OPTIONS ET CONTRAINTES DES ÉTATS-UNIS FACE À L’IRAN

Steven EKOVICH

Janvier 2008

Lorsqu’on demande à la Maison Blanche si le président envisage la possibilité d’employer la force, la réponse demeure invariablement : « nous n’écar­tons aucune possibilité ». Il est difficile de savoir dans quelle mesure une telle décla­ration est seulement destinée à appuyer la diplomatie. Il faut parfois brandir l’épée pour donner force au verbe. Dès lors, on s’interrogera ici sur les circonstances qui pourraient conduire à envisager une intervention militaire. La situation actuelle n’est pas pourtant celle d’un ultimatum. La Maison Blanche n’a pas fixé de limite dans le temps, car tous les protagonistes veulent gagner du temps. Les Américains considèrent que deux horloges sont en marche : la première conduit à la fabrication de l’arme nucléaire iranienne, et la seconde à un changement de régime par les Iraniens eux-mêmes. Le scénario idéal serait bien évidemment que la seconde, la transition vers la démocratie, soit plus rapide que la première.

Diplomatie coercitive

On peut analyser la situation actuelle dans la perspective de la théorie américaine de la diplomatie coercitive, développée par le stratège américain Alexander George1 Cette méthode se distingue clairement du chantage. Il ne s’agit pas d’employer la force pour faire céder un régime qui n’a pas encore pris une initiative militaire. Ce n’est pas non plus une technique de dissuasion. La diplomatie coercitive conjugue la carotte et le bâton, afin précisément d’éviter la guerre et tenter de dénouer une situation par la menace et éventuellement par le recours à une frappe limitée, à valeur exemplaire. Mais pour que ce genre de diplomatie fonctionne, cela suppose qu’existent de part et d’autre un certain niveau de rationalité et un minimum de compréhension mutuelle, car les possibilités d’erreurs de calculs sont élevées. Les Américains doivent connaître et prendre en compte les valeurs et traditions iranien­nes, et réciproquement pour ce qui est des Iraniens, en particulier ceux qui exercent le pouvoir. Hypothèse présomptueuse certes, mais préalable indispensable.

La diplomatie coercitive nécessite toujours une asymétrie d’intérêts : l’acteur qui menace doit préciser quel comportement elle désire faire changer chez l’autre. Alors, dans la situation actuelle, il faut savoir ce que les Américains attendent com­me changement de la part des Iraniens. On sait que si l’on menace l’existence même d’un régime, ce dernier mobilisera tous ses atouts stratégiques pour se défendre. Si les Iraniens se sentent menacés, ils feront tout pour se défendre, et il en est de même pour les Américains. La diplomatie coercitive doit donc limiter ses attentes à un changement de comportement de la part de l’adversaire. Dans le passé, lorsque la diplomatie coercitive fonctionnait, les pressions exercées visaient des objectifs cir­conscrits : il s’agissait d’obtenir un changement de comportement, pas de régime2 C’est ici précisément que les dirigeants américains sont confrontés à un dilemme. Jusqu’à présent, la Maison Blanche s’adressait au peuple iranien pour l’encourager, directement ou indirectement, à changer de régime, et hésitait à nouer des relations diplomatiques directes avec le pouvoir en place par peur de légitimer le régime. Il n’était pas possible de s’adresser au peuple iranien pour encourager la démocratisa­tion du régime, et dans le même temps trahir ce discours en parlant avec les mollahs intransigeants.

Une autre possibilité a été avancée, qui consisterait à dialoguer avec le régime sans pour autant laisser croire qu’on le soutient : opération délicate s’il en est, qui encourt le risque de ne pas être comprise par la population iranienne. Le dilemme se résume donc dans la question suivante : dans quelle mesure la Maison Blanche peut-elle dialoguer et même négocier avec le régime en place ? Ceci est l’essence du débat actuel.

