DROIT INTERNATIONAL ET RÉALISME POLITIQUE DANS LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE

Charles ZORGBIBE

Professeur a l’Université de Paris I Panthéon- Sorbonne, ancien recteur de l’Académie d’Aix -Marseille.

Mai 2009

« Ce traité est un document unique. J’ose dire que c’est le document le plus remarquable de l’histoire humaine, car il relate le renversement complet des systèmes de gouvernement qui se sont succédé jusqu’ici… ». C’est évidemment le traité de Versailles qu’évoque le président Wilson, le 24 septembre 1919 à Cheyenne – dans un discours qui constitue le sommet de son combat passionné pour la trans­formation du milieu international. Dans sa psychanalyse rétrospective de l’homme d’Etat américain, Freud commente ironiquement : « C’est le traité que Dieu avait donné à l’humanité par l’intermédiaire de son fils Wilson ». Mais cet idéalisme exalté, ce souci quasi messianique de la pureté du message des Etats-Unis, sont-ils le fait exclusif du président Wilson ? N’expriment-ils pas une tendance plus générale du comportement collectif américain ? Son passé impose à l’Amérique une sépara­tion morale du reste du monde – et d’abord de cette Europe-piège jadis désertée par les fondateurs de la nation. De l’isolement, les Etats-Unis ont accédé à la direction du monde : la réprobation et la méfiance auxquels Washington conviait ses com­patriotes ont survécu, même si elles se sont nuancées de compassion. L’Europe, ce monde machiavélien, foyer des politiques de puissance et des calculs de l’équilibre, ne pouvait qu’exaspérer une société débordante de foi dans le progrès et l’harmonie finale à atteindre, une société nourrie de libéralisme lockien, et qui voudrait proje­ter à l’extérieur les recettes de l’histoire américaine – structure politique fédérale et vaste marché commercial. Le « syndrome de Wilson » – si syndrome il y a – rejoint le « style national » des Etats-Unis, produit de la culture, des croyances, des réflexes du peuple américain, ce « style national » fondé sur la rationalisation de l’expérience américaine, qui imprègne les responsables de l’Union et façonne leur perception du monde extérieur. Ainsi s’affirme un premier obstacle à l’ajustement de l’île-conti­nent nord-américaine à l’ordre juridique international : il y a contradiction entre le style national des Etats-Unis et le droit international dans son acceptation la plus classique et la plus conservatrice, ce droit de juxtaposition des souverainetés qui, loin d’exprimer un idéal normatif, loin d’apparaître comme un système abstrait, rigide, contraignant qui enserrerait dans ses mailles le milieu international, n’est qu’une technique subordonnée, un serviteur des politiques étrangères et, pour re­prendre l’expression de Stanley Hoffmann, le « code chiffré des relations internatio­nales », ce droit que nous serions tentés de dénommer le « droit inter-puissances ».

