ÉTUDES STRATÉGIQUES : LES DÉSENCHANTÉS DE LA STRATÉGIE DE LA DISSUASION NUCLÉAIRE GLOBALE

Jean-Paul CHARNAY

AU TERRORISME DE DESTRUCTION MASSIVE

Islamologue et directeur de recherche au CNRS. Il est le fondateur etprésident du Centre de philosophie de la stratégie °la Sorbonne, directeur de la coliection « Classiquee de la stratégie » aux éditions de L’Herne.

Trimestre 2010

Sur quelques auteurs-acteurs

19 mai 1940, ruée des panzers et fin de la drôle de guerre : gouvernement de la République laïque célébrant une messe à Notre-Dame pour le salut de la France. Généraux de la Wehrmacht déçus après les « victoires perdues » de la Blitzkrieg. Amiraux de la marine impériale rêvant à une « Grande Asie » japonaise, sphère de coprospérité. Chefs d’états-majors généraux (Keitel, Jodl, Tojo) condamnés à la pendaison par les tribunaux pénaux internationaux (Nuremberg, Tokyo) pour crimes de guerre. Duel sans fin des généraux israéliens et des militants palestiniens. Officiers français prisonniers d’Indochine et « soldats perdus » d’Algérie. GI’s rem-barqués du Vietnam et de Somalie. Stratégistes américains de la dissuasion débou­chant sur la partition du monde. Nomenklatura soviétique contre dissidents russes. Gauchistes italiens et allemands des « années de plomb », et trotskistes français. Irrédentismes européens, fractures africaines. Militaires-humanitaires confrontés aux fureurs populaires, de l’ex-Yougoslavie au Rwanda. Guérilleros latino-améri­cains confinés hors des villes. Djihadistes extrapolant les attentats dans les villes. Généraux arabes battus sur le terrain. Chinois nationalistes et Khmers rouges. Généraux soviétiques et américains en Afghanistan. Irresponsabilisation des services de renseignements américains non prévoyants des attentats du 11 septembre 2001. Que de désenchantés de la stratégie !… Le désenchantement stratégique provient-il de la non-victoire ? Les acteurs-auteurs de ce long demi-siècle, depuis la chute du nazisme et l’explosion d’Hiroshima, ont alterné la prospective et l’autocritique.

Reconceptualisations stratégiques

« Je les saigne », auraient dit Joffre, bloqué en Champagne en 1915, et Falkenhayn, bloqué à Verdun en 1916. Degré 0 de la stratégie ? La perte de sang semblait être le « juste prix » pour obtenir la victoire par une stratégie d’usure dont on pouvait contester l’efficacité matérielle, non la légitimité doctrinale. Après les hécatombes causées par la guerre totale manufacturière, la formule apparaît inopé­ratoire aujourd’hui. Les saignées avaient été réciproques.

Sujet loyal de double monarchie habsbourgeoise, Freud avait espéré que la guerre sous-marine ferait plier l’Angleterre. À la défaite, désespérant de Guillaume II, il déclarait ne plus se sentir austro-allemand. La guerre lui avait fourni d’innom­brables cas de traumatismes psychiques et névrotiques ; en 1920, il publiait Au-delà du principe de plaisir, à propos de la « pulsion de mort ». Contre cette pulsion collective étaient élaborées par quelques politiques éloquents de nouvelles instances internationales : Wilson et la SDN, Briand et Stresemann à Locarno (1925), pacte Briand-Kellog (1928) ; tous quatre prix Nobel de la paix. En 1933, Hitler était élu chancelier. Dans un ouvrage alterné, Pourquoi la guerre ?, Einstein et Freud confrontaient leurs points de vue : aux espérances pacifistes de celui-là répondait chez celui-ci le sentiment de l’inéluctabilité de la guerre de par l’organisation des États et les compétitions des sociétés. Pressentant leur échec, en 1929, à la fin de Malaise dans la civilisation, Freud avertissait : « Maintenant que les progrès maté­riels nous ont donné la capacité de détruire tous les hommes jusqu’au dernier. »

L’hypothèse demeurait aléatoire eu égards aux possibilités techniques : celles-ci ont été remplies après Hiroshima. Les classiques principes de la guerre se heurtaient à l’extrapolation imbriquée de deux facteurs : la capacité de destruction industrielle ; la négation de l’essence humaine. En 1947 s’était tenu le procès des médecins nazis ayant procédé à des expérimentations in vivo sur des humains : certains ont été condamnés à la pendaison. Mais après la victoire, les Soviétiques et les Américains se sont disputé leurs rapports, ainsi que ceux de la mystérieuse formation japonaise, l’Unité 731. Durant la guerre froide, le Bureau 12 tchécoslovaque pour l’Est, la CIA pour l’Ouest se sont accusés mutuellement de mener des recherches sur des cobayes humains : armes biologiques, produits psychopathes, craintes que l’on puisse maîtriser les esprits et disposer des volontés. Mais l’espoir d’une société internationale refoulant ses pulsions de mort subsistait. Était-ce absurdité ? En septembre 1946, Churchill à Fulton (États-Unis) formulait son amère vision : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique s’est dressé un rideau de fer. » En 1945, la condamnation du nazisme et du racisme aryens avait été encadrée par la parution de deux romans allemands symbolisant les deux conceptions extrêmes de la stratégie.

Dans Le Jeu des perles de verre (1943), Hermann Hesse, nourri de la mythologie hindoue, naturalisé suisse, rêvait d’une cité idéale (Castalie) où un langage uni­versel, incluant la sémantique chinoise, les principes pythagoriciens, l’humanisme renaissant et le romantisme allemand, les systèmes musicaux, les équations scien­tifiques et les règles du jeu d’échec, aboutirait à une vision cosmique de l’homme maîtrisant son esprit dans la nature. Société policée où les inévitables tensions se régleraient en intelligence : une pure stratégie conceptuelle.

Combattant de 14-18 (Orages d’acier, 1920), Ernst Jùnger avait célébré dans la guerre l’union du Feu et du sang (1926), puis encensé le Travailleur à la veille de l’aventure hitlérienne, avant d’affirmer la primauté de l’individuel (Traitédu rebelle, 1951) en formulant l’espoir d’un État universel, gage de sagesse contre les désen­chantements stratégiques.

Dans Héliopolis (1949), ayant pris ses distances envers le nazisme, il décrivait l’imbrication de la technique dans l’humain. Elle contribuait d’abord à assurer sa subsistance puis à lui donner des surplus permettant l’activité gratuite créatrice des civilisations. Mais elle le domestiquait en le rendant dépendant de l’énergie et en s’infiltrant dans son corps. La cité capitale avait été subjuguée par la Faucille rouge au temps des « Grands Embrasements » : Héliopolis l’avait vaincue lorsque les croiseurs de bataille interplanétaires Charlemagne et Saint-Louis eurent fait sauter le Robespierre et la Commune de Paris. La « guerre froide » avait été chaude et depuis s’affrontaient en une sorte de lutte des classes et des morales le Proconsul, tenant de l’ordre et des institutions classiques, et le Bailli, tortueux et populiste, soulevant des émeutes réprimées par des actions de commandos armés en forces spéciales.

Ces deux cités – Castalie l’apollinienne, Héliopolis la dionysiaque – illustraient la négative réalité géopolitique, Le Jeu des perles de verre imaginant une stratégique gé­nérale qui s’incarnerait dans les arcanes de la dissuasion nucléaire à l’encontre de la « destruction mutuelle assurée » (MAD), dont la pensée serait l’un des facteurs qui interdiraient l’« échange » des fusées entre les deux étoiles, la Blanche et la Rouge. Héliopolis a inspiré de nombreux space operas, stratégie-fiction où s’affrontent dure­ment un empire galactique et une rébellion ou une invasion maléfique.

Entre Le Jeu des perles de verre et Héliopolis, paraissait en 1944 à Princeton Jheory of Games and Economic Behavior de John von Neumann et Oscar Morgenstern. Dépassant le jeu du pur hasard, se fondant sur l’analyse de la suite alternée de « coups » entre deux (ou n + 1) partenaires dans le droit international public, per­mettant le calcul des diverses chances par MiniMax, la théorie offrait un instru­ment mathématique adéquat aux deux Grands, n’ayant chacun qu’un nombre li­mité d’ABN – « armes balistico-nucléaires ». D’où, par d’innombrables analyses, la prolifération d’une casuistique paramathématique confrontant première et seconde frappes, anticités ou antiforces, coup de semonce et ultime avertissement, réponse flexible et tirs de représailles, missile de portée intercontinentale (ICBM) ou de por­tée intermédiaire (IRBM), puis arme stratégique ou de théâtre, négociations sur le désarmement et la prolifération balistique ou nucléaire, sur la limitation en nombre et en capacité de pénétration et d’interception par l’arm control et la pression des mouvements pacifistes et écologistes (Appel de Stockholm, Ban the Bomb, « Plutôt rouge que mort », « Citoyens du monde », Pugwash.).

D’où la confrontation majeure : il y a – est-ce tristesse ? – ceux qui croient à la dissuasion, installant une paix mécanique par crainte réciproque contre les embar­dées idéologiques et économiques. Et – est-ce optimisme ? – ceux qui n’y croient pas, mettant leurs espoirs dans une paix psychologique par apaisement convergent débouchant sur le désarmement. Est-ce utopie ?

Plus largement, la guerre totale abolissait la distinction entre combattants et non-combattants par de nouvelles doctrines : Air Integral, le bombardement stra­tégique selon l’Italien Douhet et les chefs anglo-saxons, le Britannique Harris et l’Américain Le May aboutissant au Schrecken, évangile de la terreur. La volonté d’une nation reposant sur sa population doit être brisée le plus tôt possible afin d’éviter des souffrances prolongées : obtenir la décision par tous les moyens. Ce « système de l’épouvante », destructeur de l’éthique, a été critiqué au nom de la « déflexion de la stratégie par la politique » mais a été surmonté par le missile balis-tico-nucléaire assurant la supériorité absolue de l’offensive sur la défensive, consti­tuant un jeu à somme nulle où s’équilibraient les espoirs réciproques : containment, voire roll back des Soviétiques pour les Américains, refus d’un encerclement améri­cain pour les Soviétiques ; avec des interrogations sur les sanctuaires et les intérêts vitaux à protéger sous « ombrelle nucléaire », et sur les zones grises où les blocs pou­vaient échanger tel ou tel satellite. La « paix », la non-mise à feu des fusées entre les pays industrialisés induisaient en Europe le communisme des chars face à l’OTAN, et le transfert de guerres limitées entre pays interposés dans les périphéries du tiers monde. Ainsi le monde avait échappé au complexe de Samson : s’autodétruire pour détruire l’Autre. Comme à celui de Massada : s’autodétruire pour frustrer l’Autre de sa victoire.

Mais ni Le Jeu des perles de verre ni Héliopolis n’avaient pris en compte le phéno­mène le plus important : la croissance démographique des peuples non caucasiens et le réveil des civilisations extra-occidentales.

