Vers la fin de l’influence régionale syrienne ?

Pierre BERTHELOT

Enseignant et chercheur associé à l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe) et à la FMES (Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques), administrateur du CCMO (Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient)

3eme trimestre 2012

La Syrie, qui bénéficiait jusqu’ici d’une véritable influence au Proche et au Moyen-Orient, ce qui constituait par ailleurs un des atouts majeurs du régime baathiste, est désormais ébranlée par une contestation sans précédent. Elle a tenté ces dernières années de tirer profit des évolutions régionales qui ont parfois précédé le « printemps arabe ». Le soulèvement en cours va diminuer sa capacité à peser sur la région, mais cet État ne pourra cependant être totalement écarté des reconfigurations qui secouent le monde arabe.

Syria hitherto enjoyed real influence in the Near and Middle East, which was also one of the major advantages of the Baathist regime, is now shaken by an unprecedentedprotest. In recentyears, it tried to take advantage of regional developments that had sometimespreceded the ‘Arab Spring’. The current uprising is going to reduce its ability to influence the region, however this country cannot be completely ruled out of the reconfigurations that are shaking the Arab world.

Le monde arabe fait face à d’importantes mutations après que s’y soit maintenu une quasi chape de plomb et un profond immobilisme pendant des décennies. Un pays clé de cette zone n’échappe pas plus que les autres à cette tendance de fond, la Syrie, qui offre la particularité de se définir comme le dernier État arabe de la ligne de front contre « l’hégémonie américano-israélienne ». Il avait réussi jusqu’ici à associer mouvement et conservatisme, pragmatisme et idéologie. Il s’agira donc dans les développements suivants d’analyser comment le dernier régime baathiste a d’abord tenté tente de profiter de ces bouleversements, et surtout dans quelle mesure cette nouvelle donne peut diminuer son influence régionale, et concomitamment sa stabilité interne. Mais avant d’aborder ces différents points, il convient de se demander si la Syrie a réellement pu représenter un véritable médiateur (dimension importante de l’influence régionale), dans le passé ou si elle n’en a pas plutôt donné l’illusion. En réalité, sa volonté d’apparaître comme une nation se situant à l’avant-garde du combat panarabe, des liens longtemps privilégiés avec l’URSS, puis avec l’Iran ont rendu difficile ces perspectives et Damas a davantage voulu se positionner comme incontournable pour tout règlement régional[1] que comme authentique médiateur, d’autant plus que la Syrie a pendant des décennies été en confrontation plus ou moins ouverte avec plusieurs de ses voisins (Turquie, Irak, Jordanie et bien sûr Israël).

De nouveaux partenaires potentiels ?

