Éditorial: La Turquie, Occident ou Orient ?

Jacques BARRAT

Universitaire, diplomate, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer

1er Trimestre 2011

Osman Ier, fondateur de l’Empire ottoman en 1299, l’alliance du Lys et du Croissant sous François Ier, la prise de Constantinople (1453), le siège de Vienne, l’apogée de l’Empire turc à la mort de Soliman le Magnifique (1566), les fastes de la Sublime Porte, l’homme malade de l’Europe, le kémalisme, le traité de Sèvres sont autant de mots, de concepts, de formules, de clichés qui hantent encore l’imagi­naire des Français. Mais nous sommes bien loin, hélas, du xixe siècle, lorsque l’uni­versité de Galatasaray attirait les élites balkaniques et que la presse turque (écrite en français) faisait la différence entre ce qui était traditionnel, à la turquia, et ce qui était moderne, à la franca.

De fait, l’ancienne deuxième Rome, Byzance, devenue Constantinople puis Istanbul, n’est pas simplement une destination touristique avec la Corne d’or, Topkapi, Sainte-Sophie. C’est aujourd’hui une ville de plus de 13 millions d’ha­bitants, située au carrefour de l’Europe et de l’Asie, qui domine de loin par ses activités multiples la capitale officielle de la Turquie postkémaliste : Ankara. Cette dernière, bâtie sur les sables du désert, trop récente pour être attrayante, compte moins de 4 millions d’habitants. Symbole d’un réancrage asiatique qu’avait voulu Atatùrk, elle est aujourd’hui le centre de gestion politique d’un pays euro-asiatique de quelque 783 562 km2, dont on sait qu’il a posé en 2005 sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne.

En ce début du xxie siècle, la Turquie est à la fois un pays sous-développé, un pays émergent, une moyenne puissance économique qui hésite encore entre son arrimage européen et son œkoumène asiatique, entre l’héritage ottoman et la tra­dition républicaine.

Depuis le traité de Sèvres en 1920 qui l’avait l’amputée de son empire arabe, l’histoire de la Turquie a été mouvementée et traversée de vagues de fond qui ont relevé tantôt du modernisme et de la laïcité, tantôt de la haine de l’ennemi grec et plus récemment de l’islamisme. Les rancœurs inhérentes aux pertes territoriales de l’après-Première Guerre mondiale, le mépris affiché dans l’entre-deux-guerres par les Britanniques et les Français qui s’étaient installés au Proche-Orient, l’alliance quasi obligatoire avec l’Allemagne, y compris sous les nazis, la peur du grand voisin soviétique sont sans doute les conséquences d’un repli sur soi qui allait pourtant amener, à l’issu du seconde conflit mondial, ce pays à devenir un des piliers de l’OTAN. Choyée et adoubée par les Américains, l’armée turque a en réalité gou­verné le pays jusqu’à ce que la chute de l’URSS en 1990 autorise le gouvernement turc à moins de rigueur politique et à plus de latitude dans ses relations extérieures.

La Turquie, on le sait, détient les robinets de l’eau aux Proche- et Moyen-Orient, ce qui la met dans le domaine hydraulique et agricole en position géopo­litique confortable. De même, l’importance du nombre de turcophones en dehors de ses frontières lui procure une assise linguistique et une prégnance culturelle qui comptent encore beaucoup en Asie centrale et sur les confins des mondes persan et chinois. Le problème kurde dans le Nord-Est, les affrontements entre Israéliens et Palestiniens dans le Sud, les dérives de l’Iran des ayatollahs, les volontés de retour à la puissance de la Russie, les atermoiements des Européens sur la possible entrée de la Turquie dans l’Union, la transformation de son espace en carrefour énergétique pour les hydrocarbures en provenance de la Russie et de l’Asie centrale à destina­tion de l’Europe sont aujourd’hui les contraintes qui pèsent le plus sur sa politique étrangère. Cette dernière doit aussi prendre en compte l’extrême dépendance de la Turquie vis-à-vis des investissements et donc des investisseurs étrangers.

Après deux décennies de turbulences économiques et politiques, la stabilité semble être enfin revenue. Néanmoins, toute une série de problèmes persistent.

D’abord, assurer la sécurité intérieure n’est pas chose facile et le maintien de la laïcité n’est pas chose évidente, avec la présence des islamistes et des minorités, les Kurdes en particulier.

Ensuite, les proches voisins, Syrie et Irak, ont pu faire craindre que la Pax Ottomana soit remise en cause, tandis que le gouvernement d’Ankara semblait tourner le dos à ses anciennes colonies ou partenaires en jouant, depuis la création de l’AKP en 2001 par Recep Tayyip Erdogan, la carte de l’américanisation et de l’européanisation.

Enfin, aux efforts entrepris pour restructurer valablement l’économie turque, il faut opposer en parallèle une éventuelle fin de l’alliance stratégique avec les États-Unis depuis la guerre d’Irak. Elle a provoqué en effet une dangereuse redistribution des cartes dans tout le Proche-Orient et le Moyen-Orient.

Le 14 décembre 2010, les ministres des Affaires étrangères des 27 pays membres de l’UE ont refusé d’ouvrir un nouveau chapitre dans le cadre des négociations d’adhésion de la Turquie. Ceci a provoqué la consternation à Ankara mais a donné un peu plus raison à tous les Turcs qui voudraient que leur pays cesse de regarder vers l’ouest et recommence à s’intéresser à ses racines et attaches asiatiques. Certes, il ne saurait être question de refaire l’Empire turc. Mais il est évident que décevoir un pays qui a tout fait pour plaire à Bruxelles depuis 2002, au prétexte qu’il n’en a pas fait assez en matière de démocratisation, est peut-être maladroit, même si ob­jectivement les différences culturelles sont encore très fortes avec l’Occident et s’il arrive aussi que des chrétiens soient malmenés, voire assassinés dans l’indifférence générale.

La Turquie est aujourd’hui à la croisée des chemins. En juin 2011, les Turcs pourront dire à l’occasion des élections législatives s’ils persistent à vouloir l’Occi­dent ou s’ils désirent se ressourcer à leurs racines proche-orientales.

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