Après 1945 commençaient les guerres de libération : deux modèles contradic­toires étaient fournis par les deux plus grands pays asiatiques. L’Inde obtenait son indépendance en 1947 face à l’Angleterre du travailliste Atlee, en invoquant la non-violence active (ahimsa) de Gandhi. En Chine, le communisme rural de Mao Tsé-Toung triomphait en 1949, et Lin Biao opposait dans la guerre révolution­naire par le peuple le monde des villes à celui des campagnes. Mais la partition du sous-continent entre l’Inde et le Pakistan, entre hindous et musulmans entraînait des millions de victimes, et la pensée gandhienne célébrée par la non-violence n’a guère été invoquée dans les luttes anticoloniales se référant aux stratégies maoïstes que découvraient en Occident dans les années 1950 l’orientalisme progressiste et les mouvances anarcho-syndicalistes. Est alors diffusé, avec le jeu de go et les vieux auteurs militaires chinois (Sun Tzu), le Yi-King (livre de la mutation performative et divinatoire ouvrant une voie, Tao, au mûrissement des circonstances). Les œuvres de Mao théorisent les pratiques de La Longue Marche (1934) : Principes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine et De la contradiction (1936), La Démocratie nouvelle (1940) banalisent les slogans célèbres : « Surmonter les contradictions mi­neures chez nous, exploiter les contradictions majeures de l’adversaire. » « Le com­battant révolutionnaire doit être dans la population comme un poisson dans l’eau. » « Notre stratégie : un contre dix ; notre tactique : dix contre un. »

Ce mode de guerre révolutionnaire a été transposé après la campagne des Cents Fleurs (1955) sur les plans économique (Grand Bond en avant, 1958) et cultu­rel (Petit Livre rouge de la grande révolution culturelle prolétarienne, 1966-1976). Guerre subversive visant à s’introduire dans l’esprit de l’adversaire, la « pensée Mao » s’infiltrait en Occident, en politique chez les gauchistes, en opérationnel chez les officiers combattants du « monde libre » contre le matérialisme du communisme international. Ainsi le principe militaire et géopolitique centralisé Sea-Air-Space Power est « équilibré » par le principe psychologique, médiatique et financier de cellules et réseaux en perpétuelle mutation. D’où de nombreuses controverses entre stratégie directe, de force, clausewitzienne, et stratégie indirecte, à la recherche des pourrissements.

Fidèles aux principes de la stratégie périphérique anglo-saxonne, les États-Unis avaient procédé par l’OTAN et le plan Marshall à la reconstruction de l’Europe occidentale. Le containment anticommuniste par politique des pactes échouait en partie au Moyen-Orient (pacte de Bagdad, OTASE), mais s’était affirmé en Extrême-Orient : Japon occupé, Chine amputée de Taiwan, grandes péninsules coupées en deux : Corée, où Truman refusait à Mac Arthur la mise à feu d’une bombe atomique, Indochine, où les USA refusaient à la France le feu de l’US Air Force (Dien Bien Phu, 1954).

1962 demeure une année charnière : fin de la dernière des grandes guerres de décolonisation, l’algérienne. Désamorcage de la crise des missiles à Cuba, ces IRBM soviétiques qui, menaçant directement l’Amérique, inversaient la stratégie périphé­rique, la puissance de terre encerclant la puissance de mer, grâce à la compréhension respective des deux K, Kennedy et Khrouchtchev. Mais la guerre atomique avait paru proche – possible. Castro l’aurait demandée. Un an auparavant, Khrouchtchev avait fait adopter par le XXIIe Congrès du Parti communiste de l’URSS le principe du passage de la société soviétique du socialisme au communisme, et réaffirmé le principe de la coexistence pacifique : la guerre froide s’affaiblissait, mais en 1960 s’était consommée la rupture entre l’URSS et la Chine, et Kennedy envoyait des conseillers américains au Vietnam. En 1962 paraissaient deux ouvrages symbo­liques : Thinking about the Unthinkable, du stratégiste américain Hermann Kahn ; Stratégie militaire, du maréchal soviétique Sokolovsky.

 

La dissuasion nucléaire en géopolitique

Kahn publie ce petit ouvrage percutant préfacé par Raymond Aron : « Penser sur, ou réfléchir autour de l’impensable (l’explosion atomique), ou parce qu’on n’a pas les concepts pour le penser, ou parce qu’il est si monstrueux que l’on n’ose pas le penser. »

Physicien, mathématicien, Hermann Kahn est le prototype de ces intellec­tuels universitaires composant les think tanks (réservoirs de réflexion) qui, avant les militaires, ont compris que la nouvelle arme, la bombe atomique, n’était pas qu’une grosse bombe mais entraînait dans les doctrines de guerre des mutations qualitatives : une révolution praxéologique. Chercheur à la Rand Corporation, puis principal fondateur de l’Hudson Institute, il extrapole une notion classique de la stratégie, celle de montée de la violence quand elle est démuselée, cette escalade, cette ascension aux extrêmes déjà décrite par Pufendorf et Clausewitz. Mais ceux-ci considéraient les frictions sociologiques, les viscosités psychologiques qui la ralen­tiraient, alors que l’instantanéité et la puissance technologique de la nouvelle arme atteindraient immédiatement Armaggedon (Apocalypse, XVI, 16), cette colline si­nistre, selon Zacharie, XII, 11, située près de Megiddo en Israël, où plusieurs fois furent anéanties les armées israélites et furent tués les rois Ochozias et Josias, (Livre des Rois, II, IX, 27, et XXIII, 29-30). Mère du désastre, l’explosion confrontait l’humanité à l’inexorabilité du Jugement dernier. La bombe est-elle la doomsday machine ?

Kahn pose des questions précises : quel volume de radiations accepterions-nous ? Quelle serait la meilleure défense civile, sachant que, en cas d’échange atomique, 150 millions d’Américains disparaîtraient ? La mise sous abri ou le déplacement des populations ? Faut-il laisser les populations dans les cités « le ventre à l’air », gage que l’on ne projette pas de bombarder l’ennemi ? Procédant par méthode à la fois systémique et quantifiée, Kahn établit trois types de deterrence. Évoquant le vocable terror, le terme est plus fort que le mot français « dissuasion », de même que le terme retaliation (talion) par rapport à « représailles ».

Deterrence de type I : protection estimée absolue des populations dans les mé­tropoles porteuses de la civilisation culturelle et technique ; protection contre l’ir­rationnel par l’inexorabilité des ICBM, les fusées intercontinentales sanctuarisantes du territoire national, outre les bombes du Strategic Air Command, puis les fusées embarquées sur les sous-marins nucléaires.

Deterrence de type II : déploiement d’une « ombrelle » sur l’allié ethnique et culturel de base, l’Europe occidentale, qui constitue aussi le glacis périphérique ouest du continent mondial, où sont placées les IRBM, fusées de portée inter­médiaire qui donneront naissance à la controverse sur les euromissiles (Pershing américains contre S20 soviétiques), puis aux armes dites de théâtre, enfin aux ac­cord SALT (Strategic Arms Limitations Talks) sur la réduction du nombre de têtes nucléaires.

Deterrence de type III : évitement de toute provocation (tentation de prendre Berlin-Ouest) en insistant sur la vulnérabilité de l’armement conventionnel, ce qui contraint à maintenir les négociations : le marchandage, le bargaining (mot plus fort que le français) contenant l’arm control (non simple désarmement mais per­pétuelle mise en rapport des capacités techniques respectives), aides ou embargos, suscitation de guérillas, voire guerre limitée ou guerre catalytique : guerre entre les deux Grands provoquée par une tierce puissance.

La nature des conflits ainsi dissociée en de multiples éléments peut être éta-gée du petit désaccord à la grande catastrophe en passant par la guerre préventive, l’action préemptive (Pearl Harbor), la négociation sous pression des opinions pu­bliques (Munich), ou par contrainte directe sur le dirigeant (le président tchèque Hacha, le roi Arthur à Camelot). Certaines préconisations évoquent les préceptes de ces manuels Comment vous faire des amis : « chercher le responsable », « c’est ma dernière exigence », « vos amis vous désapprouveraient », « mon partenaire ne voudra pas », « mettez-vous à ma place », etc.

Bref, à travers les types de guerre possibles (à la chinoise, comme Hitler, en cas d’inégalité technologique, en cas de puissante suprématie militaire…), faire en sorte que la paix apparaisse toujours préférable. Et surtout éviter de bloquer l’ad­versaire entre l’humiliation et l’holocauste, et faire prendre conscience à l’Autre que son intérêt est de poursuivre les discussions – à travers les jeux compliqués, durant la guerre froide, des services secrets, intoxication, surveillance sous-marine et aérienne, élimination ou échange d’espions, etc. L’indispensable étant de parer aux échecs, aux retombées négatives des succès (failures of success) et de décanter à temps les problèmes inconnus. Kahn multiplie donc les échelons intermédiaires à travers des séries de causalités hétérogènes, afin de pouvoir passer de l’une à l’autre.

Faustian Bargain donc, qui sera piloté par un gouvernement élitiste, issu des upper middle classes nourries de l’American protestant culture (épiscopaliens, qua­kers, presbytériens, universitaires, juifs, néolibéraux de la côte est), mainteneurs des valeurs traditionnelles à l’encontre, au-dessus d’une population devenant de plus en plus individualiste et hédoniste ? En tout cas, pas un gouvernement mondial agissant selon la formule, « un État, une voix », ni « un homme, une voix ».

Hermann Khan avait publié Thinkingabout the Unthinkable entre deux gros vol­umes : On Thermo nuclear War (1961, Princeton University Press), et On Escalation, Metaphors and Scenarios (1965, Hudson Institute). En 1966, invoquant l’emploi heuristique de la macrohistoire et la variabilité des crises, il écrit, avec Anthony J. Wiener, The Year 2000 et, en 1976, The Next 200 Years avec le Hudson Institute : passage à l’ère postindustrielle.

S’interrogeant sur l’avenir, constatant que la révolution agricole date de dix mille ans, l’industrielle de deux cents ans, et que la culturelle doit s’accomplir dans les vingt ans, il professe qu’il est plus sûr d’avancer prudemment que de rester sur place et que, contre le néomalthusianisme, l’avancée technologique doit juguler le stress écologique de la surpopulation, si l’on sait préserver la fragile écorce terrestre, fût-ce en sacrifiant temporairement quelques zones pour les industries polluantes hors des nations super-industrielles, et fût-ce même en acceptant le risque de quelques décès supplémentaires dus aux essais nucléaires.

En géopolitique, Khan prévoit une vingtaine de pays à forte part dans le GWP (Gros World Product : produit mondial brut), dont une dizaine dotés de l’arme nu­cléaire, une relative égalité entre le Japon et l’URSS, un certain polycentrisme dans le monde communiste, une mutuelle dépendance dans la répartition des matières premières. Démographiquement enfin, la Terre n’est pas encore pleine mais l’on de­vra songer aux migrations spatiales… Kahn ne pressent ni la disparition de l’URSS, ni l’émergence de la Chine, ni le retour des génocides, ni l’ascension aux extrêmes du religieux, ni la montée en puissance de l’islamisme.

Optimiste et volontariste, mais ambigu, il est plus ontologique et transcendan-tal que politique et stratégique. À travers le chatoiement fantasmagorique des mille et une hypothèses de montée de la violence, certaines apocalyptiques ou prophé­tiques, ce consultant du Pentagone a-t-il inspiré le Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964), Dr Strangelove or How I learned to Stop Worrying and Love the Bomb, selon l’imagé titre anglais ?

Strangelove fut évoqué à propos d’une autre personnalité : Henry Kissinger, le Dear Henry conspué durant la guerre du Vietnam sur les campus américains. Conseiller puis au secrétaire d’État sous Nixon et Ford (1973-1976), dès 1957, dans Nuclear Weapons and Foreign Policy, publié sous les auspices du Council for Foreign Policy de New York, il avait réfléchi à la mutation apparue entre la guerre encore conventionnelle de Corée (la continuité du partage demeure son succès) et une nouvelle stratégie fondée sur le refus du déchaînement technologique du feu de Prométhée : avec en récurrence des spéculations sur les risques d’une guerre nucléaire limitée et les conditions d’un endiguement de la pression communiste en­core sino-soviétique. D’où The Necessity of Choice publié en 1961, sous les auspices du Center for International Studies de Harvard, plaidant pour une revivification de la politique américaine.

