerre achevée2. Au Maroc processus d’ouverture politique réel mais prudent, d’ailleurs débuté à compter de 2000 avec l’accession au trône de Mohamed VI et encadré et soutenu par l’Union européenne et les Etats-Unis. En Algérie, persistance de la rigidité et de l’unilatéralisme teinté de méfiance à l’égard des expériences tunisienne et égyptienne. En Mauritanie, l’élan démocratique débuté le 3 août 20053 s’est brisé sur le coup d’Etat militaire mené par le général Mohamed Ould Abdel Aziz le 6 août 2008. Nous assistons ainsi à un retour en arrière assimilant le régime mauritanien aux régimes pseudo-civils qui prévalaient en Tunisie et en Egypte sur fond de mo­dèle sociétal tribal et d’antagonisme Maures-populations négro-africaines. Ainsi, se profile à court terme un ordre régional déphasé marqué par des inégalités dans les éventuelles avancées du processus démocratique.

L’équation démocratique est à variables multiples et complexes, reflet de sociétés aspirant au changement et écrivant une nouvelle page de leur histoire. Au fond, deux facteurs majeurs commandent la dynamisation du projet Maghrébin. Le premier est une convergence suffisante des sociétés quant au processus de sécularisation, c’est-à-dire quant au modèle de la famille et à l’autonomie de la législation par rapport à la charia, ainsi qu’à l’affirmation des libertés individuelles et de la démocratie. En dépit des révolutions secouant le théâtre, nous n’avons pas l’assurance que cette convergence se vérifie dans la mesure où des forces conservatrices ou régressives sont à l’œuvre de bout en bout du Maghreb et que l’avance prise par la Tunisie est elle-même menacée à ce jour. Le second tient à l’option fondamentale de l’Algérie. L’issue du conflit saharien, quelle qu’elle soit, ne suffit pas à déterminer la résurrection du Grand Maghreb dans la mesure où ce conflit est lui-même l’indice d’une stratégie globale algérienne visant l’ensemble des pays de la région. Dans une certaine mesure, la rigidité algérienne déterminera l’avenir de l’espace maghrébin.

Dans ce contexte global4, comment peut évoluer le terrorisme incarné par Al Qaida aux pays du Maghreb Islamique (AQMI) ? Les bouleversements géopolitiques secouant la scène maghrébine, et par effet de contagion le Sahel, constituent-ils des stimulants ou, inversement, des freins à l’expansion de l’organisation terroriste ? La réponse dicte dans une première étape de s’interroger sur la nature de cette organi­sation.

La composante algérienne d’AQMI

AQMI est une organisation complexe, officiellement franchise d’Al Qaida à l’échelle maghrébine et sahélienne et, officieusement, levier utilisé par de multiples acteurs au gré de leurs intérêts stratégiques ou criminels.

En intégrant « officiellement » Al-Qaïda en janvier 2007, le Jihad au Maghreb change de dimension, de doctrine et de mode d’action. Il devient la quatrième branche armée d’Al-Qaïda, après celles établies en Afghanistan, en Irak et en Arabie Saoudite. Néanmoins, ce point de vue peut être nuancé. En effet, « AQMI n’est pas une organisation maghrébine, mais un projet d’organisation maghrébine. Son changement de dénomination et son ralliement à Al-Qaida n’ont pas changé sa na­ture algérienne. Ils répondent plutôt à une volonté de redonner du sens à un djihad affaibli et discrédité au niveau national, en l’inscrivant dans la problématique glo­bale de la confrontation Islam-Occident. (…) La fermeture du système politique algérien, les alternatives au pluralisme et à la démocratie qu’il offre à la population, entraînent une déconnexion de la vie politique locale au profit d’approches globa­lisantes. Même des militants de gauche reproduisent, dans leurs propres termes, la vision d’un conflit avec un Occident accusé de soutenir et d’entretenir dictatures et régimes autoritaires. C’est cette réalité politique, ainsi que les conditions sociales difficiles des jeunes, qui font le lit d’AQMI et peuvent donner de la résonance à son projet maghrébin »5.

En 2008, l’AQMI continue sa dynamique d’internationalisation : comme le sou­ligne Abdelmalek Droukdel6, il s’agit de poursuivre la stratégie d’internationalisation du mouvement et de devenir la première force d’opposition armée au Maghreb.

Néanmoins, tout au long des années 2008, 2009 et 2010, AQMI essuie de nom­breux revers matérialisés par l’élimination ou la capture de nombreux « émirs »7. Selon la presse algérienne et le gouvernement algérien parlant de « terrorisme résiduel », l’éradication du mouvement terroriste semble proche : en effet, selon L’expression en date du 1er juillet 2009, 355 terroristes, dont plus d’une vingtaine d’émirs, ont été éliminés en un an. Parallèlement, les opérations de ratissage de l’armée algé­rienne se multiplient. Des dissensions, rivalités et suspicions internes fragilisent le mouvement. Son éventuel soutien populaire s’effrite sérieusement suite aux attentats suicides faisant des victimes civiles. Les capacités de recrutement s’effondrent et les interceptions par l’armée de convois d’approvisionnement en armes et munitions provenant du sud algérien se multiplient. Par ailleurs, la neutralisation de nombreux réseaux de soutien logistique et les fatwas hostiles de théologiens du Golfe décrétant illicite le jihad en Algérie affaiblissent le mouvement terroriste. En 2009, comme le souligne Louis Caprioli8, « AQMI est confrontée à un phénomène d’érosion. Ses dirigeants disparaissent, la privant de cadres et de stratèges. Ses réseaux de soutien étant sans cesse démantelés, sa stratégie de recrutement s’effondre. L’efficacité de la lutte militaire et du renseignement ont asphyxié progressivement le mouvement terroriste »9.

