L’Afrique du Nord sur la voie d’une nouvelle transition

Ali RASTBEEN

Fondateur et président de l’Académie de Géopolitique de Paris. Directeur éditorial de la revue Géostratégiques. Auteur de Géopolitique de l’Islam contemporain, Éditions IIES, 2009.

2eme trimestre 2011

Les troubles que connaît la région du Maghreb et connus sous le nom du « Printemps arabe » montrent que le monde arabo-musulman est toujours soumis à une profonde restructuration. Le Maghreb est lié au projet du « Grand Moyen-Orient » dont les fac­teurs externes pèsent encore sur les régimes en place et dans la région entière au nom de la transition démocratique et du nouvel équilibre économico-énergétique. Quelles perspectives politiques et économiques de sortie de crise seraient considérées acceptables par les pays arabes et leurs partenaires occidentaux ? Sommes nous en train de vivre une révolution des peuples arabes ou seulement un bouleversement régional provoqué par la mondialisation ?

The turbulences facing the Maghreb and commonly referred to as the «Arab Spring» show that the Arab Muslim world is still subject to a major restructuringprocess. This region is linked to the « The Great Middle East» project where external factors still weigh on the Arab govern-ments and the entire region in the name of the democratic transition and the new economic and energy balance. What political and economic perspectives would be accepted by the Arab countries and their western partners in order to end this crisis? Are we experiencing a revolu­tion of the Arab peoples or only a regional upheaval caused by globalization?

Le projet du « GRAND MoYEN-ORIENT », annoncé de manière volontariste par la « Maison Blanche » continue à provoquer des événements et à susciter des plans régionaux sans perdre de son acuité. Au contraire, l’intensité en a pris de nou­velles dimensions politiques et s’étend davantage1.

La tempête soulevée depuis l’Afrique du Nord, qualifiée de « Printemps arabe» ne s’est pas encore estompée. Le chemin qu’elle poursuit ainsi que les bouleversements qu’elle a engendrés dans les pays par elle traversés, posent des problèmes quotidiens.

Ce qui est survenu en Afrique du Nord constitue en effet la destruction d’un système qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle garantissait la sécurité du système conservateur régissant les relations internes et externes de la région. Ce système bénéficiait du soutien de l’Occident, conscient du rôle géopolitique de l’Afrique du Nord à l’intersection de trois continents. Or, aujourd’hui, ce soutien a disparu.

La chute de Ben Ali et de Moubarak avait des origines internes. Cependant elle démontre également l’inefficacité du facteur étranger qui ne pouvait plus soutenir le poids de leurs régimes . Ce facteur externe n’était autre que ce soutien occiden­tal. Il ne faut guère oublier l’impact des crises mondiales et des difficultés internes dans les relations avec le monde extérieur et se contenter des changements affectant les facteurs internes. Et cela de surcroît à l’ère informatique ! Il faut également se préoccuper du rôle de l’opinion publique puisqu’elle interpréte le déroulement des contestations. Ce dernier élément constitue le point faible de l’Occident dans son ensemble en raison de son passé colonial, tant dans sa confrontation avec les opi­nions publiques des pays musulmans, que dans sa politique unilatérale de soutien à Israël depuis soixante ans, en contraste flagrant avec sa négligence des droits des Palestiniens.

Après la chute des dirigeants alliés à l’Occident au Caire et à Tunis, la tempête fait encore rage en Afrique du Nord : avant de se préoccuper d’Alger et de Rabat, il est nécessaire de mettre fin à ce paradoxe historique à Tripoli qu’est Kadhafi, symbole d’un régime tribal, dans un pays exportateur de pétrole. La proximité géo­graphique de ces pays – qui ont obtenu leur indépendance durant la seconde moitié du XXe siècle – même avec leurs voisins africains n’est pas négligeable.

Le vent de la liberté qui souffle au Caire et à Tunis s’affaiblirait-t-il au profit d’un nouveau groupe de dirigeants soutenus par l’étranger ? Les événements futurs sont-ils tributaires de l’essoufflement de la vague qui a déferlé sur la région ?

La réponse à cette question exige une profonde réflexion. La vague soulevée bénéficie d’une large assise régionale2. La réponse doit être recherchée à travers les réactions en cours qui s’étendent jusqu’au Golfe Persique (toujours structuré en relations tribales, confronté à des différends et à la présence stratégique de l’Occi­dent)3.

