Le sens de l’espace au Proche-Orieni à travers l’exemple palestinien

Guillaume VAREILLES

Chercheur en Histoire contemporaine – Université de Montpellier III.

Février 2009

S’INTERROGER sur LE sens DE l’espace au Proche-Orient revient à s’interro­ger sur de multiples définitions données par des acteurs différents dans une région fortement marquée par des empreintes géo-historiques qui se croisent, se superpo­sent, se confrontent, et qui ont été parfois amenées à cohabiter. Le sens de l’espace est aujourd’hui encore le fruit de nombreuses interprétations, essentiellement parce que certaines frontières ne sont par reconnues de manière multilatérale. Cela pose ainsi le problème de la souveraineté territoriale. Donner un sens à l’espace doit amener à donner une identité à un territoire.

Au Proche-Orient, et en Palestine en particulier, le sens de l’espace n’est pas le même selon la frontière et selon l’Etat sur lesquels on se situe. Afin de mieux com­prendre cette logique interprétative, il convient de faire un rappel historique, et notamment de revenir à la Première Guerre mondiale et à l’époque de la Palestine mandataire. La mise en place d’un foyer national juif en Palestine à la suite de la déclaration Balfour a conduit les populations juives soutenues par le gouvernement britannique à percevoir l’espace sur le même modèle que les Européens. L’Etat en construction a renforcé une nation2 qui n’avait pour seule réalité politique que le sionisme, à l’image de ce qui s’était passé en France3 où en Angleterre et en Grande-Bretagne à travers l’élaboration de ces Etats et de ces nations. Si la nation juive n’avait pas d’Etat jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec la déclaration Balfour, elle en prend une forme encore inachevée à cette époque, et dont la souveraineté relève d’une fidélité à une obédience culturelle et politique. En ce qui concerne la nation arabe, elle est diluée dans une succession d’Etats émanant pour certains d’entre eux de l’éclatement de l’Empire ottoman et pour d’autres ayant une exis­tence enracinée dans la terre depuis l’Antiquité. Le sentiment d’appartenance à une même culture pour les juifs du Proche Orient se concrétise sous l’impulsion de la Grande-Bretagne et du projet sioniste qui donnent conscience à un même peuple qu’il peut aussi être une même nation. La représentation spatiale que les peuples se font de leur terre est clarifiée au lendemain de la Première Guerre mondiale car il y a la volonté pour les acteurs en place de parvenir à des formes, aussi imparfaites soient-elles, d’Etat-Nation. Mais cette représentation est également obscurcie dans la mesure où ces mêmes acteurs créèrent une situation anxiogène alors qu’ils sou­haitaient le contraire.

Le sens de l’espace pour les Juifs et les Arabes varie aussi par l’enjeu qu’ils prê­tent respectivement à leur lutte. Pour les Juifs favorables à la déclaration Balfour, il s’agit d’une lutte pour la reconnaissance nationale (c’est-à-dire en tant que nation) et internationale (c’est-à-dire par rapport aux autres nations). Pour les Arabes soucieux d’obtenir des territoires de la fin de l’Empire ottoman, il s’agit d’une lutte pour l’indépendance territoriale. Au début du XXe siècle, les Arabes de l’Empire otto­man ont profité de la laïcisation des infrastructures étatiques pour faire valoir leurs droits à l’arabité. La langue arabe a été reconnue dans une certaine mesure dans les provinces méridionales de l’empire ; dès lors, il s’agissait pour eux d’obtenir des frontières donnant accès à des espaces viables. Le sens de l’espace émane ici de rai­sons internes à l’empire. La lutte des Arabes est une lutte politique avant d’être une lutte identitaire. Pour les Juifs, c’est en partie contraire, même si les deux formes de lutte restent intimement liées. La lutte politique se fait d’abord en Europe avec le développement du projet sioniste. Au Proche-Orient, c’est une lutte identitaire sur laquelle reposent les intérêts de la communauté juive et des Européens pendant la période de l’entre-deux-guerres.

