La démocratisation dans les pays Arabes

Professeur Khader BICHARA

Professeur Khader BICHARA est Directeur du centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe Contemporain – Université catholique de Louvain (Belgique)

Octobre 2005

Entretien conduit par Yacine Hichem TEKFA

Géostratégiques : Monsieur le professeur, il y’a un vent de changement qui souffle sur le Monde arabe, pensez-vous que le Monde arabe découvre la démocratie ?

Bichara KHADER : C’est plutôt la démocratie qui redécouvre le Monde Arabe .En effet, le Monde arabe a connu une période libérale dans les années 1920-1950 avec des partis politiques, une pensée critique et une société civile éveillée. Malheureusement, depuis cette période, la démocratie a déserté les rives du Monde Arabe. Cela tient à la prise de pouvoir, après les indépendances de certains pays, par des régimes militaires plutôt populistes qui ont soumis les sociétés arabes à leur férule, et au maintien, dans d’autres pays, de régimes monarchiques qui ont instrumentalisé leur « arbre généalogique » et leurs titres de « noblesse » pour régner sans partage. Partout la sauvegarde de la souveraineté étatique, nouvellement acquise suite aux luttes de l’indépendance, passait avant la construction démocratique.

Géostratégiques : Ne pensez-vous pas que la guerre froide a été aussi un facteur de blocage de l’expérience
démocratique ?

Bichara KHADER : Incontestablement la guerre froide a gelé les transformations sociales, car les deux puissances se sont constituées des clientèles politiques : les Etats arabes dits « progressistes et socialistes » s’inscrivaient dans une alliance avec l’URSS tandis que les Etats-Unis se présentaient comme le rempart des monarchies, comme l’atteste l’alliance entre l’Amérique et l’Arabie Saoudite depuis 1945.En somme, pour les grandes puissances, la démocratie n’était pas un objectif prioritaire : c’est la fidélité à l’une ou l’autre puissance qui comptait.

Géostratégiques : Est-ce à dire que la fin du système bipolaire a permis de desserrer l’étau des dictatures et de revigorer les sociétés civiles ?

Bichara KHADER : Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est patent dans la prolifération des organisations de la société civile qui sont passées d’un nombre moyen de 10.000 en 1975 à prés de 120.000 en 2004. Mais à vrai dire, les frémissements démocratiques étaient déjà perceptibles dans les années 1970, dans la foulée de la défaite arabe face à Israël en 1967. A partir de cette période, les régimes arabes -qui avaient construit leur légitimité sur le combat nationaliste et le discours arabiste et qui considéraient la démocratie comme une simple « distraction » par rapport à « la lutte prioritaire » contre le sionisme et ses alliés occidentaux – ont été largement discrédités et leur logomachie disqualifiée en tant que « discours de mobilisation populaire ».

Géostratégiques : Si je vous comprends bien, les rêves de l’Unité arabe et de la libération de la Palestine ont volé en éclats, libérant des revendications démocratiques, mais ne pensez-vous pas que le marasme économique des années 1980, a aussi joué un rôle dans l’affaiblissement des Etats arabes ?

Bichara KHADER : C’est exact, car tous les régimes, qu’ils soient républicains ou monarchiques, monnayaient « l’acquiescence » de leurs populations en échange d’éducation et d’emploi. L’Etat arabe assumait, outre sa fonction régalienne, un rôle d’Etat entrepreneur. Jusqu’aux années 1970, les Etats s’acquittaient plutôt bien de cette tâche, créant des emplois dans l’Administration, l’Armée et le Secteur public. Il faut dire qu’ils bénéficiaient de nombreuses rentes : pétrolière, touristique, stratégique, en plus des transferts de leurs immigrés et de la solidarité interarabe. A partir des années 1980, la chute brutale des prix pétroliers (appelée choc pétrolier), l’endettement rampant et l’imposition des programmes d’ajustement structurel par le Fonds Monétaire International, ont réduit les marges de manœuvre des Etats arabes et affaibli leurs capacités à honorer leurs engagements en termes de développement et d’emploi. C’est durant cette période que surgit la contestation, qui prend souvent une « coloration religieuse » parce qu’en l’absence de canaux légitimes de contestation – partis politiques indépendants et syndicats libres – la mosquée était devenue la seule caisse de résonance du malaise social. Partout donc, sauf dans les riches pétromonarchies, les révoltes éclatent. L’« obéissance » (Al-Ta’ah) des sociétés civiles fait place à des revendications virulentes dont celle de la réforme économique et politique.

Géostratégiques : Que pensez-vous dés lors du discours du Président Bush qui se vante d’avoir réussi le pari de la démocratisation des Etats Arabes ?

Bichara KHADER : Penser que la guerre d’Afghanistan et d’Irak ont enclenché un « enchaînement vertueux » au Moyen-Orient, est une insulte à tous les démocrates arabes, qui depuis plus de 3O ans, ont lutté contre leurs régimes autoritaires, souvent au prix de leur vie, pendant que les Etats -Unis soutenaient, sans vergogne, ces mêmes régimes considérés comme les « garants de la sécurité régionale ». Quant à s’adjuger le mérite de la démocratisation des Arabes, comme le fait le Président Bush, c’est ajouté l’insulte à l’injure.

Géostratégiques : Et pourtant les élections palestiniennes et irakiennes en janvier 2005, la déclaration du Président Moubarak sur l’ouverture des élections présidentielles à d’autres candidats, ainsi que le « Printemps de Beyrouth », semblent donner raison aux Américains et apportent la preuve qu’un changement est en train de se produire ?