Néanmoins, en dépit des coups de boutoirs et des succès rencontrés par les forces de sécurité algériennes dans la période 2008-2010, la réalité semble plus nuancée et complexe. En 2011, AQMI conserve une relative capacité de nuisance qu’il convient de ne pas négliger. En se basant sur l’année la plus basse, 2001, les attaques et atten­tats d’AQMI au Maghreb et au Sahel ont cru de 56% pour atteindre un sommet en 2009, avec 204 attaques, puis 178 attaques en 2010. Par ailleurs, durant la pé­riode 2001-2010, l’Institut Potomac10 comptabilise 1 103 actes terroristes (atten­tats, meurtres, kidnappings, etc.) contre des cibles nationales et internationales au Maghreb et au Sahel, engendrant 2 000 morts et 6 000 blessés11.

Tel un virus, l’organisation terroriste s’adapte, mute et fait preuve d’une certaine capacité de résilience sur fond de changement de mode opératoire évoluant vers des actions de guérillas et des embuscades extrêmement bien planifiées.

Par ailleurs, le recrutement se poursuit et le mouvement terroriste continue à sé­duire de jeunes recrues déracinées et non insérées socialement. La lutte armée menée par le gouvernement algérien ne s’est pas accompagnée de mesures politiques vi­sant à affaiblir idéologiquement AQMI. La persistance du chômage et des injustices sociales conjuguée à l’absence de progrès économiques et sociaux, joue en faveur d’AQMI et de la persistance du terrorisme algérien. Plus globalement, la stratégie occidentale de harcèlement et de stigmatisation des Musulmans alimente le choc Occident-Islam et favorise l’endoctrinement et le recrutement.

En effet, « Al-Qaida au Maghreb islamique reste fondamentalement une orga­nisation algérienne (le GSPC12) qui s’est donné un « projet maghrébin ». Mais elle incarne également un second âge du terrorisme qui tente de fondre la problématique algérienne dans une géopolitique globale centrée sur l’antagonisme Islam-Occident. Cette mutation a pris au dépourvu le régime algérien dont l’action reste fondée sur la répression et sur une offre d’amnistie qui semble avoir produit le maximum de ses effets »13.

Si les forces de sécurité sont les cibles privilégiées, les intérêts étrangers ne sont pas à l’abri. Al-Qaïda continue son prosélytisme en Algérie et sa campagne anti­française s’amplifie.

Parallèlement, la dynamique de contestation ou de révoltes secouant les pays du Maghreb depuis début 2011 est salutaire car elle porte un coup à l’enkystement de dictatures décennales. Mais elle peut offrir, dans l’éventualité de la persistance d’un climat de relative anarchie, et la nature ayant horreur du vide, des angles de péné­tration et de renforcement de mouvements prônant le salafisme violent à l’image d’AQMI. Au fond, en Algérie, la menace d’AQMI pose en réalité la problématique de la maturité historique de l’Etat et de la société algérienne et de la nature du pou­voir algérien. Certes, le 15 avril 2011, un discours du président Bouteflika annonce la révision de la constitution, de nouvelles ouvertures concernant les partis, les as­sociations et le code électoral. Mais une frange « obscure » du pouvoir algérien s’est empressé d’élever le niveau de défense intérieur afin de bloquer toute tentative non maîtrisée d’ouverture politique. C’est la réponse à court terme, les enjeux financiers liés à la rente pétrolière étant considérables.

Cependant, les développements précédents n’épuisent pas la question. Il ne faut pas nier l’existence d’un noyau dur d’islamistes radicaux vecteurs d’un message politico-religieux et ayant recours au terrorisme. Mais une deuxième clef d’ana­lyse permet de mieux cerner la complexité et la portée d’AQMI au Maghreb et au Sahel. À l’intérieur de l’Etat algérien, se situent des centres de décision et d’action aux stratégies divergentes. Leur existence s’explique par une lutte interne pour le pouvoir et le contrôle des richesses nationales14. Dans le cadre de cette lutte15, des hommes pivots du mouvement armé du GSPC devenu AQMI seraient aux ordres d’un clan disposant de puissants relais au sein des services algériens (notamment le Département du Renseignement et de la Sécurité, DRS)16. L’ampleur des actions malveillantes entreprises, aussi extrêmes soient-elles, serait ni plus ni moins que des messages adressés aux clans adverses. Elle favoriserait une stratégie visant à ériger l’Algérie en puissance incontournable au Maghreb et au Sahel, seule puissance, alliée des Etats occidentaux, en mesure de coordonner les efforts militaires et de lutter efficacement contre AQMI. Toutefois, les opérations d’AQMI n’obéissent pas toujours aux commanditaires : il arrive que des opérations ponctuelles, notamment au Sahel, échappent à leur contrôle, reflétant une volonté d’autonomisation des monstres à l’égard des maîtres.

AQMI avancerait ainsi sensiblement au gré des intérêts de cercles du pouvoir algérien. Jeremy Keenan précise : « le DRS opère vraiment comme un Etat dans l’Etat. Et il est à peu près sûr que les cercles politiques dirigeants, surtout à la prési­dence et au ministère de l’intérieur, ne sont pas entièrement au fait de ses multiples activités au Maghreb et au Sahel »17. Si elle est juste, une telle analyse témoigne non de la puissance de l’Etat algérien, leurre nourri afin de protéger son intégrité fragilisée par la mémoire d’une souveraineté frustrée, mais, bien au contraire, de sa vulnérabilité persistante. Elle témoigne également de la profonde complexité de la problématique sécuritaire de l’ensemble de la région tant que l’Etat algérien n’aura pas surmonté ses contradictions fondamentales. Dans ce contexte, la réponse au problème d’avenir tient à la fois à l’assainissement de la scène algérienne, à un consensus intermaghrébin et au consensus de l’ensemble des riverains de l’océan sahélien.