Mais comment ? L’élimination d’un homme ou d’un régime suffit-elle à ré­soudre la perturbation : est-ce l’envoi de Robespierre à la guillotine qui a clos la Terreur ? En 1957, Khan analyse les conditions du retour à la paix – du retour à l’équilibre européen après la chute de Napoléon – dans la décennie 1812 (retraite de Russie)-1822 (Congrès de Vérone avalisant au nom des puissances l’intervention militaire française en Espagne pour y rétablir la légitimité monarchique ébranlée par une vague révolutionnaire) (A World Restored, trad. française, Le Chemin de la paix). L’ouvrage constitue une spectrographie des traités de Vienne, 1814-1815.

Il marque d’abord les limites de la diplomatie qui ne peut fonctionner qu’entre parties acceptant de se parler, sinon de s’entendre, en un langage commun, c’est-à-dire en tenant pour admis les fondements des pouvoirs et les structures de l’ordre international. Au-delà, c’est le jeu de la force pure s’efforçant d’établir un autre système : c’est le cas de Napoléon. Celui-ci ayant été défait, reste non à reconstruire, mais à restaurer la vieille Europe, donc à réintroduire la France dans ses frontières traditionnelles, mais au bénéfice des Alliés vainqueurs. Une fois repoussées les de­mandes prussiennes de démembrement de la France, comment Metternich l’Autri­chien, conscient des caractères excentrés de la situation géographique de l’Empire austro-hongrois et hétérogène des peuples qui le composent, a-t-il pu résister aux pulsions russes d’Alexandre, territoriales vers la Baltique, mystiques par la protec­tion de l’orthodoxie et géopolitiques pour la maîtrise des détroits, à l’encontre de l’Empire ottoman, en s’appuyant sur Castlereagh, l’Anglais dont l’isolationnisme maritime est réfréné quand une puissance terrestre menace de dominer le conti­nent ? Mais où Castlereagh voulait fonder la reconstruction européenne sur l’évi­dence des bienfaits de la paix, Metternich invoque le principe de légitimité : le sen­timent que, à travers la grande culture européenne, les dynasties et les peuples ont forgé des équilibres historiques qu’il faut maintenir-rétablir. Ainsi s’étiole la fumeuse Sainte-Alliance, la Quadruple-Alliance devient la Quintuple-Alliance (la France est réintégrée) et s’instaure cette politique étrangère faite de contre-pesées successives, de conférences, de congrès, de mondanités cosmopolites brillantes, destinés à refou­ler toute poussée révolutionnaire. Conservateur, rationaliste (raisonnable), moral, « Premier ministre de l’Europe » jusqu’à l’explosion du « Printemps des peuples » en 1848, ainsi apparaît Metternich au républicain Kissinger, qui veut cantonner toute poussée soviétique par une coexistence pacifique, les accords de Paris (1973) devant éviter la prise communiste du Vietnam du Sud mais n’y parvenant pas (1975 : en­trée des chars viêt-minh à Saigon devenant Hô-Chi-Minh-Ville). D’où l’ironie de son prix Nobel de la paix. Mais qui, envoyé par Nixon à Mao (de Gaulle a délégué Malraux.), souhaitait une ouverture vers la Chine éloignée de l’URSS. Et qui espérait au Proche-Orient une paix globale par la « politique des petits pas » et l’ex­tension de la jet diplomacy, mais n’y parvenait pas.

Il serait abusif de comparer terme à terme 1814 et 1972 : ambitions mosco­vites, reprise du dialogue avec la France/la Chine ; balancier austro-anglais/supré­matie américaine équilibrée par la dissuasion nucléaire. Mais en 1975 (conférence à l’université du Wisconsin), le bicentenaire de la révolution américaine approchant, Kissinger se livre à un acerbe examen de conscience sur la politique étrangère de son pays, écartelé depuis une décennie entre les valeurs et les intérêts. Évoquant les Pères fondateurs, il estime que l’isolationnisme international américain a été articulé pour assurer l’expansion américaine sur ses espaces intracontinentaux, mais que la montée en puissance des États-Unis lui a conféré une amplitude telle qu’elle doit « assurer la sécurité et la démocratie dans le monde ». Mais la première est de l’ordre des moyens et la seconde est de l’ordre des fins. Dès lors, depuis 1945, la certitude morale de la grande politique américaine a été altérée par des compromis, par les nécessités de la coexistence avec le communisme, par les pressions exercées sur d’autres pays, dont le nombre par la décolonisation est devenu grandissant, par la multiplication de l’échange commercial et la pondération des crédits d’aide internationale. Or, le maintien de la paix est un objectif concret, moral autant que politique. Il faut orienter l’ONU par la détente. Est-ce une évocation de la doctrine apologétique du « Destin manifeste » de l’Amérique ?

Et ce Destin serait-il réaffirmé par le nouveau président ? Prédicateur démo­crate « coincé entre les dures présidences républicaines Nixon-Ford/Reagan, Jimmy Carter (1977-1980) a fait de Zbigniew Brzezinski son assistant pour les Affaires de sécurité nationale. L’une des chevilles ouvrières de la Trilatérale, ce club des chefs d’État EU-Europe-Japon, analyste de l’entrée du monde dans l’ère techtro-nique ( ???), Brzezinski critique durement la doctrine Nixon : alors que la doctrine Truman avait pris en main la reconstruction du monde détruit, la Realpolitik, le « grand spectacle », le « solo » de Kissinger avaient plongé l’« Amérique dans un monde hostile » (pensée dominante des intellectuels et du tiers monde : Mao, Fidel, OLP.) et la confrontaient au risque de rétraction du « capitalisme dans un seul pays ». Car comment articuler l’économie conquérante des multinationales avec la liberté des peuples devenant indépendants ? Alors que la guerre du Vietnam avait marqué l’échec de la classe dirigeante WASP, plus que l’ouverture à l’Est, Moscou puis Pékin, par une diplomatie « acrobatique », Brzezinski préconise une diplo­matie « architecturale », où la puissance dominante américaine articulerait un sys­tème global pluraliste favorisant la conclusion d’accords, de compromis régionaux (Camp David, Begin-Sadate, 1978).

D’où, pour Brzezinski, « The Balance of Power Delusion » (National Affairs, n° 7, été 1972) et la nécessité de construire une « Descriptive Structure of Peace » (National Affairs, n° 14, printemps 1974, trad. française, Illusions de l’équilibre des puissances, L’Herne, 1977). En fait, la présidence Carter s’achevait dans l’humiliation de la guerre américano-islamiste : prise en otage des membres de l’ambassade américaine à Téhéran par la révolution khomeynienne, échec sanglant de la tentative de leur délivrance par un commando des forces spéciales, enfin leur libération juste après la proclamation du nouveau président Reagan. Tandis que Nixon professait la continuation de la Troisième Guerre mondiale contre l’URSS, imposant son système idéologique et social au reste du monde (The Real War, 1980, trad. française, La Vraie Guerre, 1980) et réaffirmait sa doctrine : maintien de la supériorité nucléaire, stratégique et tactique ; soutien économique et militaire (envoi d’armes) aux dirigeants en butte à des mouvements subversifs ou à l’invasion de « volontaires » communistes (cubains en Angola). Il craignait d’ailleurs une victoire russe en Afghanistan, en Érythrée… et pondérait les inquiétudes japonaises face à toute triangulation Moscou-Washington-Pékin.

Kissinger lui aurait conseillé de lire Splenger et son Déclin des civilisations quant à la maîtrise de la presse. En fait, l’Amérique enregistrait le déclin de l’Europe et demeurait soupçonneuse envers tout rapprochement entre elle et sa rivale, l’URSS : Ostpolitik du chancelier Brandt, retrait gaullien de l’OTAN.

En 1990, dans l’implosion de l’Est et en l’honneur du centième anniversaire de la naissance et du vingt et unième anniversaire de la mort du « grand président fran­çais », Kissinger interroge : « Que ferait de Gaulle maintenant ? » (Herald Tribune, 7 mai 1990, trad. française, « En direct », Fondation du futur, n° 10, juin 1990). Considérant et la rigueur logique du réalisme gaullien, privilégiant la politique sur l’économie, et son attachement sentimental à son « pays brisé » par tant de catas­trophes historiques, il oppose le vœu américain de partenariat avec l’ensemble des Européens et la volonté du Général d’organiser une coopération où chaque nation motiverait son choix. Ce qu’avait fait de Gaulle en soutenant fermement les États-Unis lors de la crise des missiles de Cuba, en 1962. Reprenant les vieux termes de l’équilibre européen du xixe siècle et du début du xxe siècle, Kissinger estime que de Gaulle comprendrait que s’appuyer sur l’alliance russe contre une réunification de­venant agressive de l’Allemagne serait aléatoire et qu’il serait préférable de l’insérer dans une Europe non des bureaucraties à la Jean Monnet, mais d’une politique de défense commune, donc de retour à l’OTAN. Kissinger a reçu le prix Charlemagne pour l’édification de l’Europe… La bombe atomique française demeurant pour­tant, pour de Gaulle, selon Kissinger, l’ultime moyen de décourager une nouvelle pulsion allemande.

De Gaulle certes, mais la IVe République déjà avaient œuvré en faveur de l’arme atomique française – que les Américains ont toujours considérée avec circonspection : réintroduction dans les équilibrages classiques, selon Kissinger, simple arme de prestige, selon Hermann Kahn, « bombinette », alors que les doctrinaires français s’enchantaient d’une « dissuasion tous azimuts » (général Ailleret) grâce au « pouvoir égalisateur de l’atome » (général Gallois, Stratégie de l’âge nucléaire, 1960) : une destruction partielle en retour, mais trop insupportable, dissuaderait un agresseur éventuel de « vitrifier » la France entière – ce qui semblait douteux à Raymond Aron dans sa préface au livre de Pierre-Marie Gallois. Ce que semblaient corroborer les phrases fameuses attribuées au Général sur la dissuasion par la certitude de destruction proportionnée : « Si je risque de lui arracher un bras, je serai sauf » ; ou, à l’ambassadeur soviétique arguant de la disproportion des destructions en cas d’échange nucléaire : « Eh bien, monsieur l’ambassadeur, nous mourrons ensemble. » Mais l’évocation du « complexe de Samson » ne cachait-elle pas une véritable pression sur les États-Unis ?

La question pour les Américains demeurait : en cas de mouvements soviétiques préfigurant une invasion de l’Europe occidentale, le général de Gaulle aurait-il pris l’initiative du feu nucléaire avant l’éventuel aval des États-Unis ? À cette question, le général Beaufre avait répondu positivement : une force de frappe telle que celle de la France, juxtaposée et non intégrée à la force américaine, consolide les alliances en rendant solidaires des intérêts du « Grand » les intérêts vitaux de la puissance moyenne. Face à l’essor prochain du tiers monde, face à une éventuelle proliféra­tion nucléaire dans les années à venir, l’Europe devait, selon André Beaufre, ac­quérir dans le cadre de l’OTAN un « début de responsabilité politico-militaire ». La notion de défense nationale doit être remplacée par celles d’une stratégie de prévention des crises et d’une dissuasion morale, attitude par laquelle on affermit sa propre volonté et on renforce les inhibitions de l’adversaire. L’action militaire de force peut bloquer une évolution dangereuse si elle est soigneusement contrôlée : car l’escalade de la violence est néfaste, moins parce qu’elle peut « mener aux ex­trêmes » que « parce qu’elle démontre que la force militaire peut impunément être employée ». Le contrôle des armements nucléaires doit entraîner, avec l’URSS, une détente débouchant sur une réunification allemande et, par là, sur les retrouvailles des Européens de l’Ouest et de l’Est.

Mais l’éthique assure seule la volonté des individus et des nations. Contre les doutes minant notre civilisation, il faut rénover les raisons de vivre. L’homme doit, par-delà le monde matériel, où l’espace dilue l’énergie émise dans le temps, se réfé­rer au monde transcendant qui fonde la primauté et la morale humaines.