Au demeurant, le zèle missionnaire des Etats-Unis, la qualité de l’évangile qu’ils veulent répandre – universalisme, égalitarisme, règne du droit – peuvent opportu­nément couvrir les intérêts particuliers nord-américains. Interaction très humaine entre des aspirations morales élevées et des impulsions égoïstes que déjà décelait Tocqueville dans les rapports entre ressortissants du nouveau monde ; interaction que nous ne pouvons pas ne pas retrouver dans le jeu international des Etats-Unis, dans la mesure où l’Etat reste le centre d’allégeance suprême, et l’orgueil national la valeur morale suprême. A vrai dire, dès les origines de la Fédération, Hamilton avait exprimé nombre des éléments du réalisme politique contemporain : le refus de croire à une harmonie naturelle d’intérêts entre nations, le doute sur le caractère nécessairement pacifique des régimes démocratiques, la vision d’entités politiques souveraines se comportant comme autant de nations de proie tendues vers la dé­fense de leurs intérêts essentiels… Mais, pendant la majeure partie du XIX’ siècle, l’isolement géographique et l’isolationnisme idéologique des Etats-Unis devaient leur éviter de soumettre leur vision d’une société internationale idéale au feu des réalités interétatiques. Après la guerre hispano-américaine, cependant, les Etats-Unis sont progressivement engagés dans le concert des puissances, et leurs intérêts liés équilibres européen et asiatique. Surtout, à l’aube du second conflit mondial, la lutte pour la puissance, qui se généralise, aiguillonne l’instinct de conservation na­tional des Etats-Unis : pour la première fois, leur propre sécurité pourrait être me­nacée par un renversement de l’équilibre des forces dans le reste du monde. Par la suite le statut de puissance dominante, s’il ne les t’ait pas disparaître tend à laminer les préoccupations morales – bientôt s’affirmera le souci des équilibres nucléaires. Retournement de l’itinéraire diplomatique américain : alors que le milieu interna­tional devient plus interdépendant face à la guerre moderne, à l’inégale répartition des ressources, à l’explosion démographique, qui constituent autant de défis à toute politique de cloisonnement national, les Etats-Unis, en tant que superpuissance, re­découvrent les vertus de la Realpolitik… Il est vrai que le paradoxe américain est, en partie, celui de la société internationale : notre inonde plus solidaire reste un monde hétérogène, marqué par l’exaspération de la lutte idéologique et sociale internatio­nale ; et si le risque nucléaire suscite l’appel à l’unité, la rivalité nucléaire perpétue les divisions et fige les conservatismes. Une contradiction nouvelle n’en apparaît pas moins entre le réalisme politique officiel des Etats-Unis et l’espoir d’un droit international nouveau dont le caractère normatif est esquissé par l’encore fragile « jus cogens », un droit de l’intégration du milieu international dont l’objectif ne serait plus de concilier les intérêts des Etats mais d’imposer des principes transcen­dant ces intérêts, un droit interne de la communauté internationale qui refléterait l’« internalisation » croissante de la politique internationale.

Le style national des Etats-Unis contre le droit inter-puissances

Refus de la société inter-étatique existante. Refus même de concevoir une so­ciété internationale idéale, puisque le premier caractère d’une telle société serait justement de ne plus être internationale. Pour les Pères Fondateurs de l’Union Américaine, nourris de l’enseignement des philosophes du XVIII» siècle, « la poli­tique étrangère et la diplomatie perdraient leur nécessité dans un monde réformé, fondé sur la raison ; le monde nouveau serait un monde sans diplomate ».

A partir de ce refus, le style national des Etats-Unis peut déboucher, selon les époques, sur le quiétisme ou l’activisme. Quiétisme : puissance encore marginale, les Etats-Unis se replient sur eux-mêmes ; loin d’adhérer au droit international de leur temps, ils n’entendent appliquer qu’un droit international minimum, circons­crit au réseau de relations qu’il est inévitable d’entretenir avec le reste du monde. Activisme : accédant au rang d’acteur international, les Etats-Unis tentent d’impo­ser leur vision d’une transposition des mécanismes démocratiques internes sur la scène internationale, leur volonté de création d’un droit constitutionnel interna­tional.

1) Le thème du droit international minimum imprègne, tout au long du XIX» siècle, l’action diplomatique américaine. Ses manifestations les plus caractéristiques sont : la reconnaissance des gouvernements révolutionnaires, l’approfondissement du droit de la neutralité, la protection diplomatique des citoyens américains à l’étranger.

