USA-France : Un Couple en crise

Par Louis Dalmas

Journaliste et écrivain. Fondateur et directeur du mensuel “Balkans-Infos”. Auteur de plusieurs essais de philosophie ou de politique, dont Le communisme yougoslave (avec une préface de Jean-Paul Sartre) (Terre des Hommes), Le désordre et la patience (Editions Encre) et La pensée asphyxiée (L’Age d’Homme)..

Janvier 2001

Deux fils à papas célèbres ont fait la “une” des médias ces derniers temps.Tous les deux sont en général considérés comme peu avantagés mentalement, pour ne pas dire plus. La différence, comme l’a fait remarquer le Canard Enchaîné, est que l’Américain est président du pays le plus puissant de la planète, alors que le Français a été mis en prison.

Bien sûr, ni les deux hommes, ni leurs carrières ne sont comparables. Sauf peut-être sur un point : leur nullité. Dans le cas du fils Mitterrand, cette nullité est surtout dangereuse pour lui- même. Dans le cas du fils Bush, elle l’est pour le monde entier.

Winston Churchill était renommé pour ses bons mots. Son adversaire politique de l’époque était le travailliste Clement Attlee. Un jour, Il commença un discours au Parlement par ses mots, qui firent s’écrouler de rire les députés anglais : “Il y a une demi-heure, un taxi vide s’est arrêté devant la Chambre des Communes, Monsieur Attlee en est descendu.” La formule conviendrait parfaitement à la Maison Blanche d’aujourd’hui et à son nouvel occupant.

On peut considérer cette dévaluation du Bureau ovale avec philosophie. Ou résignation. Après tout, les Etats-Unis ne sont pas le seul pays au monde à être dirigé par le vide, et nous, Français, avec notre président à la perspicacité plus que douteuse, sommes mal placés pour les critiquer. Mais le système qui a permis la conquête républicaine de Washington est fondé sur des critères qui ne sont pas exactement ceux de la valeur politique ou intellectuelle. Pour atteindre le pouvoir suprême aux USA, il faut être un fils obséquieux, un père de famille dévoué, un mari en transe d’une fidélité d’acier, un pratiquant de culte particulièrement dévot, un fervent de la peine de mort, un prédicateur qui enduit de confiture morale la manipulation frauduleuse des élections, et une marionnette fabriquée par les spécialistes en relations publiques, capable de ne pas (trop) bafouiller à la télévision.

Moyennant quoi, on arrive à la tête d’un pays dont les caractéristiques sont l’obésité, la violence et la bigoterie. L’obésité des riches, la violence des pauvres, et la bigoterie des deux. Un pays où l’inégalité et l’injustice sont les piliers d’une économie aux mains de pirates fortunés à double face : à la fois détrousseurs du peuple et bienfaiteurs des églises. Un pays partagé entre ses profondeurs analphabètes et sa surface émiettée en communautés ethniques qui se détestent. Un pays où la religion habille l’absence de scrupules, où la bonne conscience repose sur la force des armes, où la démocratie est le masque de l’impérialisme et où le racisme se dissimule mal derrière une apparence de citoyenneté. Bref, un géant pourri, gouverné désormais par un demeuré.

Cet amer constat est nécessaire, mais pas suffisant. Le versant noir n’est pas le seul. Les Etats-Unis sont aussi bien autre chose. Comme le fumier fait pousser les fleurs, ils secrètent les plus fascinantes inspirations de l’humanité. N’en déplaise à leurs détracteurs viscéraux et
primaires, ils sont à la pointe de la créativité dans tous les domaines. Ils sont l’aimant scientifique, littéraire, artistique, musical ou sportif qui attire tous ceux qui aspirent au savoir, à la qualité ou à la performance. Ils ont le courage et la générosité qui vont avec la grandeur, le dévouement qui accompagne l’idéalisme. Leurs élans sont communicatifs, leur enthousiasme irrésistible. Contrairement à ce que laissent tomber avec morgue quelques Européens vaniteux, ils sont le pays où on lit le plus, où l’on étudie beaucoup, où l’on acquiert une masse de connaissances. Leurs produits ont conquis notre univers : leurs recherches sont sans cesse nobélisables, leurs films émeuvent un kaléidoscope d’auditoires, leur technologie imprègne nos transports et notre communication, leurs MacDos sont une irremplaçable court- circuit alimentaire, leurs jeans sont un vêtement d’usage sur presque toute la terre. En un mot, les USA ne sont pas seulement un géant pourri, ils sont en même temps un géant en or, un immense trésor de notre patrimoine humain.

