Brève portant sur le conundrum syrien : pertinence de la notion de développement économique et social pour l’appréhender ?

Claude duval

Avocat spécialisé en droit des relations internationales et ancien fonctionnaire international à la Banque mondiale

Alexandra TRZECIAK

Responsable de la division des politiques du Secrétariat auprès du Comité d’aide au développement de l’OCDE et ancienne fonctionnaire internationale à la Banque mondiale

3eme trimestre 2012

Si, à suivre une certaine vulgate marquée du sceau de «l’économisme », prospérité économique doit immanquablement rimer avec une société en paix avec elle-même, comment alors rendre compte du conundrum syrien ? En effet, ce pays n’a pas à rougir de son développement écono­mique et social comparé à celui des autres Etats arabes. D’autres facteurs entrent donc en ligne de compte pour l’expliquer : ils relèvent de l’éminemment politique sur lequel la communauté de l’aide au développement a peu de prise ; toutefois, cette communauté ne saurait se désintéresser des volets économique et social qui doivent nécessairement accompagner toute construction (ou reconstruction) politique et administrative de l’Etat pour qu’un tel exercice repose sur des bases solides.

If it could be true that économie prosperity necessarily begets apeaceful body politic (a view commonly accepted in certain quarters), how then does one explain today’s Syrian conundrum? As the economic and social fabrics of that country compare favorably with those of other Arab States, other factors must then be taken into account to explain it: they belong to thepolitical realm where the development com-munity has limited influence; however, that community should not fail to support the economic and social fundamentals required for the solid building (or rebuilding) of the political and administrative apparatus of the State.

Un bref rappel historique de l’évolution de la notion de développement s’impose, avant de balayer en « brève » le conundrum syrien pour essayer d’appré­hender ce dernier au regard de cette notion.

À l’origine des premiers travaux des pionniers du développement, la notion de développement économique et social était nécessairement incluse dans celle de croissance économique qui, prise sur une longue période, devait apporter imman­quablement une amélioration du bien-être des populations et une diminution de la pauvreté.

Les travaux s’intéressaient donc aux déterminants de la croissance et, dans le droit fil du plan Marshall de 1947 et du discours du 20 janvier 1949 d’Harry Truman qui appelait à aider les pays sous-développés dans le cadre de la guerre froide. Les premières politiques préconisées portaient sur un investissement massif de façon à sortir ces pays de leur sous-développement et à mettre en œuvre un cercle vertueux qui, par le biais d’une augmentation du revenu par tête d’habitant, ne pouvait qu’être bénéfique pour les populations concernées et ipso facto faciliter la paix sociale et politique au sein de ces populations.

Tel était le critère phare reconnu comme pertinent en matière de mesure des progrès sociétaux.

Cette vision du développement, marquée du sceau de «l’économisme », com­mença à être battue en brèche, à l’aube des années 1980, lorsqu’on s’avisa qu’aug­mentation du revenu par tête d’habitant n’était pas nécessairement synonyme d’amélioration du bien-être des populations, de diminution de la pauvreté ni, par conséquent, de paix sociale et politique.

La notion de développement économique s’est alors élargie au social, c’est-à-dire à la notion de capital humain.

Dans cette vision élargie, sont prises en compte des mutations positives (techniques, éducatives, sanitaires, démographiques, etc.) qui induisent des transformations de structure et de « destruction créatrice » qui sont les « marqueurs » caractéristiques d’une société qui « bouge », qui se développe, c’est-à-dire où se manifeste un avancement sociétal.

En effet, à l’inverse, une simple croissance économique -sous l’effet de seuls dopants artificiels tels qu’une production pétrolière en forte augmentation- qui ne se diffuse pas équitablement dans toutes les composantes de la société, induisant par là-même de telles transformations sociétales, risque de buter sur l’épuisement des ressorts de la croissance et de conduire à des situations similaires à l’instabilité politique qui a longtemps prévalu dans les pays d’Amérique latine.