Le comportement des Etats-Unis à l’égard des pouvoirs révolutionnaires est particulièrement révélateur. Jusque là, l’usage dominant était de stipuler, dans les traités de paix, qu’au cas où l’un des Etats contractants se trouverait aux prises avec une rébellion, les autres Etats refuseraient aux insurgés toute espèce de secours, cesseraient tout commerce avec eux et les livreraient aux mains de leur souverain – procédures qui sont le reflet d’une société interétatique figée autour d’un im­muable principe de légitimité. Mais justement, les Etats-Unis récusent l’existence d’un principe de légitimité commun : ils ne craignent pas, en reconnaissant un parti insurgé comme belligérant, c’est-à-dire en l’érigeant en un nouveau sujet -certes de rang secondaire et de destin éphémère – du droit des gens, d’être accusés d’ingérence dans les affaires internes de l’Etat en proie au conflit. Au contraire, ils sont prêts à accueillir avec bienveillance de nouveaux pouvoirs qui ressembleront plus au leur que les anciens régimes honnis. A cet égard, on pourrait presque parler d’un « droit inter-systèmes », qui marquerait bien l’hétérogénéité du rapport Etats-Unis – reste du monde. C’est dans cet esprit que les Etats-Unis tentent de préciser la théorie de la reconnaissance de belligérance : à partir de 1815, ils reconnaissent implicitement les colonies espagnoles d’Amérique du sud révoltées, comme en font preuve les instructions du département du Trésor aux services douaniers ; puis in­voquant le précédent hispano-américain, ils accordent le statut de belligérant au Texas soulevé contre le Mexique en 1836, à de simples émeutiers canadiens sans organisation véritable en 1838, et en 1858 à la faction militaire insurgée du géné­ral Vivanco, ce qui leur attirera une longue controverse avec le gouvernement du Pérou. Cette reconnaissance est même susceptible de formes mineures, dégradées : selon la jurisprudence interne américaine de la fin du XIXe siècle, le parti sécession­niste qui ne tient que la mer ne peut être reconnu comme belligérant, mais il peut se faire reconnaître « comme insurgé ». La thèse de l’état d’insurrection est admise, pour la première fois, par la Cour de district de New York en 1885, dans l’affaire de l’« Ambrose Light » ; elle marque le refus des Etats-Unis d’être liés par les décisions des gouvernements établis quant à la nature des conflits armés internes qu’ils affron­tent, en particulier quant à la qualification de piraterie émanée du gouvernement légal. Au demeurant, à la fin du siècle encore, la reconnaissance de belligérance n’est pas toujours dépourvue de lien avec la reconnaissance de l’indépendance du territoire contrôlé par les insurgés, elle en est souvent le préalable : en 1896, le Sénat et la Chambre des Représentants pressent l’Exécutif américain de reconnaître les insurgés cubains comme belligérants et de créer les conditions requises pour que Cuba obtienne son indépendance.

Reconnaître des insurgés comme belligérants, c’est affirmer sa neutralité entre les parties au conflit. Par ce biais des guerres civiles américaines, mais aussi face aux conflits interétatiques européens, la diplomatie américaine aborde naturellement les problèmes de la neutralité. Pendant des décennies, elle cherche à étendre les droits des neutres et à restreindre leurs devoirs : il importe de consacrer le droit des ressortissants américains de commercer avec les deux belligérants, sans être attaqués par l’un ou par l’autre. Avec la guerre de sécession, l’approfondissement du droit de la neutralité prend un tout autre sens : les confédérés sudistes ayant été reconnus par l’Angleterre dès la chute de Fort Sumter, les Etats-Unis protestent vivement et entament un long débat avec Londres qui se terminera par la sentence du tribunal arbitral de Genève. Américains et britanniques ont ainsi l’occasion de préciser, par les « Règles de Washington », les droits de l’Etat neutre – ceux, du moins, qui ne res-sortaient pas clairement de la déclaration de Paris de 1856 sur la guerre maritime : les ressortissants d’un Etat tiers peuvent toujours vendre un navire de guerre à l’un des belligérants – il s’agit, dans ce cas, d’une simple marchandise ; ils ne peuvent mettre à la disposition du belligérant, à partir du territoire neutre, une unité équi­pée, en état de combattre – il s’agirait alors d’une violation de la neutralité : c’est l’affaire de l’« Alabama ». De même, si la puissance neutre n’est pas tenue d’interdire l’entrée de ses ports aux vaisseaux des belligérants, un tel accueil ne doit pas être utilisé en vue de la préparation d’opérations navales : c’est l’affaire du « Shenandoah ». On sait quelle part aura encore, à l’aube des deux guerres mondiales, le respect des principes de neutralité dans les préoccupations et les décisions des présidents Wilson puis Roosevelt.

Troisième position américaine traditionnelle, fort voisine de la précédente, la protection diplomatique des citoyens américains à l’étranger trouve son origine psychologique dans le Quatorzième Amendement. Le Quatorzième Amendement à la Constitution des Etats-Unis protège la vie, la liberté ou la propriété contre toute infraction illégale ; le gouvernement américain protège les droits de ses ressortis­sants à l’étranger comme si le Quatorzième Amendement était partie intégrante du droit international. Certains ont fait remarquer que l’application de tels principes a permis d’offrir aux intérêts américains en Amérique latine une protection égale à celle des intérêts européens dans les empires coloniaux d’Afrique et d’Asie.