L’accouplement du meilleur et du pire est évidemment le propre d’un grand ensemble complexe comme celui-là. Qui provoque des jugements partiels. Dans leurs réactions à l’influence américaine, les partisans admirent les avancées du savoir, la liberté d’expression, ou les bienfaits du libéralisme. Les adversaires dénoncent la toute-puissance du capital, la stratégie hégémoniste, ou l’inhumanité du matérialisme fondé sur le profit. Tout cela est vrai. Mais tout cela est faux aussi, ou excessif, car un tel ensemble ne s’apprécie pas en projetant une partie sur le tout. La généralisation d’un trait ne dépeint pas un caractère, elle le réduit. Et un tel magma, où fourmille le bon comme le mauvais, ne supporte pas la réduction. Les Français, et avec eux les Européens, ne peuvent pas être pour ou contre l’Amérique en bloc. Ils ne peuvent que constater sa massive présence, et chercher à démêler, sans passion déplacée, ce qu’elle apporte de positif au monde de ce qu’elle menace négativement de lui imposer.

A l’actif du bilan figurent sans conteste les interventions militaires dans les deux guerres mondiales du siècle qui a pris fin. La seconde surtout a été un pas décisif dans la défense de notre civilisation, et nous sommes redevables aux Etats-Unis d’une victoire sur les totalitarismes que nous ne sommes pas prêts d’oublier. Victoire prolongée par la fermeté de la Guerre froide, qui – il faut l’admettre malgré les excès d’un anti-communisme maniaque – a sauvé notre continent de la pétrification stalinienne et a abouti, en fin de compte, à l’effondrement de régimes que leur raideur idéologique condamnaient à la stagnation.

A l’actif aussi – bien que certains grincheux s’en désolent – les contributions aux évolutions marquantes de notre culture occidentale. La modernisation de nos techniques, les révolutions de l’informatique et de la communication, l’exploration spatiale, l’affranchissement des mœurs, le développement du sport, l’introduction de professions et de modes nouvelles, l’explosion des loisirs, la stimulation musicale de la jeunesse, la multiplication d’objets de consommation courante qui facilitent la vie, et même l’effritement de certains tabous sexuels, doivent beaucoup à l’exemple américain. Selon la formule célèbre de Léon Brunschwig, il est peut-être à regretter, mais assurément pas à méconnaître que les Etats-Unis ont changé notre existence. D’une façon qui semble tout de même “globalement positive”, pour nous tout au moins, si l’on compare les satellites orbitaux de l’an 2000 aux fiacres de 1900.

Au passif, par contre, l’idée que cette civilisation américanisée est applicable au monde entier. Certes, le monde entier – même celui des Taliban – est friand de voitures, de frigidaires et de transistors. Mais cette amélioration pratique de la vie quotidienne n’entraîne pas une mutation automatique de la culture, et ne l’entraînera pas pour longtemps dans beaucoup d’endroits, pour la raison simple qu’elle n’est pas à la portée de tous. Les deux tiers de la planète n’ont pas de quoi s’en procurer les instruments – les voitures, les frigidaires et les transistors. Pour eux, l’amélioration de la vie quotidienne tient en quelque chose de beaucoup plus élémentaire : une bouchée de pain. La voiture est un rêve si on ne peut pas l’alimenter en essence, le frigidaire est inutile si on n’a rien à mettre dedans, le transistor est un luxe quand on n’a pas de lit où dormir. C’est alors qu’intervient la plus méprisable des contrefaçons : les vendeurs de civilisation américanisée remplacent le pouvoir d’achat qui manque à la plus grande partie de l’humanité par la notion de “démocratie”, en s’imaginant que celle-ci va, à elle seule, leur ouvrir des marchés lucratifs. Or la démocratie, on s’en fout complètement quand on n’a pas de quoi nourrir ses enfants. La liberté d’expression, le droit de vote, le pluralisme des partis, les mandats parlementaires, tous ces colifichets de nos sociétés “avancées”, n’ont aucun sens pour l’Africain, le Sud-Américain ou l’Asiatique qui meurt de faim. Cette évidence, qui devrait crever les yeux, mais qui est ignorée par les boy-scouts du néo-colonialisme, sape les fondements mêmes de la croisade occidentale de démocratisation universelle.

