La question irakienne : Les limites de la spécificité française.

Par Khattar Abou Diab, chercheur en Relations Internationales et Stratégiques, analyste politique à la revue »Arabies » à Paris.

Février 2001

Les raids américains et britanniques menés contre les alentours de Bagdad, le 16 février dernier, n’ont pas été approuvés par Paris. Face à ce message musclé de l’administration de Bush W., cette position française spécifique confirme le non-alignement de Paris sur les dispositions de Londres et de Washington, sans abandonner l’appel au maintien du contrôle international sur l’armement irakien. Cette position est réitérée grosso modo depuis le retrait français de l’observation des zones d’exclusion aérienne au-dessus de l’Irak et l’opération renard du désert en décembre 1998.

Sur un autre niveau, l’intérêt des milieux économiques et politiques français demeure constant pour ce pays. En effet, depuis le 20 septembre 2000, quatre avions français ont atterris à Bagdad dans le cadre de la campagne irakienne contre l’embargo onusien et ses effets. Ceci montre l’influence de lobbies pro-irakiens anciens ou reconstruits à Paris. Depuis 1995 et malgré les difficultés du voyage à travers la longue route terrestre Amman – Bagdad, l’Irak a accueilli régulièrement des hommes d’affaires, des pétroliers, des industriels et des hommes politiques français de tout bord.

La position française nuancée par rapport au système des sanctions, l’afflux ou le pèlerinage à Bagdad, s’expliquent-ils par une nostalgie d’un passé proche, par un regain d’intérêt ou par un virement de la politique française ?

Aperçu historique des liens France – Irak :

L’Irak se situe sur trois lignes de démarcation entre le Moyen-Orient et le Golfe, entre le monde arabe et les deux mondes persan et turc et enfin entre l’islam sunnite et l’islam chiite. Cet Irak a été toujours façonné par sa géopolitique et victime de ses aléas . Suite à la première guerre mondiale, la victoire des Alliés a conduit au partage de l’Orient arabe entre deux puissances mandataires : la France et la Grande-Bretagne. Selon les accords de Sykes-Picot (en 1916), les deux vilayets du sud de la Mésopotamie : Bassora et Bagdad étaient allouées à l’Angleterre, tandis que la France devait prendre le vilayet de Mossoul au nord du pays, région-berceau des chrétiens d’Orient : Nestoriens, Assyriens, Chaldéens (1). Mais, pour que la France garde entièrement son contrôle sur la Syrie et le Liban, elle a dû lâcher Mossoul aux Anglais en échange de participations importantes dans le capital des sociétés pétrolières. A part cette parenthèse accidentelle, la France se retire du champ irakien tout au long du royaume d’Irak, confié par Londres aux Hachémites, afin de faire de ce pays l’un des sanctuaires solides sur la route des Indes, puis plus tard, un domino important contre l’influence soviétique durant la guerre froide.

Le renversement de la monarchie en 1958 correspondait à la montée du nationalisme arabe sous Nasser. Mais, la nouvelle république fut une usine à coups d’Etat (2), où l’instabilité marqua un pays divisé sur les plans ethnique (Arabes et Kurdes) et politique entre Nassériens, différentes factions kurdes, communistes et Baasistes. Seulement en 1968, le parti Baas Arabe Socialiste (nationaliste arabe et laïcisant) conquit le pouvoir et place progressivement l’ancienne capitale d’Al-Rachid au centre de la politique arabe et régionale.