Retenons surtout l’essai de transposition d’une disposition constitutionnelle au plan international – qui révèle le passage progressif de l’acceptation d’un droit international minimum à la volonté de promouvoir un droit constitutionnel inter­national.

2) Le thème du droit constitutionnel international émerge, en plein premier conflit mondial, avec le projet wilsonien. Dès le 27 mai 1916, Wilson expose son plan de paix, qui tend à instaurer « la suprématie du droit contre toute agression égoïste » et à remplacer la diplomatie ancienne du « tous contre tous » par « un accord commun pour un objectif commun ». Un an plus tard, lors de l’entrée en guerre des Etats-Unis, Wilson précise, dans son message au Congrès du 2 avril 1917, qu’il s’agit non d’obtenir « un nouvel équilibre des forces », une/paix « qui servirait les buts et intérêts immédiats des nations engagées », mais de faire triom­pher une nouvelle idée du droit international « fondée sur une conception claire de ce que réclament le cœur et la conscience de l’humanité ». De fait, le projet wil­sonien de Société des Nations sera très différent des plans britannique et français, axés sur la création d’une ligue européenne de sécurité qui viendrait renforcer la diplomatie classique de l’équilibre…

Mais le règne du droit peut-il être assuré d’emblée, peut-il être substitué – par un simple texte – au système diplomatique traditionnel ? Wilson supposait le pro­blème résolu : il était certain de l’existence d’une communauté entre tous les Etats, d’une communion entre tous les peuples, jaillies de la guerre. Il excluait la nécessité de l’usage éventuel de la force pour défendre le droit : la pression de l’opinion publique internationale suffirait, et aussi le rayonnement même des obligations as­sumées par les Etats-membres de la Société. Dans la réalité, le jeu des intérêts et des forces n’avait pas pris fin : l’ambitieuse construction juridico-politique de la S.D.N. n’apparaîtrait plus bientôt, selon la formule de Maurice Bourquin, que comme un « jeu de normes suspendues dans le vide ».

Malgré l’échec de l’utopie wilsonienne, l’idéal d’une société internationale orga­nisée à l’égal des sociétés internes continue d’influencer l’opinion publique et la di­plomatie américaines dans l’entre-deux-guerres. Certes, l’attachement au principe du règlement juridictionnel des conflits tend à s’effacer : les Etats-Unis, depuis les traités Jay de 1794 qui permirent de régler, par commissions mixtes, les litiges pen­dants avec l’Angleterre, jusqu’à l’affaire des « fonds pieux de Californie », contes­tation vieille de quarante ans, confiée en 1902 par Théodore Rooseveit à la Cour Permanente d’Arbitrage afin qu’elle puisse inaugurer son prétoire, s’étaient montrés fidèles aux formes successives d’arbitrage ; en 1907, à la deuxième conférence de la paix à La Haye, ils avaient été les plus fermes partisans de la création d’une juridic­tion permanente à caractère général. En 1920, ils ne sont pas partie au statut de la Cour Permanente de Justice Internationale, création de cette S.D.N. qu’ils se sont finalement refusés à rallier – et la lente procédure d’adhésion à la Cour, ouverte par la résolution du Sénat du 27 janvier 1926, suscitera de vives inquiétudes dans une fraction de la classe politique. On relèvera, par contre, qu’aux plus beaux jours de l’isolationnisme américain, le secrétaire d’Etat Frank Kellog négocie avec Briand le Pacte de Pans qui met la guerre hors la loi. Quelques années plus tard, à l’occasion de l’affaire de Mandchourie, le secrétaire d’Etat Stimson énonce la doctrine de « non-reconnaissance des fruits de l’agression », qui refuse toute valeur légale aux règlements obtenus par la contrainte. Il est vrai qu’il s’agit, une fois encore, de répondre par une formule juridique à une situation de force, d’affirmer, en tout angélisme, une fidélité au droit qui n’est pas sans rappeler, comme on l’a relevé, la sentence du Busiris de Giraudoux dans « la guerre de Troie » : « l’anéantissement d’une nation ne modifie en rien l’avantage de sa position morale internationale » .