Car croisade il y a, et c’est le pire aspect du bilan américain. Non contents de penser le monde à leur image, les Etats-Unis veulent le contraindre à s’y conformer. Et, en tant que moteur de cette mise en conformité, ils entendent y jouer le rôle dominant, c’est-à-dire, en termes plus crus, soumettre la planète à leurs intérêts. Tel l’adolescent qui prend conscience de sa force, l’Amérique s’est rendue compte des services qu’elle a rendus à l’humanité et de la puissance qui lui permet d’en exiger de la reconnaissance, autrement dit de la plier à sa volonté. Sous le prétexte que le monde a besoin d’être policé, et a donc besoin d’une force de l’ordre, elle est convaincue que sa mission est celle du flic global, du globocop. Ce qui convient parfaitement à l’universalisme de ses appétits financiers.

Le résultat est que, dans la balance des qualités et des défauts américains, la tare dominante est aujourd’hui la pression qu’exercent les USA sur le restant du monde, comme seule super­puissance depuis l’écroulement du monde communiste. C’est-à-dire leur politique étrangère. Une tare qui pèse lourd. C’est elle qui dessert le pays du monde qui devrait être le plus aimé, et qui lui crée des ennemis alors qu’il ne devrait avoir que des admirateurs ou des envieux. Pourquoi cette politique étrangère est-elle si condamnable ? Parce qu’en vérité, elle n’est qu’un leurre. La “croisade démocratique” de la bonne conscience puritaine n’est qu’une façade, un paravent. Elle fournit à l’Amérique le prétexte moral à la poursuite de trois objectifs majeurs, beaucoup moins avouables au grand public qu’une défense de la civilisation, qui sont relatifs à :

  1. son concept de société,
  2. ses fournitures énergétiques,
  3. ses profits financiers.

Le concept américain de société déiste, parlementaire et économiquement libérale a fait du communisme athée, partisan et économiquement soumis à la planification d’Etat, l’ennemi numéro un. La disparition de l’Europe soviétique n’a rien changé à la paranoïa. Le rouge est le diable. I est partout, et les têtes de l’hydre repoussent quand on les coupe. Depuis MacCarthy, que ce soit en Amérique Centrale, où les USA ont été complices des pires atrocités des “contras” ; en Amérique du Sud, où ils ont fait assassiner Allende et soutenu les généraux fascistes, et où ils financent la cruelle répression des guerillas ; à Cuba qu’ils étranglent depuis des décennies pour rien ; en Yougoslavie où ils n’ont vu en Milosevic qu’un apparatchik reconverti à abattre ; ou dans les pays de l’Est qu’ils cherchent à ruiner pour leur ôter tout pouvoir de nuisance, ils sont taraudés par la même obsession, sans nuances ni faiblesses : détruire par tous les moyens ce qui peut avoir la moindre teinture de socialisme. A cette fin, ils ont fabriqué l’OTAN, qui survit dans le fantasme du péril disparu, et dont la raison d’être tient aujourd’hui en quelques mots : multiplier les alliés et les bases militaires encerclant la Russie, et préparer le prochain affrontement avec la Chine.

Le second objectif est de s’assurer le contrôle des sources de minerais, de pétrole et de gaz qui sont les fournitures vitales du monde moderne. La méthode consiste ici à affaiblir ou à acheter les Etats issus de l’empire soviétique pour mettre la main sur le Caucase, à satelliser les Etats asiatiques ou balkaniques qui permettront les tracés d’oléoducs et de gazoducs contournant la Russie, et à ouvrir les fameux “corridors” par lesquels transiteront les matières premières en toute sécurité. Au passage, on tente de faire oublier au monde musulman qu’on soutient Israël, en aidant les alliés fidèles (et pétrolifères), comme l’Arabie Saoudite et le Koweït, à islamiser l’Europe.