Bichara KHADER : Assurément, il y a un changement. Les Etats arabes, soumis à la pression interne et internationale, tendent de moderniser leur système politique, mais sans un réel partage du pouvoir. En vérité, c’est surtout la politique américaine qui a changé : jadis, son leitmotiv était le « statu quo régional », aujourd’hui c’est le « bousculement » de ce même statu quo, considéré comme l’incubateur de l’islamisme radical, dans sa variante terroriste. Le changement est donc dans l’intérêt stratégique américain.

Géostratégiques : En somme, le projet américain du Grand Moyen-Orient vous paraît il fallacieux ?

Bichara KHADER : Dans une certaine mesure oui, car en utilisant la région qui s’étend du Bengladesh à Marrakech comme simple champ d’expérimentation de la recette démocratique, les Etats-Unis s’épargnent l’effort de comprendre les raisons véritables du ressentiment, voire de la haine à leur égard. En d’autres termes, ce n’est pas la politique étrangère américaine qui est remise en question, mais le « déficit démocratique » des Arabes et des Musulmans qui est mis sur la sellette. Le problème c’est « l’Autre » : c’est une approche classique pour se dédouaner de toute responsabilité. Pour les tenants de la contagion démocratique, des Etats arabes plus démocratiques seraient moins enclins à cultiver la haine de l’Amérique, et plus conciliants à l’égard d’Israël. Ainsi la réforme politique des pays arabes n’est pas regardée in situ, mais par rapport à ses retombées positives sur la sécurité des Etats-Unis et leur allié indéfectible : Israël.

Géostratégiques : Cela se comprend. Mais il n’empêche que cet acharnement américain à réformer des Etats arabes est- il positif ?

Bichara KHADER : Ce n’est pas l’Amérique qui a enclenché le débat sur la réforme, mais elle l’a ravivé et rendu plus acceptable par les régimes arabes. D’ailleurs, ceux-ci, très opportunistes se sont emparés du projet de réforme et s’est sont faits les champions. Cela est révélateur des contradictions inhérentes au projet américain du « Grand Moyen-Orient ». En effet, peut-on demander à des régimes autoritaires de se transformer en régimes démocratiques, sans se faire hara-kiri, sur le plan politique ? Est-ce que l’Occident accepterait le résultat des urnes quand celui-ci portera au pouvoir des régimes radicaux ou islamistes anti-américains ? Est-ce que la démocratie est une simple technique électorale ou une culture qui s’apprend et qui s’enracine dans la société ? Est-ce que le terrorisme dont la démocratie serait un antidote- est le produit d’une culture ou d’une politique ? Et enfin, est-ce que la démocratie s’exporte à coups de missiles ? Autant de questions troublantes auxquelles les néo-conservateurs américains peinent à trouver des réponses convaincantes.

Géostratégiques : Mais ne pensez-vous pas qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ?

Bichara KHADER : Vous avez raison. La réforme des systèmes politiques arabes est une tâche urgente. Mais au lieu de parler de la liberté en termes génériques, il faut parler des Droits de l’Homme et du Droit des Gens. Le Président Bush peut parler par exemple du retrait des troupes syriennes du Liban, en tant que « armée d’occupation » : c’est son droit. Mais ignorer l’occupation par Israël des territoires de la Palestine et des hauteurs du Golan syrien, depuis 1967, c’est non seulement faire preuve de cécité, mais surtout de mauvaise foi. Les Arabes ne parviennent pas à décoder cette « logique ». Par conséquent ce n’est pas tant le message de la liberté et de la démocratie qui fait problème, mais bien le messager. Pour être entendu et éventuellement compris, le messager américain doit être au-dessus de tout soupçon. Il faut que le « juge » soit intègre. Or, ni sa complaisance passée et présente, avec des régimes arabes autoritaires, ni sa connivence avec l’occupant israélien, ni son mépris du droit international à Abou Ghraïb et à Guantanamo, ni ses gesticulations unilatérales, n’offrent de garanties quant à la sincérité du messager. Et comme le dit un auteur arabes, non sans sarcasme, « comment peut-on instaurer un Grand Moyen-Orient alors qu’on est incapable d’aider à la création d’une petite Palestine » ?

Géostratégiques : Enfin quelle est la position de la Ligue des Etats- arabes sur la question de la Réforme ?

Bichara KHADER : La Ligue des Etats arabes est l’émanation des politiques étrangères des pays arabes : ce n’est pas une locomotive intellectuelle. Comme les Etats arabes, eux-mêmes, elle s’est attelée à prôner la « réforme ». Mais, en 2004, les divisions interarabes ont été telles entre ceux qui se faisaient les avocats locaux du Grand Moyen-Orient et ceux qui prônaient des réformes graduelles et mesurées, que le Sommet avait été différé plus d’un mois. Comme celui de l’année dernière, le sommet de la Ligue arabe, tenu en 2005, a buté sur cette même question. D’ailleurs, le Sommet arabe s’est bien gardé de proposer la mise en pratique de la Déclaration d’Alexandrie, diffusée à l’issue d’une grande conférence organisée par les ONG arabes (12-14 mars 2004) et qui dressait un « véritable catalogue » des réformes à entreprendre et allant bien au-delà de la démocratie cosmétique que prônent les Etats arabes et leurs parrains-patrons (padri-padroni) étrangers.

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