Menaces et frappes envisageables

Donc, qui faut-il menacer ? Surtout pas le pouvoir et le régime en place, car cela ne ferait que les encourager à se défendre à tout prix ! Dès lors, quel com­portement adopter ? Quels sont les intérêts vitaux des Américains dans la région par rapport à l’éventualité d’une arme nucléaire iranienne ? Le pétrole, bien sûr, et la stabilité de son approvisionnement dans le golfe Persique. Toute évolution susceptible de remettre en cause cette situation touche les intérêts vitaux américains et occidentaux. L’Irak aussi est désormais un intérêt vital. Toute démarche ou opé­ration iranienne qui tenterait de miner la position américaine en Irak entraînerait une réaction très ferme de Washington qui fera tout pour défendre ses intérêts en Irak. Pour la Maison Blanche, il est absolument nécessaire que l’opération en Irak réussisse, à moyen terme, s’entend. On peut douter que les néo-conservateurs aient imaginé que, du jour au lendemain, ils allaient obtenir avec succès la démocratisa­tion de l’Irak, car il s’agit d’un processus qui s’inscrit dans le long terme, un travail sur plusieurs générations.

L’efficacité de la diplomatie coercitive musclée dépend de la crédibilité de la menace dont elle est assortie. Dans le cas précis, quelles sont les menaces militai­res crédibles ? Récemment une revue américaine a organisé un « wargame » (une simulation), pour envisager les possibilités de frapper militairement l’Iran.3 Trois scénarios y étaient envisagés. Le premier prévoyait une frappe précise des installa­tions nucléaires, soupçonnées de poursuivre les activités d’enrichissement en vue de fabriquer la bombe. Il s’agissait de frappes « chirurgicales » par voie aérienne et avec l’aide des forces spéciales. Le second scénario considérait une intervention limi­tée sous forme d’un affrontement avec les forces militaires iraniennes. L’armée ira­nienne, dans l’absolu, ne peut pas tenir tête aux forces américaines, qu’elles soient maritimes, terrestres ou aériennes. Abstraction faite des paramètres diplomatiques (et politiques), si l’on raisonne en termes strictement militaires, les forces armées iraniennes ne constituent pas un problème pour les Américains. Ce second scéna­rio comportait l’éventualité de saisir quelques territoires ou d’infliger des pertes limitées, afin de pouvoir négocier par la suite. Le troisième scénario projetait qua­siment une invasion de l’Iran, cas de figure inenvisageable aujourd’hui, car l’armée américaine est trop impliquée en Irak. Sur le plan strictement militaire, si une opé­ration d’une telle envergure n’est plus possible, les deux premiers scénarios sont en revanche envisageables, à la condition, dans le cas du second, que les affrontements demeurent circonscrits.

Alors, lorsque l’on évoque une éventuelle frappe américaine, il s’agit d’une frap­pe « chirurgicale ». Sur le plan militaire, c’est possible ; Le « wargame » posait l’hy­pothèse que celle-ci allait détruire tous les sites iraniens impliqués dans la fabrica­tion de l’arme nucléaire. Il n’est pourtant pas nécessaire de frapper tous les sites. On peut imaginer des frappes plus circonscrites, destinées à gagner du temps, à ralentir cette première horloge conduisant à l’arme nucléaire iranienne. Mais si on tient compte du contexte politique et diplomatique, force est de constater qu’une frappe, même chirurgicale, est problématique dans la situation actuelle. Même dans l’hy­pothèse du scénario le plus modeste, une telle opération serait soumise à un certain nombre de contraintes. La première relève de la politique intérieure des États-Unis : dans les circonstances actuelles, l’opinion américaine n’est pas prête à accepter une intervention militaire supplémentaire. La Maison Blanche doit aussi tenir compte de la « policy competition », à savoir la concurrence entre les multiples instances gouvernementales. Une telle opération supposerait aussi un travail de préparation diplomatique dans la région, au Conseil de sécurité, et avec les alliés des États-Unis. On s’attachera ici à analyser plus particulièrement les rouages de prises de décisions soumis à la « policy competition » peu connus à l’extérieur des États-Unis. Le cadre d’analyse de la « policy competiton » développé ici concerne la concurrence insti­tutionnelle en matière de lutte anti-terroriste, dans laquelle s’inscrit le cas de l’Iran. Une analyse approfondie de la nécessaire préparation diplomatique, préalable à une intervention dépasserait le cadre du présent propos. On se limitera ici à évoquer à titre d’exemple la fructueuse coordination franco-américaine face au Hezbollah libanais.