C’est pour mieux cerner un tel risque que de nouvelles mesures du développe­ment, qui ne soient pas économiques stricto sensu, ont été mises au point à partir de 1990 sous l’égide du PNUD.

Ainsi, au-delà d’un indice comme le revenu par tête d’habitant, a vu le jour toute une batterie d’indices qui, tout en restant simples, ne font pas l’impasse sur tout ce qui n’est pas revenus ou marchandises : l’idée sous-jacente en est que le social doit prendre toute sa place dans la notion de développement et ne pas être seule­ment la résultante heureuse (mais combien aléatoire !) de la croissance économique.

Cette démarche volontariste, proactive, vise à prendre en compte, par le biais d’instruments d’un type nouveau, l’évaluation de la qualité de vie, qui se doit d’être au cœur d’une croissance économique durable, ne se limitant pas à un feu de paille sans lendemain.

Cette prise en compte du « bien-être » des populations, couplée avec le souci du « développement durable », est de plus en plus prégnante dans la pensée actuelle de la communauté du développement car, en leur absence, ne peuvent se profiler à un horizon, plus ou moins lointain, que des dérèglements sociaux et politiques aux conséquences dramatiques.

Bien évidemment, de tels dérèglements peuvent aussi tenir à d’autres causes.

Se pose alors toute la problématique du « politique » (c’est-à-dire des conditions essentielles du « vivre ensemble » pour reprendre les termes mêmes d’Aristote) qui a été trop longtemps passée sous silence dans l’analyse des crises affectant les pays en développement.

Mais, avant de balayer en « brève » cette problématique du «politique », quid, ne fut-ce qu’en quelques lignes, du développement économique et social de la Syrie ?

À l’aune de l’indice du développement humain (IDH) du PNUD (qu’il soit pris dans sa globalité, ou considéré dans sa batterie d’indices divers : éducation, santé, revenu, mesure des inégalités entre les différentes composantes de sa population), ce pays tient tout son rang au sein des États arabes puisque son IDH (sur une échelle de 0 à 1) s’élève à 0,632 alors que l’indice moyen de ces États s’élève à 0,641.

Les explications économiques et sociales classiques comme facteurs détermi­nants de la dynamique de la marche des sociétés humaines (c’est toute la question du primat, de la surdétermination, accordés au tropisme de « l’économisme » au cours du xxe siècle, qu’il soit pris dans sa dimension libérale ou marxiste) ne sont manifestement pas les plus pertinentes pour rendre compte des causes de la violence du drame syrien, potentiellement suicidaire pour ce pays.

La notion de développement économique et social étant marginalement opé­ratoire pour rendre compte de cette violence, quelle peut en être alors la cause efficiente ?

La caractéristique de la crise politique actuelle ne devant pas être recherchée, pour l’essentiel, dans des différences de niveau de vie marquées entre les compo­santes de la société syrienne, il faut donc tourner son regard vers les oppositions ethnico-religieuses qui la déchirent depuis des lustres et qui ont abouti à une main­mise élitiste des minorités alaouite et chiite (moins de 12 % de la population) sur l’ensemble de l’appareil politico-sécuritaire du pays, et ce, avec le concours d’une partie des chrétiens.

En bref, cette crise fait surgir le véritable problème qui se pose à l’État syrien, c’est-à-dire celui de sa légitimité dans sa configuration actuelle et, plus en aval, celui de sa viabilité en tant qu’État unitaire.

Esquissons ici une analyse de la diversité ethnique et religieuse de sa population de 23 000 000 d’habitants.

Les Arabes, peuple sémitique, représentent près de 93 % de la population sy­rienne et les Kurdes, qui sont linguistiquement un peuple indo-iranien et la plus importante minorité ethnique du pays (les Tcherkesses, Turcs et Grecs n’étant men­tionnés que pour mémoire), 7 % de la population. Les Kurdes sont regroupés au Nord-Est de la Syrie sur une bande de terrain jouxtant la Turquie.