Pour les Sionistes, une lutte pour la reconnaissance nationale et internationale

Le droit international reconnaît d’abord comme acteur principal, et même uni­que, les Etats ignorant ainsi les individus4. La communauté juive vivant en Europe jusqu’au début du XXe siècle n’existait que par son appartenance à un Etat (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Russie) et d’abord par rapport à cette appartenance. Le sionisme est à l’origine d’une nouvelle conception. Il met progressivement en avant l’appartenance à un nouvel Etat fondé cette fois au Proche-Orient sur les origines religieuses et territoriales du judaïsme. Il faut noter toutefois que les fron­tières bibliques de la Terre d’Israël n’ont été que très peu évoquées par les dirigeants sionistes au début du XXe siècle, et que c’est Lloyd George à la Conférence de Paris de 1919 et surtout à la Conférence de San Remo qui a mis en avant ce genre de réfé­rence. Cette conception prétend que pour que le peuple juif existe et s’émancipe en tant qu’acteur à part entière dans les relations internationales, il faut que l’Etat juif existe. Les frontières du nouvel Etat en devenir doivent servir les fins du projet po­litique sioniste en quête de reconnaissance afin d’installer et d’enraciner un peuple dans sa terre pour en faire une nation à un moment où il estime que celle-ci est au centre d’une répression menée par les autorités étatiques en Europe. On passe ainsi du peuple à la nation, des individus à l’Etat, parce que celui-ci est le seul capable de répondre aux idéaux du sionisme politique. Le droit international favorise cette conception des choses car il n’en admet pas d’autre. Le concert des nations n’est pas le concert des nationalités, encore moins celui des peuples. La diplomatie mondiale n’est possible que dans le cadre d’une lecture des territoires et des frontières en es­sayant dans la mesure du possible de faire correspondre des espaces délimités avec des nationalités déterminées. Une diplomatie de l’individu n’est pas possible, il faut donc passer par le « plus froid de tous les monstres froids »5, l’Etat.

L’enjeu essentiel est l’occupation et l’appropriation de cet espace. En effet, il ne faut pas oublier qu’avant même la déclaration Balfour de 1916, 5 à 6% de la popu­lation de la future Palestine mandataire sont juifs, soit environ 38 000 personnes. Le tracé des frontières permet un morcellement opéré déjà dans le cadre de l’effondre­ment de l’Empire ottoman et de la mise en avant de la partie non musulmane (mais également non chrétienne) de la population. Les sionistes profitent d’une situation pour parvenir à une nouvelle carte de la région. User d’un déterminisme historique pour le faire coïncider avec un déterminisme géographique, voilà la formule. Mais dans un cas comme dans l’autre, la notion même de déterminisme est critiquable. Cependant le droit d’un peuple à disposer de lui même n’est pas le droit d’un peuple à disposer par et pour lui même. C’est ce qu’a parfois confondu le sionisme politique au nom de la communauté juive, qui est dans son ensemble défavorable à cette doctrine dans la première moitié du XXe siècle. La relation entre les Juifs d’Europe et le projet sioniste en Palestine, qui n’est qu’une solution parmi d’autres (Herzl avait aussi pensé à l’Argentine), ne relève pas de la même grille de lecture que celle faite par les sionistes eux-mêmes. Le lien avec la terre d’Israël est détendu avec la grande partie de la population juive car elle n’y voit pas seulement la terre de ses ancêtres, mais également un espace désertique où vit une majorité d’orientaux loin de ses propres modes de vie. La lutte pour la reconnaissance nationale passe donc par le recours à une forme de séduction vis-à-vis de ces Européens afin de leur faire prendre conscience que l’Etat dans lequel ils vivent n’est qu’une patrie d’adoption, et que leur vraie terre, donc celle de leur nation, se situe en Palestine, notamment avec les sionistes territorialistes. Les deux mille ans de diaspora juive ont fait pas­ser ce peuple de civilisation orientale du désert à celui de civilisation occidentale du continent, européen en l’occurrence. Le rapport qu’ils en ont et le sens qu’ils donnent à l’espace n’est donc pas le même. Les sionistes ont un sens de l’espace palestinien qui est un sens premier, les Juifs d’Europe ont un sens de l’espace pales­tinien qui est un sens hérité et corrigé par l’histoire. A une idéologie fondée sur un schéma dogmatique (revenir sur la terre originelle) s’oppose une réalité fondée sur un schéma pragmatique (rester sur la terre des migrants).