 

La lutte anti-terroriste des Etats-Unis

La lutte anti-terroriste des États-Unis s’insère dans différentes durées, comporte plusieurs dimensions, et recourt à une panoplie de moyens. Au long terme, la stra­tégie consiste à aller aux racines du phénomène en jetant des bases de la démocratie et de la prospérité. La nation américaine étant foncièrement une civilisation libé­rale, cette prospérité est conçue à partir du marché libre. À moyen terme, il s’agit de consolider le système de renseignements, articulé autour d’une coordination accrue avec les services des alliés et des autres pays menacés, d’élaborer un système plus sophistiqué de dépistage et de blocage des canaux de financement du terro­risme, d’améliorer les infrastructures économiques, sociales, sanitaires, éducatives et administratives des pays sensibles et de reconstruire le système militaire et policier des pays concernés. Dans le court terme, des opérations militaires ponctuelles sont engagées pour contrer toute résurgence des réseaux terroristes. De telles opérations se démarquent de la lutte antiterroriste traditionnelle par des actions militaires parfois de grande ampleur à l’étranger et un interventionnisme actif. Elles débou­chent sur l’emploi de la frappe préemptive, de « défense anticipatoire », contre les États abritant des groupes terroristes et/ou susceptibles de leur fournir des armes de destruction massive.

Sur le plan militaire, la stratégie du Pentagone dans le « Global War on Terrorism » (GWOT) comprend plusieurs dimensions : une défense terrestre, maritime et aérienne ainsi que dans l’espace et le cyber-espace. Cette défense se construit à partir du sol américain et s’étend en cercles de plus en plus larges afin de porter aussi loin que possible des Etats-Unis la lutte anti-terroriste — tout en gardant l’initiative.4 En effet, les attentats du 11 septembre 2001 ont conduit l’ad­ministration Bush à choisir une attitude clairement offensive, doublée d’un recen­trage des préoccupations autour de la protection du territoire. Le volet défensif s’est exprimé de la façon la plus éclatante avec la mise en place d’un nouveau ministère, le Département pour la sécurité du territoire (Department of Homeland Security, parfois traduit par « Département pour la sécurité de la patrie » ou « Département de sécurité intérieure »).

 

Lutte directe et indirecte

La défense par le biais de l’initiative offensive combine la lutte directe et indi­recte. La lutte directe comprend, entre autres, le démantèlement des cellules ter­roristes, la destruction des camps d’entraînement, et l’éventuelle bataille rangée contres des unités armées classiques. La lutte indirecte se compose de diverses ac­tions policières, politiques et diplomatiques (appuyées par différents alliés et allian­ces) contre des organisations liées au terrorisme islamiste. Elle inclut les enquêtes et les pressions sur les gouvernements, organisations et personnes soutenant les organisations terroristes, et le gel des avoirs soupçonnés d’appartenir ou de servir à des groupes terroristes. Elle se double aussi d’aides financières aux pays participant à la lutte contre le terrorisme, et d’un accroissement de la coopération internationale au niveau du renseignement, de la police et la justice. La lutte indirecte s’inscrit aussi dans la longue durée en poursuivant l’incitation à une réorganisation politique des pays qui ne sont pas en mesure de fournir suffisamment de pouvoir et d’espoir à leurs peuples. L’objectif consiste à agir sur des contextes sociaux pathologiques propices à l’émergence de la violence politique.5