À la lumière de ces développements, l’infiltration en territoire tunisien, en mai 2011, de deux groupes de deux hommes de nationalités algérienne et libyenne soulève certaines suspicions. À titre d’hypothèse, le pouvoir de l’ombre algérien n’a aucun intérêt à l’avènement d’une démocratie à sa frontière Est potentiellement contagieuse, bousculant le statu quo algérien par une accélération non maîtrisée de l’ouverture politique. En effet, le 11 mai 2011, un premier groupe composé de deux libyens est arrêté par les forces de sécurité tunisiennes dans un hôtel à Tataouine. Et, dans la nuit du 14 au 15 mai 2011, un second groupe est interpellé dans la montagne de Nekrif aux environs de Remada18. « Selon des sources sécuritaires, l’interrogatoire de ces commandos accrédite la thèse selon laquelle AQMI les a entraînés et envoyés en éclaireurs avec pour mission de mettre en place des caches d’armes dont certaines ont été découvertes »19. Cette thèse concevable n’écarte pas pour autant des calculs d’hégémonie et de subversion.

En effet, l’effacement programmé de la Libye en tant qu’acteur régional majeur dans la zone maghrébine et sahélienne ouvre un large boulevard à un monopole stratégique quasi exclusif pour l’Algérie qui n’a jamais caché, depuis 1962, ses ambi­tions à l’égard de ces espaces, notamment le théâtre saharien. Si Alger veut profiter de cette opportunité, il lui incombe dès à présent de développer des dispositifs di­plomatiques, militaires et subversifs afin de marquer son territoire et de contraindre tant le Maroc que la Tunisie à rester à l’intérieur de leurs frontières et à ne surtout pas se mêler de ce qui se passe sur leur flanc sud. Une phase de manœuvres alam-biquées et de signalisations indirectes, dans la tradition constante du pouvoir algé­rien, est en train de s’ouvrir. Il convient de prendre pleinement la mesure de cette nouvelle réalité et d’apprendre à décrypter les événements secouant ces espaces en fonction de cette nouvelle donne.

La branche saharienne d’AQMI

Parallèlement, depuis début 2009, nous assistons à un déplacement du centre de gravité d’AQMI du territoire algérien vers le théâtre sahélien, opérant ainsi un retour sur « l’ennemi proche » : les recrues mauritaniennes et maliennes y sont plus nombreuses, le mouvement terroriste bénéficiant au sud de l’attrait de la nou­veauté. En effet, face à une pression croissante des forces de sécurité algériennes, l’espace mauritanien et malien offre à AQMI un sanctuaire, des moyens de repli et de réorganisation et des facilités de recrutement20 et de financement. Ainsi, les réseaux terroristes et criminels s’activent, s’enracinent et se développent au Sahel de manière significative.

Cette orientation est favorisée par quatre dynamiques :

  • La persistance du conflit au Sahara ex-espagnol nourrissant la méfiance entre l’Algérie et le Maroc, enclins à mettre en place des stratégies de déstabilisation mutuelles de leurs flancs
    sud ;
  • La montée en puissance de flux informels de toutes sortes, notamment du trafic de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud et à destination du conti­nent européen ;
  • Une dérive mafieuse de l’ancienne garde du Polisario et une nette tendance de la jeunesse en perte de repères des camps sahraouis à l’établissement de liens avec des membres d’AQMI. Ainsi, un axe AQMI, Polisario, trafiquants en tous genres et membres des cartels de drogue sud-américains semble-t-il se dessiner au Sahel ;
  • En outre, depuis 2011, le conflit libyen, source d’une déstabilisation de la zone, crée un appel d’air favorable aux groupes mafieux et aux groupes ter­roristes aspirant à profiter de l’anarchie et de la circulation d’armements so­phistiqués. Par ses effets induits, c’est un puissant catalyseur pour les activités criminelles en tous genres.

A l’image de l’océan, le Sahel, miroir de la Méditerranée, est un espace vivant, sillonné de routes empruntées par des peuples distincts et zone d’échange de civi­lisations très anciennes. Bien qu’il soit partagé entre plusieurs Etats, il appartient à tout le monde et à personne. Regorgeant de richesses naturelles, c’est un espace où circulent les hommes et les biens, mais aussi où peuvent se dissimuler des acteurs pratiquant couramment des actes délictueux s’apparentant à la piraterie (préda­tions, razzias, trafics, terrorisme, etc.).

Les enlèvements dont il est le théâtre sont combinés aux divers trafics et à la montée en puissance d’un prosélytisme salafiste extrémiste. L’ensemble bouscule, selon des schémas extrêmement complexes, les équilibres des confréries tradition­nelles, tandis que persistent des tendances irrédentistes. Il en résulte un climat d’in­sécurité croissant propice à la déstabilisation des Etats sahéliens. Depuis les années 2000, l’enchaînement des événements témoigne de l’extension de l’insécurité au nord du Mali et du Niger avec des connexions établies au Nigeria, consécutives à l’activité croissante de la branche saharienne d’AQMI, dirigée aujourd’hui par Yahia Djouadi.

Sans nier l’existence d’activités criminelles et d’enlèvements périodiques, il semble opportun de relativiser l’importance d’AQMI, ce « rejeton d’Al Qaida » qui existe davantage dans l’esprit de certains acteurs cherchant plus à en tirer profit qu’à l’éradiquer. Comme le souligne Alain Chouet21, « tout contestataire violent dans le monde musulman, qu’il soit politique ou de droit commun, quelles que soient ses motivations, a vite compris qu’il devait se réclamer d’Al Qaïda s’il voulait être pris au sérieux, s’il voulait entourer son action d’une légitimité reconnue par les autres, et s’il voulait donner à son action un retentissement international »22. En effet, une réelle contestation politique islamiste peut dégénérer en violence islamiste du fait de l’accumulation et du pourrissement de frustrations de nature politique et éco­nomique (concept de sociétés bloquées). Mais, derrière, peuvent se cacher toutes les manipulations possibles. Ainsi, pour les criminels parcourant l’océan sahélien, se revendiquer d’Al-Qaida, c’est se donner une dimension et une envergure mon­diales permettant de faire monter les enchères lors d’enlèvements ou de toute autre activité criminelle. « Pas plus au Sahel qu’ailleurs, il ne faut imaginer un Oussama Ben Laden trônant au sommet d’une structure pyramidale, tirant les ficelles d’un régiment de marionnettes et orchestrant la moindre embuscade »23.