A partir de ce corrélat, nous pouvons dire que les frontières palestiniennes tra­cées au lendemain de la Première Guerre mondiale ne sont pas le reflet d’une vo­lonté commune venant de la population juive. Sur ces frontières se superposent des intérêts qui relèvent de différentes interprétations de l’espace. La diplomatie européenne en Orient doit faire face à une double identité donnée à la Palestine, terre lointaine par sa géographie ou par son histoire.

Le sionisme n’a d’ailleurs pas posé clairement le problème des frontières au len­demain de la Première Guerre mondiale. Le sens de cet espace qu’il fut amené à occuper se fit indépendamment d’une définition de ses limites qui devait permettre d’aller vers une identité territoriale. La question des frontières ne se posa pas car l’idée même de la création d’un Etat paraissait encore floue dans les années 1920­1930. Le sionisme poursuivit « une stratégie de l’insertion »6 et non ce que l’on pourrait appeler une stratégie de la délimitation. L’idée était de parvenir à créer un Etat par son centre et non par ses frontières. L’assise territoriale homogène fut une condition pour la réalisation du futur Etat. S’en est suivie une occupation de la terre par le biais des kibboutzim en Galilée, sur les rives du lac de Tibériade et dans les plaines entre le littoral et le Jourdain. C’est ainsi une vision stratégique de l’espace qui prévaut, cette logique ayant pour but de permettre le développement d’un peu­ple devant amener par la suite à son enracinement au sein d’un Etat.

Le sionisme a donc d’abord donné un sens humain à l’espace palestinien avant de lui donner un sens politique, c’est-à-dire un territoire où s’affirme une sou­veraineté politique. Ce sont les plans de partage des années 1937-1938 qui vont conduire les sionistes à politiser davantage leur représentation spatiale et à s’intéres­ser de près aux frontières.

Pour les Arabes, le sens de l’espace s’inscrit dans une logique différente.

Pour les Arabes, une lutte pour l’indépendance territoriale.

La lutte des Arabes pour l’indépendance territoriale tient de la place qu’ils oc­cupaient au sein de l’Empire ottoman jusqu’à la Première Guerre mondiale. La centralisation du pouvoir avec la révolution Jeune-Turque a permis aux provinces arabes périphériques de faire valoir leur propre identité différente des autorités de la Grande Porte. Le retour à une forme plus vive de l’arabité est à l’origine d’une affirmation nationale dont le but est progressivement de parvenir à la formation d’Etats arabes indépendants de l’Empire. Dans leur conquête politique du pouvoir, les Arabes musulmans concrétisent leur souhait en profitant du délitement de l’Em­pire au lendemain de la guerre et du soutien des grandes puissances européennes, française et britannique notamment. Cette affirmation nationale se retrouve dans la langue arabe qui reste un ciment culturel, un élément important de la nation arabe. A la différence des Juifs d’Europe pour qui l’hébreu n’est plus une langue usuelle, l’arabe permet aux peuples qui le parlent d’être convaincus de faire partie d’un seul ensemble, linguistique par essence, mais également religieux et ethnique par extension. Il y a ici confusion entre l’arabe en tant que langue, et l’Arabe en tant qu’individu. Les deux sont nommés de manière identique, alors que pour les Juifs, c’est d’abord la référence ethnique qui est mise en avant, pour les sionistes, il s’agit d’une référence historique7.

