Les rapports géostratégiques entre l’Arabie Saoudite et le Liban

Elie HATEM

Avocat à la Cour, Enseignant à la Faculté Libre de Droit et d’Economie de Paris, Docteur en Droit, Officier dans l’Ordre du Cèdre Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques

Avril 2016

Les rapports entre l’Arabie Saoudite et le Liban illustrent ces ambiguïtés et subtilités auxquelles s’ajoutent les intrigues des interventions occidentales, notamment américaines, dans cette région du monde. C’est à partir de la déstabilisation du Liban, en 1975, que l’Arabie Saoudite a entrepris des rapports avec lui. À l’issue des sommets de la Ligue arabe, de Ryad et du Caire, cette dernière décida la création d’une force d’intervention militaire composée essentiellement de soldats syriens avec d’autres contingents : saoudien, émirati, soudanais et libyen. Néanmoins, le rôle politique et militaire de l’Arabie Saoudite était restreint. En 1979, alors que le mandat de cette force était pro­longé, les troupes saoudiennes ont quitté le Liban, ainsi que les trois autres contingents émirati, soudanais et libyen. Seul le contingent syrien composa alors la Force de dissuasion arabe dont les financement était supporté par les Emirats et l’Arabie Saoudite : 80 millions de dollars par mois. Le rôle de l’Arabie Saoudite était alors édicté par la Ligue des pays arabes et concentré sur des efforts pacificateurs du pays du Cèdre. Riyad se contentait d’envoyer des aides aux populations civiles (aussi bien libanaise que palestinienne) ainsi que des émissaires pour calmer les tensions. Progressivement, le Royaume saoudien lié, aux États — Unis par le Pacte de Quincy, s’est vu attri­bué un rôle plus important au Liban.

Mr. Hatem declares that since 1975, relations between Saudi Arabia and Lebanon have intrinsic ambiguities andsubtleties that are complicated by Western — especially American intervention in this region of the world. Many incidents and astronomical costs and losses have been thus incurred, and at this time the situation is one of complex intrigues rather than international relations.

Un esprit étriqué est incapable de comprendre les enjeux des alliances, mésalliances et contre-alliances des sociétés orientales. Dans ses « Mémoires de guerre », le Général Charles de Gaulle écrivait à ce sujet : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Les rapports entre l’Arabie Saoudite et le Liban illustrent ces ambiguïtés et subtilités auxquelles s’ajoutent les intrigues des interven­tions occidentales, notamment américaines, dans cette région du monde.

Le Liban contemporain doit sa construction institutionnelle et nationale non seulement à la France qui l’a doté, en 1926, d’un régime républicain, inspiré des institutions de la IlIème République durant le mandat qu’elle avait reçu par la Société des Nations, mais aussi aux acteurs libanais de l’indépendance. Parmi eux, Riad El Solh qui, avec Béchara El Khoury, ont mis en place des institutions multi-confessionnelles, à l’image de la société libanaise, à travers le « Pacte National », en 1943 : un complément de la Constitution, formant avec elle un « bloc constitution­nel ». Ce Pacte distribuait le pouvoir entre les différentes communautés au prorata de leur démographie de l’époque.

De confession sunnite, Riad El Solh avait combattu le confessionnalisme et contribua à l’affirmation de la nation libanaise multiconfessionnelle et multicultu-relle. Le 7 octobre 1943, alors Premier Ministre sous Béchara El Khoury (Président de la République), El Solh déclara : « le Liban est un pays à visage arabe qui puise ce qu’il a de bon et d’utile dans la civilisation occidentale ».

L’héritage du système des « millets », adopté sous l’empire ottoman, à l’instar de l’ensemble des pays qui étaient sous domination ottomane, a donc été bouleversé au Liban. La nation libanaise était devenue une exception non seulement au Proche et au Moyen — Orient, mais également un exemple de convivialité et de coexistence.

Cette construction du Liban contemporain s’est opérée parallèlement à la consolidation de la monarchie saoudienne, concentrée alors à asseoir son pouvoir à l’intérieur du pays.

Le modèle libanais a fait l’objet de tentatives de dislocation, dès la création de l’État d’Israël, en 1948, dont la société mono-confessionelle et endogamique est à l’opposé de celle de son voisin comme elle l’était également par rapport à la société palestinienne (à l’issue de l’occupation de la Palestine, la résistance palestinienne était principalement dirigée par des chrétiens palestiniens).