Une analyse religieuse de la Syrie fait ressortir 73 % de sunnites arabes et kurdes, 12 % d’alaouites et de chiites, 10 % de chrétiens (druzes et autres n’étant mention­nés que pour mémoire), ces minorités étant concentrées, pour l’essentiel, dans un rectangle d’environ 10 000 km2 situé à l’Ouest du pays, adossé à la Méditerranée.

Un tel patchwork ethnico-religieux n’est pas sans rappeler, en beaucoup plus compliqué et plus lourd de menaces, celui de l’Irak où, après plus de dix ans de guerre civile larvée, une forme de ségrégation géographique s’est plus ou moins instaurée entre les composantes ethnico-religieuses de la population dans une forme d’équilibre qui risque de se rompre à tout moment.

Quant au patchwork syrien, est-il encore viable ?

C’est toute la question de savoir si les groupes alaouites et chiite (et aussi le groupe chrétien) pourront, à terme, continuer de cohabiter avec le reste de la popu­lation syrienne au sein d’un même État, une fois la chute du régime actuel consom­mée.

C’est aussi la question de savoir si la communauté internationale peut contri­buer à assurer cette cohabitation dans le cadre d’un État renforcé, incluant toutes les composantes de la population, et ce, en facilitant tant une authentique démo­cratisation de la vie politique du pays qu’une authentique politique des droits de l’homme, dans le cadre d’un État dont le caractère unitaire ne soit pas une pure façade comme en Irak.

Dans ce registre, observons que la communauté internationale y a renoncé en ex-Yougoslavie, à la fin des années 1990, en raison du caractère irréductible des oppositions tant entre chrétiens et musulmans qu’entre Serbes, Croates, Bosniaques et Slovènes, et ce, avec pour résultat final, l’apparition de sept États sur les ruines de la fédération yougoslave !

Des travaux de l’OCDE menés plus récemment, portant sur le renforcement de l’État dans les situations de conflit et de fragilité, ne peut pas non plus se dégager un optimisme démesuré en la matière car il y est souligné que « le renforcement de l’Etat est un processus profondément politique…et avant tout un processus endogène » sur lequel la communauté d’aide au développement a peu de prise ; tout au plus peut-elle l’accompagner par des mesures d’assistance économique et sociale sans lesquelles un tel exercice serait absolument vain : aussi, se doit-elle d’essayer de le faire malgré les difficultés de mise en œuvre qui ne manqueront pas d’en résulter !

Telle est la première branche de l’alternative dont il est à souhaiter la réalisation pour éviter d’avoir à faire face à la seconde, à savoir l’émergence d’une nouvelle entité étatique qui regrouperait alaouites, chiites et chrétiens sur un territoire d’une superficie de l’ordre de celle du Liban retrouvant, peu ou prou, les frontières de l’État des alaouites que le mandat français avait mis en place en 1920 avant de le rattacher en 1936 au reste de la Syrie. En effet, la viabilité (ou non viabilité ?) éco­nomique et politique de ce nouvel État risquerait de s’apparenter à celle du Pays du Cèdre ! Il est donc plus qu’urgent que les communautés en cause soient mises en face de leurs responsabilités historiques pour prévenir un effondrement complet de l’État syrien.

 

 

Bibliographie

OCDE. Soutenir le renforcement de l’Etat dans les situations de conflit et de fragilité, 2011.

PNUD. Rapport sur le développement humain 2011. Durabilité et Equité : Un meilleur avenir pour tous.

« Développement et pétrole en Afrique du Nord ». Géostratégiques, N° 32, 3e trimestre 2011. L’Etat en quête de légitimité 2010. Editions Charles Léopold Mayer.

PNUD. Rapport sur le développement humain 2010. La vraie richesse des nations : Les chemins du développement humain.

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