De fait, la menace salafiste, réelle car porteuse d’un message politico-religieux, est « mise à la sauce » de toutes les problématiques locales : trafics en tous genres, re­cherche de rentes, rivalités politiques (Algérie-Libye, Algérie-Maroc, Algérie-Mali, Mauritanie-Mali, Mali-Niger, etc.), conflits d’intérêts entre nomades et sédentaires (Arabes et Touaregs, Maures et Noirs, etc.), poids relatif de l’armée et des services de sécurité au sein des différents pays, appétits des grandes multinationales inter­nationales, etc.

Selon Alain Chouet, « AQMI, c’est une composante islamiste, une composante banditisme, une composante trafics et une composante mercenaires »24. D’où la complexité et la diversité à la fois des acteurs et des enjeux qui se cachent derrière l’étendard AQMI. Cette dernière, parcourue par des querelles de chefs mafieux, est donc aussi, et peut-être avant tout, une organisation de banditisme mafieux ayant érigé les enlèvements et les prises d’otages en commerce ordinaire.

Ainsi, AQMI semble-t-elle être l’arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux et menaces. Qu’ils s’appellent AQMI ou autre, il s’agit principalement d’acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. Le tableau est complexe et il est difficile d’y voir clair et de déceler ce qui relève de l’intox et de la réalité. Néanmoins, trois types d’acteurs à titre d’hypothèse retiennent l’at­tention.

 

Les acteurs du théâtre sahélien incluant sa partie maghrébine

Un premier type qui peut être qualifié de « business » doit être identifié avec pré­cision. Divers acteurs sont attirés par l’espace de fragilité qu’est le Sahel et s’allient avec des forces locales afin de tirer bénéfice du désordre. Il s’agit alors d’une crimi-nalisation des acteurs économiques, dont la criminalisation financière. La prise de contrôle du pouvoir par des acteurs criminels vivant de rentes criminelles, mAme si elle n’est que partielle, engendre un danger réel risquant d’impacter durablement les équilibres des sociétés sahéliennes. Ainsi peut se produire le basculement d’une criminalisation économique vers une criminalisation politique. Autrement dit, « le risque que des réseaux criminels internationaux influent sur l’avenir politique de certains Etats sahéliens est réel »25 ;

La deuxième type d’acteurs est politico-énergétique : l’arc sahélien, zone de vul­nérabilités et sous-défendue, attire des convoitises du fait des richesses de son sous-sol et des futurs projets de désenclavement des ressources énergétiques (TGSP26, etc.). Le Sahel intéresse alors des entreprises majeures dans le secteur énergétique ou des cartels. Ces acteurs, motivés par des intérêts stratégiques et à identités multiples, sont en mesure et disposent des moyens de contribuer au financement des armées ou des polices d’État, mais aussi de corrompre, de créer des leurres, de posséder une armée privée, d’armer des rébellions et des dissidences, etc. Leur capacité d’action est puissante et significative. Par ailleurs, des Etats les soutiennent : ainsi, la menace terroriste est amplifiée, voire nourrie, afin de permettre à des Etats en rivalités pour la prise de contrôle des richesses, de se positionner économiquement et militaire­ment au sein de ce couloir stratégique reliant l’océan Atlantique à la mer Rouge et offrant la possibilité de peser, en tant que passerelle, sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. Selon Jeremy Keenan27, « en somme, ce qui se passe au Sahel, c’est la création d’une Al-Qaida occidentale pour les besoins de l’Occident : pour les Etats-Unis, parce que le terrorisme au Sahel jus­tifie leur AFRICOM28 et la militarisation de la région par l’installation potentielle d’une future base, pendant ouest-africain de l’importante base américaine implan­tée à Djibouti ; pour les puissances européennes, notamment la France, parce qu’il justifie l’intervention de l’Occident dans le corridor sahélien riche en minéraux »29. Cette thèse trouve un écho en Algérie. Ainsi, le 11 octobre 2010, le directeur gé­néral par intérim du Centre Africain des Etudes et Recherches sur le Terrorisme (Caert), Lies Boukraâ, qualifie AQMI de « leurre cachant un projet de recolonisa­tion du Sahel »30.

Dans ce cadre, les objectifs stratégiques poursuivis obéissent à des calculs à long terme visant à justifier une pénétration militaire sur la base d’opérations de nettoyage et de lutte contre le terrorisme au Sahel. La révolution démocratique en Libye est exploitée à bon escient afin de compléter cette stratégie. La guerre en cours menée par la coalition étaye l’existence de calculs politiques particuliers de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Ces calculs révèlent des intérêts concurrents entre eux et à l’égard de puissances tierces (Italie, Chine, Russie, etc.) à l’échelle libyenne, mais également à l’échelle du Maghreb et du Sahel. En fait, la Libye, porte d’entrée vers le Sahel, était convoitée relativement aux enjeux éner­gétiques et miniers, aux enjeux d’influence économique et stratégique, et quant à l’accès aux ressources avérées et futures du flanc sud sahélien (bassin de Taoudéni qualifié de futur eldorado pétrolier et minier). Le point d’appui libyen offrirait aux Occidentaux une porte d’entrée vers le théâtre sahélien et l’Afrique afin de lutter contre l’AQMI, sécuriser les approvisionnements en pétrole et minerais et contenir la Chine31. Ces objectifs prévaudront quel que soit le caractère démocratique ou non du futur régime libyen.

