L’AFGHANISTAN D’UN ISO DEUX VIEUX EMPIRES A U RECENTES DU MOYEN-OR .EMENT PARADOXAL ENTRI REPERCUSSION DES CRISES ENT ARABE

Yves LACOSTE

Professeur de Géographie et de Géopolitique- Université de Paris VIII- fondateur de l’Ecole française de Géopolitique.

Février 2009

DEPUIS PLUS DE VINGT-CINQ ANS et l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée soviétique (fin 1979), ce pays musulman est un des grands points chauds de la géopolitique mondiale, bien qu’au premier abord, les raisons de cette importance ne soient pas évidentes. En effet, ce pays enclavé, surtout montagneux, traversé par une énorme chaîne de montagnes (l’Hindou Kouch qui prolonge l’Himalaya jusqu’au couloir de Hérat) et bordé à l’est par d’autres montagnes, n’a guère de ressources minières et n’est apparemment pas situé sur un grand axe géostratégique. Et pourtant, depuis 150 ans, ce pays suscite la rivalité géopolitique de grandes puis­sances. Regardons d’abord la position de l’Afghanistan sur une carte de l’ensemble de l’Asie : il se trouve entre ce qu’était l’empire russe au nord-ouest et l’empire des Indes britanniques au sud-est, deux empires qui se disputaient l’Afghanistan. Pour éviter de s’affronter dans un conflit qui risquait d’être grave (en raison de la montée en puissance de l’Allemagne) et pour éviter d’avoir à conquérir ce pays aux redouta­bles guerriers musulmans qu’ils avaient déjà affrontés, ces deux empires décidèrent de neutraliser l’Afghanistan ,d’en faire une sorte de « zone tampon » en y choisis­sant comme roi le chef d’une des confédérations de tribus pachtounes (le peuple dominant en ce pays) en lui fournissant des armes et quelques moyens financiers. Aussi ce pays, dont les Britanniques avaient tracé les frontières, resta-t-il isolé dans ses traditions tribales jusqu’au milieu du XX° siècle. L’Afghanistan est le seul pays d’Asie et d’Afrique à n’avoir pas subi de domination ou d’influences plus ou moins coloniales, et ce en raison de la rivalité de deux grands empires coloniaux. Un jeune roi Amanullah, à l’instar de Mustapha Kemal, chercha, au lendemain de la première guerre mondiale, à jeter les bases d’un appareil d’Etat un peu moderne, mais il fut rapidement renversé en 1929 par une révolte de tribus (celles du « porteur d’eau, le « badcha sakao ») soutenue en sous-main par les Anglais. Ceux-ci avaient théori­quement tracé la frontière orientale de l’Afghanistan sur la ligne de crête des Monts Suleïman qui dominent, aux Indes, les grandes plaines de l’Indus, mais de puissan­tes tribus pachtounes qui dominent ces montagnes s’étendaient sur leur piémont. Pour éviter d’avoir à les combattre, les Anglais, qui avaient été échaudés à diverses reprises, leur reconnurent une grande autonomie, tout en leur fournissant armes et subsides, et en y recrutant de bons soldats pour leur « Armée des Indes ». En 1947, après le départ des Anglais, ces « territoires tribaux », qui posent tant de problèmes stratégiques aujourd’hui (ce sont des bases pour les Talibans), passèrent en prin­cipe sous l’autorité du Pakistan, mais ils furent revendiqués par le gouvernement afghan comme Pachtounistan car ils étaient peuplés de Pachtounes. Evidemment le Pakistan rejeta cette revendication, sans pour autant chercher à renforcer son contrôle sur ces « territoires tribaux » qui continuèrent de fournir de bons soldats et officiers. Vers l’ouest, la frontière avec l’Iran est relativement calme, elle passe non pas dans des montagnes, mais sur de vastes plateaux qui forment un couloir entre les plaines d’Asie centrale et l’Océan Indien. De surcroît, cette frontière correspond depuis le XVIIIe siècle à une grande limite religieuse entre l’Islam chiite de la Perse et l’Islam farouchement sunnite des Afghans. En Afghanistan les seuls chiites sont dans les montagnes du centre du pays, ce sont les pauvres Azaras (d’origine mon­gole ?) que traditionnellement persécutent les sunnites.