Les repositionnements observés au cours des dernières années dans la région n’ont pas échappé à Damas qui a ainsi tenté de les utiliser habilement plutôt que de les subir, de les ignorer voire de les combattre. L’un des plus significatifs a d’abord concerné la Turquie qui depuis l’accession du parti islamiste modéré au pouvoir (l’AKP) et plus encore de celle d’Ahmet Davutoglu au ministère des Affaires étran­gères s’était éloignée de son traditionnel ancrage atlantiste et pro-occidental pour privilégier sinon un néo-ottomanisme, du moins un rapprochement plus net avec son flanc oriental longtemps délaissé, avec des objectifs à la fois politiques et éco­nomiques. Ankara a longtemps été l’un des adversaires quasi irréductible de la Syrie pour des raisons diverses : des liens privilégiés avec les États-Unis et Israël, son statut de pays d’amont empêchant un accès optimal de son voisin arabe à une part équi­table des ressources en eau issues de l’Euphrate, un contentieux historique relatif au territoire d’Alexandrette. La Syrie de son côté et dans le cadre d’une stratégie asymétrique qu’elle affectionne utilisa la carte kurde pour tenter de saper l’unité nationale turque en soutenant les séparatistes du PKK. La première étape de cette décrispation syro-turque fut contrainte et forcée en 1998 lorsqu’Ankara menaça militairement et hydrauliquement Hafez el-Assad afin qu’il arrête d’appuyer le mouvement d’Ocalan, concession qui fut finalement accordée. Mais la seconde fut au contraire le fruit d’une reconfiguration régionale qui était la conséquence directe de la seconde guerre du Golfe. En effet, la Turquie, pour l’une des toutes premières fois, ne s’aligna pas sur Washington et refusa de laisser passer sur son territoire des troupes de d’un pays membre de l’Otan. Néanmoins, si la Turquie représente pour les crises régionales un potentiel partenaire pour d’éventuelles médiations, c’est aussi un redoutable rival et c’est pourquoi il existe ainsi une crainte, mêlée d’admiration, de se voir supplanter par son activisme permanent. La Turquie a ainsi joué un rôle utile lorsque la Syrie a accepté une relance de ses négociations avec Israël sur la question du Golan, mais a ainsi dévoilé son potentiel de puissance incontournable au Moyen-Orient à son voisin baathiste. Ainsi, on évoque de plus en plus des initiatives turco-qataries dans la région comme alternative aux tradi­tionnelles médiations syro-saoudienne (qui sont enterrées pour longtemps étant donné le conflit ouvert entre les deux États). La dernière en date étant celle qui a été tentée, sans succès, avant la désignation de Nagib Mikati au Liban comme chef du gouvernement début 2011, la plus célèbre restant celle de Taëf en 1989 qui accéléra la fin de la guerre civile dans ce même pays. Damas a donc tenté d’utiliser le potentiel turc pour favoriser des actions de stabilisation en commun, sans totale­ment succomber à son irrésistible ascension, mais ce rapprochement est aujourd’hui caduc puisqu’Ankara a précisé début mai 2011 qu’il n’était pas acceptable que les évènements de Hama (plus de 10 000 personnes éliminées par les forces de sécu­rité en 1982 dans ce fief islamiste) se reproduisent trente ans plus tard, en faisant référence à Deraa, cette ville proche de la Jordanie qui fut la première à se soulever. La Turquie ne peut en effet négliger son opinion publique et davantage encore son électorat, majoritairement sunnite, conservateur et pratiquant, alors que c’est cette composante qui est en rébellion ouverte contre Bashar el-Assad. Cependant, face aux risques de débordement du conflit syrien sur son territoire (questions kurde, réfugiés) et aux critiques d’une partie de l’opinion publique, Ankara pourrait nuan­cer sa position virulente vis-à-vis du régime baathiste.