Au titre de quelques exemples de l’approche américaine, dans le cadre de la Trans Sahara Counter Terrorism Initiative (TSCT), les unités militaires des États-Unis apportent un soutien logistique, une aide à la formation des forces locales et of­frent des renseignements à plusieurs pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest (Algérie, Tchad, Tunisie Mauritanie, Maroc, Mali, entre autres) afin de lutter contre divers groupes armés (banditisme ainsi que terrorisme). Des effectifs importants de soldats américains sont aussi installés dans la Corne de l’Afrique dans le cadre de la Force mixte en Afrique de l’Est du Commandement Central. Leur mission consiste à mener des opérations et à organiser des entraînements visant à « combattre le ter­rorisme, à sécuriser la zone et à établir la stabilité régionale ». Afin de s’acquitter de cette mission, ils organisent des opérations civilo-militaires, par exemple des cycles de formation en collaboration avec l’Union Africaine. La zone d’opération de cette force combinée comprend les Comores, Djibouti, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan, la Tanzanie, l’Ouganda et le Yémen. Une coopération poli­cière et militaire accrue a aussi été mise en place et s’accompagne d’une aide techni­que et échanges de renseignement avec l’Inde, le Pakistan et d’autre pays. On peut aussi citer l’aide économique et militaire accrue au gouvernement des Philippines qui lutte contre une présence terroriste dans le sud de l’archipel. Les services de sécurité américains multiplient ainsi les contacts et les centres de coordination de lutte antiterroriste avec leurs homologues à travers le monde. L’Europe fait l’objet d’une coopération policière et judiciaire renforcée. Les services spéciaux du conti­nent échangent de plus en plus efficacement quasiment toutes leurs informations sur les menaces terroristes, ce qui renforce la stabilité et l’intensité des liens existant en matière de sécurité entre Européens et Américains.6

 

La cacophonie de multiples agences

Pour mieux comprendre le dispositif de la lutte antiterroriste menée par le gou­vernement américain, il est impératif de noter sa spécificité, à savoir la grande di­versité des instances qui le composent. C’est là une conséquence institutionnelle d’une conception de la démocratie qui implique la fragmentation et distribution du pouvoir. Il en résulte une certaine absence de cohérence. Depuis les années 1970, un réseau complexe de programmes et d’activités a été développé aux États-Unis pour combattre le terrorisme. Plus d’une quarantaine de départements, d’agences, de services et de bureaux participent aujourd’hui à la réponse qui doit lui être ap­portée. De ce fait, l’objectif de lutte que s’est fixé l’administration américaine se heurte, depuis ces années là, à l’absence même d’une définition commune du ter­rorisme. Le Département d’État (Department of State — DOS), le Federal Bureau of Investigation (FBI) et le Département de la Défense (DOD) se réfère chacun à une définition statutaire différente. Si la CIA semble aujourd’hui utiliser la même définition du terrorisme que le DOS, elle a néanmoins longtemps fait usage de sa propre définition. Enfin, le FBI, le DOS et la CIA, dont les activités dépassent le cadre des frontières nationales du pays, possèdent chacun une définition du terro­risme international. Toutes ces définitions traduisent en fait les priorités et les inté­rêts spécifiques des acteurs concernés et leur permettent de justifier leur implication dans la lutte contre le terrorisme.7

Il convient donc de recouper les discours officiels des acteurs (les agences gou­vernementales) avec leurs missions respectives et leur compétition budgétaires. En effet, ceux qui s’estiment concernés par la problématique terroriste se placent de fait dans une situation de compétition pour l’attribution de budgets et pour faire valoir leur approche du terrorisme. Et c’est à celui qui parvient à la rendre légitime aux yeux de l’opinion publique et des décideurs politiques (surtout le Congrès qui détient le cordon de la bourse) que sont attribués non seulement les budgets mais aussi une place prépondérante dans l’architecture institutionnelle de l’anti-terro-risme. Mandatés pour sécuriser les individus ou le territoire national, les acteurs de la sécurité tirent la légitimité de leurs actions, et de leur existence même, de l’in-dentification d’un ennemi et de la menace qu’il fait peser. Ils ont donc d’excellentes raisons de faire prévaloir leurs conceptions des périls. Cela tient d’ailleurs plus à des raisons structurelles liées à leur rôle dans le système qu’à une volonté de tromper.