Ainsi s’explique l’importance des facteurs psychologiques et intellectuels dans la définition de la stratégie : « art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits », afin de « convaincre » l’adversaire qu’« engager ou poursuivre la lutte est inutile ». L’essence de la stratégie est la « lutte pour la liberté d’action ». Dépassant les données militaires, le général Beaufre fut l’un des premiers Français à étudier le concept de dissuasion nucléaire, mais il l’équilibre par le mode complé­mentaire de stratégie indirecte, « art de savoir exploiter au mieux avec un minimum de force et des moyens militaires souvent réduits la marge étroite de liberté d’action échappant à la dissuasion nucléaire ou politique ». La prospective se définit comme le « choix des actions contemporaines susceptibles de promouvoir celui des avenirs que l’on souhaite et d’empêcher ceux des avenirs que l’on redoute ».

Lycéen de la victoire en 1918, grièvement blessé au Rif chez les tirailleurs, capi­taine au grand état-major durant la « drôle de guerre », évadé avec Giraud et adjoint de Weygand après le débarquement allié en Afrique du Nord, l’un des maréchaux de de Lattre en Indochine, commandant des forces terrestres lors de la reculade anglo-française de Suez (1956) sous menace voilée américano-soviétique après la nationalisation du canal, commandant du Constantinois durant la guerre d’Algérie, adjoint au commandant des Forces françaises en Allemagne en 1957, en poste dans les états-majors atlantiques en 1958, André Beaufre avait subi de grandes frustra­tions. Par la revue Stratégie et l’IFDES (Institut français d’études stratégiques), il a été l’un de ceux qui ont ravivé l’élaboration doctrinale française en la faisant échap­per à la simple dissertation militaire : Introduction à la stratégie, 1963 ; Dissuasion et Stratégie, 1964 ; Bâtir l’avenir, 1967 ; La Nature des choses, 1969 ; La Nature de l’his­toire, 1974. Par cette élaboration d’une démarche stratégique générale, puis d’une conception de l’existence, André Beaufre voulait répondre aux défis que l’évolution mondiale lançait aux initiateurs de la civilisation moderne, les Européens.

 

La guerre révolutionnaire en idéologie

Mais sa conjonction des aspects opérationnels de l’action militaire et des aspects philosophiques de l’action stratégique a soulevé les critiques conceptuelles de Raymond Aron (Penser la guerre. Clausewitz, 2 vol., 1976) sur les reconstructions historiques de Beaufre, notamment sur le « modèle clausewitzien » (davantage reflet de l’extrapolation faite au cours du xixe siècle sur Clausewitz promoteur de l’anéantissement de l’adversaire qu’exposé de la totalité théorique clausewitzienne), sur sa définition de la guerre révolutionnaire où il imbrique illogiquement concepts et procédés tactiques, ou sur ses distinctions difficilement perceptibles sociologiquement et tactiquement entre politique et stratégie totale, entre paix absolue et « paix/guerre » ou guerre froide, entre guerre classique, guerre (théorique) nucléaire sub-limitée et guerre révolutionnaire. Sociologiquement, parce que, en réalité, même une paix absolue comporte certaines tensions et une guerre froide des propensions à la négociation/déflation. Tactiquement, parce que les différents modes d’usage de la violence effective, depuis le terrorisme ponctuel ou la guérilla, étant pratiqués dans la plupart des conflits armés, ne peuvent servir à définir tel ou tel type de guerre et que l’appréciation de l’existence ou non d’une violence effective est contingente selon les milieux et les époques.

Ainsi, les actuelles constructions (souvent hétérogènes) des néoclausewitziens, s’interrogeant sur la matérialité de la stratégie et sur le concept de guerre absolue à l’époque de la dissuasion nucléaire, insistent sur les pratiques de déflation de la violence perceptibles dans Clausewitz. Et Raymond Aron, penseur historiquement « situé », accentue les éléments qui lui semblent rendre compte des oppositions contemporaines : face à l’« armement du peuple » et à la guerre tactiquement ré­volutionnaire, prévus en tant que mode de défense nationale par Clausewitz, mais maintenant dotés d’une grande capacité offensive idéologique révolutionnaire et d’une réelle capacité de nuisance, l’auteur de Paix et guerre entre les nations (1962) évoque cette société interétatique qui a servi de cadre aux guerres vécues par Clausewitz et qui lui paraît demeurer opératoire : l’État-nation, mode de socialisa­tion et de protection de ses ressortissants dans un monde hostile.

Or les stratégies révolutionnaires contestant l’ordre établi valorisent les notions de lutte, de combat dans la totalité des activités humaines et dans une durée conti­nue, donc affaiblissent les anciennes distinctions matérielles et juridiques entre paix et guerre, alors que l’apocalypse atomique fait craindre une guerre qui serait concrè­tement une guerre absolue : qui entraînerait – chose difficilement perceptible et contraire aux catégories philosophiques et stratégiques classiques – l’identité du concept et de la réalité.

Raymond Aron avait intitulé sa leçon inaugurale au Collège de France (1970) Le désenchantement du monde, le sociologue philosophique s’interrogeant sur les combinaisons possibles entre la connaissance et l’action – au moment où les stra­tèges occidentaux étaient confrontés à leurs espoirs inaboutis.

Avant 1968, ceux des militaires français qui se réclamaient des vieux auteurs chinois évoqués par Mao (Sun Tzu le subtil), contre la tentation de l’escalade de la violence selon Clausewitz, se stabilisaient sur le terrain en Algérie mais échouaient dans la pacification par une guerre antisubversive. Puis aussi, espoirs déçus des ten­dances maoïste et gauchiste post-68 qui, en contre-pesée des antiguerres révolution­naires théorisées par les « impérialistes» occidentaux, avaient élaboré de nouvelles doctrines.

La « petite guerre », harcèlements, embuscades, surprises, attaques de détache­ments isolés, raids sur les lignes de ravitaillement., voire représailles sur ou re­groupement des populations peu sûres, menés par des troupes franches, légères, des partisans, des francs-tireurs, a toujours doublé la « grande guerre ». La guerre de Vendée a inspiré trois romans célèbres : Les Chouans de Balzac (1829), Le Chevalier Des Touches de Barbey d’Aurevilly (1864) et Quatre-vingt-treize de Victor Hugo (1874). Les guerres antinapoléoniennes en Espagne et au Tyrol ont affronté de vieilles troupes réglées à des patriotes passionnés. Lors des conquêtes coloniales, les armées métropolitaines ont été soumises à de tels combats. Ils sont réapparus dans l’Europe nazifiée par les partisans/résistants/maquisards, puis dans les guerres de dé­colonisation. Après la Seconde Guerre mondiale, les deux Grands ont tenté chacun sinon de refouler, au moins de contenir l’autre. D’où les deux théories opposées. Celle des dominos : crainte des États-Unis qu’une série de pays, où se déroulaient une lutte interne, une guerre civile entre des mouvements révolutionnaires et des oligarchies proaméricaines, ne tombent dans le camp soviétique. Celle des fuecos, foyers insurrectionnels incandescents capables de se transformer en deux ou trois Vietnam, qui, par trop d’efforts financiers et trop de dissémination des forces ar­mées, obligeraient les États-Unis à se retirer.

Après la rupture entre la Chine et l’URSS en 1960, les éléments extrémistes des partis communistes de l’Amérique latine se sont plutôt à la ligne de Mao. Ils ont in­voqué moins les libertadors du début du xixe siècle que les révoltes paysannes parfois aux limites des bandits d’honneur (zapatistes mexicains, cangaceiros brésiliens.), et que les anarchistes européens, légitimant le « vol » contre les banques ou les nantis par l’idée de réappropriation, et l’attentat personnalisé par celle de châtiment contre la classe dirigeante à terroriser au nom du peuple. Mais, contrairement au Vietnam où la lutte populaire était appuyée immédiatement par la Chine, les foyers installés en zones rurales n’ont pu que rarement se maintenir et les doctrines de stratégie révolutionnaire ont misé sur la guérilla urbaine. Mais Castro était passé de la Sierra Maestria à La Havane.

La Guerre de guérilla de Guevara (trad. française, 1959) et le Manuel du gué­rillero urbain de Marighella (1968) avaient proposé un nouveau langage. Comme la dissuasion nucléaire, la guerre révolutionnaire a forgé son lexique et sa casuistique, fondés sur un postulat de base : gagner l’appui des populations afin de développer de nouveaux modes tactiques : réseaux de commandos, mais cohérence idéolo­gique ; autonomie logistique, mais intériorisation des ordres relatifs à telle action ; maintien au profit du guérillero urbain de bases rurales fournissant entraînement et repos, soins et nourriture ; mise en place d’une organisation fermée (parti léni­niste) mais s’adjoignant des aides, des experts périphériques ; mobilité et diversité des combattants ; dénonciation du « nouveau fascisme » et soutien des « fronts du Sud » par la Tricontinentale.

La défaite est advenue : 8 octobre 1967 : Ernesto « Che » Guevara est abattu par l’armée bolivienne ; 4 novembre 1969 : Carlos Marighella est abattu par la police brésilienne. Cruel paradoxe que les combattants révolutionnaires auteurs des deux manuels de guerre subversive les plus célèbres pour leur impact psychologique et leurs règles de la lutte armée aient été « liquidés » par des forces de répression locales soutenues par la CIA, avec la neutralité sinon peut-être l’appui tacite du PC de l’URSS – au moment où la crise occidentale de 1968 gagnait la libération sexuelle mais manquait la révolution sociale et politique, où le « printemps de Prague » s’affaissait. Aux Etats-Unis, les deux leaders extrêmes de la dignité des Noirs étaient assassinés : Malcom X, théoricien du Black Power et promoteur de la lutte armée contre le Ku Klux Klan (Appel à Che Guevara, 13 décembre 1964) en 1965, et Martin Luther King, adepte de la non-violence (« J’ai fait un rêve »), en 1968. Dernier des grands combattants acteur et théoricien de la stratégie révolutionnaire : Amilcar Cabral était abattu le 20 janvier 1973 par des colonialistes portugais, alors que son pays, la Guinée Bissau, accédait à l’indépendance.

Déjà Régis Debray s’interrogeait : Révolution dans la Révolution ? Il définit ce que l’on devait « apprendre d’eux » : les Tupamaros uruguayens (1972) : non une guerre des rues mais un mode de combat où de petits commandos assureraient par prise leur autonomie financière et instaureraient un tel climat d’insécurité terroriste que les institutions seraient ébranlées (film de Margaret von Trotta, Les Années de plomb, 1981). Idées latentes en Europe dans la Fraction armée rouge allemande (Andreas Baader et Ulrike Meinhof, « suicidés » dans leurs cellules), les Brigades rouges italiennes, l’Action directe française, tandis que les sandinistes nicaraguayens, le Sentier lumineux péruvien, les FARC colombiennes, les néoza­patistes du sous-commandant Marcos au Yucatan mexicain avaient maintenu leur implantation en zones rurales. Mais flambent dans les villes les guerres des gangs de la drogue. Tandis que s’alternaient dans le conflit israélo-arabe les guerres « of­ficielles » et les intifadas palestiniennes au double visage : « Je suis venu ici tenant d’une main le rameau d’olivier et de l’autre mon fusil de révolutionnaire » (discours de Yasser Arafat aux Nations unies, 13 novembre 1974).

En pratique quatre difficultés demeuraient irrésolues :

  • Les modes opérationnels offerts par les situations historiques sont-ils doctri-nalement transférables en d’autres conflits ? Pour l’ETA basque, pour l’IRA irlan­daise, l’exemple palestinien, le « héros » Yasser Arafat, a été une référence, mais au plan tactique ou symbolique ? Les contacts personnels entre la bande à Baader et l’OLP ont été décevan
  • Un mouvement révolutionnaire doit-il s’articuler en deux dimensions, l’une apparemment plus modérée pouvant amorcer des négociations avec les autorités, l’autre poursuivant durement les attentats, atteignant au terrorisme de destruction massive ?
  • La poursuite de tels attentats, la répression et les promesses proposées par les forces de l’ordre finissent par décourager certains membres de l’organisation révolutionnaire qui, de lassés ou de « verrouillés », deviennent des « repentis ». Leur réinsertion est difficile et ils tombent parfois dans des activités mafieuses.
  • La dure dialectique entre bourreau et victime, pardon demandé et réconcilia­tion acceptée est-elle sans hypocrisie ?

