QUELLE EVOLUTION POSSIBLE POUR LE SYSTEME POLITIQUE ALGERIEN ?

Christophe REVEILLARD

Chercheur à l’Université de Paris Sorbonne (Paris IV), directeur de séminaire de géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID – École militaire).

3eme trimestre 2011

Avec la disparition au sein du pouvoir algérien des plus proches partisans du lien privilégié et prioritaire avec la France, le jeu d’influence a basculé semble-t-il de façon décisive au profit d’une collaboration prioritaire avec les États-Unis, les investissements chinois servant de stimulation pour les Américains. Selon de nombreux observateurs, la phase d’influence maximum de Washington à Alger est maintenant accomplie ce qui peut expliquer la relative stabilité d’Alger dans le maelstrôm médiatique des révoltes du « printemps arabe ».

With the disappearance within the Algerian government of the staunchest supporters of the spécial andprivileged relationship with France, the game of influence has shifted and seems decisively in favor of a privileged collaboration with the United States, the Chinese invest-ments serving as a stimulant for the Americans. According to many observers, the phase of maximum influence of Washington in Algiers is now completed and this may explain the relative stability of Algiers in the media maelstrom of the rebellions of the «Arab spring».

DANS LE MAELSTRÔM MÉDIATIQUE des révoltes du « printemps arabe », on peut s’étonner de la discrétion dont fait preuve la République algérienne démocratique et populaire. L’Algérie est pourtant le plus grand pays bordant la Méditerranée et le deuxième plus étendu d’Afrique et du monde arabe, et partage des frontières terrestres au nord-est avec la Tunisie, à l’est avec la Libye, et à l’ouest avec le Maroc, trois pays d’Afrique du Nord qui connaissent, à des degrés divers, les conséquences de l’irruption des mouvements de contestation sur la scène arabe. Mais la spécificité algérienne semble la plus forte et avant de s’aventurer dans l’analyse de la question de son évolution, plusieurs éléments fondamentaux, dans le sens où ils déterminent la situation présente, sont à prendre en compte.

Les deux disparitions à l’été 2007 de Smaïn Lamari chef du DRE (services opé­rationnels de la sécurité militaire, de la Direction générale de prévention et de sé­curité – DGPS et du Département recherche et sécurité – DRS puis ordinateur de tous les services de sécurité algériens) et début 2010 de Larbi Belkheir (ancien coor­dinateur des services à la présidence de la République puis sans fonction officielle), l’assassinat du colonel Ali Tounsi, chef suprême de la police, c’est-à-dire directeur général de la Sûreté nationale, début mars 2010, le renouvellement partiel et le res­serrement du groupe des vrais commanditaires du régime et un président réélu en 2009 pour un troisième mandat, avec un score de 94%, grâce à une modification de la Constitution : l’élucidation de ces événements récents peut aider à comprendre la capacité du régime à verrouiller les mécanismes du pouvoir et contrôler l’évolution de la situation actuelle en bénéficiant également d’un soutien étranger.

