Géopolitique de l’eau au Moyen-Orient

François-Georges DREYFUS

Professeur émérite d’Études Européennes à l’université Paris IV-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg, du Centre des Études Germaniques et de l’Institut des Hautes Études Européennes.

Février 2009

Quand nous pensons au Moyen-Orient, nous pensons, pétrole, gaz, oléo­ducs ou gazoducs ; nous oublions presque toujours l’eau. Or si on peut passer ‘hydrocarbures, ce qui fut le cas jusqu’au XXe Siècle, on ne peut pas se passer d’eau, c’est un problème mondial, mais il est vraiment grave dans une région comme le Moyen-Orient, au climat particulièrement sec.

Le Moyen-Orient

Par Moyen Orient nous entendons le territoire qui s’étend d’Istanbul à la fron­tière irako-iranienne de l’Est à l’ouest et de la Mer Noire au Canal de Suez du Nord au Sud; en d’autres termes les États suivants: Turquie en particulier la Turquie orientale, l’Irak, la Syrie, le Liban, l’Israël et la Cisjordanie, la Jordanie. Il s’agit d’une zone de climat méditerranéen avec ses précipitations entre 600 et 700 mm d’eau par an: dans la zone semi désertiques telle la Syrie entre l’Euphrate et le Tigre, ou encre l’Irak, les précipitations sont de l’ordre de 100 à 200mm par an seule à la Djezireh, au Nord autour du Mossoul reçoit environ 400mm d’eau par an tandis que les régions montagneuses Taurus en Turquie, Djebel Ansariyya en Syrie, les monts du Liban, le Golan, la Haute Galilée … reçoivent eux entre 1 et 3m d’eau par an : mais les plaines côtières reçoivent tout de même 500mm d’eau chaque année. Toutefois cette situation délicate pour les régions cultivables est palliée par les eaux des fleuves qui prennent leur source dans les châteaux d’eau que sont les zones montagneuses.

Le problème de l’eau en Turquie

La Turquie est au Moyen Orient un véritable château d’eau. C’est là que nais­sent le Tigre et l’Euphrate, c’est-à-dire deux fleuves qui irriguent non seulement la Turquie du Sud et du Sud-Est, mais aussi la Syrie et l’Irak. Pendant des années, depuis le début du Moyen-Age, ces fleuves n’ont pas été véritablement mis en valeur, ni au temps de l’empire Ottoman ni même dans les débuts de la république turque. Puis, tout d’un coup, on a pensé que cette région était fondamentale et on a décidé d’y construire des barrages. Et depuis un demi-siècle, on cherche à dompter les fleuves, avec des barrages qui ont un triple rôle :

  • un rôle de fourniture d’énergie électrique qui a l’avantage de ne pas être polluant,
  • un rôle d’irrigation, qui est immédiat en Turquie : 25% des terres arables turques sont irriguées,
  • un rôle de régularisation du débit des fleuves.

Seulement, quand on parle de cette planification de l’eau enTurquie, on oublie que cela a des conséquences internationales. Sur les terres turques, cela représente envi­ron 100.000 Km2, et l’on oublie complètement que cela va toucher la Syrie orien­tale, le long de l’Euphrate jusqu’au Tigre, et l’Irak tout entier.

Lorsque les barrages seront définitivement construits, 30% de l’eau fournie ac­tuellement par la Turquie à l’Irak et qui se déverse par le Tigre et l’Euphrate, aura disparu et sera utilisée en Turquie même, ce qui posera de sérieux problèmes aux agricultures irakienne et syrienne dans l’avenir.

La politique turque de l’eau se fonde sur le Great Anatolian Project (G.A.P. soit grand projet anatolien) qui prévoit la construction de tout un réseau de barrages que domine le barrage Atatùrk, du nom du fondateur de la République turque.

Le programme turc va toucher la Syrie. Pour compenser les pertes hydrologi­ques qu’impose l’Israël à la Syrie à la suite de l’occupation du Golan, la Syrie a large­ment utilisé les eaux de l’Euphrate (qui traverse la Syrie orientale) et du Tigre : cela a contribué à la mise en valeur d’une bonne partie des zones proches de l’Euphrate et de la Haute Djezireh. Le réseau prévu par le GAP diminuera de 25% environ les prélèvements, de 25 à 30% en Syrie, de 20 à 25% en Irak.

Tout cela crée une situation conflictuelle, au point que, dans les années 1970, quand le projet de construction d’un barrage sur l’Euphrate commence à se concré­tiser, un conflit a failli naître entre la Turquie et certains États arabes. C’est une mé­diation saoudienne qui a permis de l’éviter, en trouvant une solution relativement acceptable pour les uns et pour les autres.