Le nationalisme arabe est ainsi fondé sur l’émancipation d’une langue et d’un mode de vie différents de celui des Turcs. Après la révolution des Jeunes-Turcs de 1908-1909, l’Empire ottoman accentue son orientation occidentale en rejetant vers l’Orient les populations arabes. Celles-ci trouvent dans leur héritage culturel un moyen de parvenir à leur fin : l’affirmation d’une nation où l’arabité serait l’élément d’identification principal. L’Etat qui devrait en naître aurait une empreinte sur un territoire clairement oriental. Les volontés d’indépendance sont le résultat d’une politique turque centralisatrice appliquée depuis Constantinople.

L’Etat, tel qu’il est entendu dans les relations internationales, devient un objectif possible pour les peuples arabes de l’Empire ottoman. Mais cet Etat est d’abord une invention de l’Occident. Dans la pensée arabo-musulmane classique, la représen­tation spatiale ne se fait pas selon une logique de territoire entouré de frontières continues où le pouvoir est légitime et est exercé comme tel en son sein. C’est une représentation circulaire, alors que les Occidentaux en ont une représentation linéaire. L’Islam est séparé en deux espaces distincts importants, le « territoire d’Islam » ou dâr al-islâm et le territoire des infidèles dits « territoires de guerre » ou dâr al-harb. Ces différents espaces s’organisent selon un schéma géoconcentrique autour du centre : La Mecque et Médine8. Les frontières sont donc mouvantes car amenées à être modifiées au fur et à mesure de la progression du jihad et Jérusalem n’est pas un centre à partir duquel les musulmans se repèrent. La Palestine est un élément de la sphère, et non une sphère elle-même. L’Etat, dans sa formulation occidentale, admet des lignes de front fixes où se matérialisent les rapports de force entre les unités politiques, qui si elles sont franchies, deviennent des causes de rupture dans les relations. La présence des Européens en Orient favorise une exportation de ce principe géopolitique vers des peuples qui avaient jusqu’alors une dimension iden­titaire bien différente.

L’Empire ottoman, à travers son affirmation pro-européenne, sert de terre de transition entre l’Orient et l’Occident, entre ces deux conceptions de l’espace. Il est ce que deviendra l’Etat d’Israël dés sa création, un glacis occidental en Orient. La différence réside cependant dans le fait que l’Etat d’Israël sera un glacis désiré par les Occidentaux, alors que l’Empire ottoman fut un glacis plus versatile avec lequel il fallut composer car il possédait encore un hinterland fondamentalement oriental.

Frontières naturelles contre espace vital9

Pour les Arabes de ce début du XXe siècle, l’Orient n’est pas une terre de départ, c’est une terre de mouvements. Pour la diaspora juive installée en Europe, c’est aussi une terre de départ qui doit être une terre de retour pour les sionistes. Il n’y a pas de diaspora arabe comme il y a une diaspora juive. Cela ne sera le cas dans une certaine mesure qu’à partir de 1948-1949 avec une partie seulement de la population arabe palestinienne. L’espace oriental en général, et palestinien en particulier, n’est donc pas le même pour les Juifs et les Arabes musulmans. Si, pour les deux communau­tés, il s’agit d’un espace historique important, pour les Arabes c’est une histoire présente puisqu’ils vivent dessus, pour les Juifs orientaux c’est également le cas mais pour les Juifs de la diaspora, c’est avant tout une histoire mythique fondatrice de leur culture. De l’image du mythe à l’image d’une réalité, c’est ce qui distingue aussi ces deux visions de l’espace. Le combat mené par les uns et les autres donne une acuité particulière au sens de l’espace palestinien. L’Orient arabe regarde la Palestine comme une limite vers la fin de la terre d’islam, une terminaison dont la frontière serait la Méditerranée. Au delà se trouve le territoire des peuples occidentaux. Si la Palestine doit avoir une frontière, il s’agit de la côte. Les frontières terrestres à l’est ne sont que des marques temporaires au sein de la nation arabe. Les Syriens retien­nent d’ailleurs cette vision et l’exposent régulièrement aux Européens, notamment lors du Congrès de Sèvres qui finalise le démantèlement de l’Empire ottoman. La Palestine est donc une partie de l’Orient arabe, une limite entre deux mondes, le territoire de l’arabité et de l’Islam (ancré sur le continent) et le territoire de l’occi-dentalité ou de la levantinité (ancré au-delà de la Méditerranée)10. Pour les Arabes, la Palestine est une région d’un espace plus vaste allant jusqu’en Mésopotamie. Pour les sionistes, c’est un Etat dont les frontières sont terrestres et historiques. Dans ce dernier cas la Palestine est vue depuis l’Europe, les sionistes sont d’abord présents en Europe. C’est donc une terre dont la perspective est eurocentrée et où la frontière n’est plus la côte cette fois-ci puisque la Méditerranée est ici un fil conducteur, mais l’intérieur. Cet intérieur est la limite entre l’Orient arabe et l’extrême fin de l’Occi­dent. La coupe est plus franche que dans la perspective des Arabes musulmans. A une Palestine marge de l’Orient s’oppose une Palestine marge de l’Occident.