Dans les pays communistes, la dictature du prolétariat avait été rénovée par le centralisme démocratique, en fait figé par une nomenklatura postrévolution­naire envoyant les suspects et les contestataires au goulag. Contre les régimes des démocraties populaires, trois stratégies ont été tentées par les dissidents : la résis­tance frontale par la bataille : échec de Budapest en 1956. La subversion douce depuis l’intérieur du Parti communiste : échec de Prague en 1968. La protestation par la médiatisation internationale : Brejnev ayant accédé aux vœux américains de conclure un traité garantissant le respect des droits de l’homme contre la reconnais­sance occidentale de la pérennité du partage de Yalta (accords d’Helsinki, 1975), les opposants ont pu se saisir de ce texte pour affermir en droit interne et sur le plan in­ternational leurs protestations. Non sans dures répressions, le dissident est devenu, hors l’acte de violence, par la résistance civique, une figure stratégique internatio­nale luttant contre les régimes autoritaires de droite comme de gauche. Les médias ont magnifié certaines figures en symboles : Jan Palach, l’étudiant tchèque s’auto-immolant par le feu, Soljenitsyne, l’exilé, Sakharov, l’un des pères de la bombe atomique russe, l’assigné à résidence, l’étudiant chinois arrêtant un char lourd sur la place Tien an Men… Reste la mutation de la figure du combattant.

Dans sa Théorie du partisan (1963) Carl Schmitt décrit l’évanouissement du droit européen de la guerre et la primauté prise dans le combat par l’irrégulier, non enserré dans des normes juridiques qui visaient (pacte Briand-Kellog, « guerre hors la loi ») à une paix universelle dont le respect restait à établir par des sanctions. Dès lors, la figure du partisan (du guérillero) s’illustre dans le couple ami/ennemi, la gestion de l’hostilité constituant, plus que les institutions, l’essence du politique (La Notion de politique, 1932) – lequel n’est peut-être qu’une sociologie généralisée mais demeure la condition nécessaire pour que le je (ami) surgisse parce que Y Autre (ennemi) existe.

Carl Schmitt distingue entre le partisan « tellurique », qui se bat pour la libéra­tion ou contre l’oppresseur interne ou étranger de son pays, et le partisan « déterri-torialisé », qui se bat dans un autre pays pour des raisons idéologiques ou humani­taires mais demeure souvent extérieur à ce pays : fin tragique de l’Argentino-Cubain Guevara en Bolivie après avoir tenté d’installer un « foyer » avec Kabila dans le Zaïre de Mobutu. Mais la tendance à l’escalade de la violence à la Clausewitz joue-t-elle aussi en matière de counter insurgency (COIN), de guerre subversive ?

La dissémination de l’arme à feu légère a favorisé les guérillas. Mais, en dé­finitive, c’est sous la puissance de feu lourde, l’artillerie, que Vo Nguyen Giap, vainqueur de Dien Bien Phu (Guerre du peuple, armée du peuple), a écrasé le camp retranché. Les USA ont d’abord élaboré des projets d’apaisement diplomatique et d’aide sociale pour « gagner le cœur et comprendre la population » du Sud-Vietnam (plan Camelot). Mais ils ont été obligés de passer à une stratégie de plus en plus violente (bombardement lourd), tout en procédant à la vietnamisation des unités de choc. Au milieu des années 1960, certains chercheurs de la Rand Corporation se sont ralliés, selon Samuel P. Huntington (« Civil violence and the processus of development », Adelphi Paper, n° 83, déc. 1971), aux « doctrines révolutionnaires » de « Che-Debray » en accentuant leur aspect militaire.

Kissinger avait souligné la contradiction majeure frappant toute stratégie contre-insurrectionnelle : « L’armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas, la guérilla gagne si elle ne perd pas » (« Vietnam negociations », Foreign Affairs, janv. 1969) : les tenants de la contre-guerre révolutionnaire mènent une stratégie double : re­cherche du renseignement pour opérations « coup de poing » ; expansion progres­sive de zones de pacification étouffant les bases refuges de la subversion et articulant les zones de sécurité militaire et de priorité économique (quadrillage).

 

Les colonels français d’Indochine et d’Algérie avaient reporté sur le régime et la classe politique, plus que sur les hétérogénéités démographiques et culturelles, la responsabilité de leur défaite. Ils ont théorisé une stratégie reposant, pour la métropole, sur un affermissement autoritaire de la cohésion nationale et, pour les anciennes colonies, sur une politique mêlant force et propagande pour enca­drer et retrouver la confiance des populations, mais où leur regroupement (leur déplacement) trop poussé a débouché sur leur contamination. Action, guerre psy­chologique, allant jusqu’à la justification de la torture en cas de doute fondé sur l’existence d’un projet d’attentat, par comparaison de la proportionnalité entre les souffrances infligées à un individu et celles qui seraient supportées par des vic­times extérieures innocentes (Roger Trinquier, La Guerre moderne, 1961 ), « mal nécessaire » selon le général Bigeard, protagoniste de la bataille d’Alger (1957), qui sera repris par les militaires argentins et chiliens anticommunistes pratiquant la recherche « virile » du renseignement, la torture jusqu’à l’élimination. Ce retour de La Question (Henri Alleg) au sens moyenâgeux du terme avait soulevé l’indignation de grands intellectuels : Mauriac… pour l’Algérie, le tribunal Russell-Sartre pour le Vietnam. La justification s’inverse dans l’argumentation des « poseurs de bombe », les souffrances des victimes étant moindres que celle d’un peuple opprimé à libérer. D’où la réponse amère d’un dirigeant FLN arrêté : « Donnez-nous vos bombar­diers, nous vous donnerons nos couffins », et la logique extrême de Sartre (préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, 1961) : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; restent un homme mort et un homme libre. »

Demeure la question de l’éradication du partisan terroriste. La doctrine Golda Meir (aucune rançon en cas de prise d’otage, poursuite à mort des survivants du commando palestinien ayant abattu plusieurs membres de la délégation israélienne aux JO de Munich, 1972) est maintenant réprouvée par les opinions publiques, donc par les gouvernements occidentaux qui négocient le rachat de leurs ressortis­sants pris en otage. Mais la doctrine Begin contre l’État potentiellement nucléaire (destruction préventive de tout réacteur à uranium enrichi, Irak, 1979 ; Syrie, 2007) demeure sous-jacente aux négociations internationales : quelles sanctions sur la Corée du Nord ? Israël poursuit-il l’éradication des experts nucléaires iraniens et l’Iran est-il victime d’une cyber-attaque ?

Demeurent trois autres doctrines défensives contre-terroristes. L’attentat ciblé visant les leaders supposés inspirer les attentats suicides autosacrificiels. La destruc­tion par expédition militaire des sites de lancement de katiouchkas sur le territoire israélien : guerre du Liban, opération dans la bande de Gaza où la guerre des pierres (intifada) est devenue guerre des tunnels et des roquettes. L’envoi de bâtiments de guerre dans les zones de piraterie (détroits insulindiens, sortie de la mer Rouge).

Ainsi se heurtent deux idéologies, deux convictions se dégradent réciproque­ment. À l’injonction d’action directe immédiate, « être révolutionnaire, c’est d’abord faire la révolution », répond le processus de criminalisation (dénoncé par Heinrich Bôll dans L’Honneur perdu de Katharina Blum, film de Volker Schlôndorff, 1975) par les gouvernements : transférer vers le droit pénal ordinaire les infractions de droit commun (vol, prise d’otage, détournement d’avion.) commises au nom de la révolution, et exclure du droit de la guerre les partisans capturés, avec en contre­partie le risque que leur fin tragique se transforme en assomption. Ce fut l’exposi­tion christique de ces deux cadavres nus, ces deux « barbus » décrucifiés, Ernesto « Che » Guevara en 1967 et Holger Meins, mort en prison d’une grève de la faim le 9 novembre 1974.

 

La doctrine soviétique après Staline

Depuis 1945, l’Union soviétique vivait dans le souvenir des millions de morts, coût de l’invasion allemande, et la hantise de l’encerclement américain. Elle re­conduisait la doctrine militaire de la fin de la « grande guerre patristique », mais poursuivait la parité atomique avec les États-Unis. À l’évidence s’imposait, après la double disparition du généralissime Staline, sa mort physique en 1953, sa dénon­ciation politique et stratégique en 1956, une redéfinition des doctrines de guerre soviétiques. D’où, en 1962, la publication de Stratégie militaire, ouvrage conçu par un collectif d’officiers généraux et supérieurs sous la direction du maréchal Vassili Danilovitch Sokolovsky (1897-1968), combattant de l’Armée rouge, héros de l’Union soviétique, l’un des meilleurs officiers d’état-major durant la guerre, successeur de Joukov au commandement des forces soviétiques en Allemagne, res­ponsable du blocus de Berlin-Ouest en 1948-1949.

L’importance de l’ouvrage était aussitôt perçue : les grands centres stratégiques américains (Rand Corporation, Stanford Research Institute) le traduisaient et le commentaient. Il réagissait sur les conceptions politiques et stratégiques américaines. En 1968, après le remplacement de Nikita Khrouchtchev par Leonid Brejnev, avait paru la troisième édition, revue et complétée, de l’ouvrage (trad. française, CESTE-L’Herne, 1984). Elle doit être mise en relation avec la suite de la production doctri­nale soviétique, notamment Suchko, Les Problèmes méthodologiques de la théorie et de la pratique militaire, ouvrage collectif, Moscou, 1966, 2e éd., 1969 ; Gretchko,

 

Les Forces armées de l’État soviétique, Éditions du Progrès, Moscou, 1977 (trad. fran­çaise) ; Gorshkov, La Puissance maritime de l’État, Moscou, 1976, 2e éd., 1979 (trad. anglaise, The Sea Power ofthe State, Pergamon, Oxford, 1979 ; Volkogonov, Milovidov, Tiouchkevitch, La Guerre et l’armée, ouvrage collectif, Moscou, 1979.

Le chaînon militaire qui, parmi les autres chaînons (économique.) exprimant les rééquilibrages de la société russe après la période stalinienne, déploie en synthèse les trois grandes composantes de la stratégie soviétique :

  • une certaine intégration de la science militaire par le marxisme-léninisme ;
  • une certaine vision de la confrontation mondiale entre pays de nature sociale et de philosophie économique différentes, et de la manière dont ils se perçoivent ou veulent se percevoir, réciproquement ;
  • une certaine perception de la sophistication scientifique et technique par le marxisme-léninisme et l’institution soviétique.

Ainsi l’ouvrage se propose non seulement comme un mode de traitement des conflits, une méthode de guerre, mais comme un message adressé à l’Autre, que celui-ci doit décoder en ses divers objectifs et significations. Dépassant sa valeur historique, il offre de nouvelles possibilités d’interrogation au moment où, de par l’évolution des connaissances et des esprits, la thèse soviétique de la possibilité, de la réalité de la guerre nucléaire se posait dans la plus proche actualité. Il supporte plusieurs niveaux de lecture, reliés par des paliers intermédiaires et communicants.