L’évolution de l’Egypte constitue une autre perspective extrêmement intéres­sante pour que la Syrie puisse continuer à se positionner comme un acteur voire un médiateur influent dans la région. En effet, il convient de rappeler que ces deux pays étaient autrefois les deux plus proches alliés du monde arabe, et ils for­mèrent même officiellement et pendant une courte période un seul et même État (la République Arabe Unie), qui avait décidé de devenir l’avant-garde du combat contre Israël et le socle du panarabisme. Bien que la RAU ne vécut que quelque années, les Egyptiens ayant tenté de s’accaparer l’essentiel des pouvoirs, elle n’en resta pas moins solide puisqu’en octobre 1973, puisque les deux États lancèrent une offensive contre Israël qui rencontra au départ un vrai succès avant d’être stop­pée par l’audacieuse contre-offensive d’Ariel Sharon. Par la suite, les deux États divergèrent profondément et tentèrent chacun à leur manière de conserver une position influente au sein du monde arabe, sans toutefois y arriver pleinement, sans compter que d’autres acteurs émergèrent progressivement pour leur contester cette position privilégiée : Irak, Arabie Saoudite, Libye. Désormais, l’Egypte, qui a été l’allié arabe majeur des États-Unis pendant des décennies au Proche-Orient (et qui a en échange reçu des dizaines de milliards de dollars) entend désormais prendre ses distances avec Washington, sans pour autant rompre avec l’ « hyperpuissance ». Cette évolution correspond à la fois à une demande populaire et à une volonté de jouer un rôle géopolitique plus influent, ce qui ne peut passer que pas une plus grande distanciation vis-à-vis des États-Unis, puisqu’une des règles les plus élémen­taires de la stratégie est que lorsqu’un soutien est acquis, alors il ne pèse plus. Ce qui explique également que les Saoudiens n’aient pas eu davantage d’influence sur le conflit israélo-palestinien puisqu’ils n’ont jamais cherché à nouer le moindre lien avec les soviétiques (qui n’avaient pas d’ambitions ou de relais sur leur territoire) ce qui leur aurait permis de faire pression sur leur puissant partenaire. L’Egypte a ainsi autorisé en mars 2011 deux navires de guerres iraniens à traverser le canal de Suez pour se rendre en Syrie, ce qui témoigne de façon spectaculaire de cette ambition de moindre alignement, tout comme la visite effectuée par le nouveau président égyptien Mohamed Morsi fin août 2012 à Téhéran, lors du sommet des pays non-alignés[2], ou encore sa proposition d’inclure l’Iran au sein d’un groupe quadripartite (qui comprendrait aussi les trois poids lourds sunnites régionaux que sont l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Turquie) afin de pouvoir proposer une sortie de crise en Syrie, la seule initiative véritablement crédible lancée depuis le début de la révolte contre le pouvoir damascène. Mais à l’instar de la Turquie, l’Egypte peut représenter tout autant un partenaire qu’un rival, notamment en tant que médiateur, pour les États ou forces politiques souhaitant jouer un rôle régional, et on a pu observer les premiers succès de son recentrage politique avec la signature début mai de l’accord de réconciliation interpalestinien entre le Hamas et le Fatah (qui souligne par ail­leurs la moindre influence syrienne sur ce dossier), ce qui aurait semblé difficile sinon impossible lors des dernières années du règne de Moubarak étant donné son tropisme proaméricain et sa proximité affichée avec Tel-Aviv.

Des partenaires traditionnels saisis par le doute ?

Avec l’Iran, on ne peut envisager de rupture pure et dure, comme il y en eu entre l’Egypte et l’URSS au milieu des années soixante-dix, mais on peut penser qu’une relation moins intense pourrait surgir des évolutions actuelles, tant en Syrie que dans le monde arabe. Rappelons que ces deux États sont liés par une alliance unique et paradoxale depuis plus de trois décennies[3]. En effet, c’est la plus ancienne et la plus solide unissant deux pays moyen-orientaux, même si elle peut apparaître à certains égard comme paradoxale voire contre nature (religiosité d’un côté et laï­cité de l’autre). On peut également se demander, si avec la pression que subit le régime syrien d’une part, et celle qui ne cesse de s’accentuer sur Téhéran, la position de Bashar el-Assad ne va devenir de plus en plus intenable, son allié devenant de plus en plus incontrôlable et infréquentable. D’autant plus que des considérations internes s’ajoutent à ces évolutions géopolitiques. Ainsi, plus le système baathiste sera contesté, plus il pourra être tenté de jouer des cartes sunnites et non chiites (Iran, Hezbollah) puisque c’est principalement du côté des premiers qu’émerge la contestation. Mais en s’éloignant trop de ce fidèle allié, il perdrait la possibilité de jouer une de ses dernières cartes, celui de potentiel médiateur entre ce dernier et ses ennemis, même s’il n’a pas vraiment contribué à infléchir les positions de son inflexible partenaire, alors que beaucoup d’espoirs avaient pu être placés ces der­nières années dans la Syrie. D’une part, avec la libération de la jeune universitaire française Clotilde Reiss (Paris ayant remercié Bashar el-Assad pour son interven­tion) et d’autre part, avec les bonnes dispositions syriennes par rapport au Conseil de coopération du Golfe sur la question yéménite, Bashar el-Assad ayant utilisé ses relations étroites avec l’ancien président du Yémen du Sud, qui résidait à Damas, en espérant que ce qu’il lui restait d’influence puisse être utilisée pour y apaiser les ten­sions et les velléités séparatistes, l’Iran jouant plutôt la carte de la rébellion zaydite, une branche du chiisme, implantée au Nord.