Les années 70 connaissent une mutation profonde de l’Irak contemporain. La hausse des prix du pétrole suite à la guerre d’octobre 1973, assure une grande rente mise au service de la promotion et du développement du pays. La direction irakienne cherche la diversification des interlocuteurs étrangers pour éviter une tutelle soviétique, sous l’impulsion de membres libanais francophones du parti Baas et notamment Elias Farah, la piste française a été évoquée compte tenu des échos favorables dans les contrées arabes de la politique arabe de la France initiée par Charles De Gaulle. L’homme fort du régime baasiste Saddam Hussein adopte l’option française et Bagdad accueille le 30 novembre 1974, à grandes pompes la première visite d’un haut responsable français, en la personne de Monsieur Jacques Chirac, premier ministre de l’époque. La coopération bilatérale franco-irakienne devient une réalité, elle est fondée essentiellement sur une base économique, et accessoirement sur quelques considérations idéologiques : l’attrait baasiste pour le modèle de l’Etat-nation et pour la politique gaulliste de la Vème république en matière de politique étrangère ; la perception de certains milieux français de l’Irak comme pays laïque sous le parti Baas et bastion contre l’intégrisme islamique. Ainsi, l’Irak du milieu des années 70 représente le profil idéal ; avec son pétrole, son eau et ses hommes pour devenir un acteur central dans les deux ensembles géopolitiques du Moyen-Orient et du Golfe. Il devient surtout le premier marché régional de la France, il est attirant pour les milieux d’affaires et les milieux politiques sans prendre la précaution de s’interroger sur les effets de sa conduite vis-à-vis du problème kurde à l’intérieur et de sa position radicale par rapport au conflit israélo-arabe. Le commerce est en plein essor avec ce pays riche et grâce à la technologie made in France, un réacteur nucléaire aux fins civiles voit le jour. Il est baptisé O’Chirac à la place de son vrai nom Osirak par Israël qui le détruira en 1981 sous Begin et Mitterrand.

Les tensions entre l’Irak et plusieurs acteurs régionaux n’inquiètent nullement Paris, la France joue pleinement le jeu de l’intérêt immédiat et de l’influence dans une région où elle a été éloignée pratiquement depuis la campagne de Suez en 1956. Toutefois, la période ascensionnelle de l’Irak baasiste fut interrompue et stoppée par la victoire de la révolution islamique de l’ayatollah Khomeyni au pouvoir en Iran. La guerre déclenchée contre l’Iran sur l’initiative du président Saddam Hussein, ne dissuade non plus la France de développer avec l’Irak une sorte de partenariat stratégique. A l’époque, l’Occident et les pays arabes modérés trouvaient en Irak le barrage naturel pour interdire l’extension de la révolution khomeyniste. Pour sa part, Saddam Hussein se propose d’être le remplaçant du chah d’Iran comme le gendarme du Golfe. Dans ce contexte, la France a été le premier pays occidental impliqué avec l’Irak, au point de l’assister techniquement et de lui prêter ses avions de chasse les plus sophistiqués pour empêcher son effondrement sur le front (3. Le montant impressionnant de la vente des armes françaises en Irak (14,4 milliards de francs en 1981 et 13 milliards en 1982) donne une idée précise des relations qui deviennent de plus en plus enchevêtrés commercialement et floues politiquement. La France (le petit Satan dans la terminologie khomeyniste des débuts de la révolution) attire donc les foudres de l’Iran à cause de son engagement massif en faveur de l’Irak (appuyé ouvertement par Washington et les monarchies arabes du Golfe. Tout au long des années 80, la guerre secrète entre la France et l’Iran qui s’étend de Beyrouth à Paris : prise des otages, actions terroristes et assassinats d’opposants iraniens, ne manque pas de susciter des interrogations sur la validité des choix français sur un terrain très glissant dans un Orient rendu de plus en plus compliqué par l’affrontement des projets sioniste, nationaliste arabe et islamiste. Certes, la France comme toute autre grande puissance, consciente de son rôle international et de ses intérêts, assume parfois à ses dépens l’option pro-irakienne dans la guerre contre l’Iran. Mais, l’invasion irakienne du Koweït a brouillé les cartes de la France qui n’a pu prévoir ou dissuader son partenaire de déclencher sa nouvelle aventure désastreuse en août 1990.

Le président François Mitterrand a fait entrer la France dans le rang de la coalition internationale anti-irakienne. Mais, selon le professeur Samir Saul (4), du département d’Histoire de l’Université de Montréal, le virage de la France dans la crise du Golfe (1990­1991) s’explique par une réorientation générale de l’économie française. Celle-ci aurait choisi dès le milieu des années 80 de s’intégrer davantage aux activités occidentales, en renonçant aux grands projets des pays en développement. Sans être aussi catégorique, il est plausible que l’instabilité du Moyen-Orient et du Golfe ait progressivement poussé la France vers des solutions de rechange durables.

