Irak versus America. Stratégie ou grandes manœuvres ?

Par : Jean Michel VERNOCHET. E.P.N. European Press Network.

Février 2001

Quel rôle tient exactement le chef de la diplomatie américaine, Colin Powell, dans le jeu complexe de la Maison Blanche au Proche Orient, particulièrement dans ses relations avec l’Irak ? De nombreux indices conduisent à se demander s’il n’y a pas répartition des tâches ? Dans ce cas, Powell aurait endossé la livrée presque immaculée de la blanche colombe. Comment expliquer en effet que le 14 février, lors d’une rencontre avec Kofi Annan à New York, soit deux jours très exactement avant les bombardements de Bagdad le 16, il ait pu laisser dire qu’il se rendait compte de la futilité de la politique irakienne du State Department, ajoutant que les E.U. n’ont aucune hostilité à l’égard des civils irakiens, et souhaitant pour finir, voir l’Irak redevenir progressivement membre de l’ONU ?

Double langage, désaveu, bluff ou gaffe ? Powell plus politique que militaire, quoique vainqueur du Golfe en 1991, nous a déjà habitué du temps de Bush senior à des prises de position passablement décalées par rapport à la ligne dure. Ainsi à l’automne 90 préconisait-il l’abandon du Koweït et l’édification d’une ligne de défense destinée à protéger seulement l’Arabie Saoudite. Il fallut que Dick Cheney, Secrétaire à la Défense, crée une cellule de planification afin de court-circuiter l’état-major. Un comble ! Aujourd’hui on lui attribue la responsabilité de ne pas avoir liquidé le fer de lance des forces irakiennes, à savoir la Garde Républicaine, et d’avoir ainsi contribué à bloquer la décision de pousser « Desert Storm » jusqu’à Bagdad.

Les machiavéliens ne manqueront pas de dire à ce propos que se faisant, en conservant intacte la Garde Républicaine, il laissait aux irakiens la capacité d’écraser ultérieurement la rébellion chiite au Sud. Révolte largement encouragée par l’administration américaine elle-même et aussitôt abandonnée que déclenchée. Mais le but était atteint : les Emirats et les Saoudiens restaient tétanisés à l’idée qu’une entité chiite indépendante eût pu s’installer à leurs portes. Ainsi ils devenaient beaucoup plus souples et mieux disposés à concéder un bail de longue durée à l’indiscrète installation des Américains sur la terre sacrée de l’Islam !

Dans le même ordre d’idée, les machiavéliens se font une joie d’ajouter qu’en faisant semblant de respecter les Résolutions du Conseil de Sécurité et en s’abstenant de poursuivre vers Bagdad, les américains se donnaient de sérieuses garanties de rester pour longtemps dans la région grâce au Diable de Bagdad. Dix années d’embargo, toujours reconduit en dépit des misères sans limites d’un peuple pris en otage, finissent d’ailleurs par donner quelque consistance à cette thèse. Saddam Hussein, à son corps défendant, serait devenu dans ce cas de figure une sorte d’allié objectif de la politique de Washington, et à coup sûr sa caution. Reste que le « Special Adviser » Richard Perle déplore que l’embargo commence à avoir autant de trous que le gruyère ! Richard Perle fait partie de ceux qui, avec le Staff du Pentagone, veulent à tout prix éliminer le maître de Bagdad, grand déstabilisateur régional à l’instar de Milosevic dans les Balkans. Position jugée irréaliste et même aventuriste par le Général Anthony Zinni, ancien des forces américaines pour le Proche-Orient. Zinni ne se gêne d’ailleurs pas de clamer à qui veut l’entendre que ce genre de manipulation a toutes les chances de s’achever en un fiasco sanglant comme en 1961, dans la Baie des Cochons et son catastrophique débarquement anti-castriste. Car malgré la manne céleste que le Congrès fait pleuvoir sur l’opposition irakienne en exil (30 millions de dollars viennent d’être débloqués) celle-ci n’a jamais su trouver la moindre cohérence. Elle avoue avec candeur par la bouche de ses représentants les plus autorisés n’avoir aucun projet alternatif à l’actuel pouvoir. Finalement le statu quo et le maintien du blocus lui offre une rente de situation assez confortable en attendant des jours meilleurs. En fin de compte, les dernières frappes américaines, plus spectaculaires que de coutume, sont-elles le préambule à quelque chose de plus conséquent ?

Entre parenthèses, souvenons-nous que depuis deux ans et les salves vengeresses de Décembre 98, Clinton étant alors empêtré dans l’affaire Lewinsky, les armes ne se sont jamais tues en Irak qui a subi des attaques quasi hebdomadaires contre son dispositif de défense antiaérienne avec des pertes humaines dépassant largement les quatre cents morts !