Le Liban reste une pièce maîtresse dans le jeu syrien, puisqu’il y conservera quoiqu’il arrive de forts soutiens dans la classe politique mais aussi à la base. Toute médiation visant à stabiliser le pays du Cèdre ne peut aboutir sans Damas de part sa proximité géographique et ses relais politiques, culturels voire économiques (nom­breuse main d’œuvre syrienne bon marché). La Syrie y compte de nombreux alliés politiques influents : le maronite Sleimane Frangié, le chiite Nabih Berry, de petites formations laïques inféodées comme le Baath ou le Parti syrien national, des per­sonnalités sunnites, le Hezbollah constituant un cas à part, à la fois atout suprême mais aussi force dont la loyauté est d’abord acquise à Téhéran, avec une influence qui en fait presque un État dans l’État et un acteur de plus en plus autonome des relations internationales. Néanmoins, la formation de Hassan Nasrallah a pour le moment autant besoin de la Syrie que l’inverse, car elle peut craindre l’arrivée d’un régime sunnite à ses portes qui risquerait de l’isoler sur son flanc droit tandis qu’au Sud subsiste la menace israélienne. Alors que « le régime alaouite » semblait avoir subi un revers presqu’insurmontable en 2005 en quittant contraint et forcé le pays du Cèdre, il a rapidement pu recouvrer son influence, aidé en cela par les mala­dresses de l’ancienne majorité « pro-occidentale ». Celle-ci a imprudemment accusé plusieurs généraux libanais proches de la Syrie d’être derrière l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, suivant en cela les positions initiales du Tribunal spécial pour le Liban, avant de se rétracter, une fois que l’instance judiciaire eut elle-même reconnu la légèreté de sa position. De plus, en voulant marginaliser le général Aoun, elle a fait basculer une partie importante de la communauté chrétienne dans une alliance solide avec le Hezbollah et a donc contribué indirectement à son rappro­chement avec la Syrie, sans que l’on ne puisse pour autant parler d’alignement inconditionnel.

La question palestinienne a longtemps censée être un atout de premier plan pour la Syrie qui a conscience que l’on ne peut véritablement être un acteur influent dans le monde arabe sans disposer de relais au sein des différents mouvements qui représentent ce peuple sans État. La Syrie a connu des fortunes diverses à cet égard, mais elle a cependant réussi à nouer des liens étroits ces dernières années avec la formation devenue quasi majoritaire parmi les Palestiniens, le Hamas. Elle a été aidée en cela par les maladresses et la relative passivité de la communauté internationale, mais aussi par l’image ternie (faute de résultats probants sur fond d’usure du pouvoir) et les pratiques de plus en plus contestées du principal rival du Hamas, le Fatah, fondé il y a près d’un demi siècle par Yasser Arafat, et principale composante de l’OLP. Mieux, en s’assurant du soutien d’un mouvement sunnite fondamentaliste, Damas a pu un temps contrer ses opposants internes, ce qui montre au passage le grand pragmatisme sinon l’opportunisme tant de la Syrie que du Hamas, qui a notamment préféré une alliance avec un régime de tendance chiite plutôt que d’apporter son soutien aux principaux opposants de ce dernier, pourtant issus de la même matrice idéologique (les Frères musulmans syriens). Malgré ces étroites relations, la Syrie n’a pas pu ou su jouer de véritable rôle de médiateur entre les différentes factions palestiniennes, parce que le Fatah l’a toujours considéré comme un État déstabilisateur, à vocation hégémonique qui cherche avant tout à tirer profit de la question palestinienne et c’est pourquoi les pays arabes choisis au cours des dernières années comme partenaires par Mahmoud Abbas disposaient d’un profil beaucoup plus fédérateur et consensuel, à l’instar de l’Egypte ou de l’Arabie saoudite. Le parti de Yasser Arafat n’a pas oublié l’opposition syrienne aux « accords d’Olso », ou encore son contrôle étroit des camps palestiniens au Liban et leur siège impitoyable, directement ou via ses alliés locaux au moment de la guerre civile (en particulier avec Amal en 1987) ou encore la tentative d’élimination de l’OLP à travers les dissidents de la Saïka. On soulignera au passage que les Palestiniens implantés dans les camps de réfugiés en Syrie n’ont jamais été en rébellion contre cet État, à la différence de ce qui s’est produit chez ses voisins libanais, jordaniens, voire israéliens, puisque l’on oublie que les Territoires palestiniens occupés comptent de nombreux camps de réfugiés. Cependant, la récente déstabilisation du pays, l’assassinat d’un haut responsable du Hezbollah en 2008 (Imad Moughnieh) et le repositionnement égyptien ont contribué à éloigner en partie le Hamas de la Syrie (où résidait la direction extérieure du mouvement emmenée par Khaled Mechaal), et l’ont amené à plus de prudence et à un retour progressif vers les puissances sunnites, ce qui par ricochet limite désormais le rôle que souhaitait s’attribuer Damas sur ce volet palestinien.