La conception des frontières de cet espace, et finalement le sens de l’espace pa­lestinien, reprend cette dualité dans l’interprétation.

La maîtrise des territoires constitue une part essentielle des relations internatio­nales. Les Etats regardent le monde qui les entoure comme une succession d’autres Etats avec lesquels les rapports sont souvent des rapports de force, même dans le cas de relations cordiales. Dans ce cas, le rapport de force se joue autour d’une sphère proprement économique et politique et non plus militaire et armée. Au cours de la Première Guerre mondiale, l’Europe regardait l’Empire ottoman comme un hom­me malade dont il était possible de se partager la dépouille, où le démantèlement donnerait naissance à de nouveaux Etats. Le discours sioniste s’est calqué sur cette perception en admettant que la Palestine devenait un espace possible pour une future installation de l’ensemble de la communauté juive. La Palestine fut consi­dérée alors comme un espace vital qui devait permettre aux Juifs d’Europe de fuir les difficultés matérielles et les troubles religieux qu’ils connaissaient. La perception de l’espace est ici d’ordre économique puisqu’il doit être à l’origine d’un renouveau d’une civilisation mettant un terme définitif à l’errance deux fois millénaire de cette communauté. C’est par la création d’un Etat, seule entité viable dans le concert des nations, que devait se faire cette réalisation. Il est pourtant remarquable que la déclaration Balfour mentionne la création d’un « foyer national juif » et non d’un Etat juif. En Europe, les autorités sionistes étaient considérées comme des acteurs à part entière au sein des discussions inter-étatiques notamment en Grande-Bretagne. Afin de maintenir cet état de fait, il fallait constituer un Etat juif en Palestine pour entériner une légitimité internationale, mais surtout européenne, obtenue avant et au cours du conflit.

