LES INQUIÉTUDES ARABES ET LE DOSSIER NUCLÉAIRE IRANIEN

Fadhel TROUDI

Janvier 2008

DEPUIS L’INSTAURATION DE LA RÉVOLUTION ISLAMIQUE en Iran, la peur de la propagation, voire de l’exportation du chiisme jusqu’aux portes des Etats ara­bes voisins d’obédience sunnite, les relations entre les deux camps ont connues de véritables fluctuations allant du soutien, voire de l’alliance à la tension et même à la rupture des relations diplomatiques et puis la guerre. Ces tensions répétées trouvent leur origine dans ce qu’il convient d’appeler les clivages entre chiites et sunnites en particulier et dans la difficile cohabitation entre l’espace arabe et l’espace musulman plus généralement.

La crise du nucléaire iranien aggravée par l’intransigeance des officiels iraniens et le bras de fer entre Téhéran et les Etats-Unis a suscité bien évidemment une inquiétude croissante des voisins arabes sunnites de l’Iran, à savoir les monarchies arabes du Golfe traditionnellement proaméricaine. Cette inquiétude est d’autant plus croissante que depuis l’élection de l’actuel président Ahmadinejad, les relations de l’Iran en plein regain nationaliste avec ses riches voisins pétroliers se sont ample­ment dégradées, alors que son prédécesseur Mohamed Khatami avait lui tenté et presque réussi à resserrer les liens et à dépasser les rivalités traditionnelles ancestrales entre Perses et Arabes. C’est en effet, le vieux contentieux sémantique et géogra­phique entre l’Iran et ses voisins arabes notamment avec les Emirats Arabes Unis qui cristallise les tensions actuelles. Téhéran n’a de cesse de répéter à qui veut bien entendre le caractère perse du golfe, appellation contestée par le monde qui rappelle que six Etats arabes et seule une terre perse, borde le golfe.

Lors d’un échange d’amabilités d’usage à l’issue de sa visite , l’émir du Qatar, Cheikh AHmad ben Khalifa al-Thani a félicité son hôte iranien sur son équipe de soccer, espérant qu’elle ferait la fierté de tout «le Golfe arabo-persique» lors de la coupe du monde en Allemagne. Réplique sanglante du président iranien Ahmadinejad : « j’imagine que vous l’appelez le Golfe persique quand vous l’avez appris à l’école», a-t-il rétorqué. Façon d’affirmer que l’émir formé à l’académie mi­litaire britannique de Sandhurst, était à la solde de l’ancienne puissance coloniale. Réplique de l’émir : « au fait, je vous rappelle que le Golfe appartient à tous».

Ces escarmouches sur la terminologie de l’appellation du Golfe arabe ou persi-que et ‘importance démesurée attachée à un problème de vocabulaire qui ne pré­juge par ailleurs en rien de la souveraineté des Etats sur leur territoire, en ce sens qu’il ne désigne qu’une aire géographique, politique et économique, ont longtemps caractérisées les relations de l’Iran avec ses voisins arabes.

Je vais tenter dans cette analyse de décortiquer les raisons de cette tension per­manente dans les relations entre les deux entités protagonistes et étudier en quoi le développement du programme iranien s’il venait à se réaliser, ferait peur aux Etats arabes voisins et serait par conséquent une raison supplémentaire de discorde, peut être même la plus sérieuse entre les l’Iran et les Etats arabes en général et les Etats voisins du Golfe particulièrement.

 

Les relations irano-arabes : tendances d’hier et d’aujourd’hui

Dans l’ensemble du « monde musulman », le monde arabe forme un sous-en­semble important, autant comme noyau de référence religieuse et linguistique que du fait de sa population. D’ou la nécessité de réfléchir sur l’origine des limites actuelles entre le territoire des pays arabes et celui des pays musulmans non arabo­phones, iranophones ou turcophones. L’étude de cette question renvoie à la période qui s’étend de la conquête arabe à l’instauration de deux vastes empires, l’Empire ottoman, principalement autour de la Méditerranée, et l’Empire safavide en Asie continentale, au début du XVIe siècle. La frontière sur la quelle Ottomans sunnites et Safavides chiites allaient s’affronter du XVIe au XVIIIe siècle rappelle l’affronte­ment ayant vu Grecs, ryautés hellénistiques, Romains et Byzantins s’opposer aux Perses ou aux Parthes, ce peuple d’origine iranienne, originaire de Scythie, ancienne région au nord de la mer Noire et à l’Est de la mer Caspienne. Sans vouloir revenir en détails sur cette question de l’histoire tumultueuse des relations arabo-iraniennes ou arabo-perses, plusieurs cartes et récits de guerres aident à retracer cette succes­sion d’espaces culturels et géopolitiques sur deux millénaires, mettant en évidence continuités et ruptures entre les deux civilisations.

 

L’impact de la révolution islamique et du khomeynisme sur les relations irano-arabes

La révolution islamique a mis fin à l’emprise du régime totalitaire du Shah ins­tauré en 1953. L’arrivée de l’idéologie khomeyniste a eu un impact majeur sur les pays arabes, principalement sur les pays voisins de l’Iran. Cet impact a commencé en Irak, avec l’attentat de l’Université al-Moustansiriyya de Bagdad, commis le 1er avril 1980 par un étudiant iranien, ciblant l’ancien premier ministre irakien Tarek Aziz. L’hostilité iranienne à l’égard du nationalisme arabe incarné par le parti Baath irakien a pris alors une place centrale dans l’idéologie de la république islamique. Evoquant le caractère nationaliste du monde arabe, Beni Sadr, alors ministre ira­nien des Finances et de l’Economie, déclarait le 23 décembre 1979 au journal li­banais An-Nahar: «le nationalisme arabe présente les mêmes caractéristiques que le sionisme. Il n’est en aucune manière conforme à l’Islam» (1).