Le troisième type d’acteurs regroupe des réseaux mafieux locaux qui, tel un no­dule, se greffent sur un corps malade (un échiquier tourmenté) en se donnant une rhétorique « al qaidiste » afin de brouiller les cartes d’intelligibilité.

Enfin, conformément à l’hypothèse précédemment avancée concernant l’am­pleur des rivalités régionales et extra régionales, pour le DRS algérien, l’équation est complexe et à plusieurs inconnues à l’égard du théâtre sahélien. Il s’agit d’être en mesure de doser et de mesurer l’action « terroriste » afin de valoriser les positions algériennes à l’égard de leur flanc sud sans pour autant en arriver au seuil de déclen­chement des interventions occidentales préjudiciables aux intérêts stratégiques algé­riens. Ainsi, AQMI serait-elle un instrument d’influence entre les mains des services algériens générant une rente stratégique monnayable auprès des Occidentaux32. Par ailleurs, du fait de sa géographie lui permettant de contrôler les routes des flux sa-héliens, cette stratégie permet à Alger de s’approprier des ressources de substitution permettant de lisser les variations du prix du pétrole. Ainsi, « l’ouverture politique, les avancées démocratiques, la lutte contre la corruption, l’assainissement des clans qui gravitent autour du pouvoir sont ainsi différés pour concentrer les efforts sur la sécurité du pays »33. Cette orientation trouve une légitimité supplémentaire suite aux effets collatéraux de la guerre en Libye34.

En définitive, les répercussions favorables ou défavorables des révolutions se­couant le Maghreb sur l’évolution d’AQMI doivent être analysées à la lumière du tableau ci-dessus mêlant une nature complexe et volatile de l’entité elle-même, une diversité d’acteurs poursuivant des objectifs stratégiques concurrents et des pesan­teurs géopolitiques diverses.

Compte tenu de la complexité et de la volatilité du tableau, il est trop tôt, au troisième trimestre 2011, pour être en mesure de livrer un cadre théorique iden­tifiant les facteurs structurels stimulant ou, inversement, freinant la dynamique d’évolution de l’AQMI. Quelques pistes de réflexion peuvent néanmoins être pro­posées.

 

Les facteurs favorables à la persistance d’AQMI

Tout processus révolutionnaire bouleverse profondément une société, la nature et les modalités d’exercice du pouvoir engendrant une montée en puissance des rivalités et du désordre. L’ampleur des frustrations sociales, la montée des revendi­cations, les inégalités sociales, économiques et politiques, la confusion et la désorga­nisation des pouvoirs à la recherche d’un nouvel équilibre, l’incertitude croissante, l’insécurité et le prurit anarchique qui en découlent sont autant de facteurs ouvrant une fenêtre d’opportunités à des acteurs malveillants cherchant à en tirer profit. En ce sens, l’instabilité et la confusion postrévolutionnaire peut s’avérer profitable à des mouvements type AQMI. En outre, cette phase de recomposition interne des régimes engendre des exclus, des perdants et des minoritaires pouvant être ten­tés, par des manœuvres illicites de déstabilisation, de verser dans la violence armée nourrissant ainsi tous les extrémismes, notamment religieux.

A la mi-2011, L’Etat algérien n’a pas amorcé de processus de réforme politique inversant la persistance de la rigidité algérienne sur fond de tensions croissantes à ses frontières35. Acculé, se percevant comme menacé dans son existence et sa survie, le pouvoir de l’ombre algérien peut être tenté par une fuite en avant, au recours à des stratégies dissuasives et malveillantes. Quant au fond, l’ordre maghrébin demeure fragile : les Etats entretiennent des rapports de bon voisinage et maintiennent, là où les frontières sont ouvertes, la fluidité des échanges touristiques et commerciaux. Mais tout ceci se déroule à l’ombre de politiques concurrentes et de menaces de crises supplémentaires. Les relations économiques intra-maghrébines sont margi­nales, les politiques extérieures divergentes, le taux d’armement oscillant pour l’en­semble entre moyen supérieur et élevé. Les rapports de sécurité sont tournés vers l’extérieur. Par ailleurs, l’Algérie semble s’attacher à renforcer son hégémonie et son champ d’influence sur son flanc sud sahélien à travers une instrumentalisation de la menace terroriste lui conférant le statut d’unique gendarme régional en mesure de sécuriser le théâtre sahélien. Le levier de cette stratégie pourrait être une manipula­tion croissante d’éléments d’AQMI soutenus par le DRS.

La guerre en Libye constitue un élément significatif de déstabilisation du Maghreb et du Sahel profitable à une montée en puissance de l’AQMI et de mou­vements criminels. En effet, des armements lourds36 pillés dans des hangars libyens sont cédés par divers trafiquants à des éléments d’AQMI, au risque d’embraser l’espace sahélien. Ce risque est amplifié par l’implication avérée, au 1er semestre 2011, d’unités d’élites de l’armée tchadienne rompues au combat en milieu déser­tique prêtant un précieux soutien aux troupes fidèles à Kadhafi37. L’implication de Touaregs dans les combats en Libye risque d’entraîner à terme une déstabilisation du Mali et du Niger à travers un réveil armé des dissidences au nord. Ces pays no­tent d’ores et déjà des signes avant-coureurs. Facteur aggravant, nous assistons pa­rallèlement à une multiplication d’affrontements entre groupes ethniques maliens conduisant à des processus de territorialisation qui génèrent des combats meur­triers pour le contrôle de l’acheminement de la cocaïne. Cette transformation en cours d’espaces en territoires ethniques peut s’avérer fortement crisogène38. Dans ce cadre, la résonance de la crise libyenne peut affecter la stabilité du couloir sahélien déjà fortement tourmenté. En effet, toute mesure accroissant le désordre sahélien stimule et nourrit l’ensemble des acteurs malveillants.