Simultanément, au mois de juin 2011, l’Autriche a été le pays hôte du 20ème Forum mondial sur l’Europe et l’Asie centrale avec la présence de cinquante représentants des pays de ces régions ainsi que la participation de 500 spécialistes4.

Le rôle de l’Union européenne dans la tenue de cette conférence était remarquable. Les pays d’Asie centrale représentent l’ensemble des républiques de l’ex-Union so­viétique, sans lesquelles l’arc du « Grand-Moyen Orient » tel qu’il est esquissé par Washington pour cette région, se trouverait amputé. Il peut également expliquer la présence active de l’OTAN et des pays européens en Afghanistan et en Asie centrale en relation avec le nouveau partage entre deux réserves mondiales de pétrole et des richesses minières s’étendant du Nord de l’Afrique jusqu’à l’Asie centrale. Là où les Européens seront de plus en plus confrontés à la rivalité de la Chine, le nouveau prétendant et de la Russie, le rival traditionnel. Aujourd’hui, en Afrique du Nord en particulier, et sur tout le continent africain, en général, les Chinois s’avancent avec prudence et en silence.

Pour la mise en place d’un Nouvel ordre mondial, l’Occident prépare le terrain d’une nouvelle orientation dans le cadre géographique d’un califat abbasside qui s’est étendu de l’Afrique du Nord jusqu’à l’ouest de l’Asie. Après la désintégration du « bloc de l’Est », ce Nouvel ordre mondial a constitué l’axe stratégique de l’Occi­dent. Cette stratégie a été mise en œuvre durant la dernière décennie du XXe siècle, sous la présidence de Bush père, par l’attaque de l’Irak par les forces militaires amé­ricaines et la présentation des guerres « propres » sur le front irakien. Dix ans plus tard, au début du XXIe siècle, Bush fils a décrété la guerre contre l’Afghanistan avant d’entamer une « guerre préventive » contre l’Irak, mettant en lumière l’horizon de cette nouvelle stratégie. Or, dans la pratique, cette agression programmée a essuyé un échec et a conduit les néoconservateurs au bord de l’abîme5.

Ce n’est pas seulement le Pentagone qui s’est enlisé dans le bourbier des guerres en Afghanistan et en Irak, mais également, et à sa suite, l’OTAN. La grande crise fi­nancière est venue aussi se greffer aux difficultés provoquées par les agressions déci­dées par les néoconservateurs. Il semble que les efforts de l’Occident pour sortir de ces marécages n’ont pas encore porté leur fruit. Pour se désembourber, l’Occident semble prêt à faire des concessions en particulier en Afghanistan, reflétant les insuc­cès de la guerre frontale6. Profitant de l’état de guerre, outre la présence militaire et politique de Washington, l’OTAN a également étendu ses forces militaires en Asie centrale, démontrant que la stratégie de l’instauration du « Nouvel ordre » se trouve à l’ordre du jour du XXIe siècle. Or, la mise en place de ce projet semble s’être dépla­cée tactiquement vers le Nord de l’Afrique et le littoral de la Méditerranée. Au lieu de s’attirer les foudres de la colère générale contre sa présence militaire, Washington tente de la canaliser à l’encontre de ses amis fidèles dans cette région du monde.

Dans le cadre de cette nouvelle tactique, l’occasion est fournie aux populations autochtones d’exprimer leur colère accumulée durant de longues années contre les privations et les pressions perpétrées par leurs régimes et leur volonté de renverser les dictateurs qui les gouvernaient depuis des décennies, se sentant fières de leur victoire et prêtes à accepter le Nouvel ordre qui leur sera présenté. Les événements qui se sont déroulés en Tunisie et plus particulièrement en Égypte sont les démons­trations flagrantes de cette nouvelle tactique. Les déclarations claires et sans équi­voque, maintes fois reprises par les hautes autorités américaines, selon lesquelles les États-Unis n’ont pas d’amis ni d’ennemis éternels, expriment non seulement le pragmatisme des dirigeants de la diplomatie américaine, mais justifient également le sacrifice des alliés à des moments opportuns7.