Suite à une décennie coulée, force nous est de constater que la participation de la France à la deuxième guerre du Golfe n’a pas été payante de retour sur les plans économique et politique. Le renforcement de la pax americana dans la région ne sert pas nécessairement les desseins de la France. A la conférence de Madrid, tenue le 30 octobre 1991, pour lancer le processus de paix au Moyen-Orient, la France n’a pas été conviée à ce grand show diplomatique. Pour la première fois depuis François Premier, la puissance méditerranéenne qu’est la France est exclue d’une grande manoeuvre politique concernant l’Orient. Au Golfe, les intérêts économiques de la France, même améliorés, n’ont pas compensé la perte de la place privilégiée à Bagdad.

Quelle politique française par rapport à la situation actuelle ?

L’élaboration de la politique irakienne de la France dans les dix dernières années, a été affectée sans doute par l’investissement négatif de la France dans un lien privilégié avec Saddam Hussein (5). Bien que tous les décideurs politiques ne partagent pas cette déception française du partenaire d’hier, mais le rétablissement des liens de confiance ressemble à un processus de longue haleine.

Après l’invasion du Koweït et le précédent de la guerre avec l’Iran, la communauté internationale, à travers le Conseil de sécurité de l’ONU, était amenée à prendre des précautions exceptionnelles. A l’époque, le système de sanctions et notamment l’embargo massif avaient pour but essentiel d’endiguer les velléités du régime irakien de reprendre une politique offensive. Ce système qui a eu sa justification et son utilité pour un certain temps, commence à s’enliser pour plusieurs raisons : le manque de coopération de l’Irak, la bureaucratie internationale et surtout l’interprétation abusive des sanctions par certains pays. Pour Washington et Londres, la chute du régime justifie le déploiement de tous les moyens, y compris certains inspecteurs de l’UNSCOM (première instance du contrôle de l’armement irakien). Mais, pour Paris, le dysfonctionnement du dispositif onusien dessert l’objectif de la communauté internationale, à savoir la défense de la sécurité régionale.

Au fil des mois et malgré l’adoption de la formule : pétrole contre nourriture et médicaments, le blocus devient insupportable sur le plan humain. Alors que Bagdad avance le chiffre de dizaines de milliers de morts et notamment des enfants, Denis Halliday et Hans Van Sponek, deux anciens responsables du programme humanitaire de l’ONU, incriminent un embargo meurtrier pour la population civile. En revanche, la perméabilité du blocus avec la complicité des pays voisins laisse la place à un trafic juteux qui permet au régime de tirer des ressources indispensables à sa survie. Sur la même longueur d’onde, la France par la voix de son ministre des Affaires Etrangères, Hubert Védrine dresse un bilan négatif de l’embargo : le mécanisme a asphyxié le peuple irakien et déstructuré la société, le système est devenu de plus en plus cruel et intolérable, et de moins en moins efficace. La situation est excellente pour le régime qui préfère certainement le statu quo.

Depuis presque trois ans, la France plaide pour une révision de la politique des sanctions. Elle rétablit le minimum des relations avec l’Irak et tente de jouer un rôle modérateur au Conseil de sécurité, en coordination avec la Russie et la Chine, sans affecter les consultations régulières avec Londres et Washington. Cette politique a été relativement fructueuse en 1997, lorsque la diplomatie française a collaboré étroitement avec Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, pour désamorcer une grande déflagration et permettre le retour des inspecteurs internationaux. Mais, cette politique a trouvé ses limites en décembre 1998, lorsque Washington et Londres décident de mener une opération militaire punitive contre Bagdad. En effet, la politique française est handicapée par la jonction de l’objectif inavoué du régime irakien visant à préserver le minimum de sa capacité militaire, et de la politique américaine ambiguë vis-à-vis de Saddam Hussein et de l’opposition irakienne.