L’ingérence occidentale armée en Libye, et dans une moindre mesure au Sahel alimente le sentiment croissant d’un double standard et d’une stigmatisation crois­sante des populations musulmanes. En effet, l’intervention militaire des puissances occidentales, décidée au nom de la responsabilité de protéger la population civile tra­hit une profonde contradiction. Ces mêmes puissances avaient ignoré ce principe quand les peuples libanais et palestinien, dépourvus de la moindre défense aérienne, subissaient en 2006 et en 2008/9 des bombardements dévastateurs. Ces puissances s’étaient alors opposées expressément au cessez-le-feu, endossant ainsi la destruction délibérée de la population civile. Leur zèle soudain pour la protection du peuple libyen est entaché de suspicion alors même que les menaces sont toujours actuelles contre les peuples arabes, notamment le peuple palestinien. Au sein du monde arabe et dans le fond des consciences, ces puissances renient la portée universelle de leur doctrine, cautionnent l’expansionnisme et le colonialisme d’Israël et renfor­cent sciemment les bases de l’instabilité régionale. Cet état de fait constitue pour l’AQMI un élément supplémentaire renforçant ses capacités d’endoctrinement, de fanatisation et donc de recrutement.

La persistance du chômage et des injustices sociales, conjuguée à l’absence de progrès économiques et sociaux, joue en faveur de l’AQMI. Une jeunesse désœu­vrée et sans perspective d’avenir constitue un terreau idéal pour renforcer les rangs de l’AQMI et des mouvements criminels au Maghreb et au Sahel. La défaillance politique et économique des Etats sahéliens et leur incapacité, en dépit du lance­ment d’ambitieux programmes, à initier une réelle dynamique vertueuse de déve­loppement des régions nord constitue un facteur structurel favorable à l’enracine­ment du terrorisme et de la criminalité organisée.

Les freins à l’expansion d’AQMI

Toutefois, les révolutions arabes semblent marquer l’amorce d’une ère post­islamiste. En effet, les revendications des peuples soulevés ont pour leitmotiv la démocratie, la liberté et la dignité. Il s’agit pour ces peuples de relever la tête et d’écrire leur propre histoire. L’absence des Islamistes de la révolution tunisienne est révélatrice à cet égard : les leaders islamistes n’ont été ni les inspirateurs, ni les organisateurs des manifestations. Certes, la récupération politique par des islamistes des révolutions en cours est concevable et, à un certain égard, en cours. Néanmoins, la montée de processus démocratiques dans le monde arabe, à travers la promotion d’une philosophie inclusive de la dimension islamique, pourrait vider le substrat idéologique des mouvements terroristes prônant, face à des dictatures soumises à l’Occident, la violence aveugle comme seule alternative politique.

À terme, si la rigidité algérienne cédait, nous pourrions assister à une réelle dif­fusion de la démocratie à l’échelle maghrébine, bouleversant le tableau stratégique. En effet, l’ouverture politique de l’Algérie constituerait un tournant majeur suscep­tible de se traduire par la fin de mouvements type AQMI. À la faveur des révolu­tions tunisienne et libyenne insufflant un réel vent de démocratisation constructive des sociétés maghrébines aspirant à la modernité, l’effet tache d’huile pourrait opé­rer et aboutir à un assainissement de la scène algérienne propice à une ouverture démocratique. A travers la promotion d’un néo-FLN, le pouvoir de l’ombre (DRS et autres) pourrait être balayé par une vague de protestations associant la jeunesse, les classes populaires et la base de l’appareil militaire aspirant à rompre avec la dé­rive de certains officiers généraux détournant à leur profit la rente énergétique. Une revitalisation du traité de Marrakech39, c’est-à-dire la convergence progressive entre les cinq pays dans le sens de l’intégration régionale graduelle incluant le processus de sécularisation serait alors possible, et le duo Tunisie Libye pourrait évoluer vers une étroite intégration. Le libre-échange entre les cinq pays avancerait, les produits industriels et agricoles circuleraient sans restriction, des entreprises privées mixtes fourniraient sans restriction le marché maghrébin, les marchés extérieurs et la Zone Arabe de Libre Echange. L’émergence du Grand Maghreb crée un élan de confiance dans les pays du Sahel africain et favoriserait ainsi un courant d’échanges écono­miques et culturels redonnant sens à une histoire séculaire.

L’ampleur de la menace terroriste au Sahel et le sens du bon voisinage straté­gique dictent une collaboration étroite entre les différents acteurs de la région. La sécurité de cet océan sahélien ne saurait, comme en mer, que relever d’un effort concerté des riverains, notamment dans l’échange de renseignements, et d’une per­ception commune des menaces afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent, au nom de calculs étroits. Certes, des efforts tendant à densifier la présence militaire des Etats sahéliens en vue d’amplifier leur contrôle sur leur territoire et à combler les lacunes de coopération et de coordination à l’échelle sous-régionale sont entrepris, comme en témoigne la multiplication d’initiatives depuis le début du mois de sep­tembre 2010 : création du Comité d’Etat-major Opérationnel Conjoint à quatre (CEMOC, Algérie, Mauritanie, Mali et Niger) installé à Tamanrasset le 21 avril 201040, réunion extraordinaire du Conseil des chefs d’Etat-major à Tamanrasset de l’Algérie, de la Mauritanie, du Mali et du Niger le 26 septembre 2010, réunion à Alger des chefs des services de renseignement de l’Algérie, de la Mauritanie, du Mali, du Niger, de la Libye, du Tchad et du Burkina Faso le 29 septembre 2010 (groupe des 7), mise en place du centre de Renseignement sur le Sahel composé de hauts officiers des pays du CEMOC, forums sur le terrorisme et le crime organisé, création de patrouilles mixtes, notamment entre la Mauritanie et le Mali, droit de poursuite, etc.