Pour les musulmans de l’Orient arabe, et en premier lieu pour les Syriens, la Palestine est d’abord la limite naturelle d’un vaste ensemble englobant toutes les po­pulations arabes du Proche-Orient. La vision géographique des Arabes musulmans s’oppose à la vision stratégique des sionistes. La Palestine n’est pas vitale pour les Arabes car ils sont présents sur de vastes espaces plus riches et plus étendus que cette simple frange littorale, même si d’un point de vue religieux elle demeure importan­te. Le Dôme du Rocher à Jérusalem n’est cependant que le troisième lieu saint de l’Islam et n’est pas considéré comme une destination première pour les pèlerinages en terre sainte. Au sein de l’opinion publique arabe, la Palestine porte le nom tradi­tionnel de Syrie méridionale. En 1915, le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, reprend cet argument pour défendre les futures démarcations fran­çaises dans la région contre la Grande-Bretagne qui souhaite séparer la Palestine de son hinterland arabe : « Entre la Syrie du Nord et celle du Sud, aucune démarcation naturelle pouvant servir de frontière et marquer des limites.» ». La politique française pro-arabe en Orient est soutenue par de nombreux groupes de pression dont les volontés sont d’empêcher les Britanniques d’obtenir une Palestine indépendante et de reconstituer une Grande Syrie dont la France serait un partenaire privilégié. C’est le cas par exemple de la Société de Géographie de Paris qui déclara en 1916: « Considérant que des points de vue géographique, ethnique et historique, la Palestine fait partie intégrante de la Syrie […], que le développement économique de la Palestine doit, par conséquent être le même que celui du reste de la Syrie ; que la population de la Palestine se compose des mêmes éléments que celle de la Syrie, tandis qu’elle n’a rien de commun avec celle de l’Egypte. […] Que pour toutes ces raisons, la séparation de la Palestine du reste de la Syrie serait nuisible à la France et scabreuse pour les futures rela­tions anglo-françaises, sans présenter un sérieux avantage colonial pour l’Angleterre »12.

L’objectif des Syriens est de parvenir à la constitution d’une unité politique à travers la réalisation d’une unité territoriale avec une Grande Syrie. La nation arabe, dont la Syrie souhaite devenir le cœur idéologique, doit donc se matérialiser dans un Etat. L’expression politique arabe se fonde sur le principe régalien de l’Etat-Nation, il est alors nécessaire de faire jouer les affinités françaises largement pro­syriennes car essentiellement anti-britanniques dans la poursuite de ce dessein. La nation ne peut trouver de sens que dans un territoire qui lui est propre, il est alors la représentation géographique d’une communauté dont les contours restent flous. La porosité des limites entre deux nations différentes n’est réglée que dans le cas d’un tracé de frontières nettes et franches qui marquent le territoire là où les cultures, les langues et les religions, par nature fluides dans l’espace, sont incapables de le faire. L’Etat devient la concrétisation de la domination et de l’indépendance d’un peuple sur d’autres peuples voisins ou contenus en son sein. Cependant, si les nations sont des constructions historiques, les Etats demeurent des constructions géographique et politique. Il était donc important, dans le discours classique d’une unité de la nation autour du concept de l’arabité, de faire coïncider les frontières sociales de la nation avec les frontières politiques de l’Etat. Ici, les frontières sont considérées comme naturelles car les populations arabes vivent sur un espace qui reprend le schéma d’une appartenance collective à une même communauté dont l’islam a ci­menté les structures, la umma13. Il n’est pourtant pas question de confondre Arabe et Musulman, c’est-à-dire un peuple ayant sa langue, ses usages, son histoire, avec une religion. Mais l’Islam naît au milieu du monde arabe et a d’abord été véhiculé par ses membres. La religion a fait prendre conscience à un peuple qu’il avait des traits communs, et s’il est utopique de parler de la réalisation concrète d’une nation arabe, il est plus pertinent de faire référence à la umma. Celle-ci n’admet pas de délimitations précises contrairement aux frontières de l’arabité ; les frontières de l’Islam sont diluées au fur et à mesure que l’on s’éloigne de son berceau originel et de rencontres avec d’autres religions. Les zones de contact entre musulmans et non-musulmans ne se matérialisent pas par un trait continu que l’on peut tracer sur une carte. Il est pourtant nécessaire de procéder ainsi pour définir ce qu’est un Etat. Les Syriens ont donc fait valoir leur appartenance à la nation arabe plutôt que leur iden­tité musulmane dans la perspective d’un découpage de l’Empire ottoman. La réfé­rence religieuse est mise sur un plan secondaire, chose que l’on retrouve d’ailleurs dans le sionisme politique dont les références religieuses ne sont pas premières.

Vers un désir de vivre ensemble : un nouveau sens pour l’espace palestinien ?