Enfin, troisième composante de la politique étrangère américaine : l’impérialisme financier et économique. Nous entrons là dans le monde implacable des multinationales, dont le but principal est l’effacement des nations. Alors que les militaires inspirent de plus en plus la poursuite des deux premiers objectifs (ce n’est pas un hasard si Colin Powell, haut gradé s’il en fût, a été nommé à la tête du Département d’Etat), ce sont les diplomates qui tissent la toile d’araignée des rapports avec l’Europe. Une toile délicate. Il faut paraître favorable à la continentalisation, parce qu’elle aplatit les exigences nationales, mais la rendre difficile à gérer en multipliant les membres de la communauté. Il faut applaudir la création de groupes économiques puissants mais veiller à ce qu’une concentration excessive ne crée pas une entité rivale. Il faut museler la France en soutenant l’Allemagne, mais ne pas trop renforcer cette dernière qui peut devenir un concurrent dangereux. Après avoir reconnu les petits Etats pour affaiblir les grands, il faut éroder l’indépendance des nouveaux venus en annexant leurs industries, mais sans les priver d’un minimum de pouvoir d’achat. Un jeu subtil, à coups d’ingérences politiques et d’investissements à grande échelle, qui confortera, avec les fortifications anti-communistes et le contrôle des matières premières, l’hégémonie américaine sur l’Occident.

Cette triple stratégie, dont les éléments se combinent et se complètent, se mène à travers les cinq succursales de Washington que sont le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économique (OSCE), l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’OTAN. Dans la perspective de la “démocratie libérale” (forcément anti-communiste), ces exécutants dociles réduisent les résistances nationales par leur “aide” empoisonnée aux économies défaillantes, régulent à leur manière les échanges internationaux entre les économies plus prospères, construisent l’ infrastructure énergétique dont ils ont besoin et protègent le tout en maintenant contre toute logique l’anachronique édifice de l’OTAN. Celle-ci ne sert plus à rien comme protection militaire, mais est une gigantesque affaire pour l’industrie US de l’armement dans la mesure où elle impose l’onéreuse “mise en conformité” des armées de ses nouveaux membres.

On comprend, à la lumière de ces observations, bien des événements de ces dernières décennies, qui semblent avoir été des bourdes grossières ou des crimes injustifiables. Laissons de côté les interventions sur le continent américain, en Afrique ou en Asie, dont l’analyse allongerait par trop ce texte. Citons l’embargo meurtrier infligé à l’Irak, qui ne frappe que les civils et décime les enfants, et qui ne s’explique, bien sûr, que par son arrière-plan pétrolier.

Mais citons surtout le rôle joué depuis dix ans par l’Amérique dans les Balkans, depuis le démantèlement de la Yougoslavie jusqu’au chaos du Kosovo, qui n’est qu’une longue suite de calamités, et dont l’apparent délire n’a de sens que si l’on se réfère aux objectifs stratégiques dissimulés.

La Yougoslavie – dernier pays en Europe à n’avoir pas craché sur le communisme après la chute du Mur de Berlin, chevauchant les voies essentielles de communication entre l’Ouest et le Proche-Orient, bastion avancé de cette inquiétante orthodoxie slave, habité par un peuple dont le courage historique prouvait qu’il était difficile à avaler – devait être détruite. L’Allemagne sonna l’hallali. les Etats-Unis lui emboîtèrent la pas, entraînant le restant de la troupe atlantique. On encouragea les sécessions de la Slovénie et de la Croatie ; on reconnut les nouvelles nations le plus vite possible (dont la fiction bosniaque, ce qui arrangeait au passage les musulmans) ; on transforma en fanatisme de “Grande Serbie” ce qui n’était que la réaction normale de nationalistes amputés ; on frappa le chef de Belgrade – et son peuple – de la même malédiction raciste que les nazis avaient infligée aux juifs ; on enferma ce qui restait du pays démembré dans le ghetto de sanctions internationales qui le condamnaient à la mort lente de l’isolement. Ce n’était pas assez. Il fallait achever d’écraser le récalcitrant. On fabriqua les prétextes d’une intervention militaire, une première fois en attribuant aux Serbes les victimes de la provocation musulmane du marché de Markalé, une seconde fois en leur imposant le diktat de Rambouillet et en faisant semblant de croire qu’ils étaient responsables d’un massacre à Racak. On bombarda tout dans le pays, pour mettre les gêneurs définitivement à genoux : les usines, les routes, les ponts, les hôpitaux, les écoles, les habitations civiles, les trains de voyageurs, les réfugiés sur la route. On le fit à l’uranium appauvri et aux projectiles à fragmentation, de façon à laisser pendant des décennies les traces de la bienveillance humanitaire des alliés. On livra le Kosovo à la violence ethniquement purifiante d’une mixture albanaise d’islam et de mafia. Et pour couronner le tout, on dépensa des millions de dollars pour ramener “démocratiquement” dans le droit chemin une population épuisée, et pour ouvrir la porte à la fructueuse reconstruction de ce qu’on avait si bien détruit.