Il a été déclaré que les États-Unis apporteraient une aide militaire d’un mil­liard et deux cents millions de dollars par an à l’Egypte. Lors de son départ, Hosni Moubarak a confié le pouvoir au commandant en chef des forces armées. Ce dernier s’est engagé auprès de Washington de respecter le Traité stratégique entre l’Egypte et Israël8, qu’avait signé Moubarak. Les mêmes engagements ont été pris par les héritiers du pouvoir de Ben Ali en Tunisie. Au Bahreïn, base militaire d’une unité de la marine américaine, au voisinage de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, et une place sensible dans le Golfe Persique, le processus de la modernisation du pouvoir se poursuit sous l’œil attentif de Washington. En Libye, les revendications populaires et la réaction violente du régime libyen sont plus spectaculaires. Au Soudan, en Algérie et au Maroc, l’horizon reste perdu dans les ténèbres.

Cette nouvelle tactique prend corps du Golfe Persique vers l’ouest, le centre et le nord de l’Afrique. Là où le Pentagone est absent dans les forces armées locales, le transfert du pouvoir et le renversement du dictateur sont plus laborieux en raison de l’absence d’un catalyseur facilitant la passation du pouvoir.

La présence de l’OTAN en Asie centrale et dans les cinq Républiques faisant partie de l’ancien territoire de l’Union soviétique, vingt ans après la désintégration de celle-ci, constitue, dans un certain sens, l’étape du partage du butin procuré par la victoire. La seconde étape consisterait à régler les difficultés en Afghanistan et au Pakistan. Il semble qu’en Afghanistan, le processus de retour au calme passera par la réconciliation entre le pouvoir central et les Talibans via le retour au pouvoir et son renforcement des chefs de tribus au détriment des revendications citoyennes. Cela se produira du Pakistan où, durant ces dernières années, les traditions tribales et ethniques y ont été largement renforcées. Washington et Londres semblent de plus en plus enclins à confier une nouvelle fois le pouvoir dans ce pays à l’armée.

Le soudain intérêt du tribunal suprême du Pakistan à convoquer Mousharaf, accusé d’avoir participé à l’assassinat de Benazir Bhutto, alors qu’il se préparait au nouveau jeu du pouvoir, semble être un signe du retour de l’armée au sommet du pouvoir.

L’armée pakistanaise est un gouffre pour le programme d’aide militaire des États-Unis aux pays étrangers. La région du Vaziristan et la chaîne montagneuse de Hindu Kuch constituent la justification de cette aide militaire. L’instauration de cet Etat sur la base d’une discrimination religieuse, rappelant la partition coloniale britannique lors de l’indépendance de l’Inde, constitue le facteur essentiel du be­soin de ce pays d’avoir une armée forte et puissante capable de faire face à l’armée indienne. Or, aujourd’hui, ces deux pays limitrophes, le Pakistan et l’Afghanistan, l’un ami, l’autre occupé , constituent le nœud gordien pour la diplomatie occiden-tale.

Dans les nouvelles Républiques du Caucase issues de la désintégration de l’Union soviétique où sont apparues des dictatures locales avec des racines tribales, religieuses et ethniques, la situation n’est pas très différente des pays africains nou­vellement indépendants9. Les dispositions prises par Moscou pour rétablir des liens avec ces Républiques à travers des traités bilatéraux et collectifs, n’ont pas porté leurs fruits face à l’invasion occidentale. Les conditions de la région sont propices à la balkanisation. Cette région tire son identité des déplacements et de l’installation des différentes tribus turques.

La politique poursuivie durant ces vingt dernières années, dans les Balkans concernant la Yougoslavie, est le modèle pour l’instauration d’un nouvel ordre ré­gissant le « Grand Moyen-Orient ». La présence de l’OTAN dans la région, les bases militaires du Pentagone qui s’étendent de la Méditerranée jusqu’au Golfe Persique sont les instruments de la transition tumultueuse de cette région vers la balkanisation. Cependant, ce projet qui semble facile dans son esquisse, se heurtera sans doute à de nombreuses difficultés dans sa mise en œuvre. La première difficulté réside dans les réactions autochtones quant à l’acceptation d’une balkanisation. Par ailleurs, la Russie, « après sa renaissance » et un silence de dix ans, a réagi contre l’avancée de l’OTAN en Géorgie, tout en menant une prudente stratégie de co­hésion avec l’Occident10. Sur différents fronts, en collaboration avec Washington et l’Union européenne, la Russie tente d’occuper une place qui corresponde à ses capacités au niveau international. Cependant, elle ne néglige nullement de renfor­cer ses positions militaires. Moins d’un an après l’annonce de la baisse de ses forces militaires, la Russie annonce vouloir renforcer ses troupes de 70 000 hommes, ce qui voudrait transmettre un certain message.