Plus récemment, nous assistons depuis mai 2011 à une accélération des ini­tiatives marquant l’amorce d’une mobilisation régionale dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière au Sahel : réunion des chefs des armées des pays du CEMOC à Bamako les 28 et 29 avril 2011, prises de positions très remarquées du nouveau ministre malien des affaires étrangères Soumeylou Boubeye Maïga témoignant d’une rupture avec le passé et d’une ferme volonté du Mali de s’impliquer dans la lutte contre l’AQMI, réunion des ministres des affaires étrangères à Bamako le 20 mai 201141, possibilité de mise en place d’un futur mé­canisme conjoint entre les services de sécurité maliens, burkinabés et nigériens afin de renforcer la surveillance de la région du Liptako-Gourma à cheval entre les trois pays. S’ajoute la réunion programmée début septembre 2011 à Alger des quatre pays du CEMOC, des cinq pays membres du Conseil de Sécurité des Nations-Unies représentant les puissances étrangères les plus influentes et certaines orga­nisations internationales comme l’ONU, l’UE, l’UA, etc. Emerge ainsi une réelle volonté de répartition des rôles entre pays du champ et puissances étrangères afin de pacifier le couloir sahélien et lutter contre AQMI et la criminalité organisée42. Néanmoins, ces initiatives, salutaires, persistent à sous-estimer le poids réel des facteurs de tensions, des divergences sapant la confiance entre les pays du champ et des enjeux économiques et stratégiques attisant les convoitises au Maghreb et au Sahel. A titre illustratif, trois pays du Maghreb (Maroc, Tunisie et Libye) sont toujours exclus du CEMOC, ce qui témoigne de la persistance de démarches dé­sarticulées, souvent déterminées par la sourde défiance qui divise les riverains de l’océan sahélien, alors que la menace dicte une action systématiquement concertée et non exclusive.

En termes de réflexion prospective, la concertation et la coopération sont donc indispensables pour la sécurité et le développement de cette région. L’intégration régionale, incluant le développement d’un marché commun, pourraient contribuer, pour reprendre l’expression proposée par Gérard-François Dumont43, à réaliser un sahel nostrum, voie privilégiée pour l’éradication de mouvements type AQMI.

 

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Notes

  1. Dans un contexte démographique la favorisant. Cf. Dumont, Gérard-François, « Tunisie : si Ben Ali avait appris la géopolitique des populations », Population & Avenir, n°702, mars-avril 2011,population-demographie.org/revue03.htm.
  2. La fin des opérations militaires peut tout autant déboucher sur une direction politique na­tionale consensuelle sous encadrement occidental transcendant le facteur tribal que sur une exacerbation des tensions tribales aboutissant à une partition encouragée par l’Egypte, à un pourrissement créant un abcès de tensions ou à l’émergence d’un nouveau pouvoir dictato­
  3. L’armée prend le pouvoir avec la mise en place du Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie (CMJD), mettant fin à une dictature de 21 ans (1984-2005) exercée par Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya.
  4. Sans omettre le paramètre géopolitique lié à la nature du peuplement ; cf. Dumont, Gérard-François, « La géopolitique des populations du Sahel », Cahier du Cerem (Centre d’études et de recherche de l’École militaire), n° 13, décembre 2009.
  5. Lakhdar Benchiba, « Les mutations du terrorisme algérien », Politique Etrangère, IFRI, été 2009, pp. 347-352.
  6. Dans un entretien accordé au New York Times, 1er juillet 2008, http://www.nytimes. com/2008/07/01/world/africa/01algeria.html?_r=1&scp=1&sq=algeria&st=cse&oref=slo

gin .

  1. « Titre honorifique donné autrefois aux chefs du monde musulman (Calife), puis aux des­cendants du prophète ; prince, gouverneur, chef militaire arabe », Petit Robert,

 

  1. Conseiller du président de GEOS, société européenne spécialisée dans le management du risque.
  2. Jeune Afrique, n° 2540, 13 au 19 septembre 2009, p. 17.
  3. Sources : Yonah Alexander, « The consequences of terrorism : an update on Al-Qaeda and other terrorist threats in the Sahel and Maghreb », 2011 Report Update, Potomac institute, janvier 2011.
  4. Yonah Alexander, « The consequences of terrorism : an update on Al-Qaeda and other terror-ist threats in the Sahel and Maghreb », 2011 Report Update, Potomac institute, janvier 2011.
  5. Groupe salafiste pour la prédication et le combat.
  6. Lakhdar Benchiba, « Les mutations du terrorisme algérien », Politique Etrangère, IFRI, été

2009,   p. 345.

  1. Voir l’étude de François Gèze et Salima Mellah, « Al Qaida au Maghreb ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre 2007, http://www.algeria-watch. htm.
  2. Selon Gwendal Durand : « Depuis 2006, la recrudescence des actions terroristes islamistes, sous la nouvelle appellation plus porteuse d’AQMI, ne s’expliquerait que par l’intensifica­tion de la lutte des clans au sommet de l’Etat algérien pour le contrôle et la répartition de la manne pétrolière, considérablement accrue par l’augmentation du prix des hydrocarbures », Gwendal Durand, L’organisation dAl Qaida Au Maghreb Islamique Réalité ou manipulations, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 83.
  3. « Il existe (selon Jeremy Keenan) des contacts étroits entre la cellule d’Abou Zaïd d’AQMI et le DRS, Zaïd étant lui-même considéré comme un agent du DRS. Pour cette raison, les habitants de la région, de plus en plus remontés contre les soi-disant activités d’Al Qaïda, se référent souvent à l’AQMI comme ‘AQMI/DRS’. Ainsi, les derniers mots attribués au colonel Lamana Ould Bou, du service malien de la sécurité d’Etat, peu avant son assassinat à Tombouctou le 10 juin 2009, furent : ‘au cœur d’AQMI, il y a le DRS…». Interview à la chaine Al-Jazeera, citée par Baudouin Loos, « vous avez dit Al-Qaida au Maghreb ? », Le Soir de Bruxelles, 12 août 2010, http:llalgeria-watch.orglfrlarticlelpollgeopolitiqueldecodage. htm.
  4. Keenan, Jeremy, « Terrorisme et insécurité au Sahel : une leçon de contrefaçon géopoli­tique »,op.cit. 284.
  5. Sud-Est tunisien, région de Tataouine.
  6. Abdelaziz Barrouhi, « Kaddafi, AQMI : la double menace », Jeune Afrique, n° 2628, 22 au 28 mai 2011, p. 47.
  7. Facilité en outre par le potentiel démographique : cf. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
  8. Ancien directeur du Service de renseignement de sécurité à la DGSE.
  9. Interviewé par l’auteur le 16 avril 2010 à
  10. Huheux, Vincent, L’Afrique en face : dix clichés à l’épreuve des faits. Paris, Armand Colin, mai