L’implication progressive d’un nombre toujours plus important d’acteurs, aux approches différentes, dans la lutte contre le terrorisme explique qu’il n’y ait jamais eu, aux États-Unis, de politique anti-terroriste cohérente mais une superposition d’approches. Chaque département a ainsi en charge la sécurité de tout ce qui re­lève de sa juridiction. Le Département des Transports assure la sécurité de tous les moyens et infrastructures de transports, aux États-Unis et à l’étranger, le DOS, celle des personnels, équipements et infrastructures non militaires américains à l’étran­ger ; le DOD, celle du personnel, des infrastructures militaires et des équipements américains, aux États-Unis comme à l’étranger. Le Département du Trésor (DOT) est chargé de la sûreté des flux et échanges financiers et veille à ce que les fonds en circulation n’aient pas pour objectif le financement d’organisations terroristes. Pour cela, il travaille en collaboration avec les douanes et administre les sanctions contre les États considérés comme sponsors du terrorisme. C’est enfin au Département du Trésor d’assurer, par l’intermédiaire des services secrets – qui relèvent de sa ju­ridiction – la protection du Président et des hauts responsables de l’administration américaine aux États-Unis et à l’étranger. Le FBI et le DOS doivent alors composer avec cet acteur. En cas d’attaque terroriste, le National Security Council (NSC) est, dans l’urgence, l’organe central de coordination de tous ces acteurs.

 

La communauté du renseignement

Aux États-Unis la « communauté du renseignement » (intelligence commu-nity), expression inusitée dans les autres pays, illustre une spécificité du renseigne­ment américain. Il n’existe pas juste quelques services, comme dans la plupart des autres pays, mais pas moins de quinze entités (agences, départements ou bureaux) dédiées au renseignement. En effet, l’un des principes traditionnels et sous-jacents de la structuration du monde du renseignement américain est que la concurrence entre une multitude de services. En soi la concurrence est une bonne chose. Mais comme dans toute communauté, il y existe de nombreux défauts de coordination et autres tiraillements internes problématiques qui reviennent régulièrement sur le devant de la scène.

La lutte antiterroriste conduit aussi à l’implication plus grande de l’acteur mi­litaire dans la sécurité de la patrie. Par exemple, le Unified Command Plan a été révisé pour permettre la création du Northern Command, un nouveau centre de commandement géographique (le cinquième) centré sur l’Amérique du Nord. Sa mission consiste à coordonner les activités des unités militaires impliquées dans la protection de la patrie.

 

Lead Agency

C’est pourquoi se pose souvent la question de savoir à qui revient la responsa­bilité de chapeauter et coordonner la lutte antiterroriste. L’instance ou le ministère chargé de ce rôle est, dans le lexique bureaucratique américain la « Lead Agency » (agence leader). Ce statut confère à l’agence qui en est bénéficiaire des responsa­bilités élargies en matière de coordination, de procédure et de programmation de la réponse anti-terroriste. Le lead agency, donc, structure l’architecture de l’anti-terrorisme à partir de ses domaines de compétences et des ses intérêts bureaucrati­ques. Octroyer de telles responsabilités au FBI, au CIA ou au Pentagone n’a pas les mêmes implications, et la désignation de telle ou telle agence comme lead agency constitue un choix clé dans l’orientation de toute politique anti-terroriste. En se voyant investie du pouvoir d’approuver ou de rejeter les propositions d’autres agences, l’agence leader occupe de ce fait une position prépondérante depuis laquelle elle peut influer sur la mise en pratique de la politique anti-terroriste déterminée par la Maison Blanche. Chaque choix de lead agency contient par conséquent le risque de faire primer une réponse qui n’intègre que les préoccupations des agences titulaires d’un tel statut au détriment de l’efficacité, pourtant recherchée, du traitement glo­bal de la problématique terroriste.8

 

Department of Homeland Security (DHS)