A partir de l’indépendance de l’Inde et du Pakistan, l’ONU et les autres organi­sations internationales s’intéressèrent au cas de l’Afghanistan et l’on mesura alors à quel point ce pays était dépourvu de médecins, d’armée régulière (les guerriers des tribus ne veulent pas de casernes, ni d’officiers), de cadres techniques, de routes, de banques, d’instituteurs etc. Aussi de nombreux fonctionnaires internationaux (plus nombreux qu’en Inde ou au Pakistan) furent chargés de moderniser ce pays effectivement « moyenâgeux » (sauf pour les armes). L’URSS au nord du pays et les Etats-Unis au sud se chargèrent d’y construire des routes. Dans les villages, des écoles furent créées par l’UNESCO et des instituteurs y furent installés, mais nom­bre d’entre eux furent chassés et même assassinés à l’instigation des mollahs, petits chefs religieux qui ne toléraient pas quelque rivalité intellectuelle. Les Américains concentrèrent leur action sur l’Iran et laissèrent en quelque sorte les mains libres aux Soviétiques. Ceux-ci par l’entremise de techniciens et de cadres venus d’Ouzbékis­tan et surtout du Tadjikistan voisins (les Tadjikes sont l’autre grand peuple d’Afgha­nistan) jouèrent un rôle croissant dans la création d’un appareil d’Etat afghan et la formation d’une armée régulière. L’URSS soutint les revendications afghanes sur le Pachtounistan, d’autant plus que le Pakistan était soutenu par les Etats-Unis.

A partir des années soixante-dix, l’URSS contribua de plus en plus à la moder­nisation de l’Afghanistan. Apparurent alors, parmi les nouveaux cadres, deux partis communistes le Parcham et le Khalq tous deux d’obédience soviétique, mais rivaux pour des raisons tribales. Leurs surenchères idéologiques mécontentèrent les popu­lations pour qui la religion musulmane était extrêmement importante. En 1978 ce furent des Afghans communistes qui prirent le pouvoir à Kaboul, mais les réformes qu’ils prétendirent mettre en œuvre provoquèrent la fureur des mollahs (religieux musulmans) et une grande révolte des tribus. Pour sauver les nombreux techni­ciens soviétiques qui y avaient été envoyés (ils furent massacrés avec leurs familles à Hérat), l’Armée rouge occupa l’Afghanistan (décembre 1979). Comme cela suivait de quelques mois l’expulsion des Américains hors d’Iran du fait de la révolution khomeyniste, on crut que cette « invasion de l’Afghanistan » serait suivie par une poussée des Soviétiques vers l’Océan Indien, mais ils furent bientôt confrontés à la résistance acharnée des combattants des tribus afghanes. Ceux-ci reçurent bientôt par le Pakistan et par l’entremise de volontaires arabes venus notamment d’Ara­bie Saoudite, dont Oussama Ben Laden, des armes et l’aide financière des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. Par ailleurs, pour fuir les bombardements soviétiques, beaucoup d’Afghans allèrent s’installer près de la frontière pakistanaise, notamment dans des « districts tribaux » où se trouvaient déjà de nombreux Afghans. Nombre d’entre eux, et non seulement les chiites Azaras, allèrent trouver refuge en Iran, mais la frontière irano-afghane resta relativement calme.

En revanche, la ville Péshaver au nord-ouest du Pakistan, située au débouché des fameuses « passes de Khyber » (la porte de toutes les invasions vers l’Inde) devint le centre d’un trafic d’armes de plus en plus sophistiquées (y compris des fusées sol-air) et de plus en plus coûteuses, que les différents groupes de résistance, par l’entremise de trafiquants arabes, se disputaient à coup de dollars et d’assassi­nats. Jusqu’alors les Afghans n’avaient guère eu de contacts avec le monde arabe et peu d’entre eux, du fait de l’isolement du pays, étaient allés en pèlerinage à La Mecque.