Mettre en avant sa croyance ou mettre en avant sa nation, c’est-à-dire un princi­pe a priori dénué de fondements religieux, voilà le dilemme auquel furent confron­tés les protagonistes désireux d’obtenir des entités viables en Orient, notamment en Palestine. Etat juif ou nation hébraïque, Etat arabe ou nation musulmane, les variables entre les concepts politiques, religieux et culturels sont nombreuses. Cette difficulté dans la définition est d’ailleurs entretenue dans un contexte qui dicte au concert des nations au lendemain d’une guerre, dont les fondements viennent de tensions nationales et territoriales, de satisfaire à la fois les peuples, mais aussi de favoriser la mise en place de frontières étatiques stables.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Palestine ne devient pas un Etat autonome, elle est placée sous administration internationale. Ce choix pro­longe la mainmise des Européens sur le territoire et accentue encore un peu plus l’avenir incertain d’une région qui ne demandait qu’à s’émanciper. Conformément à l’article 22 de la Société des Nations adopté le 28 avril 1919, « Le bien-être et le développement de ces peuples [à savoir les populations juives et arabes] forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer (…) des garanties pour l’accom­plissement de cette mission. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataire et au nom de la Société »14. La Palestine mandataire est la concrétisation de l’inachèvement du processus d’étatisation du Proche-Orient. Elle ne réalise ni les souhaits des Arabes, notamment des Syriens qui désiraient son intégration dans une Grande Syrie, ni les souhaits des sionistes qui à la suite de la déclaration Balfour radicalisent leur discours en voulant parvenir à la création d’un Etat juif. La Société des Nations arrive à un compromis par le biais de ce mandat. Elle laïcise et interna­tionalise un territoire, le soustrayant ainsi aux revendications des uns et des autres partenaires du découpage proche-oriental post bellum. Cette solution, pourtant lar­gement critiquée lors des négociations15, demeurera une situation de fait pour la Palestine jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948.

Les désirs nationaux sont corrigés afin de pacifier une région mais suscitant en même temps des frustrations identitaires. Le mieux a été une nouvelle fois l’ennemi du bien. Pensant prolonger la dimension universelle de la Terre sainte en l’inscrivant dans une juridiction internationale, la Société des Nations et la Grande-Bretagne ont favorisé une crise d’un nouveau genre. Au lieu de retirer la Palestine des conflits régionaux par ce statut spécial, elle en a fait le point de convergence de toutes les tensions. Une terre, deux peuples, ce poncif commence à devenir au lendemain de la Première Guerre mondiale une récurrence dans les relations internationales et va traverser le XXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

La création de la Palestine mandataire fut l’occasion de créer une frontière civi-lisationnelle entre un territoire sous administration britannique, donc occidental, et un territoire oriental marquant son appartenance à la culture arabo-musulmane bien que placé également sous mandat. Avant la mise en place de ce nouveau sta­tut, les populations de Palestine n’avaient pas le sentiment de faire partie de deux mondes différents. Elles l’apprirent progressivement au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Une des dernières ruptures importantes dans la variation du sens donné à l’es­pace palestinien fut la première Intifada de 1987. C’est à ce moment précis que la défense des frontières devint à nouveau une priorité pour Israël. Le « soulèvement » d’une partie de la population palestinienne fut l’occasion de voir ressurgir l’ancienne Ligne verte, reprenant par là même le premier projet politique du sionisme, à savoir créer un Etat pour protéger le peuple juif des violences qu’il subissait. Cette résur­gence fut rendue visible par l’édification d’un mur, amenant une vision irrédentiste fortement marquée par l’Etat d’Israël. Notons cependant que cet irrédentisme est aussi le résultat des attentats perpétrés à travers les frontières de l’Etat d’Israël.

La question des frontières reste encore aujourd’hui le problème central toujours non réglé au sein des discussions entre Israéliens et Palestiniens. Parvenir à une reconnaissance bilatérale des frontières serait donner un sens commun à un projet politique qui ne serait plus exclusivement juif ou arabe, mais palestinien et israélien. Donner du sens à un espace transnational doit être le défi à relever pour ce début de XXIe siècle.