De son côté, Bagdad tente de jouer l’arme du pétrole et l’arme du commerce pour attirer l’ancien partenaire français (le partenariat stratégique des années 80 a été plutôt un partenariat mercantile, de business aux yeux de certains détracteurs de la position française par rapport au système des sanctions. Le pays qui abrite les deuxièmes réserves pétrolières du monde (112 milliards de barils) emploie diverses tactiques pour soudoyer grandes compagnies pétrolières françaises ou russes, prioritaires pour exploiter ses grands champs du sud et du nord. En plus, 13 milliards de dollars (rente de la formule de pétrole contre nourriture) sont bloqués dans une banque française, la Banque Nationale de Paris. Récemment, l’Irak a opté pour l’Europe dans ses échanges commerciaux. Ces appels de pied lancés à Paris manquent d’un arrière-fond politiquement solide, le régime irakien qui aurait parié sur l’ancien lien privilégié entre le président Jacques Chirac et la direction irakienne n’a trouvé mieux que de le critiquer violemment par la voix de Tarek Aziz, lors de l’opération tempête du désert. Concrètement, Bagdad surévalue parfois les moyens de Paris sur la scène internationale et elle n’a pas une idée précise sur le processus décisionnel à Paris et les obligations internationales de la France. Ceci fausse toute tentative sérieuse de reprendre une relation normale entre les amis d’hier, malgré le veto de certains milieux français à toute reprise sérieuse des liens avec Bagdad, à cause du bilan d’un régime infréquentable. Le même son de cloche se trouve sur les rives du Tigre où des pôles influents irakiens plaident pour un grand marchandage avec Washington, vu l’inutilité des options française ou russe. Pour un analyste irakien, proche de cette tendance, Washington aura nécessairement besoin de notre pétrole en 2007. Si le régime se maintient dans les prochaines années, un modus vivendi avec Washington n’est pas exclu. Ces paroles pourraient n’être qu’une illusion si les Etats-Unis ne sont pas effectivement le premier acheteur du pétrole irakien (par exemple, entre janvier et août 1999, Washington a importé du pétrole irakien d’une valeur de 2,1 milliards dollars, en se plaçant à la tête des pays importateurs dans le cadre de la formule pétrole contre nourriture).

Dans le contexte mouvant de la question irakienne, on peut parler d’une spécificité française par rapport à l’Irak. La position officielle française fut bien décrite par le président Jacques Chirac le 4 janvier 2001, lors de la présentation des voeux du corps diplomatique. En Irak, la reprise des inspections et la mise en place du contrôle à long terme des armements doivent être engagées sans plus attendre pour permettre la suspension, puis la levée des sanctions. Leur maintien pour la dixième année, en frappant durement des populations innocentes et déjà très éprouvées, pose un problème politique mais aussi moral.

Sans aucun doute, l’avènement d’une administration républicaine changera les règles du jeu. Face aux propositions ambiguës de sanctions intelligentes, la France défend une politique de vigilance internationale qui remplace le système obsolète des sanctions permanentes. Elle consiste à installer des contrôles sur les armements conçus par la résolution 1284, sans faire de l’acceptation de ces contrôles une condition préalable pour la suspension, puis pour la levée des sanctions punitives. Mais, il faut attendre la fin du printemps 2001, pour que l’équipe Bush W. définisse les axes de sa politique irakienne. A Washington, on reconnaît le bien-fondé de l’analyse française. Mais le fils du vainqueur de la guerre du Golfe ne fera probablement aucune concession apparente dans le dossier irakien, car elle risque d’écorner son image auprès de l’opinion publique. Pour cela, la porte est ouverte à tous les dangers dans une région affectée aussi par les rebondissements de l’Intifada contre Israël. Comme en 1991, la question irakienne et le conflit israélo-arabe sont interdépendants. Cette liaison de facto, pèsera sur les perceptions des acteurs internationaux. De surcroît, l’évolution de la situation iranienne suite aux prochaines élections présidentielles, influencera aussi les visions de Washington, Paris, Londres et Moscou par rapport à Bagdad.

Dans cette course effrénée entre le statu quo meurtrier et la possible escalade américaine-britannique, la France ne possède pas les moyens pour promouvoir sa politique spécifique. Il est vrai que l’Irak ne représente pas une priorité de la politique extérieure française (comme c’est le cas pour l’administration Bush), mais l’Irak représente plutôt un enjeu qui s’inscrit dans le cadre de son action régionale. Toutefois, cet enjeu est révélateur du degré d’influence française dans cette région du monde.

Notes :

  • Le vice-premier ministre irakien Tarek Aziz est chaldéen de confession, originaire d’un village près de Mossoul.
  • In Pierre Rossi, « l’Irak des révoltes », le Seuil, 1965.
  • Voir « La Menace », Pierre Péan, Fayard, 1987.
  • In revue « Etudes Internationales », Mars 1995.
  • Dominique Moïsi, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales, « Arabies », Paris, Septembre 2000.
  • Interview avec Libération, le 1er mars 2001.
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