Le Pacte des Nations avait supposé résolue l’ère des rapports de force. En 1945 par contre, la Charte des Nations Unies établit les fondements d’un système collec­tif de sécurité. Mais le mécanisme de San Francisco implique la cohésion du direc­toire des Cinq Grands ; les grandes puissances sont appelées à accorder à l’Organi­sation mondiale des ressources militaires suffisantes pour lui permettre de remplir ses engagements. Du fait du grand schisme des vainqueurs du conflit mondial, ce système de sécurité ne verra évidemment jamais le jour. Ne subsiste plus, désormais, qu’une structure comparable à celle de la S.D.N. en ce qui a trait à la souveraineté nationale et à l’exclusivisme des compétences internes. Les Etats-Unis se prennent cependant au jeu parlementaire international : par la résolution « Union pour le Maintien de la Paix », ils modifient véritablement les équilibres constitutionnels de l’Organisation, au profit de l’Assemblée générale au sein de laquelle ils croient dis­poser d’une majorité automatique. C’est l’ère d’un régime d’assemblée aux dimen­sions du monde – ou de cette « diplomatie parlementaire », dont Dean Rusk a fait la théorie. Mais les délices et les jeux du parlementarisme international ne sont pas sans surprises : l’Assemblée générale devient le lieu privilégié de la confrontation Nord-Sud ; une nouvelle majorité automatique se forme, qui réduit à un certain isolement les Etats-Unis et leurs alliés… L’opinion américaine tend à se déprendre de son ancien idéal constitutionnel international – ou plutôt elle revient au mes­sage originaire de Kant qui réservait sa propre « Société des Nations » aux seules nations « républicaines » ; le milieu international devra décidément être exclusive­ment composé de démocrates éclairés pour pouvoir être soumis au droit… Dans cette attente, la classe politique et l’opinion américaines reportent leurs espoirs sur les grandes constructions juridico-politiques ouest-européennes et atlantiques. Lorsque la France quitte l’O.T.A.N., le président Johnson, dans sa lettre de mars 1966 au général de Gaulle, assimile le traité de l’Atlantique à la Constitution amé­ricaine. Fidélité au style national des Etats-Unis ? Nous dirons plutôt : nostalgie de ce style national, dans un monde qui est devenu beaucoup plus nettement, même et d’abord pour les dirigeants américains, celui du réalisme politique.

 

Le réalisme politique américain contre le droit de la communauté internationale

Les Etats-Unis n’ont pas de véritable tradition de réalisme politique. Certes, dès les lendemains de l’indépendance, des hommes politiques et des publicistes se pré­occupent de la part à assigner aux facteurs de puissance et d’intérêt dans les relations internationales. Au XIXe siècle, Théodore Roosevelt, le secrétaire d’Etat John Hay, le sénateur Henry Cabot Lodge, l’amiral Mahan supputent les nouveaux impératifs de la puissance nationale – au-delà de la doctrine de Monroe à laquelle se résument pour l’Américain moyen les intérêts stratégiques de son pays : Théodore Roosevelt intervient dans la guerre russo-japonaise ; John Hay assure la prépondérance améri­caine aux abords du canal de Panama… Mais les tenants du réalisme politique sont si minoritaires qu’ils sont contraints d’emprunter à l’idéalisme traditionnel son style : ils font appel à l’enthousiasme moral, à l’esprit de croisade plus qu’à la prise de conscience des intérêts nord-américains. Finalement, ces flambées de réalisme expriment surtout un attachement romantique à la puissance nationale et aux ver­tus militaires qui vont à l’encontre du courant principal de la pensée américaine.