Le pays du Cèdre a été ainsi déstabilisé et une guerre civile a été déclenchée en 1975, stipendiée par des acteurs extérieurs, par l’intermédiaire notamment de leurs services secrets. Dès lors, un clientélisme émergea : les différentes milices et forces sur le terrain ont été manipulées par des puissances régionales et internationales.

C’est à partir de la déstabilisation du Liban, en 1975, que l’Arabie Saoudite a entrepris des rapports avec lui. À l’issue des sommets de la Ligue arabe, de Ryad et du Caire, cette dernière décida la création d’une force d’intervention militaire composée essentiellement de soldats syriens avec d’autres contingents : saoudien, émirati, soudanais et libyen. Néanmoins, le rôle politique et militaire de l’Arabie Saoudite était restreint. En 1979, alors que le mandat de cette force était prolongé, les troupes saoudiennes ont quitté le Liban, ainsi que les trois autres contingents émirati, soudanais et libyen. Seul le contingent syrien composa alors la Force de dissuasion arabe dont le financement était supporté par les Emirats et l’Arabie Saoudite : 80 millions de dollars par mois. Le rôle de l’Arabie Saoudite était alors édicté par la Ligue des pays arabes et concentré sur des efforts pacificateurs du pays du Cèdre. Riyad se contentait d’envoyer des aides aux populations civiles (aussi bien libanaise que palestinienne) ainsi que des émissaires pour calmer les tensions.

Progressivement, le Royaume saoudien, lié aux États — Unis par le Pacte de Quincy, s’est vu attribué un rôle plus important au Liban.

En 1988, le poste du Président de la République s’est trouvé vacant à la fin du mandat d’Amine Gemayel. Deux Premiers ministres se déchiraient la direction du pouvoir exécutif par intérim : Sélim El Hoss, de confession sunnite et le Général Michel Aoun, chrétien maronite, nommé par le Président sortant, Amine Gemayel, en entorse au Pacte National (mais non pas à la Constitution écrite qui ne prévoyait pas de partage des fonctions entre les communautés libanaises). Les hostilités écla­tèrent de plus en plus, d’une part entre les armées syrienne et libanaise et, d’autre part, entre la principale milice chrétienne, les Forces libanaises, et l’armée nationale libanaise dirigée par le Général Michel Aoun.

Un compromis international fut alors établi, afin de pacifier le Liban en le pla­çant sous tutelle syrienne. Cette pacification du pays du Cèdre s’est faite parallèle­ment à l’intensification des efforts en vue de l’islamisation des sociétés arabo-mu-sulmanes et de l’émergence du Hamas, en prélude au Printemps arabe, comme le prévoyait le projet « Yinon » dont l’évolution actuelle de la situation au Proche et au Moyen — Orient démontre son efficacité.

L’Arabie Saoudite s’est vue confiée ce rôle de pacification du Liban. Une réu­nion des députés libanais (dont le mandat remontait à 1972) s’est tenue, en octobre 1989, à Taëf, donnant lieu à l’élaboration d’un accord portant le nom de cette ville — « Accords de Taëf » —, consacrant à la fois la mainmise de la Syrie sur le Liban en vue de sauvegarder une tension entre ces deux pays, et prévoyant un boule­versement de l’équilibre des pouvoirs au Liban en faveur de la communauté sun­nite. Le pouvoir exécutif est renforcé en octroyant plus de prérogatives au Premier ministre (de confession sunnite), retirées constitutionnellement au Président de la République (de confession chrétienne) et donnant au régime le caractère parlemen­taire. Ces dispositions des « Accords de Taëf », obtenus sous l’impulsion de Riyad, ont donné à l’Arabie Saoudite un rôle actif dans ses relations avec le Liban. Ce rôle s’est renforcé par l’attribution du poste de Premier ministre, en 1992, à Rafiq Hariri, de confession sunnite, qui avait fait fortune au Royaume saoudien et en a obtenu la nationalité. Il avait renoncé à celle de son pays d’origine, le Liban, ce qui est obligatoire en cas d’acquisition de la nationalité saoudienne : le droit saoudien n’admet pas la double nationalité.