  1. La première lecture réfère aux niveaux de la grande politique et des tech­niques spécialisées des relations internationales et de la stratégie militaire, comme doctrine globale de l’action des forces armées. L’ouvrage s’étage des relations entre politique, diplomatie et stratégie générale militaire aux problèmes d’organisation des populations, des forces armées et des commandements, aux méthodes de conduite de la guerre et de l’emploi des armes dans les divers milieux : stratégie opérationnelle. Le renouvellement stratégique apparaît aussitôt. La grande guerre patriotique avait débuté par un recul géographique devant l’assaut nazi, puis entre­pris une dure reconquête de terrain qui s’était terminée par la prise de Berlin. Cette stratégie pouvait s’illustrer par l’évocation de la puissante défensive/contre-offensive de Koutousov devant l’invasion napoléonienne : dans les deux cas, à l’époque des armements conventionnels.

Mais l’arme atomique fait craindre une agression cassant quasi instantanément toute possibilité ultérieure de contre-offensive, fût-elle appuyée, comme en 1812, comme en 1942-1943, par le courage et le sacrifice du peuple mobilisé. Dès lors, la constitution du pacte de Varsovie en 1955 n’est pas une simple réplique défen­sive à l’OTAN créé en 1949, pas plus que la dénonciation par Khrouchtchev au XXe Congrès en 1956 du culte de la personnalité à l’encontre de Staline n’est une simple remise en ordre du haut personnel gouvernemental ou même l’extériorisa­tion de substantielles modifications dans les orientations politiques et économiques de l’URSS. Plus profondément, la mutation technologique de l’armement, avivée par la sensation d’encerclement ressentie par les Soviétiques à l’époque du contain-ment à la Foster Dulles durant la guerre froide, a entraîné une nouvelle articulation conceptuelle et stratégique entre le communisme, meilleur régime pour l’humanité, et la sécurité de la patrie du communisme mondial.

Ainsi, depuis l’apparition de l’arme atomique, le problème consiste à faire coïn­cider une doctrine de philosophie politique, postulant une volonté défensive géné­rale, et une doctrine stratégique, assurant la prévention de toute offensive ennemie qui serait trop destructrice. Or, contrairement aux doctrines de dissuasion occiden­tale postulant le non-emploi de l’arme atomique par l’impensable menace des effets de son emploi, la doctrine soviétique admet, en la déplorant et en renvoyant dans le camp adverse la responsabilité de l’agression (du déclenchement), la possibilité ou plus exactement la réalité possible d’une guerre nucléaire.

  1. D’où la seconde lecture relative à l’intégration d’une mutation technologique significative, au point de vue militaire, par le marxisme-léninisme. À la suite des écrits fondamentaux de Marx et surtout d’Engels, une première interprétation entre marxisme et art militaire avait été faite en politique et en stratégie générale par Lénine et – historiquement – par Trotski, fondateur de l’Armée rouge ; en matière de technique militaire plus spécialisée, par de jeunes officiers de l’armée impériale ayant rapidement rallié l’Armée rouge : Frounzé (1885-1925), vainqueur dans le Turkestan et contre Wrangel, puis commissaire adjoint à la guerre (1924), enfin aux Affaires militaires et navales (1925) ; Toukhatchevski (1893-1937), maréchal en 1935, épuré en 1937 (Les Problèmes de la stratégie contemporaine, 1926) ; Svetchine enfin, dont, en 1962, l’Étoile rouge comparait, quant à l’importance doctrinale, Stratégie (1926) à Stratégie militaire : reliant ainsi la période léniniste de l’Union so­viétique à la période contemporaine par-dessus la période stalinienne. En fait, cette intégration s’était poursuivie durant cette période notamment par Chapochnikov (1882-1945), chef d’état-major de 1938 à 1942 (Le Cerveau de l’armée).

Reprenant les virulentes controverses du milieu du xvine siècle à la fin du xixe siècle sur la guerre comme « art », mêlant intuition et empirisme, ou la guerre comme « science », déductible dans ses parties les plus hautes de principes définis par observation pertinente de la réalité, cette première intégration avait posé en axiome que la conduite de la guerre pouvait atteindre la valeur d’une science objec­tive, non en ses modes d’action relatifs aux conditions techniques en soi évolutives, mais quant à la perception de la nature des guerres par rapport aux mutations sociales et économiques générales, et quant aux méthodes permettant de trouver les moyens de traiter ces guerres selon les possibilités offertes par ces évolutions. La conduite de la guerre est posée comme une science sinon d’expérimentation, au moins d’application en fonction de méthodes vérifiées.

Par Lénine surtout (ses fameuses Notes de lecture sur Clausewitz) et Chapochnikov, les références clausewitziennes avaient aidé à cette constitution d’un ensemble de concepts et de méthodes, en renversant la formule « la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens », bien que demeurant toujours soumise à la direc­tion politique, par « la politique, continuation de la guerre par d’autres moyens ». Sous cet angle, Stratégie militaire réfute les allégations remplaçant cette proposition par une proposition inverse, que l’on pourrait ainsi abruptement formuler : « la guerre nucléaire, négation de la politique ».

Mais, d’une manière encore plus intéressante, l’ouvrage offre des commentaires sur la notion clausewitzienne de défensive, forme la plus forte de la guerre, et sur la primauté de l’offensive pour obtenir une décision – ou prévenir une agression. Or Stratégie militaire n’évoque pas les noms les plus révérés de l’histoire militaire russe : l’Art de vaincre de Souvorov, Guerre et Paix de Tolstoï, Au point de vue mili­taire (appréciation de la stratégie koutousovienne) de Dragomirov. S’agit-il d’une volonté délibérée de ne plus privilégier l’une des grandes constantes de la tradi­tion militaire russe : jeu sur la profondeur géographique et militaire terrestre, puis contre-offensive, alors que l’URSS s’était lancée, par la constitution d’une flotte de haute mer, dans une stratégie planétaire et dans la conquête de l’espace au profit de l’homme ? En fait, le feu nucléaire extrapole la grande tradition russe de la puis­sance de feu (densité de l’artillerie), de Pierre le Grand, canonnier à Poltava, aux orgues de Staline.

La difficulté n’est d’école ni en matière de stratégie opérationnelle (offensive ou défensive) ni en matière d’économie, d’industrialisation et de recherche, car sa solution réagit sur la continuité ou non de certaines propensions historiques et culturelles, donc sur l’organisation de la société soviétique et sur son image de marque à l’étranger, sympathisant, neutre ou adversaire. L’URSS a refusé les prix Nobel décernés à ses grands romans de guerre, la civile (Docteur Jivago, Pasternak, 1957), et la Grande de 14-17 (La Roue rouge – Août 14, Soljenitsyne, 1969).

  1. En pratique les solutions sont présentées dans le cadre général de la Weltanschauung marxiste-léniniste relative aux distinctions entre guerres juste et injuste, entre conflits opposant des sociétés de même nature ou de nature différente et situés à des moments et des degrés différents d’organisation des forces produc­tives et de savoir scientifique et technique, de prise de conscience et de pouvoir des classes sociales. D’une manière plus immédiate, l’ouvrage se situe en fonction d’un monde dont les mouvements généraux sont énoncés et agis par la lutte entre l’im­périalisme et le socialisme, et par le processus du remplacement du capitalisme par le communisme. Deux séries de controverses apparaissent particulièrement intéres­ L’une est relative à la « nature de classe » (bourgeoise ou non) des différents types de stratégie par rapport aux caractères « nationaux » des stratégies menées dans l’histoire contemporaine par les principaux pays. L’autre renvoie à une contro­verse illustre au xixe siècle : le corpus de la science de la guerre est-il général, peut-il se formuler au niveau des principes et des méthodes pour tous les pays ; ou chaque pays doit-il formuler son propre corpus en fonction de ses particularités historiques, géographiques, culturelles, etc. ? Bref, toute élaboration stratégique ne peut-elle être que spécifique, ou peut-elle acquérir valeur de conceptualisation universalisante en fonction du degré de développement atteint ? L’école allemande postclausewit-zienne avait tendu vers la première réponse, la française vers la seconde. Stratégie militaire pondère les contradictions entre politiques (les types de structures sociales et économiques) induisant ou une volonté d’agression, donc une organisation of­fensive des stratégies militaires, ou, inversement, une volonté de paix, donc une organisation défensive des stratégies militaires.
  2. En fait, ces controverses renvoient à la perception d’une réalité plus grande : la mutation scientifique et technique que vit l’humanité, d’une manière fort inégale selon les degrés de développement. Mutation qui impose à la société soviétique un effort économique pour maintenir la parité technologique mais qui, sociologique-ment et philosophiquement, réagit sur l’ensemble des attitudes et des décisions po­litiques et intellectuelles, et non sur le seul domaine stratégique. En 1962, date de la parution de Stratégie militaire, Khrouchtchev avait autorisé Libermann à exposer ses vues sur une amélioration des techniques économiques socialistes par l’usage de la notion de rentabilité (dans la Pravda : « Plan, profit et prime »). Kantorovitch, l’un des fondateurs de la programmation linéaire dès avant guerre, publiait en 1960 Calcul économique et utilisation des ressources, donnant exemple d’une prise en compte de la planification perspective contre la planification courante, selon des voies mathématiques voisines de la recherche opérationnelle, des modèles macro­économiques, et en fonction d’un paramètre de rentabilité concrète : l’efficacité de l’investissement. Abandonnant les dogmatismes de Marx et de Staline, l’Académie des sciences préconisait le « développement des méthodes structuralistes et mathé­matiques d’étude du langage ». La biologie de Lyssenko, l’esthétique de Jdanov étaient durement critiquées.

Ainsi, en ces divers champs de connaissance et d’action, comme pour Stratégie militaire, la période khrouchtchévienne a constitué un moment de la politique et de la pensée soviétiques, se servant pour son devenir des théories et des techniques scientifiques nécessaires dans le monde contemporain, tout en affirmant se garder de leurs éventuelles interprétations philosophiques contraires au marxisme-léninisme. Certaines controverses ont surgi après le remplacement de Khrouchtchev, mais l’orientation générale n’a pas été fondamentalement remise en cause. L’ouvrage ap­paraît donc comme une « étape », un élément, un chaînon spécialisé parmi d’autres chaînons spécialisés dans l’évolution de la société soviétique : il ne peut en être arbitrairement séparé.

  1. Ce qui renvoie à l’histoire d’hier et de demain. Stratégie militaire doit être lu comme expression d’une dynamique et d’une délivrance d’un message. Il consti­tue non une œuvre purement doctrinale, mais un acte volontariste : exhortation à l’usage interne (affirmation d’une cohérence par rapport à la société soviétique, à ses objectifs) et avertissement à l’usage externe (démonstration à la fois d’une aspi­ration de paix et d’une détermination de force).

L’ouvrage n’a pas pour objet de dévoiler des plans stratégiques présentés sous un angle particulier, mais de préciser l’image que ses dirigeants veulent donner de l’équilibre et de la subordination des pouvoirs politique et militaire, des poids respectifs de l’économie et de la technologie, du rôle des populations dans la prépa­ration de la défense et dans la conduite de la guerre. Donc aussi prise de conscience s’exerçant sur l’Autre, sur la manière dont on veut qu’il perçoive la manière dont il est perçu : appréciation de la politique américaine, des doctrines stratégiques de l’OTAN, des guerres ravageant le tiers monde, etc. Toute réflexion sur l’arme nucléaire est déjà une mise en œuvre de ses virtualités, fût-ce en jouant sur les craintes, les espoirs et les imaginations réciproques. La conception de la guerre et sa conjuration font aussi partie de la culture et de l’échange entre les peuples : de cette négation plus ou moins poussée de l’Autre qui constitue l’essence profonde de tout rapport à l’Autre : de toute stratégie.