Avec la deuxième guerre mondiale, c’est l’instinct de conservation national qui se développe aux Etats-Unis : désormais, la sécurité de la forteresse nord-américaine peut être menacée par les événements au-delà des mers ; Pearl Harbour est le sym­bole et la confirmation dramatique de l’insécurité américaine. La paix revenue dans un monde bipolaire en proie à de nouvelles contradictions internationales, l’éro­sion des vieux concepts de neutralité et de non-intervention s’accélère ; les Etats-Unis acceptent des engagements politiques et militaires inconcevables auparavant. Surtout, la greffe de la Realpolitik européenne semble pleinement réussir. Frédéric II avait confié à ses juristes le soin de justifier après coup la conquête de la Silésie qu’il se proposait d’entreprendre. Raymond Aron remarque que John Kennedy fait de même dans la tourmente de l’affaire des fusées de 1962 : il abandonne aux ju­ristes du département d’Etat la formulation en termes apparemment légaux de la « quarantaine » de Cuba.

Reconnaître le rôle substantiel de la puissance nationale ; éclaircir les conditions de la survie nationale : ces nouveaux impératifs entraînent le ralliement tardif des Etats-Unis au droit inter-puissances… Mais les démarches purement unilatérales sont-elles encore possibles dans une société en voie d’organisation ? Même si les institutions internationales ne sont que fictions, il est difficile de les ignorer ou­vertement… La diplomatie américaine s’est donc essayée à l’utilisation tactique des mécanismes de la sécurité collective ; plus récemment, elle a tenté de substituer à ces mécanismes le Concert des Grands.

1) L’utilisation tactique des mécanismes de la sécurité collective n’est, certes, pas dans la logique du réalisme politique le plus intransigeant – lequel exclut toute concession à la société internationale organisée. Ainsi Hans Morgenthau, chef de file de l’Ecole Réaliste, fait-il de la puissance à la fois l’objectif et le fondement de la politique étrangère : les « chimères internationalistes », que diffusent les organisa­tions internationales ne peuvent, selon lui, qu’altérer l’intérêt national.

La vision du grand juriste Myres Mc Dougal, qui combine le réalisme juridique et la méthode sociologique d’Harold Lasswell, est cependant plus nuancée et reflète mieux la pratique nord-américaine. Aux antipodes de la conception normative du droit, Me Dougal considère l’ordre juridique international non pas comme la règle du jeu social international, mais comme l’expression des stratégies des joueurs – ou du moins des principaux d’entre eux. Pour Me Dougal, l’acteur premier en droit international est le dirigeant politique national ; notre auteur demande donc aux dirigeants américains de maintenir l’équilibre entre les intérêts nationaux et ceux de la communauté internationale – dans la mesure où les deux perspectives s’har­monisent. Dans le même temps, Mc Dougal prêche une conception militante de la démocratie au sens libéral-occidental face aux divers défis totalitaires : le droit doit remplir une fonction de construction sociale, il est un instrument de la politique ; le but ultime du droit international – qui est dans la défense de la dignité humaine -justifie les moyens et notamment la violence préventive.

La même tension entre la tentation du refus et le souhait d’une utilisation du droit dans le combat politique imprègne le comportement américain récent à l’égard de la juridiction internationale : en 1946, les Etats-Unis ont assorti leur acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour internationale de justice d’une des clauses les plus restrictives qui soient et qui est en réalité quasi discrétionnaire – réserve sur la licéité de laquelle la Cour refusera de se prononcer lors de l’affaire de l’Interhandel ; en 1970, ils soulèvent pourtant le problème d’une relance de l’activité de la Cour – il est vrai que les remèdes qu’ils proposent sont plutôt des pal­liatifs qui pourraient résulter d’une meilleure application des dispositions du Statut, d’une simple modification de la pratique de la Cour, ou encore d’une révision de son règlement intérieur. Initiative aux motifs obscurs, mais dont on peut penser qu’elle tendait à éclairer l’attachement relatif des Etats-Unis au règlement judiciaire et à le distinguer de l’attitude négative des pays socialistes.