La Maison Blanche de George W. Bush a tenté de remédier à cette carence institutionnelle de la lutte antiterroriste par la création d’une nouveau ministère : le Department of Homeland Security (DHS), qui a été officiellement établi en janvier 2003 en réaction aux attaques terroristes du 11 septembre 2001. Le DHS institutionnalise la stratégie de sécurité territoriale publiée dans la National Strategy for Homeland Security de juillet 2002. Ce document définit la stratégie comme « un effort concerté au niveau national pour empêcher les attaques terroriste aux États-Unis, réduire la vulnérabilité du pays face au terrorisme, minimiser les dom­mages et organiser les secours en cas d’attaque ». Le but de ce nouveau ministère est de coordonner les agences dédiées à la sécurisation du territoire sans pour autant modifier leurs structures propres, ni recomposer leur ministère d’origine. Afin de faciliter cette coordination, le président Bush a décidé la création du Conseil de la Sécurité territoriale (Homeland Security Council ou HSC). Le HSC est composé du président, du vice-président, de l’Attorney General, des secrétaires au Trésor, à la Défense, la Santé, aux Transports, ainsi que des directeurs de la Federal Emergency Management Administration ou FEMA (l’Agence fédérale des situations d’ur­gence) du FBI, et de la CIA. À l’instar du National Security Council (NSC), le HSC discute de la sécurité du territoire, met en œuvre et coordonne les politiques adoptées et informe le Président sur ces questions. Le HSC, en tant que comité interministériel, favorise l’initiative des participants mais n’exerce pas de direction effective. C’est pourquoi le Congrès a pris l’initiative et a créé une organisation verticale, le nouveau ministère, afin d’établir un leadership plus cohérent. Le DHS regroupent 22 agences fédérales liées à la sécurité du pays. Néanmoins, il ne peut réussir sa mission tout seul. Le développement de partenariats efficaces avec d’autres agences ainsi que des entités privées est central pour assurer son succès. De plus, une meilleure coordination et une meilleure communication sont cherchées entre les divers niveaux du gouvernement américain (fédéral, états fédérés, local) sans laisser de coté le secteur privé et la société civile.

 

L’Exemple du Liban

Le récent rapprochement des positions françaises et américaines sur le dossier nucléaire iranien n’est pas seulement le fait du changement de président en France et de son réalignement plutôt pro-américain. Lorsque les intérêts et valeurs partagés des deux democraties sont sérieusement menacés une coordination diplomatique s’impose. Ce scénario n’est-il pas en train de se dessiner face aux agissements inquié­tants du Président Ahmadinejad ?

L’assassinat, par exemple, de l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri a fourni aux États-Unis et à la France l’occasion d’un partenariat rapproché sur un dossier délicat au Moyen-Orient.9 Cet événement et l’émotion du peule libanais n’ont fait que renforcer une collaboration franco-américaine amorcée avec la réso­lution 1559 du Conseil de sécurité. Les négociations et le vote de la résolution 1559 invitent à des comparaisons avec la diplomatie rancunière qui conduisit à l’inter­vention militaire en Irak en 2003. La rédaction de la résolution sur le Liban fut le fruit de l’effort conjugué des diplomates américains et français, appuyés par d’autres co-sponsors, y compris européens. Aucun membre du Conseil de Sécurité n’a voté contre cette résolution. On n’a pas assisté cette fois-ci à la constitution au sein du Conseil de sécurité d’un bloc franco-russo-chinois qui s’était érigé en obstacle per­turbateur à l’approche de l’intervention en Irak. L’Allemagne s’est aussi ralliée à la résolution 1559, ajoutant son vote favorable à celui d’autres membres de l’Union Européenne qui siégeaient au conseil : Grande-Bretagne, Espagne, Roumanie.

 

Cette collaboration franco-américaine, et plus largement euro-américaine, tran­che, mais dans une certaine mesure seulement, avec les manœuvres diplomatiques divergentes entre Washington et Paris qui avaient précédé l’intervention militaire en Irak. Cela n’a pourtant pas été sans accrochage, car les divergences entre la France et les États-Unis sur l’attitude à adopter envers le Hezbollah au Liban n’ont pas facilité la détente diplomatique. À la source du différend, il s’agit de savoir si le Hezbollah devait être, ou non, considéré comme une organisation terroriste, par crainte que cela n’implique une remise en question de l’ensemble de ses activités politiques et sociales. Paris a estimé le moment peu approprié pour bousculer une organi­sation jouissant d’une large assise populaire. Par conséquent les Français, comme l’Union européenne, se sont bornés à ne qualifier de terroriste que la lutte armée du Hezbollah. Bien entendu, avec la résolution 1559, la France a aussi réclamé un démantèlement « sans attente » de sa branche militaire. La France par ailleurs a condamné d’autres dérives du Hezbollah, par exemple les émissions antisémites de sa chaîne de télévision Al-Manar. Mais en fin de compte, s’agissant de l’approche à adopter vis-à-vis du Liban, la diplomatie américaine s’est alignée sur la position française – en toute reconnaissance des intérêts de la France et de sa longue histoire intime partagée avec le pays du cèdre. Les dirigeants politiques américains ont saisi l’occasion pour afficher une volonté de prendre en compte les analyses françaises dans l’évolution de leurs stratégies, et leurs buts ultimes partagés.