Dans les conditions actuelles, la crise irakienne et l’isolement diplomatique de a Syrie, favorisent les desseins turcs.

Seulement, le problème est devenu plus grave. En raison de la poussée dé­mographique de ces pays, la Syrie passera de 20 à 28 millions d’habitants, l’Irak de 29 à 36 d’ici l’an 2025, et les nécessités de l’agriculture aidant les besoins en eau augmenteront d’environ 30%.

L’Irak de Saddam Hussein a entre 1970 et 1990 fait construire tout un réseau d’une dizaine de barrages importants sur les affluents de la Rive Gauche du Tigre; il aurait cherché à aménager les régions marécageuses entre Amara et le Chatt-el- arab (Golfe Persique) ; ce fut, parmi bien d’autres, une des causes du conflit entre l’Irak et l’Iran.

Mais le grand problème de l’eau se pose entre la Méditerranée et le Jourdain dans la région palestinienne ; mais il faut aussi envisager le triangle Damas-Beyrouth-Tel-Aviv : c’est d’ailleurs l’une des raisons des conflits syro-libanais. Certes la Syrie n’a pas jusqu’à l’automne 2008 reconnu le Liban, État artificiel mais mis en place par la France en 1920-22, mais l’expansionnisme syrien à l’encontre du Liban a aussi des raisons économiques. Lattaquié n’offre pas les mêmes avantages portuaires que Beyrouth. À cela s’ajoute le problème de l’eau : le Liban est un château d’eau dont l’usage permettrait de compenser les pertes en eau que représente l’occupation du Golan par Israël et que va aggraver la politique hydrologique de la Turquie.

Israël et l’eau

Le problème de l’eau a toujours été une préoccupation des Sionistes puis des Israéliens. Dès 1919, l’Organisation sioniste mondiale revendique un État juif fondé à la fois sur des critères historiques et religieux mais aussi hydrologiques: ils revendiquent la vallée du Litani que la France aura beaucoup de mal à garder au Liban, le Golan, la Vallée du Yarmouk et la Rive Droite du Jourdain.

L’eau joue incontestablement, dans le problème palestinien, un rôle que l’on a un peu trop tendance à négliger. En effet, l’agriculture israélienne réclame beau­coup plus d’eau que l’agriculture arabe, autant qu’Israël a su très vite tirer toutes les conséquences des dimensions agronomiques de l’agriculture : en particulier, elle a mené une politique de protection des sols, de lutte contre l’érosion, d’apport d’engrais et de fertilisant. Israël a besoin d’eau, même si cet État rationalise de manière judicieuse son utilisation: les zones irriguées israéliennes, connaissent des rendements supérieurs d’un tiers environ à ceux des zones irriguées en Syrie, tout en consommant moins d’eau. Mais la consommation israélienne par tête d’habitant, demeure importante, d’autant que le désert de Néguev a été mis en valeur grâce à l’aqueduc allant du lac de Tibériade jusqu’à la hauteur de Bersheeba. Pourtant, au moment de partage par les Nations unies en 1947, Israël disposait de ressour­ces hydrauliques convenables, mais relativement faibles. Le Petit Château d’eau, qu’étaient la Galilée et le Sud Liban, était affecté à l’État arabe de Palestine.

Après 1948, le problème de l’eau entraîne de multiples conflits entre Israël et les Arabes ; tel est le cas du Lac Hulé, que Syriens et Israéliens convoitent. Aussi en 1953, un conseiller du Président Eisenhower, Eric Johnston, suggère une partage des eaux de la région :

Plan Johnson

(En millier de m3 d’eau par an)

Israël 466 Jordanie 480 Liban 35 Syrie 132

(d’après Encel et Thual, Géopolitique d’Israël, éd ; Seuil).

Mais le général Nasser, considérant que ce serait une reconnaissance de fait de l’Etat d’Israël, met son veto. Dès lors, les Arabes vont chercher à contrôler toutes les rivières en amont de la frontière. Tout ceci va tellement loin qu’en 1965, avant la guerre des Six Jours, les premières installations seront détruites par l’aviation du Tsahal. Cette guerre va régler le problème, le Golan est occupé, la Syrie n’a plus ac­cès au Jourdain, et, par conséquent, l’État hébreu contrôle également la Cisjordanie. Les nappes aquifères de Cisjordanie vont en descendant, vers Israël, qui, en contrôle donc la sortie et, quand ce n’est pas le cas, elles sont placées à l’intérieur de la ligne de barrage de manière à ce que ces eaux soient plus contrôlées par Israël que par les Cisjordaniens, d’autant plus que les besoins en eau ne cessent d’augmenter.