Mais c’est évidemment surtout dans l’arène politico-militaire proprement dite, que se manifeste l’hésitation des Etats-Unis entre l’action unilatérale et la discipline apparente de la police collective. Discipline seulement apparente, il est vrai. Le sys­tème de sécurité issu de la Charte des Nations Unies comprend trois éléments prin­cipaux : l’interdit individuel de l’article 2 et 4 qui élimine le recours ou la menace du recours à la force en tant qu’instrument de politique nationale ; le monopole collectif de la force aux mains de l’organisation mondiale dans le cas de menace à la paix ou de rupture de la paix ; l’exception de l’article 51 – la légitime défense individuelle ou collective contre une attaque armée jusqu’à ce que le Conseil de Sécurité ait eu le temps d’agir. Du fait du destin difficile de l’organisation mondiale, l’exception va s’élargir aux dimensions d’un système de substitution. Parfois, le res­pect formel de l’article 51 est poussé fort loin par le gouvernement de Washington : lorsque, le 15 juillet 1958, le délégué des Etats-Unis informe le Conseil de Sécurité de l’intervention nord-américaine au Liban, il prend soin de préciser que la pré­sence des forces américaines n’est que provisoire, qu’elle est due à l’inefficacité du Conseil saisi de l’affaire, et qu’elle prendra fin dès que cet organisme aura édicté des mesures adéquates. Par contre, le respect – même purement formel – de l’article 51 semble beaucoup plus tardif en d’autres occasions, particulièrement lors des affaires cubaine de 1962 et dominicaine de 1965. Dans les deux cas, des mesures militaires unilatérales sont imposées par les Etats-Unis et annoncées par une décla­ration présidentielle avant toute saisine d’un organe de sécurité collective ; les Etats-Unis se font ainsi confirmer leur liberté de mouvement militaire dans l’hémisphère occidental. Dans un second temps, cependant, le gouvernement américain argue du caractère anti-interventionniste de son intervention pour la ramener à une opé­ration de légitime défense ; il se résout donc à saisir un organe de sécurité collective – mais il s’adresse à l’organisation régionale, l’Organisation des Etats Américains, et non pas à l’organisation mondiale, dénaturant ainsi l’opération de police collective envisagée.

De la manipulation du système de sécurité établi à San Francisco au refus de toute référence à la Charte pour les questions internationales essentielles – celles relatives aux rapports entre les supergrands -, le pas semble près d’être franchi, à partir de 1969, avec la nouvelle administration républicaine. Le scepticisme grandit à rencontre de l’encadrement juridique de la vie politique internationale – un scep­ticisme qu’exprime, le 25 avril 1970, le secrétaire d’Etat Rogers devant la Société Américaine de Droit International : « l’honnêteté nous contraint à dire que, dans un avenir immédiat, nul ordre juridique international, même restructuré, ne pour­rait favoriser la solution de la plupart des conflits majeurs ayant une incidence sur la guerre et la paix ». L’heure n’est plus aux procédures juridiques mais à l’équilibre des forces ; l’espoir n’est plus dans le respect de la règle de droit, mais dans l’adhésion des Grands à un principe de légitimité commun, dans le rétablissement d’un certain consensus international.

La substitution du Concert des Grands/aux mécanismes de la sécurité collective apparaît clairement dans l’action d’Henry Kissinger. La « structure de paix », que préconisait l’ancien Secrétaire d’Etat, était fondée sur la réinsertion de l’U.R.S.S. et de la Chine dans le jeu international, leur soumission à un code commun de comportement. De Conférences en Sommets, le retour à la diplomatie du XIXe siècle – on a évoqué le Congrès de Vienne à propos de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité européenne- était censé permettre d’éteindre les discordes des Grands et la turbulence des Petits.

Dans un tel contexte, un droit noble se dégage : le droit conventionnel qui régit les rapports entre les principales puissances (particulièrement la limitation et la maîtrise des armements). Par contre, le droit institutionnel de 1945 est rejeté dans l’ombre. Les organes des Nations Unies apparaissent, au mieux, comme des greffiers de la société internationale : le secrétaire général est présent à la Conférence de Paris sur le Vietnam, mais il ne paraphe pas le document final ; et si le cessez-le-feu qui met un terme au conflit du Kippour en octobre 1973 est édicté sous les auspices des Nations Unies, l’interposition décisive est évidemment celle des deux Grands.