 

Des questions en suspens

L’Irak constitue aussi un pôle important où se déployait jusqu’ici l’influence syrienne. En effet, le problème majeur auquel est confronté Baghdad depuis des années est de faire rentrer dans le jeu politique les arabes sunnites irakiens, qui sont pour une part importante d’entre eux d’anciens baathistes, ce qui aurait pu en principe favoriser une médiation syrienne. Mais, pour beaucoup d’entre eux, la Syrie voisine, baathiste et majoritairement arabo-sunnite reste dirigée par une minorité d’origine chiite et est l’allié privilégiée de l’Iran, soutien de leurs irréductibles adversaires duodécimains désormais au pouvoir avec la coalition emmenée par Nouri Al Maliki. Dès lors, et en tenant également compte du fait que de nombreux arabes sunnites irakiens ont basculé dans l’islamisme radical ou le fondamentalisme, c’est plutôt vers l’Arabie Saoudite qu’ils se tournent que vers le régime damascène, comme l’ont montré les dernières élections législatives. En effet, elles ont mis presque à égalité deux listes emmenées par des chiites, sauf que dans le cas du rival malheureux du chef du gouvernement sortant (puisque la liste d’Iyad Alaoui est arrivée en tête de deux sièges devant celle d’Al Maliki) la majorité de ses soutiens était sunnites et nul n’ignore que celui qui fut un éphémère premier ministre est resté proche des États-Unis et donc de Ryadh. L’équation était donc délicate pour la Syrie qui pour pouvoir se faire l’avocat des sunnites irakiens auprès de l’Iran devait d’abord les gagner à sa cause, ce qui a toujours semblé difficile, voire impossible. Quand aux relations avec le pouvoir central elles n’ont jamais été excellentes, bien qu’en théorie le chiite Nouri Al Maliki, soit un allié de circonstance de l’Iran[4], partenaire de la Syrie. En effet, il par le passé accusé celle-ci d’avoir fermé les yeux sur le passage via son territoire d’extrémistes sunnites (afin de mieux affaiblir les Américains), à l’origine d’attentats sanglants contre les chiites.