A la mort de Houari Boumediene le 27 décembre 1978, un groupe d’hommes issus des services de sécurité de l’armée et de la police s’est attaché à progressivement créer le centre réel du pouvoir hors du gouvernement officiel et de la présidence de la République. Loin de l’exemple soviétique qui voyait le parti « doubler » les structures officielles de l’Etat dans l’exercice du pouvoir, l’Algérie a plutôt donné l’exemple d’une hiérarchie parallèle, sorte de junte dont les dérives criminelles et maffieuses ainsi que la répression sanglante qui s’est abattue sur la population, au lendemain du coup d’état du 11 janvier 19921, ont entraîné la faillite économique, sociale et politique du pays tout entier. La discrétion de ses membres à l’ombre des ministres du gouvernement et de la présidence de Chadli Bendjedid, lesquels leur devaient leur nomination, a permis à cette caste, outre sa capacité à s’enrichir elle-même bien sûr, à s’assurer la maîtrise du pouvoir par la généralisation de la cor­ruption, le détournement systémique de la manne pétrolière, comme au Nigéria, la capacité de créer au sein de la société algérienne des ingrédients de guerre civile entre clans, entre régions jusqu’à une certaine maîtrise du degré de violence lors des émeutes de 1988 préparant la décennie noire des années 90 qui a vu la mort violente de près de 200 000 algériens dans ce que l’on a appelé la « guerre contre le terrorisme » et qui était en fait le choix délibéré des généraux de plonger le pays dans le chaos2, la rhétorique sur le terrorisme islamique légitimant tous les excès dont les généraux ne se sont pas privés. Smaïn Lamari et Larbi Belkheir ont été au cœur du dispositif de prise du pouvoir dès 1979 et l’installation de Chadli Bendjedid à la présidence comme successeur de Houari Boumediene, notamment contre Abdelaziz Bouteflika à l’époque. Selon Lounis Aggoun, au début des années 90, le triumvirat du pouvoir sera constitué entre « le futur généralissime Mohamed Médiène, dit « Toufik », Smaïn Lamari et Larbi Belkheir. Les deux premiers étant décédés depuis, Toufik Médiène est aujourd’hui l’homme qui tient le régime de main de maître »3.

De très nombreuses études des services français, des ouvrages et des articles ont approché cette spécificité algérienne qui voit les vrais maîtres du régime n’être pas visibles et difficilement identifiables par leur fonctions officielles mais fermement accrochés aux leviers du pouvoir et nous renvoyons le lecteur à la bibliographie sommaire à la fin de cet article, notamment sur la question, parmi tant d’autres, qui avait permis de lever rapidement le voile avant qu’il ne retombe, c’est-à-dire la ma­nipulation par le DRS de nombreux mouvements islamistes au cœur de la décennie noire (affaires du GIA, de l’implication des émirs Djamel Zitouni et Ali Touchent, et du meurtres des moines de Tibhirine, etc.).

Dans le rapport assez étroit qu’ont pu développer les services français et les services algériens, notamment la proximité de Smaïn Lamari et Larbi Belkheir avec les différentes tendances du pouvoir français, on est passé d’une certaine influence française à une véritable interdépendance entretenue par divers moyens tels que des financements algériens en France, provenant de la manne pétrolière et à vocation de soutien électoraliste, la masse de manœuvre des nombreux binationaux algériens en France, la mosquée de Paris, le système de corruption généralisé à Alger pour l’orientation des marchés algériens au profit des entreprises françaises et le chan­tage à l’exportation du terrorisme islamiste d’Algérie vers la France (attentats des années 80 et 90). Aujourd’hui par exemple, l’action de l’AQMI au Sahel contre les intérêts français avec des enlèvements, des meurtres et l’étonnant échec des forces spéciales françaises humiliant pour la France, semble participer de cette influence croisée entre Paris et Alger.

Or, avec la disparition des plus proches partisans du lien privilégié et priori­taire avec la France, Smaïn Lamari en 2007 et surtout Larbi Belkheir en 2010, lesquels se trouvaient au sommet de la hiérarchie du pouvoir réel en Algérie, le jeu d’influence a basculé semble-t-il de façon décisive. En effet, au sein du triumvirat, Toufik Mediene, proche des intérêts américains, jouait la partition de la menace d’un renversement d’alliance vis-à-vis de Paris, menace qui permettait à Belkheir et Lamari de resserrer encore plus l’interdépendance entre la France et l’Algérie ; eux disparus, le principal interlocuteur, Toufik Mediene, rebat les cartes au profit d’une collaboration prioritaire avec les Etats-Unis sans oublier d’utiliser les mêmes recettes que feu le triumvirat, mais en promouvant cette fois les investissements chinois comme stimulation pour les Américains. Selon de nombreux observateurs, la phase d’influence maximum de Washington à Alger est maintenant accomplie.