 

Les démocraties sont, par leur nature même, vulnérables aux attentats terro­ristes. La transparence politique, le respect des droits et des libertés individuels et l’État de droit limitent leur capacité de restreindre la liberté d’expression, y compris par la répression d’actes potentiellement nuisibles. Les technologies de pointe, les progrès dans le domaine des communications et les moyens de transport modernes mettent à la disposition des terroristes des instruments qu’ils peuvent exploiter pour commettre leurs actes de violence où bon leur semble. Pour un terroriste potentiel, les États démocratiques constituent des cibles idéales, précisément parce que leur transparence les rend vulnérables. De plus, comme on l’a vu, la distribution et le partage de pouvoir au sein des démocraties multiplie les instances chargées de la lutte antiterroriste ce qui, dans le cas des États-Unis, conduit à une certaine inco­hérence institutionnelle face à ce nouveau type de défi. Cette absence de cohérence affecterait aussi toute décision de recours à une intervention armée, y compris dans l’hypothèse d’une opération de grande envergure. Paradoxalement, si la démocratie, grâce à ses espaces de libertés, demeure particulièrement vulnérable face au terro­risme, elle procure à chacun, et là est sa force, la libre poursuite de sa vie spirituelle, sa dignité, et les conditions d’une vie matérielle prospère. Autant de conditions qui dans le même temps, et sur un plus long terme, produisent en fin de compte les instruments les plus efficaces contre la tentation du nihilisme terroriste.

 

*Professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Paris.

 

Notes

  1. Alexander George, Forceful Persuasion: Coercive Diplomacy as an Alternative to War, (Washington, D.C.: United States Institute of Peace Press, 1991).
  2. Voir pour des exemples.
  3. James Fallows, « Will Iran Be Next ? », The Atlantic Monthly (février 2007) ; Disponible àhttp://www.theatlantic.com/doc/200412/fallows.
  4. On peut trouver de versions publiques des stratégies militaires, de défense et de sécurité nationale sur le net. (Voir The National Military Strategy of the United States of America, The National Defense Strategy of the United States of America, The National Security Strategy of the United States of America, disponibles sur plusieurs sites web). Le Congrès américain exige statutairement ces publications. Le résumé suivant est tiré de ces documents.
  5. Pour une récente critique de cette politique voir Hall Gardner, American Global Strategy and the « War on Terrorism » (Ashgate, 2005 ; paperback reprint 2007).
  6. Voir par exemple, Marc Young, « Germany’s Secret Aid for America’s War » Der Spiegel Online (17 janvier 2006) et John Leicester « French Spy Chief : al-Qaida Not Destroyed » Associated Press (23 janvier 2006).
  7. Pour une discussion plus ample de ces définitions diverses voir Philippe Bonditti, « L’organisation de la lutte anti-terroriste aux États-Unis (Avril 2005, disponible sur libertysecurity.org).
  8. Voir à ce propos le rapport du General Accounting Office (GAO) intitulé
    « Combating Terrorism, Comments on Counterterrorism Leadership and National
    Strategy » (GAO-01-556T, 27 mars 2001.
  9. Voir Steven Ekovich, « Les impacts des relations diplomatiques franco-américaines
    sur le développement de la démocratie au Moyen-orient : le cas du Liban », in
    EurOrient N° 19 – 2005.
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