Les Accords de Taëf prévoyaient la démilitarisation des milices libanaises, à l’ex­ception du Hezbollah qui fut alors considéré comme un mouvement de résistance, luttant contre l’occupation du sud-Liban par Israël. De même, alors que l’ensemble des autres milices y compris celle du mouvement chiite AMAL ont été démilitari­sées, l’Armée du Liban Sud, pro-israélienne, ne l’a curieusement été qu’à l’issue du retrait de l’armée israélienne d’une large partie du sud-Liban, en 2000.

Loin encore d’un scénario d’un conflit sunnite-chiite dans la région, l’Arabie Saoudite soutenait Rafiq Hariri, inféodé alors à la Syrie et en bons termes avec le Hezbollah. Cela ne peut s’analyser et s’expliquer que par le fait qu’il était nécessaire, à l’époque, en permettant au Hezbollah de garder son organisation militaire, de laisser une mèche de conflit allumée à la fois entre le Liban, la Syrie et Israël mais aussi de préparer les germes d’un conflit ultérieur entre les sunnites et les chiites que les États-Unis prévoyaient, depuis 1979, à grande échelle au Moyen-Orient.

Ce projet a commencé à réussir en Irak à l’issue du renversement de Saddam Hussein, grâce à l’invasion américaine dont l’objectif était la création du chaos en alimentant les tensions inter-communautaires et ethniques.

Après une période de stabilité de quatorze ans, le Liban étant devenu ultra-sécu-risé au point que des responsables sécuritaires libanais sont allés conseiller et aider les autorités roumaines en vue de l’organisation du sommet de la Francophonie à Bucarest, un attentat — suicide d’une très grande ampleur visa Rafiq Hariri qui fut tué sur le champ avec le cortège qui accompagnait son véhicule blindé, le 14 février 2005. Le conflit l’opposant au Président de la République, Emile Lahoud, proche de Damas, a tourné les regards vers la Syrie aussitôt accusée de cet assassinat. Un Tribunal international et exceptionnel fut alors créé pour déterminer les respon­sables de cette opération.

Dès cet attentat, les relations entre l’Arabie et la Syrie ont connu une rupture. En mars 2005, le Président de la République syrienne, Bachar El Assad, a été convo­qué par le roi Abdallah. Ce dernier lui demanda le retrait de ses troupes du territoire libanais, en application de la résolution 1559 de l’ONU, mais aussi de cesser l’aide de son pays au Hezbollah ainsi qu’au Hamas palestinien.

En effet, après une courte période de réchauffement des relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran qui a débuté en 1990, la tension a regagné les rapports entre ces deux pays, des rapports qui n’ont pas été cordiaux depuis la Révolution iranienne de 1979. L’invasion américaine de l’Irak et la mise en place d’un gouvernement dirigé principalement par des chiites, en 2003, n’avait pas arrangé les choses. Les intrigues diplomatiques américaines mettaient de l’huile sur le feu, notamment au Bahreïn et au Yémen.

Les rapports entre le Liban et l’Arabie Saoudite s’inscrivirent dans cet état d’esprit d’un conflit irano-saoudien par États ou groupes militaires et politiques interposés.

Aussitôt après l’assassinat de Rafiq Hariri en 2005, des mouvements de contes­tation populaire ont éclaté au pays du Cèdre donnant lieu à un nouveau clivage politique dans le pays : d’un côté des insurgés contre l’occupant syrien qui ont organisé une grande manifestation populaire le 14 mars 2005 et, de l’autre, des nostalgiques de la présence syrienne, inquiets du sort qui leur sera réservé après ce retrait, qui ont manifesté le 8 mars 2005.

Ces manifestations populaires ont créé deux nouveaux courants politiques : « la coalition du 8 mars » à dominance chiite et dirigée par le Hezbollah, et celle du « 14 mars », à dominance sunnite et constituée pourtant d’anciens partisans pro-syriens qui ont changé de position à l’issue de l’assassinat de Hariri. Une série d’attentats visant des personnalités politiques ostensiblement anti-syriennes a renforcé ce cli­vage et cette tension au pays du Cèdre.

Les troupes syriennes quittèrent alors le Liban définitivement.

Depuis, l’Arabie Saoudite soutient la « coalition du 14 mars », dirigée par le fils de Rafiq Hariri, Saad (né à Ryiad), qui a été nommé Premier ministre en 2009. La tension a augmenté entre les deux nouveaux courants libanais.