Le sens de l’espace ainsi clarifié et accepté incarnerait tout à la fois une idée d’identité nationale et une idée de communauté transnationale. Les Israéliens et les Palestiniens vont devoir à terme cohabiter devant la force sémantique de leur espace alors qu’ils s’étaient tenus éloignés par l’esprit politique de leur discours.

Le sens de l’espace au Proche-Orient est déterminé par des impératifs qui ne dépendent qu’en partie de revendications régionales. Il est l’objet d’interprétations différentes qui ont eu pour origine les rapports de force politiques et stratégiques des grandes puissances européennes au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ce sont sur ces rapports que se sont greffés les discours arabe et sioniste, désireux de faire jouer leurs intérêts respectifs quand les vainqueurs de la Grande Guerre n’arrivaient pas à s’entendre. Il y eu une superposition croissante des lectures faites de la Palestine qui devint progressivement le nœud gordien de l’arc de crise proche-oriental que personne n’a su trancher. Sur un espace grand comme la Bretagne, environ 26 000 km2, les relations internationales ont trouvé au XXe siècle un angle d’approche étroit pour matérialiser leur champ d’action. Mais alors que le monde entre progressivement dans un nouveau siècle, il semblerait que la Palestine persiste à rester ancrée dans le siècle précédent. Le décalage chronologique doit donc être rattrapé par un processus visant à réduire le décalage entre les deux communautés, notamment en matière politique et économique.

 

Notes

  1. L’expression est empruntée à Carl Schmitt, Land undMeer, eine weltgeschichtliche Betrachtung, Leipzig, 1944, cité par Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, rééd. 2004, p 213.
  2. Jacques Lévy, « Etat » (art.), in Jacques Lévy, Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 343.
  3. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985.
  4. Raymond Aron , Paix et Guerre …, cit., p. 187.
  5. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,(trad. de Maurice Betz), 1ére partie, « De la nouvelle idole », Gallimard, 1947, pp. 60-61, cité par Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, (trad. de Denis-Armand Canal), Paris, Flammarion, 1992, p. 245.
  6. Alain Dieckhoff, « Les trajectoires territoriales du sionisme », Vingtième siècle, n°21, janvier-

mars 1989, p. 32.

  1. Sion est une montagne de Jérusalem.
  2. « Culture arabo-musulmane de la guerre », in Thierry de Montbrial et Jean Klein (sous la dir.), Dictionnaire de la stratégie, Paris, PUF, 2000, p. 125.
  3. Raymond Aron, Paix et Guerre …, cit., p. 203.
  1. Sur les relations entre l’Islam et sa perception de la mer, voir Xavier de Planhol, L’Islam et la mer : la mosquée et le matelot, VIIe siècle, XXe siècle, Paris, Perrin, 2000, 658p.
  2. MAE, série Turquie, sous-série Syrie Palestine, vol. 871, Le Président du Conseil Ministre des Affaires Etrangères à Monsieur Georges Picot, chargé du Consulat Général de France à Beyrouth., 2 nov. 1915.
  3. MAE, A, Paix, 1914-1918, vol. 170, f 112, vœu émis par la Société de Géographie (Paris) concernant la solidarité de la Palestine et de la Syrie au triple point de vue géographique, ethnique et historique, 30 juin 1916.
  4. Communauté de musulmans réunis dans la foi en un même Dieu.
  5. Antoine Hokayem et Marie-Claude Bitar, L’Empire ottoman, les Arabes et les Grandes Puissances, 1914-1920, Beyrouth, 1981, pp. 304-305.
  6. « Il ne peut être question d’une administration internationale, tous les exemples montrent que ce type d’institution fonctionne mal. La meilleure solution consiste à donner la tutelle de cette région à une grande puissance. » Henry Laurens, La Question de Palestine, Tome Premier, 1799-1922, L’invention de la Terre sainte, Paris, Fayard, 1999, p. 435.
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