Si Toufik Mediene semble apparaître au sommet du pouvoir algérien, dirigeant avec son clan le tout-puissant département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), il doit cependant compter sur les tentatives d’Abdelaziz Bouteflika, de­venu président en 1999 et réélu pour un troisième mandat après changement de la constitution, de compter sur la scène algérienne en s’appuyant sur les membres de son clan notamment certains de ses frères, les plus hauts gradés de l’armée et de nombreux officiels originaires, comme lui, de la région de Tlemcen bénéficiaires entre autres du système de corruption selon les fuites de WikiLeaks fin 2010. William Byrd, avait déjà décrit le système de captation des richesses : la rente issue des hydrocarbures a permis la constitution d’une « vaste organisation clientéliste informelle opérant sous le couvert des institutions
officielles »4.

L’état de santé du président, son cancer n’est plus un secret d’Etat, est donc devenu une affaire politique sur lequel a commencé jouer Toufik Mediene, notam­ment en agissant sur les cadres proches d’Abdelaziz Bouteflika au sein de la société Sonatrach. La stabilité relative à Alger semble provenir du fait que les Etats-Unis, contrairement à ce que l’on constate chez les voisins de l’Algérie mais aussi en Egypte et au Yémen, ne veulent pas du renversement du régime algérien dans la perspective de l’application tardive mais en passe de réussir du projet de Grand Moyen-Orient, sans Georges Bush, son initiateur. Le rouleau compresseur média­tique politiquement correct (« printemps arabe », « révolution des peuples », etc.) qui a accompagné l’écrasement des régimes tunisien et égyptien (le cordon ombili­cal entre l’armée égyptienne et Washington a cependant été maintenu) s’est révélé, comme chacun a pu en faire l’expérience, d’une discrétion assourdissante concer­nant l’Algérie.

Dix-neuf ans après son instauration en 1992, l’état d’urgence a été levé par le président Abdelaziz Bouteflika le 23 février 2011, ce qui bien évidemment ne chan­gera rien au statu quo mais a permis d’apporter une réponse politique aux jours de marches des 12, 19 et 26 février lors desquelles on aura vu l’ahurissante confronta­tion de 35 000 policiers avec… 3000 manifestants. Les différents ministres concer­nés se sont agités, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, le ministre des Affaires étrangères, Mourad Medelci et le ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia. Mais chacun a pu constater que la décision était ailleurs. Le dispositif policier habituel a été mis en place avec l’infiltration de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) permettant de la diviser en tendances irréductibles, de pousser les éléments les plus incontrôlés et les plus violents, en y faisant entrer les islamistes, etc.

D’autre part une pluie de prébendes est tombée du pouvoir algérien pour dé­tourner l’attention de la population sur des questions de profits immédiats et de promotion de carrière après des années de chômage et de pauvreté endémique (quelques 50 000 des 120 000 nouveaux diplômés chaque année sont sans em­plois et les autres n’ont finalement droit qu’à une sous-qualification généralisée). L’équivalent du salaire minimum serait revalorisé à 15 000 DA (150 €) par mois et des millions de dollars ont été promis lors d’annonces budgétaires ronflantes à destination des populations les plus susceptibles d’être touchées par le syndrome de la contestation, les jeunes, les diplômés chômeurs, ceux qui ne disposent pas de logement, etc. (même si la mobilisation via l’Internet est difficile, l’Algérie ne comptant que 14 % d’internautes, contre 35 % en Tunisie).