La première guerre israélo-arabe (1948) avait entraîné l’annexion par Israël de la Galilée et du Néguev. Celui-ci est un désert qui sera mis en valeur par la construc­tion d’un aqueduc amenant de Galilée au Néguev l’eau nécessaire à l’irrigation de cette région qui va devenir modèle de mise en valeur de zones dites « arides ». Dès lors, le potentiel d’Israël est renforcé. Il ne faut pas pourtant négliger qu’en 1948, et ce sera le cas jusqu’en 1967, les grandes réserves d’eau sont arabes. Les fleuves et les rivières qui alimentent l’Israël sont sous contrôle arabe.

En réalité, nous n’allons pas assister à un partage de l’eau. En effet, les nappes phréatiques présentes en Cisjordanie, qui sont considérables, sont en 1949 majori­tairement arabes et vont devenir israéliennes après 1967.

En fait, le Jourdain qui marque la frontière avec la Syrie, est véritablement « désyrianisé» parce que – malgré l’appui des États-Unis aux Arabes à l’époque, il ne faut pas l’oublier – Israël contrôle désormais une grande partie de la Vallée du Jourdain ainsi que le Golan.

Il y a donc trois châteaux d’eau : le turc, le libanais et celui du Golan. Ils re­présentent des éléments fondamentaux de la politique du Moyen Orient à l’heure actuelle.

Le château d’eau turc est un moyen de pression de la Turquie sur l’Irak et la Syrie. En Irak aujourd’hui, il y a le problème kurde, or ce château d’eau est un moyen pour les Turcs de désamorcer la création d’un État kurde.

Deuxième élément : le château d’eau du Liban pose d’énormes problèmes dans la mesure où c’est l’un des fondements des rapports entre la Syrie et le Liban à l’heure actuelle.

Troisième élément : le problème palestinien. Le Golan stratégiquement n’a aucun intérêt pour les Israéliens et pour Tsahal, il n’en a que par sa richesse en eau. Il y a enfin tout le problème des nappes phréatiques en Cisjordanie, qu’Israël voudrait contrôler.

Les nappes phréatiques et le problème palestinien

Il y a dans la région palestinienne, deux grandes nappes phréatiques, l’une s’étend sur la plus grande partie de la Cisjordanie. Pour l’essentiel, les eaux s’écou­lent vers le Nord d’Israël et vers la plaine côtière. En effet, on estime que 350/0 de cette nappe s’écoule vers le Nord, 30% vers le littoral; seuls 35% restant s’écoule vers l’Est de la Cisjordanie et le Jourdain; il importe donc à l’État d’Israël d’en contrôler l’utilisation. Il faut avoir cela présent à l’esprit, surtout quand on étudie l’évolution de situation de l’eau douce renouvelable :

Or au début du xxr Siècle, la consommation israélienne est de 375m3 par tête, contre 160 chez les Palestiniens. Actuellement par conséquent, l’eau renouvelable et les nappes phréatiques permettent un équilibre quoique fragile. Qu’en sera-t-il dans 20 ans? Car la population (7 millions d’habitants en 2005) atteindra environ les 10 millions. Dès lors, quelles perspectives pour l’alimentation en eau d’Israël ? Une ébauche de solution passe par l’importation d’eau venant de la Turquie (300 millions de m3) transportée par « tankers », mais on envisage aussi un aqueduc sous-marin. L’autre solution passe par la construction d’usines de désalinisation d’eau de mer, mais cela pose un problème d’énergie pour des opérations de ce genre : Israël n’est pas Abu Dhabi ! Et a peu de ressources énergétiques.

Une dernière solution est la construction d’un canal Mer Rouge – Mer Morte, ce qui pose à son tour quelques problèmes complexes : qui et comment paiera t- on la construc­tion de ce canal titanesque destiné au passage à produire de l’énergie hydro-électrique ? De toutes manières, il implique un accord international entre Israël, la Jordanie, l’Égypte, l’État palestinien et l’Arabie Saoudite. Cela ne pourra se faire que lorsqu’une paix durable existera au Moyen-Orient : le canal peut favoriser-il est vrai- le retour à la paix.

Ainsi de quelque côté que l’on se retourne, on peut constater que la question de l’eau est réellement fondamentale et pose de gros problèmes géopolitiques et géostratégiques.

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