Le résultat est un succès stratégique et une honte pour l’Occident.

Un succès stratégique parce que l’Amérique a supprimé un pôle de résistance à son Nouvel ordre mondial, fabriqué un satellite économique de plus qui dépendra de son aide et qu’elle pourra piller à volonté, et éliminé le principal obstacle à sa domination colonialiste dans les Balkans.

Une honte pour l’Occident, parce que les coalisés de Washington, sous couleur de pluralisme, ont consacré les Etats ou régions les plus ethniquement purs d’Europe : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et le Kosovo. Sous couleur d’humanitarisme, ils ont ravagé par le fer et le feu une nation indépendante qui n’avait attaqué personne et jeté sur les routes des dizaines de milliers de réfugiés. Sous couleur d’écologie, ils ont pollué de façon catastrophique l’environnement de six pays et obstrué le Danube, la voie d’eau principale du continent. Sous couleur de démocratie, ils ont littéralement acheté les votes d’un peuple après l’avoir réduit au désespoir.

Cette analyse rapide montre déjà à quel point le dossier de la politique étrangère américaine est accablant. Mais ce n’est pas tout. Les effets produits sont non seulement désastreux sur le plan économique, politique et social, ils ont entraîné une profonde perversion de l’imaginaire collectif. Pour faire avaler à l’opinion publique les chantages économiques, la guerre et l’écocide, les USA et leurs séides ont eu recours à une extraordinaire manipulation médiatique, comparable seulement, par son hypocrisie et son cynisme, au pire bourrage de crâne communiste. Un formidable façonnage de l’opinion par la diffusion sophistiquée d’une information orientée. C’est-à-dire le règne totalitaire d’une seule et massive propagande. Mais là où le bourrage de crâne communiste résultait de directives ou de censures, le bourrage de crâne américain est subtilement instillé dans les têtes, sous les apparences de l’impartialité, par des spécialistes de la suggestion. Les journalistes sont choyés par les porte-paroles, gratifiés d’attentions particulières et gavés de clichés officiels qui leur épargnent de fatigantes enquêtes. L’esprit du téléspectateur ou du lecteur, déjà submergé de messages, est imprégné par un déluge de fausses nouvelles dont on sait qu’il ne retiendra que les titres. La méthode s’est perfectionnée au point de devenir une véritable machine à polir les cerveaux. Et c’est à la nécessité de draper de moralité l’action occidentale dans les Balkans qu’on le doit. C’est ainsi que pendant des années nos médias, dûment chapitrés et alimentés, ont fait croire à la culpabilité exclusive des Serbes, à des génocides inexistants, à des illusions d’interventions charitables, à des épurations inventées, à des affirmations inflammatoires qui se sont révélées, les unes après les autres, des mensonges ou des exagérations. Ceux qui croient que je caricature n’ont qu’à lire le journal “Balkans-Infos”, que j’ai le privilège d’avoir fondé et d’animer depuis plus de cinq ans. Ils y trouveront des faits que nous avons été les premiers à mettre en lumière (comme l’emploi d’armes à l’uranium appauvri, que les médias ont récemment “découvert”, mais que nous avons révélé il y a plus de trois ans), des faux que nous avons été les seuls à dénoncer. Toutes les preuves de l’intoxication destinée à justifier, avec une incroyable insistance et une efficace perversité, l’asservissement mondial aux intérêts américains.

Ce qui est grave, c’est que la France a participé à l’opération. Avec une complaisance qui fait d’eux des complices aussi criminels que leurs inspirateurs, nos dirigeants ont épousé la cause des USA jusque dans la guerre indigne lancée par l’OTAN en 1999 contre la Yougoslavie. Enflammés par un quarteron d’incendiaires parisiens se baptisant philosophes, ils ont surenchéri dans une inversion totale de leurs valeurs, au point de faire table rase de leurs plus élémentaires convictions. Ceux qui se réclament du gaullisme ont oublié ce qui avait fait la grandeur du général : sa dévotion à l’indépendance nationale. Ceux qui se prétendent de gauche ont oublié ce qui a fait la noblesse du socialisme : sa lutte contre l’injustice et l’oppression du capital. Ceux qui se disent verts ont oublié que les armes nouvelles et la guerre détruisent totalement l’environnement. Ceux qui se croient humanistes, ou “intellectuels”, ont oublié l’essentiel du message de la raison : son refus du sectarisme, de la partialité et du préjugé. Dans un plongeon collectif sans doute unique dans notre histoire, ils se sont tous noyés dans la soupe d’une idéologie chloroformée, standardisée, qui leur a fait dire le contraire de ce qu’ils pensaient, et faire le contraire de ce qu’ils disaient. Les nouveaux techniciens des “opérations psychologiques”, des relations publiques et de la communication ne pouvaient rêver mieux : dans les relations avec Belgrade, ils ont réussi à ravaler presque tout ce que notre pays compte de cerveaux au rang de dociles chambres d’écho. La déroute conformiste de l’intelligence française est un succès du conditionnement américain.