 

Démocrates et Républicains : pour la mondialisation de la démocratie

Mondialiser la démocratie, remodeler le monde en incitant les États autoritaires à se doter de régimes démocratiques : telle était l’ambition scandée par l’adminis­tration de George W. Bush. Cette ambition fut exposée dans le document sur la « stratégie nationale de sécurité », publié le 20 septembre 2002, et théorisée par la secrétaire d’État Condoleezza Rice dans son discours devant l’École diplomatique de Washington, le 18 janvier 2006 – « dans le monde d’aujourd’hui, le régime po­litique d’un État importe plus que sa puissance » -, après avoir été mise en œuvre à travers l’intervention des États-Unis en Irak, première étape dans le dessein de « Grand Moyen-Orient ». La décision d’une action à force ouverte avait été prise par le seul gouvernement de Washington et les difficultés suscitées par l’occupation prolongée de l’Irak ont dégrisé l’opinion publique nord-américaine, qui semble désormais opposée au principe-même d’une action unilatérale des États-Unis dans l’arène diplomatique. Mais ces réticences ne signifient pas un retour au multilatéra­lisme classique, au sein de l’ONU : la méfiance à l’égard de l’organisation mondiale de sécurité collective est partagée par les Démocrates et les Républicains, qui mul­tiplient les critiques sur l’inefficacité des Nations Unies, l’importance trop grande qu’auraient en son sein les régimes autoritaires ; et l’administration démocrate de Bill Clinton avait précédé celle de Bush Jr dans le refus de participer aux opérations de maintien de la paix purement onusiennes.

En réalité, il y a consensus entre Démocrates et Républicains sur le refus d’un système de sécurité collective centralisé dominé par l’ONU : la préférence des deux partis va à un multilatéralisme flou – « un réseau d’institutions multilatérales allant des Nations Unies à l’OTAN », selon la formulation de Joseph Nye, ancien secré­taire adjoint à la Défense puis directeur de l’École Kennedy d’administration de Harvard. Une sorte de « boite à outils », permettant aux États-Unis de donner une allure multilatérale à chacune de leurs actions, mais sans contrainte préalable : « la nature de l’action dicte la coalition » assuraient les porte-parole du Département d’État, lors de l’intervention en Afghanistan. Dans cette perspective, Républicains et Démocrates – des néo-conservateurs aux internationalistes les plus libéraux -communient dans le même idéal : celui d’une communauté des démocraties, d’une union internationale des démocraties, qui serait une force sur la scène internatio­nale.

Le concept de « concert des démocraties » a été lancé, en 2004, par deux experts de la Brookings Institution – un think tank dans la mouvance du parti démocrate -, par ailleurs anciens de l’administration de Bill Clinton, qu’ils ont servie comme cadres du Conseil national de sécurité, Ivo Daalder et James Lindsay. Un constat : le fonctionnement de l’ONU est « miné » par les États non démocratiques, alors que la confiance réciproque est plus facile à aménager entre États de droit. L’idéal pour le XXIe siècle serait donc un ordre international fondé sur les démocraties, un État de droit international fondé sur des États de droit nationaux. Parallèlement, l’alliance atlantique deviendrait une organisation « généraliste » et sans frontières, en concurrence directe avec l’ONU. Un précédent : une coalition inter-étatique, la « Communauté des démocraties », avait été créée en 2000, à la fin de l’adminis­tration Clinton, par la secrétaire d’État Madeleine Albright et Bronislaw Geremek, alors ministre polonais des Affaires étrangères : un simple forum, un mécanisme de consultation informelle, sans secrétariat permanent et qui souffrit de l’absence de définition des États admis à participer – 127 finalement ! Un consensus en marche : John McCain a rejoint, pendant la campagne présidentielle, l’idée d’un cercle élargi des démocraties cher aux conseillers de Barack Obama avec son mot d’ordre de « Ligue des démocraties ».

Une ambiguïté, tout de même : le « concert des démocraties » sera-t-il une sorte de courant idéologique, une tendance organisée, un sous-groupe partisan, un cau-cus selon la terminologie américaine, à l’intérieur des Nations Unies – ou une ONU alternative ? Les deux hypothèses sont très différentes dans leurs natures.

 

 

Article précédentComprendre le processus de Prise de décision nucléaire de l’Iran : des leçons pour l’Administration Obama
Article suivantDe la Perse de Cyrus à l’Iran des Ayatollahs : Constantes et ruptures géqpqlitiques

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.