Après avoir proféré des accusations à l’encontre de la Syrie relativement à l’as­sassinat de Rafiq Hariri, le Hezbollah est pointé du doigt. Cela s’analyse par une volonté de créer de nouvelles tensions au Liban entre les deux communautés sun­nite et chiite.

En 2006, en prétextant d’attaques contre son territoire par le Hezbollah, Israël est intervenu militairement au Liban. Il s’est attaqué aussi bien aux régions où se situent les positions du Hezbollah qu’aux autres régions libanaises, détruisant toute l’infrastructure du pays qui s’est reconstruit progressivement depuis 1990.

L’objectif de cette opération était également de créer une véritable dissension entre les Libanais, en imputant au Hezbollah (qui représente désormais la communauté chiite) la responsabilité du désastre subi par le pays, en raison de ses provocations de l’État hébreu. Mais cette tentative s’est vouée à l’échec et n’a pas conduit à un affrontement franc entre chiites et sunnites.

Dépourvue de milice, la communauté sunnite s’est néanmoins vue constituer une organisation militaire issue du « Mouvement du Futur » dirigé par Saad Hariri : Fath Al Islam. Ce groupe a reçu de la part de Saoudiens des aides financières en vue d’octroyer des armes à ses membres mais aussi une formation religieuse dispensée par des imams salafistes, à l’instar du Front Al Nosra. Des heurts sporadiques ont alors éclaté aussi bien dans la capitale que dans le nord du pays, aux alentours de la ville de Tripoli.

Depuis 2011 et à l’issue des tentatives de déstabilisation dont son pays faisait l’objet, le Président syrien Bachar El Assad n’avait le choix que de renforcer ses liens avec l’Iran qui était le seul disposé à l’aider à sauvegarder ses institutions et lutter contre les groupes militaires aidés par l’Arabie Saoudite. Les relations entre le Hezbollah et ses alliés avec la Syrie se sont alors renforcés. Le Hezbollah envoyait des troupes pour aider l’armée syrienne dans sa lutte contre le terrorisme mais aussi pour protéger les communautés chrétiennes victimes, en premier plan, des attaques terroristes.

Depuis, nous assistons à de nouveaux affrontements voire à l’émergence d’un conflit sunnite-chiite dans la région dont la Syrie, comme le Liban, sont victimes.

Alors que l’Iran soutient l’État syrien et le Hezbollah, l’Arabie Saoudite soutient les forces déstabilisatrices de la Syrie. Cette situation a des répercussions sur le Liban dans la mesure où la « coalition du 8 mars » à laquelle appartient le Hezbollah est proche de la Syrie tandis que celle du « 14 mars » est soutenue par l’Arabie Saoudite qui s’est rapprochée, à l’occasion de son conflit avec le Yémen, d’Israël. Ce dernier lui aurait fourni des aides militaires, logistiques et sécuritaires. La presse israélienne a, par ailleurs, révélé les relations entre les responsables sécuritaires de ces deux pays et leurs multiples rencontres, notamment à Paris, à Genève et à Bruxelles : Turki Al Fayçal (ancien responsable des services saoudiens), le Prince Bandar Bin Sultan (chef des services secrets saoudien) et Amos Yadlin (du côté israélien).

Dans ce contexte et compte tenu de cette situation, les discours véhéments entre les protagonistes se sont élevés, notamment entre le Hezbollah, les membres de « la coalition du 8 mars » et l’Arabie Saoudite. Ce qui a conduit cette dernière à décider de suspendre son programme d’aide à l’armée libanaise d’environ 4 milliards de dollars et à menacer les banques libanaises à retirer ses dépôts, ainsi que ceux des autres pays du Golfe, placés sous son autorité. Riyad ainsi que d’autres capitales des pays du Golfe ont demandé à leurs ressortissants de quitter le pays du Cèdre. Des centaines de milliers de libanais, qui travaillent aussi bien en Arabie Saoudite que dans les autres pays de cette région, risquent d’être expulsés en cas d’aggravation de cette crise. En vue d’équilibrer cette situation, l’Iran vient de proposer au gou­vernement libanais de pallier cette situation, en lui procurant une aide destinée à son armée.

Les prochains jours voire les prochains mois permettront d’examiner les nou­veaux enjeux des relations libano-saoudiennes, à la lumière des développements géostratégiques, notamment la levée des sanctions contre l’Iran et les nouvelles coa­litions au Moyen-Orient.

 

 

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