A priori non. Mais sur le très court terme, en effet, Anthony Zinni et consorts ne seront bientôt plus en position de contrebalancer les velléités des faucons du Pentagone relayés par ceux de la Maison Blanche. Aujourd’hui dans la balance des forces qui opposent jusqu’au-boutistes et modérés, tel que Colin Powell, les frappes peuvent encore être interprétées comme un gage accordé aux durs. Frappes fort utiles en ce qu’elles ont montré à ces mêmes durs que la politique de force ne donne peu de résultats tangibles sur le terrain. Au contraire, elles ont été diplomatiquement tout à fait contre-productives si l’on considère la réprobation tapageuse des seuls Européens. Védrine sur un ton inusité à l’égard du Grand Frère américain s’est même laissé aller jusqu’à qualifier les frappes d’illégales. Contre-productives parce qu’elles révèlent au grand jour l’isolement de Washington dans la poursuite d’une politique d’endiguement à bout de souffle qui n’a plus maintenant comme seul appui déclaré qu’un Tony Blair lui aussi en perte de vitesse et submergé par la crise agricole. Vache folle et fièvre aphteuse, bombes de l’IRA, il est peu à peu lâché par les siens. Ce pourquoi il n’est que trop heureux de trouver du côté de Bush junior, en direction du Tigre et de l’Euphrate, une diversion à ses dramatiques problèmes intérieurs. De ce point de vue la Maison Blanche envisagerait un virage sur l’aile à 1801 à l’égard de l’Irak qu’elle ne devrait pas s’y prendre autrement. Si Bush voulait négocier une sortie de l’embargo, il commencerait certainement par rassurer sa droite interventionniste. Après s’être livré à cette sorte de baroud d’honneur pour vider l’abcès, en permettant à ses activistes politiques de se défouler, il lui serait loisible d’entamer la négociation en position de force, c’est à dire sous la menace des armes. Un changement radical de politique deviendrait alors envisageable sans perdre la face. A contrario, si l’on prend pour point de départ de l’analyse l’instabilité des rapports de forces au sommet de l’Etat américain, il faut voir dans les frappes un préliminaire au durcissement et au passage à l’acte. De ce point de vue certains signes ne trompent pas. Le State Department joue à fond la carte iranienne, ce qui à terme pourrait aboutir à créer au Sud de l’Irak une sorte de super Kowelit : République autonome dévolue aux chiites irakiens. D’une pierre deux coups, les Emirats et l’Arabie Saoudite mis devant le fait accompli n’en seraient que plus inféodés à la protection américaine dont les bases militaires seraient pérennisées sine die. Et puis surtout, cela permettrait à l’oncle Sam de faire main-basse sur les gisements pétroliers super-géants encore en friche, tel Majnoun. Le Sud irakien c’est la caverne d’Ali Baba, le paradis de l’or noir…

Pour se faire Washington doit obligatoirement obtenir la neutralité de Téhéran et la liberté de mouvement pour les 40 000 hommes des troupes super équipées de Mohamad Baker AI Hakim qui attendent en piaffant l’heure de la revanche après la mise au pas des chiites irakiens au lendemain de « Tempête du Désert » alias la « Mère des Batailles ». Les tirs, depuis deux ans, contre les radars irakiens et les batteries antiaériennes ne s’expliquent pas autrement.

Les stratèges du Pentagone tiennent toujours au chaud le scénario d’une offensive terrestre au Sud, conduite par les forces irakiennes d’opposition stationnées en Iran. Lequel schéma implique que soient détruites toutes installations au sol pouvant contrarier ou interdire un appui aérien anglo-américain à basse altitude. Or les pourparlers avec la République islamique d’Iran semblent se situer à l’heure actuelle dans les hautes fréquences. L’éventualité d’une intervention terrestre au Sud reste donc plausible et, par conséquent, ne peut totalement être écartée du champ prospectif. Plus probable cependant une réédition de l’opération « Renard du Désert » et une campagne de destruction avancée des sites dits sensibles : destruction par exemple pour la énième fois de la centrale de recherche nucléaire de Tammouz, à proximité de Bagdad, avec nuage radioactif à la clef, et autres Palais présidentiels non visités par les cow-boys de l’Unscom. La mission de contrôle et de désarmement mandatée par le conseil de Sécurité déclarée persona non grata dut quitter l’Irak sans tambour ni fanfare. Bombarder à haute dose est un moyen expéditif, certes, mais qui permettrait aux contrôleurs des Nations Unies de regagner le temps et le terrain perdu en deux années d’absence. Enfin la reprise des mesures actives dirigées contre l’Irak – entendez les opérations de propagande de guerre encore appelées désinformation – et leur intensité à un niveau inconnu depuis bien longtemps laisseraient supposer qu’il y a anguille sous roche. A entendre le BND, les services de renseignement allemands, l’Irak serait en mesure de détenir l’arme nucléaire dans trois ans. Ce que le vent de rumeur a immédiatement transformé en essai souterrain réalisé dès 1997 ! Sans que les sismographes ne s’en aperçoivent ! Outre deux scuds fantômes qui auraient traversés la dernière décennie ensevelis dans un linceul de sable aux confins du désert, l’Irak serait bientôt prête à mettre en oeuvre des vecteurs d’une portée de 3 000 km, pouvant atteindre l’Europe, et serait par ailleurs en train de reconstituer son potentiel d’armes biologiques et chimiques. Tout est possible, on ne prête qu’aux riches.

Last but not least, la virtuosité dans l’art d’affoler les cervelles confine au sublime lorsque se diffuse l’idée saugrenue mais séduisante que l’épizootie de fièvre aphteuse serait imputable à des agents viraux introduits en Grande Bretagne par des émissaires de Saddam !! A ce stade doit-on parler de psychose ou de conditionnement ? Après cela, s’il ne tombe pas des hallebardes sur l’Irak, et s’il ne pleut pas des Tomahawks sur Bagdad, c’est que la météorologie n’est pas encore une science exacte !…

06/0 3/01.

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