 

Selon leurs convictions politiques, leurs intérêts immédiats et leurs connais­sances techniques, les exégètes ont varié dans leurs interprétations sur les propor­tions respectives de la propagande et de la technicité, de la lecture candide, c’est-à-dire littérale, d’un ouvrage spécialisé, ou de dénonciation, donc de décodage, de la « langue de bois » : la doxa orthodoxe, selon les non-partisans du régime soviétique. Passion de l’exégèse qui saisit certains kremlinologues étrangers et qui, selon eux, s’impose également aux citoyens soviétiques. À cet égard, les « blancs » du texte (par exemple, les guerres et les méthodes de guérilla et de terrorisme) acquièrent une grande importance…

Mais la thèse, affirmée par les Soviétiques, de l’éventualité de la guerre nu­cléaire apparaissait alors en Occident comme dans le tiers monde : supputations sur une bombe indienne, israélienne, argentine. L’éradication des zones tampons en Asie centrale et du Sud-Est, en Amérique centrale, voire en Afrique centrale et au Proche-Orient déterminait la confrontation des blocs sinon par la présence effective des forces armées réciproques en ces zones, au moins par le biais des aides techniques, des fournitures d’armement, de l’envoi de conseillers militaires. Parallèlement se succédaient d’une manière discontinue les négociations sur la li­mitation des armements, alors qu’écologistes et pacifistes évoquaient la dangerosité des techniques nucléaires (Tchernobyl, 1986). Les doctrines américaines qui ont si longtemps postulé une manière d’accord tacite avec les dirigeants soviétiques quant au non-emploi réel des armes rejoignaient-elles en partie les doctrines soviétiques ?

En 1982, a été publié, sous la direction du chef d’état-major, le maréchal Ogarkov, le dernier des grands écrits doctrinaux soviétiques (Toujours prêts à dé­fendre la patrie, ministère de la Défense, 1982, trad. Jacques Laurent, Stratégiques, n° 21, 1984 ; L’Histoire nous enseigne la vigilance, 1985). Slave et russophile, par­tisan de l’empire (l’un de ses assistants, le général Gariev, a publié une étude sur Frounzé), Ogarkov a géré avec Andropov en 1983 la crise atomique soulevée chez les dirigeants soviétiques par des manœuvres de l’OTAN se déroulant à proximité du rideau de fer. Il a été démis de ses fonctions en 1984 par Gorbatchev mais ses conceptions sont demeurées : droit de regard sur le « proche environnement », « défense suffisante », donc suppression de trop nombreuses unités blindées, mais organisation d’une forte puissance de feu (nucléaire le cas échéant), détruisant l’in­térieur (les seconds échelons) du dispositif ennemi dans une bataille intracontinen-tale en profondeur, d’une part ; constitution de forces spéciales hautement tech-nologisées pour opérations ponctuelles, ce qui pourrait déboucher sur des conflits conventionnels de grande ampleur et de longue durée, donc exigerait une réforme des forces productives par souci du bien-être populaire.

Doctrine offensive, voire préventive qui se désenchantera dans les montagnes afghanes. Car, en 1979, les Caucasiens entrent en guerre contre les musulmans, les Russes à Kaboul, les Américains à Téhéran. Et la nouvelle doctrine soviétique verra les jeunes soldats, les Afghanskis, revenir au pays dans leurs cercueils de zinc, et se durcira l’antiguérilla tchéchène.

 

Le combat moderne en technologie

Dans son Nouvel État industriel (1967), John Kenneth Galbraith, professeur à Harvard et ambassadeur de Kennedy en Inde, avait montré comment la guerre froide, reposant sur la compétition des armements, donc une perpétuelle innova­tion technologique, était « sous-tendue », comme la compétition nationaliste spa­tiale, par les processus de la « société d’abondance » (The Affluent Society, 1956) et reposait, comme l’ensemble des marchés libéraux, sur la publicité : affirmer que l’on a les meilleures armes est plus tranquillisant que tenter les chances d’un désar­mement pondéré. Par l’expression « technostructure », il avait systématisé la classe ou plutôt les catégories socioprofessionnelles agissant sur cette guerre froide, et plus largement les nouvelles sociétés industrielles, activées non seulement par les grands dirigeants publics ou privés, mais également par l’ensemble des directeurs, cadres supérieurs, experts internes ou externes constituant des groupes aléatoires et qui en définitive définissaient les orientations générales dans une sorte de consensus d’où découlaient les décisions particulières. La technostructure engendrait une guerre logistique.

Ainsi la doctrine d’emploi de l’arme atomique était son non-emploi, le principe de veille technologique réciproque devant assurer que, pour chaque « partenaire/ adversaire », l’offensive demeurait certaine et la défensive impossible. Situation plus contrôlable lorsqu’elle s’appliquait à quelques centaines d’armes relativement équi­valentes en puissance, en portée et en précision, contrôlées par quelques États forts. Mais en multipliant les nombres et les possesseurs, donc les politiques, le progrès technique accroissait les risques de déstabilisation.

Par la miniaturisation, la capacité de « frappes chirurgicales » par missiles de croi­sière ou ICBM et la prolifération atomique et balistique, la rationalité stratégique est passée de l’intégration d’un partenaire de plus (le n + 1, selon l’étude d’Albert Wohlstetter) aux tensions d’une « coexistence » entre une dizaine de pays possédant l’arme balistico-nucléaire, plus une dizaine d’autres pays qui étaient susceptibles de l’obtenir. En bref la situation pouvait devenir irrationnelle, donc aléatoire.

D’où la doctrine Mac Namara, secrétaire d’État à la Défense de 1961 à 1968 sous Kennedy puis Johnson (qui l’a démissionné à propos du Vietnam) : au-delà de la doctrine Foster Dulles de représailles massives (menace de riposte plus que proportionnelle de l’arsenal nucléaire, donc interdisant en fait son déclenche­ment) : prévoir une réponse élastique, une riposte flexible, graduée (discours d’Ann Harbor), ce qui exigeait une diversification des armements, laissant planer l’incer­titude sur une guerre atomique limitée ou une guerre simplement conventionnelle (discours de 1963 à 1967 dans Sécurité américaine et paix mondiale, Fayard, 1969).

Mais, par la dissémination de « petites » armes nucléaires, la doctrine de l’em­ploi par le non-emploi tendait à être surplombée par la tentation de la menace d’emploi du faible au fort pour se sanctuariser et interdire toute intervention exté­rieure de type Irak. Et par l’organisation de frappe minimale préemptive/défensive, annihilant les gouvernants « voyous » dans leurs bunkers : stratégie décapitante du fort au faible évitant la propre Global Strike, invitant à la négociation rationnelle sinon à la conformité idéologique. Mais elle démontrait une perte de foi en la dis­suasion « classique » et dévaluait l’idée qu’un « échange » atomique n’entraînerait que des « ravages limités ».

Certes seuls les cinq membres permanents du Conseil de sécurité disposaient « légalement » de la bombe depuis le rapatriement en Russie des têtes positionnée dans les ex-républiques soviétiques. Certes les pays nucléarisés semblaient s’engager à ne pas brandir leur armement atomique à l’encontre de pays non nucléarisés. Mais la situation demeurait ambiguë, deux mutations technologiques risquant de bouleverser les conditions de l’équilibre nucléaire. La bombe à radiations à effets renforcés (bombe à neutrons) qui serait plus destructrice démographiquement que matériellement, donc ne « casserait » pas le pays sur lequel elle serait lancée, et donc rendrait à nouveau une guerre « payante ». La stratégie dite de la High Frontier, selon laquelle, en raison des progrès techniques et tactiques de la défensive sur l’offensive (détection et interception des missiles devenant efficaces), le postulat de la Mutual Assured Destruction fondant la paix sur l’équilibre de la terreur serait remis en cause. Cet équilibre énonçait un cas limite : non plus offensive/défensive/ contre-offensive, mais deux offensives par ABN réciproques se croisant à quelques minutes d’intervalle et dont aucune ne pouvait arrêter l’autre. D’où le projet de réduire ce temps par la mise en orbite synchrone d’une « bombe satellite » en la sta­tionnant au-dessus des sites de lancement adverses et qui serait capable de détruire les fusées ennemies presque au moment de leur mise à feu. Le traité de 1967 sur la militarisation de l’espace y interdisait l’envoi d’armes de destruction massive, non d’armement conventionnel ou de rayon laser.

Pourtant l’espoir de rendre à l’offensive sa valeur géostratégique en interceptant en défensive par des ABM (anti-balistic missiles) les fusées ennemies demeurait. Cela a été l’IDS (Initiative de défense stratégique), improprement dite « guerre des étoiles », de Ronald Reagan en 1983, s’appuyant sur le Comité d’action contre le danger immédiat de Robert Allen, menaçant l’« Empire du mal », puis le bouclier antimissile de George W. Bush, menaçant les « États voyous ».

La fabrication d’un anti-balistic missile, capable de détruire les fusées balistico-nucléaires en vol, outrepassait les possibilités financières et techniques et a été aban­donnée mais a donné lieu à de nombreuses négociations sur les « armes de théâtre » (tactiques), sur la protection de certains lieux (protection lourde pour les métro­poles, plus légère pour assurer la capacité de riposte des sites de lancement), sur la limitation des armements nucléaires (accords SALT). Surtout le projet a contribué à lancer une course aux armements qui, conjuguée aux malaises sociaux et idéolo­giques de la population russe, a accéléré la marche vers la Glasnost et la Perestroïka, aboutissant en 1990 à l’implosion de l’URSS. Ainsi Reagan a pensé avoir pacifique­ment gagné la guerre froide par transfert du militaire vers l’économique.

Quant au projet Bush destiné officiellement à abattre un tir nord-coréen ou iranien, et la Russie ayant brandi la menace de représailles pétrolières, il a été sus­pendu par Barack Obama qui, contre la prolifération, a souhaité un désarmement nucléaire total sous une gouvernance mondiale, les États-Unis continuant à en dé­tenir tant qu’une autre puissance en disposerait (discours de Prague, 2008). Mais en quelle mesure ce désarmement ne renforcerait-il pas la puissance des États-Unis eu égard à leur prodigieuse supériorité en matière d’armement conventionnel qui maintient leur capacité de pression et d’intervention ?

Cependant, les scénarios de destruction (fût-ce en leur segment sol) des satellites d’observation stratégique des mouvements ennemis et des télécommunications de combat (pilotage de drones depuis une base située hors du théâtre d’opération) sont toujours en étude. La destruction de satellites par armes physiques (explosif, voire atomique au-delà des orbites basses), électroniques (laser, micro-ondes), ou infor­matiques (brouillage des liaisons) constituerait un acte de guerre qui n’atteindrait pas immédiatement les populations mais poserait le problème de la pollution de l’espace par la multiplication des débris, à l’inverse de l’IMP (impulsion électro-ma­gnétique) qui déclencherait un black-out chez l’adversaire. Fantasme ou virtualité ?

La cyber-guerre, sur la toile et à la vitesse de la lumière, pourrait perturber le contrôle des réseaux de distribution d’électricité, d’eau, des banques, de contrôle des centrales nucléaires, des vols aériens… D’où, contre le cyber-terrorisme, la surveillance des logiciels d’attaque et la recherche de leurs utilisateurs potentiels. La projection offensive et la protection défensive sont attirées par le cyber-espace. Globalisation à l’ensemble de la planète et à la profondeur sidérale…? Concrètement demeure toujours le problème tactique et sociologique du contrôle des combat­tants, des populations, du terrain.

La bataille en profondeur, air land battle, était prévue par les Américains, évo­quant même une manœuvre englobant les pays du Sud méditerranéen au cas où le « communisme des chars » franchirait le rideau de fer en extrapolant sa fonction première : maintien de la doctrine Brejnev interdisant à tout pays socialiste de re­venir au libéralisme. Alors ont été élaborées les thèses de la Revolution in Military Affairs (RMA), sur une guerre automatisée et électronisée à un point tel qu’elle pourrait tendre vers zéro pertes, une guerre dont le but ne serait plus la « conti­nuation de la politique par d’autres moyens », mais un simple instrument sinon de pacification, au moins de régulation régionale, exercée par les puissances les plus avancées sur les peuples encore assez attardés pour croire à la guerre.