Il ne faudrait pas non plus oublier le rôle de la Chine dans les événements proches de ses frontières. A l’ouest, se situent le Pakistan, l’Afghanistan et les Républiques d’Asie centrale. Elle est liée avec ces pays et Moscou dans une alliance stratégique à laquelle participe également le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan en tant qu’observateurs. Il ne faut pas négliger l’intérêt défensif et stratégique de cette al-liance11.

Dans la région du Golfe Persique, les solutions des crises politiques dans le cadre des sultanats et des régimes monarchiques demandent une tactique « facile et accessible » mais en même temps « complexe » pour l’Occident, ce qui paraît loin de sa portée. Les déplacements politiques du Premier ministre anglais et des hautes autorités occidentales dans la région reflètent la complexité et la difficulté à gérer la crise ainsi que les demandes d’aide auprès de ces pays, en premier l’Arabie Saoudite. Or, ce régime est aussi vieux que ses dirigeants et sans vision prospective. Jusqu’aujourd’hui, ces régimes chancelants ont pu survivre grâce à la manne de l’or noir et des intérêts des compagnies pétrolières extranationales. La disparition du roi d’Arabie saoudite serait peut-être le déclencheur d’événements perturbateurs à venir.

Un autre élément qui renforce l’idée de l’ouverture d’un nouveau domaine po­litique réside dans le pas franchi par le président de la République française qui a réclamé la réouverture des pourparlers entre Israël et les Palestiniens, mais cette fois-ci en Europe.

Il faut s’attendre à ce que la transition commencée en Afrique du Nord s’étende jusqu’à l’Afghanistan et au Pakistan.

Aujourd’hui, tout semble obscur.

Mais, demain…Cette perspective d’avenir tend à montrer qu’il n’y a pas de prin­temps en vue, au contraire, un avenir tumultueux guette la stratégie occidentale de l’Afrique du Nord jusqu’aux frontières de la Chine et de la Russie, ancien territoire de l’empire abbasside avec une forte concentration de peuples variés, de musul­mans de différentes obédiences, langues et traditions, capables de se lancer dans des guerres et conflits illimités.

 

Notes

  1. notre article « Vers l’Etat unique mondial », Géostratégiques, N°6, IIES, janvier 2005.
  2. « Comprendre le Réveil arabe », Manière de Voir N°117, juin-juillet 2011.
  3. « La Géosociologie de l’Asie central du Sud », Géostratégiques, N°12, IIES, avril 2006,
  4. Voir les rapports du World Forum on Europe and Central Asia :http://www.weforum.org/ events/world-economic-forum-europe-and-central-asia-2011
  5. Rémy Ourdan, « Irak, la stratégie de l’échec », Le Monde, 12 janvier 2007.
  6. « La Géostratégie de l’Afghanistan », Géostratégiques, N°27, IIES, avril 2010.
  7. Déclaration du Président Obama sur les événements en Tunisie, 14 janvier 2011. Diffusé par le Bureau des programmes d’information internationale du département d’Etat. Lire également la première déclaration du Président Obama sur l’Egypte, jeudi 27 janvier 2011.
  8. Traité de paix israélo-égyptien signé le 26 mars 1979 suite aux Accord de Camp David. Les élé­ments principaux du traité sont la reconnaissance réciproque des deux pays, la fin de l’état de guerre qui existait depuis 1948 et le retrait par Israél des forces militaires et des implantations civiles (notamment Yamit et Taba) de la péninsule du Sinaï occupée par Israël depuis 1967. Les négociations ont commencé sur la base de l’armistice de février 1949 signé à Rhodes. Le traité assure également la libre circulation des navires israéliens dans le Canal de Suez et la reconnais­sance du Détroit de Tiran et du Golfe d’Aqaba comme des voies de navigation int
  9. Sur le legs soviétique, voir Sébastien Peyrouse (dir), Gestion de l’Indépendance et legs soviétique en Asie centrale, Les Cahiers d’Asie centrale, n°13-14, IFEAC – Edisud, 2004.
  1. Déclaration conjointe à la réunion de la Commission OTAN Géorgie au niveau des ministres des affaires étrangères tenue à Berlin, 15 avril 2011, disponible sur le site de l’OTAN : nato.int
  2. Voir l’Organisation de Coopération de Shanghai (SCO) créée le 15 juin 2001 par les prési­dents des six pays eurasiatiques.
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