2010,   p.54.

 

  1. Interview accordée par M. Alain Chouet à RFI le 30 septembre 2010.
  2. Champin, Christophe, Afrique noire, poudre blanche : l’Afrique sous la coupe des cartels de la drogue, Bruxelles, André Versaille, 2010.
  3. Projet de transaharian gas pipeline, qui irait des champs gaziers du delta du Niger aux mar­chés européens via 4200 km sur le continent africain à travers le Nigeria, le Niger et l’Algérie.
  4. Anthropologue et professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’Univer­sité de Londres.
  5. Le Département de la Défense des États-Unis a créé le 6 février 2007 un commandement unifié pour l’Afrique (United States Africa Command), dont l’acronyme est USAFRICOM ou AFRICOM. Opérationnel le 1er octobre 2008, sa vocation première est d’assurer la coordination de toutes les activités militaires et sécuritaires des États-Unis en Afrique.
  6. Keenan, Jeremy, « Terrorisme et insécurité au Sahel : une leçon de contrefaçon géopoli­tique », dans : Badie, Bertrand et Vidal, Dominique (direction), La fin du monde unique, 50 idées-forces pour comprendre l’Etat du monde 2011, Paris, La Découverte, 2010, p. 284.
  7. Cherfaoui, Zine, « Derrière AQMI se cache un projet de recolonisation de l’Afrique », El Watan, 12 octobre 2010, http:llalgeria-watch.orglfrlarticlelpollgeopolitiquelrecolonisa-tion_afrique.htm, consulté le 15 octobre 2010.
  8. En dépit d’une certaine entente semblant se dessiner avec la Russie et la Chine modérant leurs positions relativement à la guerre en cours en contrepartie de compensations selon des intérêts bien compris.
  9. Interview d’un haut cadre du ministère des Affaires étrangères malien spécialiste des ques­tions de défense. Propos recueillis lors d’un voyage de recherche à Bamako, 15 octobre 2010.
  10. Durand, Gwendal, L’organisation dAl Qaida Au Maghreb Islamique Réalité ou manipulations, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 98.
  11. Lors d’une conférence de presse à la résidence d’Etat Djenane El Mithak le 1er juin 2011, le ministre algérien délégué, chargé des affaires maghrébines et africaines, Abdelkader Messahel, a clairement établi le lien entre la récupération d’armements sophistiqués par des groupes terroristes affiliés à l’AQMI en Libye et la récente recrudescence des actes terroristes en Algérie qualifiant la Libye de dépôt d’armes à ciel ouvert. Cf. Z. Mehdaoui, « Libye, Africom, G8, otages algériens : les clarifications de Messahel », Le Quotidien dOran, 2 juin 2011, http://www.algeria-watch.org/fr/article/pol/ligue_arabe/clarifications_messahel.htm, consulté le 3 juin 2011.
  12. Avance démocratique en Tunisie, processus d’ouverture politique par la réforme au Maroc et guerre en Libye.
  13. Dont notamment des missiles portables sol-air SA-7 en mesure de menacer des hélicoptères et des avions volant à basse altitude ou d’ancienne génération.
  14. Voir Le Figaro, 11 avril 2011,http://www.lefigaro.fr/international/2011/04/10/01003-20110410ARTFIG00233-des-unites-d-elite-tchadiennes-seraient-aux-cotes-de-kadhafi.

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  1. Interview accordée par le professeur André Bourgeot à RFI le 28 mai 2011.

 

  1. Créant l’Union du Maghreb Arabe (UMA) le 17 février 1989 entre la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye, avec un siège situé à Rabat au Maroc.
  2. Et les multiples initiatives qui en découlent.
  3. Cette réunion marque un tournant : institutionnalisation du processus avec mise en place de réunions tous les 6 mois, décision commune de former et de mobiliser à l’horizon de 18 mois une force composée d’effectifs oscillant entre 25.000 et 75.000 hommes des quatre pays, mandat accordé à l’Algérie afin de négocier la contribution des pays extra sahéliens, renforcement de la planification et de la coordination conjointe avec capacités opération­nelles, etc. Nous assistons ainsi à une réelle montée en puissance des capacités militaires de lutte contre l’AQMI. Parallèlement, cette réunion a marqué la volonté des Etats du CEMOC de privilégier le développement économique des régions septentrionales du Mali et du Niger.
  4. Cette orientation est à analyser au prisme de la guerre en Libye bouleversant les repères, ac­croissant les risques de déstabilisation pour les pays sahéliens et l’Algérie. Une fois la menace écartée, le retour des antagonismes et des méfiances ancrés dans le temps long de l’histoire n’est pas à exclu
  5. Notamment lors de sa conférence à la Sorbonne sur « La géopolitique des populations du Sahel » le 17 mai 2010. Gérard-François Dumont a proposé formule à l’image de la Mare nostrum des Romains.
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