Ordinairement attribuée à un assez mystérieux chercheur de la Rand Corporation puis du Pentagone, Andy Marshall, placée sous le patronage de l’un des premiers grands analystes américains de la dissuasion, Albert Wolfstetten, peut-être inspirée par les réactions du Soviétique Ogarkov sur la fin de la guerre du Vietnam, aiguillon­née par D. Rumsfeld, secrétaire à la Défense du président Bush, et son adjoint Paul Volkowitz après la guerre du Golfe (1990), la RMA serait apparue en 1993 et énoncerait la volonté de transformer radicalement la nature de la guerre (warfare) et les doctrines stratégiques en fonction des innovations technologiques. Soutenue par les conservateurs, diffusée chez les proches alliés des EU dans l’OTAN, abon­damment commentée dans les think tanks, ses partisans évoquent les mutations quantitatives et qualitatives des armements depuis la première grande guerre ma­nufacturière planétaire (après 14-18) pour intégrer la défense militaire et la sécurité générale, fût-ce par guerre préventive, grâce à une écrasante supériorité en nombre de missiles. Stratégie tenant compte des nouvelles puissances semi-continentales : Chine, Inde. En fait la doctrine de la RMA a entraîné des compétitions budgétaires et opérationnelles entre les trois armes, l’US Navy devant simplement transporter et soutenir l’US Army en ses deux grandes missions : ou opérations générales dans une véritable guerre, ou simple intervention pour maintien de la paix. La guerre d’Afghanistan, consécutive à la destruction des tours de Manhattan en 2001, et la seconde guerre d’Irak ont montré certaines des limites de la RMA (John Weltman, World Politics and the Evolution ofWar, John Hopkins University Press, Baltimore, Londres, 1995 ; W. Murray, A. R. Miller, Military Innovation in the Interwar Period, Cambridge University Press, 1996. Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerre. Survivre à l’aube du xxf siècle, 1993, trad. française Fayard, 1994 ; col. Owen E. Jensen, « Informational warfare : Principe of Third Wave War », Air Power Journal, hiver 1994, vol. VIII, n° 4, p. 35).

D’où, pour les esprits éblouis par les mutations technologiques, le désir de situer les nouvelles formes de guerre dans la série des millénaires révolutions de l’artefact humain : néolithique (guerre agrarienne), industrielle (guerre manufacturière), in­formatique (information warfare). Laquelle constituerait la « troisième vague » de la guerre, pouvant se diviser en deux branches : guerre de troisième génération, affron­tant des adversaires à capacités technologiques relativement équivalentes, donc bi-polarisée ; et guerre de quatrième génération, affrontant des forces dotées de haute technologie (high-tech) à des entités polymorphes (fanatiques, sectes religieuses, car­tels de la drogue, syndicats du crime, mouvements révolutionnaires à tactique ter­roriste) de basse technologie (low-tech) : donc conflits polycentriques atypiques. Au XVIIIe siècle, on aurait opposé grande guerre et petite guerre, au xxe siècle, grandes opérations combinées interarmes et opérations spéciales.

Ainsi apparaissent les critères d’une éventuelle révolution militaire : une techno­logie non plus émergente mais tactiquement diffusée, une doctrine opérationnelle en rupture avec les doctrines encore majoritaires, une transformation psycholo­gique et sociologique de l’instrument militaire, un succès immédiat et brutal sur le champ de bataille, dans un temps écourté, recherchant, érigeant en modèles des succès parfois mythifiés, comme de la première campagne d’Italie de Bonaparte (1796-1797) ou la Blitzkrieg de 1939-1940.

Théorisée, la révolution militaire est présentée comme une forme conceptuelle abstraite, applicable à un nombre indéfini de conflits et entraînant la mutation de la morphologie des batailles. Mais, rapidement, cette forme conceptuelle victorieuse s’est engluée dans les défensives et intègre mal les progrès continuels et discontinus technico-tactiques. La révolution rejoint l’évolution. D’autre part, elle est rarement mise en corrélation avec les grands et insensibles rééquilibrages historiques, dé­mographiques et économiques. D’ailleurs, la notion de révolution militaire n’avait guère été invoquée lors des guerres révolutionnaires de décolonisation, qui ont été longues mais dont le succès a été permis par deux facteurs hétérogènes : les crois­sances exponentielles des populations indigènes et la puissance de feu de l’arme légère.

Car les néodéterminismes technologiques et idéologiques, générateurs des « ré­volutions » de la tactique militaire, sont souvent appréciés en fonction de la poli­tique des États et de l’institution militaire qui en dépend, mais ne sont pas confron­tés aux plus irrémissibles et moins décodables mutations psychosociologiques de longue durée. La guerre technologique vue sur les écrans de télévision occulte les schémas opérationnels et brouille les logiques stratégiques. Leçons des guerres du Kosovo, d’Irak, d’Afghanistan…

 

Dévaluations stratégiques

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par l’atome, les antagonismes pla­nétaires et l’économie-monde, s’était instauré une sorte d’impérialisme panstraté-gique, les fusées étaient autant d’épées de Damoclès. Alors se développait la notion de défense non offensive. Sans référence directe à la maxime clausewitzienne sur la « défensive, forme la plus forte de la guerre », cette doctrine proposait que chaque camp se dote d’une capacité défensive supérieure aux forces offensives de l’Autre. Cette supériorité défensive mutuelle devait être obtenue moins par classement des armes en offensive ou défensive que par leur réduction en nombre et leur réparti­tion sur le terrain (ainsi pour le Golan, entre Israël et la Syrie). Ce qui éviterait la tentation d’une attaque-surprise pouvant susciter celle d’une action préemptive. V. Horst Afheldt Defensive Verteidigung, 1983, trad. française. Pour une défense non suicidaire, 1985, et XInternational Research Newsletter on Non Offensive Defense du Centre of Peace and Conflict Research de l’université de Copenhague. Gorbatchev avait déclaré son intérêt pour cette doctrine (lettre du 16 novembre 1987, Journal de la Federation of American Scientists, t. 41, n° 2, février 1988). En 1989 la chute du mur de Berlin avait été la meilleure commémoration du bicentenaire de la prise de la Bastille et semblait avoir réunifié l’humanité (Fin de l’histoire, Fukoyama) par la démocratie. Une décennie plus tard, l’effondrement des tours de Manhattan marquait un clash entre civilisations (Huntington) et de nouvelles fractures dans l’humanité. Les certitudes stratégiques ont subi de terribles déconstructions. La guerre s’effrite en terrorisme, l’économie explose en crises et naît ainsi, à la fin des années 1980, un désenchantement stratégique quasi généralisé. Par l’implosion de l’URSS et la répudiation par l’Est du communisme idéaliste chantre de l’« amitié

 

entre les peuples », et du communisme bureaucratique contempteur de l’impé­rialisme capitaliste et soutien de la révolution prolétarienne mondiale, le général Poirier, promoteur du Chantier stratégique (1997) et d’une « rupture épistémolo-gique » par l’arme nucléaire, constate : « Les opérations de l’entendement et du jugement politico-stratégique, l’outillage intellectuel, les concepts, les critères de la pratique…, qui permettaient hier de déchiffrer et de dire le sens de notre action, d’appliquer la grammaire et la logique spécifiques de la stratégique à des stratégies concrètes, ne sont plus pertinents » (Lucien Poirier, « La crise des fondements », Stratégiques, n° 53, 1992, 1, p. 150).

La dissuasion ne reposait-elle donc que sur l’opposition idéologique ? Elle ris­quait de perdre son pilier technologique par l’Initiative de défense stratégique mais elle s’affaissait dans la dénonciation des stratégies opérationnelles à virtualité ato­mique, auparavant théorisées par les états-majors du pacte de Varsovie, puis se dis­solvant face à l’OTAN, proposant aux éléments éclatés de ce pacte un « partenariat pour la paix » : ce qui démontre une baisse considérable de l’intensité des négations mais a débouché sur des déconceptualisations stratégiques : quel ennemi ? Bref, sur un vide stratégique au double sens du terme : déflation d’hostilité, carence de pensée et de « production » stratégiques.

Et même sur une autocritique rétrospective : en 2003, dans une interview télé­visée, Robert S. Mac Namara s’interroge (Brouillards de guerre, Errol Morris) : les bombardements stratégiques avec bombes incendiaires sur Hambourg et Dresde, avec du défoliant Orange sur le Vietnam ne seraient-ils pas aussi des crimes de guerre ? Et il rend hommage au jeune quaker Morrison, s’immolant par le feu de­vant le Pentagone lors des manifestations contre la poursuite de la guerre.

En fait ce sont les décisions majeures de la conduite de la guerre qui sont main­tenant interrogées. La guerre sous-marine allemande par meutes de U-boats, la « né­cessité » au moins de la bombe sur Nagasaki, sinon de celle d’Hiroshima.

Ce désenchantement dévalorise également la révolution et les guerres révolu­tionnaires, victorieuse au Vietnam et latente en Afghanistan. Au lieu de monter de la guérilla vers la grande guerre, elles se délitent en des luttes populaires armées re­tombant soit dans le terrorisme sacrificiel (mouvances islamistes) ou professionnel (gangs et mafias), soit dans le bouillonnement démographique de la rue (Afrique, intifada), soit dans l’affrontement existentiel idéologique : Caucase, zones tribales afghano-pakistanaises, espace sahélo-saharien écumé par Al-Qaida Maghreb isla­mique (AQMI), piratage sur les côtes d’Afrique de l’Est.

 

D’où la question récurrente pour les nations occidentales : quelles missions at­tribuer à l’armée ? Lui faire accomplir une vaste rocade, accompagnant un projet de gouvernement mondial, de l’Est vers le Sud ? Réduire ses fonctions à l’exfiltration des nationaux en danger et à l’interposition plus ou moins policière qui s’affirment formatrices de populations en furie, tout en s’articulant avec les pays émergents ? Questions de politique ou questions d’éthique ?

Dès lors, un monde purgé de toute tête nucléaire échapperait-il aux stratégies des guerres idéologiques intergalactiques ddHéliopolis ? Au temps où les saignées guerrières ponctionnaient à nouveau les populations civiles, Freud avait voulu adoucir les angoisses des individus. Après l’Anschluss, il avait tenté une psychana­lyse de Wilson qu’il n’appréciait pas, non de Hitler, qui lui avait permis de s’exiler de sa Vienne bien-aimée. À travers les stratégies conceptuelles et culturelles du Jeu des perles de verre, roman de sagesse qui s’achève en roman d’apprentissage (Bildungs Roman), tel le Wilhem Meister de Goethe, le héros devient éducateur, dispensateur d’une sagesse humanisante. Mais celle-ci ne risque-t-elle pas de retomber dans l’ac­tion – la guerre -, la subversion psychologique et l’uniformisation philosophique ?

Ce serait le suprême désenchantement stratégique, car se conjoindraient les deux veilles antagonistes : la veille technologique de la dissuasion des pays « scien­tifiques » pour demeurer les plus forts ; la veille dans l’histoire des plus faibles pour maintenir leur indignation par la terreur aléatoire.

« L’enfer est pavé de bonnes intentions » – toute stratégie veut paver l’avenir de bonnes propositions parvenant à une victoire ou une défaite, à un échec passager ou à une déréliction totale, à un succès partiel ou à un combat incertain, elle se veut remède à l’absurdité et à l’injustice du monde telles que perçues par chaque anta­goniste. Mais, comparant ses doctrines et ses résultats, chaque stratège auteur-ac­teur subit un double désenchantement : objectif, désacralisé, il devient incrédible ; subjectif, il doute de lui. Les désenchantés de la stratégie ne sont pas seulement les vaincus, mais aussi les vainqueurs qui savent que la lutte n’est jamais finale.

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