L’exemple des Balkans, et plus particulièrement celui de la Yougoslavie, est celui qui illustre de la manière la plus frappante les méfaits de cette politique étrangère des USA et le conformisme des vassaux du dollar. Parce qu’il a eu la netteté d’une mise au pied du mur suivie d’une capitulation. Mais il n’est pas séparable de son contexte européen. Les rapports franco-américains ne sont pas qu’un dialogue, ils s’insèrent dans l’assemblage du continent. Et là, la situation est plus compliquée, car, d’une part, la poussée “supra-nationale” de la construction de l’Europe se heurte à des résistances, d’autre part, les résistances elles-mêmes ne sont pas toutes comparables.

Au niveau international, des mouvements divers, associatifs, syndicaux ou corporatifs, esquissent des réponses trans-frontières à la concurrence américaine. Seattle, Millau ou Nice sont des avertissements qui ne trompent pas. Les manifestations sont dispersées, mais elles témoignent d’une volonté commune de rejet. Des représentations populaires variées se dressent à la fois contre l’hégémonie économique de Washington, et contre l’Europe patronale, industrielle et monétaire qui s’en inspire, ressentie confusément comme n’étant pas la leur. Il leur manque encore la conscience d’une vérité fondamentale : l’ennemi impérialiste qui menace leurs intérêts professionnels est le même que celui qui a bombardé la Yougoslavie et qui colonise la partie la plus faible du continent. Washington pilonne tous les réfractaires à sa loi, des opposants à Dayton aux fabricants de roquefort. Les obus à l’uranium appauvri ont la même origine que les privilèges commerciaux ou les discriminations douanières. Le Serbe tué par les avions de l’OTAN est le frère de José Bové.

Au niveau national, d’autres réserves se font jour. On n’ose parler de velléités d’indépendance, tant les gouvernements sont timides. Leurs réactions sont elles aussi dispersées, car chaque pays défend ses intérêts. Ceux de l’Allemagne sont de plus en plus envahissants, au fur et à mesure que se conforte sa puissance, projetant son ombre sur l’Europe avant d’incommoder peut-être demain l’Amérique elle-même. Les autres Etats du continent ont besoin de l’argent américain, et jouent les troisièmes couteaux à profil bas. L’Angleterre relève un peu la tête en appuyant une force d’intervention européenne qui risque de rivaliser avec l’OTAN.

La France, elle, patauge dans le non-sens. Ses responsables, pratiquement sans exception, affichent en privé le mépris le plus complet pour les cow-boys d’outre-Atlantique. Pas un dîner en ville qui ne résonne de dérision pour les hamburgers, la stupidité de Bush et de Gore, l’arrogance des nouveaux riches incompétents, le corset dans la tête des puritains bornés ou la grossièreté des Yankees à l’étranger. Mais en public, le ton change. Ce ne sont plus que les odes de circonstance à la solidarité Atlantique et à l’homogénéité occidentale. Marquées à l’occasion par une moue de midinette : le refus de participer à une célébration à Disneyland ou à l’inauguration d’un MacDo.

Inutile de dire que cette attitude de valet de chambre qui s’aplatit devant son maître en disant du mal de lui dans son dos enrage les Américains. Le résultat est que la France en récolte les inconvénients sans en profiter des avantages. En traînant les pieds en coulisse, elle se fait une réputation de comparse à écarter, d’élément suspect à qui l’on ne peut pas faire confiance. Mais en refusant d’expliquer clairement sa volonté d’indépendance, elle perd le bénéfice d’un appui certain dans une grande partie de son opinion publique. A trop vouloir finasser, on se ramasse entre deux chaises et l’on perd sur les deux tableaux.