L’augmentation très sensible ces dernières années des prix du pétrole et du gaz a considérablement gonflé les revenus de la rente pétrolière source principale des de­vises algériennes (98 % des recettes), le régime étant incapable de permettre ailleurs l’amorce d’un développement économique, ni agricole, ni industriel ni touristique, contrairement sur ce dernier point au Caire et à Tunis et continuant à laisser la porte ouverte à une émigration de masse de la misère dans des conditions de for­tune. L’utilisation de la rente par le pouvoir est un classique de paix sociale par des transferts sociaux représentant environ 10 % de ses quelques 160 milliards de dollars (environ 113 milliards d’euros) de réserves de change et sans pression fiscale sur des Algériens qui n’en peuvent mais.

Le processus habituel manifestation/répression/révolution n’aura donc pas joué, et le soutien de Washington, très présent au cœur de l’Armée nationale populaire (ANP), aura permis au pouvoir algérien de ne donner aucun signe de fébrilité.

Bibliographie succincte

http://www.algeria-watch.org/farticle/tigha_moines/benhadjar.htm

http://www.algeria-Interface.com « Ali Benhadjar raconte la guerre interne au sein du GIA » (27 décembre 2001)

Hichem Aboud, La mafia des généraux, JC Lattès, 2002

Lounis Aggoun, La Colonie française en Algérie, 200 ans d’inavouable, éditions Demi-Lune, 2010.

Lounis Aggoun, Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, Crimes et mensonges d’Etats, La Découverte, 2004

Kamal Bouchama, De la villa Joly à la citadelle dEl-Mouradia, Enag, Algr, 2000. Nicolas Beau, http://www.bakchich.info/Algerie-main-basse-des-generaux,09954.html

William Byrd, in Confluences Méditerranée, n° 45, Printemps 2003.

Arnaud Dubus, « Un ancien militaire algérien révèle les circonstances du rapt et de l’assassinat des trappistes français en 1996 : les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d’Alger », Libération, 23 décembre 2003

Alain Grignard, « La littérature politique du GIA algérien. Des origines à Djamel Zitouni. Esquisse d’une analyse », Facettes de l’islam belge, Bruxelles, 1997.

René Guitton, Si nous nous taisons… Le martyre des moines de Tibhirine, Clamann-Lévy, 2001

John W. Kiser, The Monks of Tibhirine. Faith, Love and Terror in Algeria, New-York, 2002

Jean-Baptiste Rivoire, Romain Icard, « Attentats de Paris : on pouvait les empêcher », Documentaire de Canal + diffusé le 4 novembre 2002

Jean-Baptiste Rivoire, Jean-Paul Billault, « Bentalha : Autopsie d’un massacre », France 2, 23 septembre 1999, émission Envoyé Spécial.

Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang Algérie : comment les services secrets ont mani­pulé les groupes islamistes, Denoël, 2003

Habib Souaïdia, La sale guerre, La Découverte, 2001

Le procès de la sale guerre (Verbatim des audiences du procès entre Habib Souaïdia et le général Khaled Nezzar), La Découverte, 2002.

Abdelkader Tigha, Philipe Lobjois, Contre-espionnage algérien : notre guerre contre les islamistes. La mémoire traquée, coll. « Délit d’initié », Nouveau monde éditions, 2008.

Notes

  1. Lors du premier tour des élections municipales du 12 juin 1990, le FIS, premier surpris, aura atteint la majorité absolue et à la fin de l’année 1991, l’Etat algérien annule les élections municipales et commence le processus de terreur nommé « éradication » dont les civils et la population dans son ensemble seront les principales victimes.
  2. Notamment le massacre de plusieurs centaines de villageois de Bentalha par l’armée algé­rienne dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, « Bentalha : Autopsie d’un massacre », Jean-Baptiste Rivoire, Jean-Paul Billault, France 2, 23 septembre 1999, émission Envoyé Spécial.
  3. Lounis Aggoun, La Colonie française en Algérie, 200 ans d’inavouable, éditions Demi-Lune, 2010, p. 236 ; vr. également, Lounis Aggoun, Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’Etats, La Découverte, 2004
  4. William Byrd, in Confluences Méditerranée, n° 45, Printemps 2003.
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