En 1988, de guerre lasse, l’Armée rouge quitta l’Afghanistan, en laissant à Kaboul un gouvernement communiste modéré qui, à l’aide d’une petite armée, se débrouilla tant bien que mal avec l’aide financière de l’URSS pendant encore trois ans. En effet, les différents groupes plus ou moins islamistes qui avaient combattu les Soviétiques, se battaient désormais entre eux, pour des rivalités tribales, chacun de leurs chefs voulant profiter au maximum de la victoire prochaine. Alors que l’on avait pu penser que ce pays allait retrouver la paix, toute une série de conflits se déroulèrent non seulement entre des tribus, mais aussi entre des populations de langues diverses : une grande partie des Afghans parle pachtou, ce sont les pachtou-nes, alors que d’autres parlent tadjike, une langue très proche du persan et sont ap­pelés des tadjiks. Parmi ces derniers, les Azaras chiites sont opprimés par l’ensemble des Afghans qui sont farouchement sunnites qu’ils soient pachtounes, tadjikes ou ouzbeks. Toutes ces tribus, outre leur différence de langue, ont surtout été mani­pulées par des partis politiques plus ou moins rivaux et pour la plupart islamistes dont les chefs basés au Pakistan disposaient de sommes considérables fournies par l’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe. A tout cela, se sont ajoutées les rivalités des trafiquants de drogue, car l’Afghanistan était devenu le principal producteur et exportateur d’opium et d’héroïne (90% de la production mondiale aujourd’hui), du fait que les mouvements de résistance afghans devaient payer les armes aux di­vers intermédiaires qui étaient soit des Arabes, soit des officiers des services secrets pakistanais : nombre de cadres de l’armée pakistanaise sont des Pachtous, qu’ils soient nés à l’est ou à l’ouest de la frontière. Le Pakistan veut contrôler l’Afghanistan pour se donner de la profondeur stratégique vers l’Asie centrale dans le conflit qui l’oppose à l’Inde depuis 1947.

En 1994, au milieu des luttes acharnées opposant les divers partis islamistes afghans, apparurent les Talibans (en arabe, taleb signifie étudiant) qui étaient de jeunes combattants ultra-islamistes venus du Pakistan où se trouvent les centres de théologie et les couvents où ils sont formés. Avec l’aide de l’armée pakistanaise, les Talibans s’imposèrent en 1996 à toutes les factions et firent la conquête de l’Afgha­nistan, sauf du nord-est où s’était retranché le commandant Massoud qui refusait leur obscurantisme et la tutelle pakistanaise. Peu après leur victoire, les Talibans fondèrent un émirat d’Afghanistan avec Kandahar pour capitale, mais c’est près de Kaboul, qui était devenue une grande ville, que vint s’installer Oussama Ben Laden. Celui-ci, membre d’une famille richissime (de très gros entrepreneurs saoudiens) et en contact avec la CIA, avait déjà joué un rôle en Afghanistan, lors de la guerre contre les Soviétiques.

Cependant il s’était brouillé avec la dynastie saoudienne en 1990-91 lors de l’in­vasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein, lorsque le roi d’Arabie s’estimant menacé, fit appel à l’armée américaine, selon les traités d’alliance de 1944. Oussama Ben Laden accusa le roi d’Arabie Saoudite d’avoir laissé violer par des non-musul­mans le territoire sacré de l’islam qu’est la péninsule arabique (qui a été proclamée horm territoire sacré, comme la Mecque et Médine). Oussama Ben Laden, qui, après la guerre du Golfe exigeait le départ des bases encore tenues en Arabie par l’US Army, fut obligé d’aller d’abord au Soudan, puis en Afghanistan où, avec l’accord du mollah Omar, l’émir des Talibans, il fonda des centres de formation et d’entraînement pour les volontaires d’Al Qaïda, en provenance de pays arabes, d’Asie centrale et du Caucase, tout ceci étant connu des services secrets américains. Pourtant on ignore encore comment s’est faite la connexion avec les réseaux, qui, depuis l’Allemagne et l’Espagne, mirent au point la préparation des attaques sur le World Trade Center aux Etats-Unis le 11 septembre 2001. Durant ce temps, les Américains étaient en négociation avec les Talibans pour la construction, via l’Afghanistan oriental, d’un gazoduc reliant le Turkménistan à la côte du Pakistan sur l’Océan Indien.

Immédiatement après le 11 septembre, le président des Etats-Unis a exigé des Talibans l’arrestation et la livraison de Ben Laden, ce qu’ils refusèrent, persuadés qu’ils étaient hors d’atteinte des raids américains et qu’ils pouvaient toujours comp­ter sur le soutien du Pakistan. Grâce au ravitaillement en vol, les bombardiers B.52 purent faire leur rotation entre Kaboul et leur base de Diego Garcia dans l’Océan Indien et détruire les installations d’Al Qaïda. Les Talibans qui comptaient retourner au Pakistan, d’où la plupart étaient venus et où ils avaient le soutien des puissants partis islamistes, furent pris de court par le soudain ralliement aux Etats-Unis du gouvernement pakistanais. Certes l’alliance des deux Etats était traditionnelle, mais depuis la mise au point de la bombe atomique pakistanaise dénommée « bombe islamique » (pour faire pièce à celle de l’Inde), la Maison blanche avait grandement réduit l’aide financière massive qu’elle accordait traditionnellement au Pakistan. Le général Moucharaf venait d’y prendre le pouvoir par un quasi coup d’Etat, et il accepta, malgré les imprécations de ses islamistes, mais moyennant une très grosse aide financière américaine, de contrôler sa frontière pour empêcher les Talibans et Ben Laden de s’implanter au Pakistan.