Cela dit, l’honnêteté nous oblige à constater l’apparition de quelques velléités d’affranchissement, et à nous en féliciter. Nos gouvernants sont toujours sensibles aux réflexes de leur électorat, et ils ont pris conscience de la propagation d’une certaine irritation antiaméricaine. La France a été la première à réagir au changement de régime à Belgrade. Avec la mauvaise conscience de malfaiteurs en quête de rachat, Chirac, Jospin et Védrine se sont précipités au cou de Kostunica pour se faire pardonner leurs trahisons. Tant mieux pour les Serbes, qui se sont vus métamorphosés du jour en lendemain d’ivrognes barbares en héroïques démocrates. Le miracle est le bienvenu, et il résulte d’une initiative qu’il serait injuste de ne pas saluer. D’autant que notre trio a subtilement étouffé le chantage américain de la mise en accusation de Milosevic en échange de l’aide économique de la communauté internationale, en obtenant que cette aide ne soit pas soumise à condition. Un bon point à son crédit. La France a aussi impulsé la création de la force européenne d’intervention, et marqué son désir de ne pas la voir inféodée à l’OTAN. Un autre sursaut intéressant.

Enfin, dans ce style de ”réticence opportuniste”, on peut signaler l’exploitation de l’affaire de l’uranium appauvri. Nos grands médias, dont on connaît le mimétisme et le respect des suggestions officielles, ont tout à coup “sorti” ce sinistre aspect de l’OTAN et de ses armes radioactives, que nous connaissions depuis longtemps. Ils ont découvert – enfin – les syndromes étranges, les maladies mystérieuses, les effets inquiétants de la guerre américaine. Comment ne pas voir, dans ce subit accès de vérité, un feu vert donné d’en haut par nos trois compères, pas mécontents de s’écarter un peu de Washington en ternissant son image de justicier ?

Hélas, tout cela reste enrobé d’atlantisme paralysant. On pointe à la surface pour respirer un coup, puis on s’enfonce de nouveau dans la mélasse de la passivité.

La France tâtonne entre l’envie de jouer un rôle, le compagnonnage de plus en plus difficile avec le voisin allemand, la méfiance anglaise pour le continent, et les hésitations des autres gouvernements européens. Elle aimerait se distancier de la tutelle américaine, mais elle n’ose pas le faire toute seule. Elle voudrait se dépêtrer de l’OTAN mais ne sait pas comment échapper à la jalouse surveillance de Washington. Elle pousse à la construction de l’Europe, mais beaucoup de ses citoyens se demandent si c’est bien cette Europe des tapis verts et de l’argent qui est la bonne.

Bref, face à une Amérique dominatrice qui sait ce qu’elle veut et n’hésite pas à l’imposer, la France flotte, avec une diplomatie qui mêle conciliations et réticences, une politique étrangère qui manque de cohésion et de stature. Au lieu de prendre une position forte, fondée sur )‘indépendance d’une nation dont l’histoire est digne de respect, et qui en encouragerait sans doute d’autres à suivre son exemple, et d’expliquer cette fermeté à sa population, elle louvoie, accrochée à la bouée européenne comme une barque en perdition. Nous étions un symbole d’innovation et de résistance, un exemple révolutionnaire de progrès, nous sommes devenus au pire une applique de cheminée dans le salon des USA, au mieux un joueur de triangle dans l’orchestre européen. De Gaulle et Jaurès doivent se retourner dans leurs tombes.

En fin de compte, on en arrive au procès des gouvernants. Ce sont eux qui incarnent la politique de leurs Etats. Washington (actionné par Wall Street) a fait de l’Amérique un globocop conquérant. Paris à transformé la France en prudente soubrette, trottinant derrière Superman. Il ne semble pas que ce soit le couple idéal. Si le macho frimeur ne modère pas ses ambitions, et si la servante docile n’acquiert pas l’assurance de la femme libérée, le ménage sera compromis. Par la faute des gouvernants, qui auront fait ressortir le pire de chaque côté. Ni les USA, ni la France, ne méritent d’être ainsi défigurés. Les deux se sont aimés dès le début, et s’aiment toujours, malgré les accoutrements qu’on leur fait porter. Souhaitons qu’en ce nouveau siècle, ils se débarrassent de leurs mauvais mentors et retrouvent les qualités de leurs deux grandes nations. C’est-à-dire les idées d’indépendance, de justice sociale et de vérité qui ont été à l’origine de leur liaison.

Louis DALMAS. (3 janvier 2001).

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