Prenons maintenant l’hypothèse de la chute du régime actuel et imaginons quels pourraient être les scénarii à venir. Il est extrêmement improbable qu’un nou­veau pouvoir qui émergerait devienne pro-américain. Il pourra certes être dans une posture non agressive, mais son nationalisme et son attachement à la cause pales­tinienne n’aura rien à envier à celle de la famille Assad. On ne peut exclure qu’une méfiance voire une hostilité profonde, ne fut-elle que de façade, ne surgisse à l’en-contre des États-Unis, et que cette agressivité ne provoque troubles et contestations de son impérium. Certains avancent que l’Arabie saoudite pourrait être derrière une partie de la révolte actuelle et qu’elle souhaiterait, avec l’appui implicite des États-Unis remplacer le régime en place par un nouveau système qui ferait la part belle aux islamistes sunnites. Mais si leur accession au pouvoir aurait probablement pour effet de distendre les liens entre la Syrie et l’Iran (et cela serait un succès pour Washington et ses alliés régionaux), en revanche, rien ne permet d’affirmer que ce nouveau pouvoir serait plus conciliant sur la question palestinienne. Par contre, la Turquie pourrait apparaître comme un pôle modérateur, puisque sunnite comme la majorité des habitants du pays, elle aurait alors la possibilité de tempérer la radi-calité éventuelle du nouveau pouvoir en lui présentant les avantages d’un modèle associant islamisme, efficacité économique, démocratie parlementaire et rapports cordiaux mais indépendants vis-à-vis de l’Occident.

En conclusion, il apparait que la Syrie ne peut plus être un véritable médiateur dans la région, à supposer qu’elle l’ait véritablement été, et que son influence décli­nera pour un certain temps. En revanche, elle pourrait constituer un pôle suscep­tible d’empêcher ou d’atténuer le chaos qui existe ou pourrait surgir à ses portes (Irak, Liban). Encore faudrait-il que le pays ne s’effondre pas totalement, sans quoi il pourrait devenir l’épicentre d’une déstabilisation régionale permanente. De plus, si le régime en place veut conserver une influence régionale a minima et ne pas perdre les quelques soutiens qu’il lui reste, il doit prendre en compte les interac­tions de plus en plus prégnantes entre contentieux internes et questions stratégiques régionales. L’idéal aurait été que le système baathiste profite des crises actuelles pour accroître son influence régionale et partant, sa légitimité, sans être lui-même ébranlé définitivement par cette lame de fond qui semble incontrôlable. Mais c’est un scénario désormais irréaliste, même si ses alliés régionaux ont pu en caresser l’espoir avant les évènements de Deraa en mars 2011, tant le pays semblait alors constituer une exception notable dans la région (même les pétromonarchies ont été en partie touchées par ce « printemps arabe » avec le Bahreïn et dans une moindre mesure Oman). Un jeu à somme nulle est probablement en train d’émerger pour la Syrie suite aux événements observés, car si elle ne peut espérer retrouver pour le moment l’influence qu’elle avait avant, certains régimes arabes autrefois « pro­occidentaux » sont à leur tout en difficulté et n’ont pas réussi à empêcher l’Iran de se diriger vers la possession de l’arme nucléaire. Le paradoxe est que par le passé la politique extérieure de la Syrie lui permettait d’accroitre sa légitimité interne, alors qu’aujourd’hui la défiance que suscite le régime limite sa marge de manœuvre ex­terne. Cette nouvelle donne confirme ainsi qu’il est dans certaines situations de plus en plus difficile et illusoire de dissocier la politique étrangère des enjeux internes.

[1]On a ainsi souvent affirmé que si aucune guerre ne peut arriver au Proche-Orient sans l’Egypte, aucune paix n’est possible sans la Syrie.

[2]La première d’un chef d’État égyptien, issu par ailleurs de la confrérie des Frères musulmans, depuis la chute de la monarchie, où il ne s’est pas privé de critiquer le régime syrien, politique d’équilibre oblige, tout en rejetant fermement toute ingérence ou intervention extérieure.

[3]Pierre Berthelot, « Damas et Téhéran : une alliance de trente ans renforcée et indéfectible ? », Géostratégiques, n° 24, 3ème trimestre 2009, p. 179-191.

[4]Il dépend du soutien de la mouvance sadriste, proche de Téhéran, pour disposer d’une majorité au parlement.

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