La démocratie étant théoriquement restaurée en Afghanistan et une aide internationale généreuse lui étant accordée, un gouvernement afghan fut mis sur pied sous la présidence d’Hamid Karzaï (qui antérieurement dirigeait les négociations avec les Talibans pour le gazoduc) et sous la protection de contingents américains relayés aujourd’hui par des Européens, au titre de l’OTAN. La production d’héroïne, que le pouvoir taliban avait un peu freinée, battit tous ses records. Ben Laden restait introuvable et les Talibans (pour la plupart des Pachtounes) se réimplantèrent à partir du Pakistan dans les régions pachtounes d’où ils étaient originaires.

Les Américains firent pression sur le général Moucharaf pour que l’armée pakistanaise détruise les bases des Talibans et d’Al Qaïda au Pakistan, mais celles-ci se trouvaient le long de la frontière dans la « zone tribale », les territoires tribaux où les autorités britanniques puis celles du Pakistan ne se souciaient guère tra­ditionnellement d’en contrôler les tribus. Sous la pression des islamistes, l’armée pakistanaise rechigna à intervenir dans cette «zone tribale» où les Talibans s’étaient implantés et où les tribus faisaient toujours montre de leurs traditions guerrières tout en s’enrichissant des profits de la contrebande. Le président Moucharaf, qui avait déjà échappé trois fois à des attentats, dut démissionner devant la pression de la population – y compris de la bourgeoisie – qui dénonçait l’alliance avec les Etats-Unis. Des élections portèrent au pouvoir le Parti du peuple pakistanais, le PPP, celui de l’ancien président Bhutto (exécuté par les militaires en 1979) et dont la fille Benazir Bhutto était devenue le leader. Malheureusement celle-ci, peu après sa victoire, trouva la mort dans un attentat en 2008 et c’est son mari, un politicien à la moralité discutée, qui devint premier ministre. La situation au Pakistan était donc très préoccupante et la possibilité que les partis islamistes y prennent plus ou moins légalement le pouvoir posait de gros problèmes aux Américains, mais aussi – somme toute – aux Chinois, qui s’inquiétèrent des menées islamistes dans les régions mu­sulmanes turcophones du Xinjiang.

La situation en Afghanistan est tout aussi préoccupante car les Talibans y jouent un rôle de plus en plus grand dans des régions de plus en plus nombreuses. Les Américains se rendent compte qu’ils n’ont pas mis suffisamment de forces, sauf dans les régions frontalières avec le Pakistan, et qu’ils ont laissé la charge du contrôle de l’ensemble du pays aux contingents insuffisamment fournis par les Etats européens membres de l’OTAN. Une armée afghane est en voie de formation, mais elle est toujours bien peu efficace face au fanatisme des Talibans et aux guerriers des tribus que manipulent les « seigneurs de la guerre » et les trafiquants de dro­gue. La production d’héroïne, que les Talibans avaient cherché à interdire avant 2001, est plus grande que jamais et elle est surtout exportée vers l’ouest via l’Asie ex-soviétique. Les Etats européens de l’OTAN sont de moins en moins d’accord pour envoyer en Afghanistan des contingents plus nombreux. Quant aux dirigeants américains, avant même l’élection de Barak Obama, ils sont plus ou moins d’accord pour que le président Karzaï ouvre une série de négociations de « réconciliation » avec les Talibans. Il est probable que ces derniers, ramenés à une certaine prudence à l’égard d’Al Qaïda, reprendront progressivement le pouvoir en Afghanistan. Ils seront de surcroît alléchés par les profits que rapportera le grand gazoduc reliant (par le grand couloir de Hérat) le Turkménistan au grand port de Gwadar que les Chinois construisent au Baloutchistan, près de la frontière iranienne, sur la côte pakistanaise de l’Océan Indien. L’Iran pourrait de ce fait jouer un rôle positif dans l’apaisement de certains conflits en Afghanistan.

 

 

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