Cette politique iranienne n’a pas manqué de soulever également la réaction de l’autre voisin l’Arabie Saoudite qui aurait pu tourné à un conflit armé. Téhéran dans sa tentative de disputer à cette dernière le leadership religieux, reprochait aux saoudiens particulièrement et aux dirigeants des monarchies du Golfe plus généra­lement de s’être éloignés des préceptes de la religion musulmane et d’être des alliés des Etats-Unis et d’Israël dans la région. Ce pourquoi dès l’instauration du régime islamique en Iran, le hadj annuel aux lieux saints musulmans de la Mecque et de Médine est devenu l’occasion d’affrontements récurrents entre pèlerins iraniens et policiers saoudiens.

Arguant de son caractère obligatoire pour l’accomplissement du rite, les pre­miers ont fait de l’«exécration des « païens» l’occasion de vilipender la famille des Al Saoud. et ses «parrains américains». Les saoudiens prônaient alors la fermeté vis-à-vis d’une politique iranienne considérée comme agressive qui non seulement ne désarmait pas mais qui s’attaquait également aux fondements mêmes de la dynastie des Saoud, à savoir leur capacité à gérer seuls les sanctuaires de l’Islam comme l’ex­pliquait Mohammad Réza Djilali (2). La stratégie explique-il a alors servi à contrer les partisans de l’Occident qui voulaient dissuader les Musulmans.

De son côté l’Arabie Saoudite, premier producteur mondial de pétrole a cherché par tous les moyens à affaiblir la révolution islamique et à stopper sa marche vers les pays arabes. N’a- elle pas profité de l’affaiblissement de l’Iran dans sa guerre avec le voisin irakien pour créer le Conseil de Coopération du Golfe (CCG), cette alliance politique et économique un peu floue avec le Koweït, le Qatar, le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le sultanat d’Oman le 12 novembre 1981. En outre dans le but d’éviter le renouvellement des évènements tragiques comme ceux de juillet 1987 à la Mecque, l’Arabie Saoudite a décidé de réduire le nombre des pèlerins ira­niens. Ce problème demeure d’ailleurs jusqu’à maintenant une source permanente de tension entre les deux pays depuis plus de 20 ans, en ce sens qu’il se renouvelle quasiment à chaque année à l’occasion du hadj. Cette situation de tension perma­nente a eu pour conséquence, la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays le 26 avril 1988.

Outre les pays voisins du Golfe, la politique iranienne a eu aussi des ramifica­tions importantes dans d’autres pays arabes de la région. Au Liban par exemple, le régime iranien a relativement réussit à exporter sa révolution islamique. Il faut souligner ici que le rôle de ce «pays martyr» et de la Syrie demeure d’une grande importance dans le contexte actuel du conflit israélo-palestinien. C’est en effet, la Syrie qui a donné le feu vert à la participation de l’Iran au jeu libanais, ce rôle iranien se nourrit en effet de l’alliance stratégique entre le Liban et la Syrie. Il faut dire que depuis le début de la révolution islamique, Téhéran a parfaitement compris l’importance du Liban dans la réalisation des desseins politiques iraniens. Le Liban a abrité la communauté chiite, notamment la résistance arabe Amal (espérance en arabe), qui est la principale organisation politique et militaire fondée par le chiite l’Imam Musa al-Sadr.

Ce mouvement, influencé par la révolution islamique de 1979, a une vision na­tionaliste de l’Islam et se bat pour conforter la position de sa communauté chiite au sein de l’Etat libanais. En somme, la position politique iranienne au Liban est de­venue primordiale. Comme l’écrivait Mohammad-Réza Djilali : « le khomeynisme fait aujourd’hui partie intégrante du paysage politique libanais ».

Le Hezbollah comme noyau central du projet iranien dans la région

Depuis sa création au début des années 1980, le Hezbollah (le parti du Dieu) a parfaitement servi les intérêts iraniens, même s’il est tout à fait simpliste de consi­dérer uniquement ce parti comme un pion de Téhéran ou un simple « commando iranien » selon l’expression de l’ancien ministre israélien de la Défense, Amir Peretz.

En effet, une telle lecture si réductrice résiste peu à une analyse sérieuse, en ce sens que le Hezbollah est avant tout un parti libanais qui entretient une relation dialec­tique et stratégique avec l’Iran, tout comme Israël entretient des relations analogues avec les Etats-Unis.

Cette relation s’est nouée dans la foulée de l’invasion israélienne du Liban, en 1982. L’Iran a alors eu la conviction profonde, que pour garder des chances de suc­cès de sa politique libanaise, il faudrait franchir le pas de la radicalisation islamique dans sa confrontation avec Israël. Le terreau de la communauté chiite, occupé par l’Etat hébreu au sud du Liban va se révéler très fertile grâce notamment à l’existence d’une base religieuse et identitaire commune: le chiisme. Les prises d’otage lui ont permis de négocier en 1985 l’achat de matériels militaires aux Etats-Unis, essentiels à son effort de guerre contre l’Irak. L’opération est connue sous le nom d’« Iran-gate ». Très vite, les succès de la résistance islamique au Liban, ont confortés l’Iran dans sa stratégie libanaise. Stratégie couronnée de succès, lorsque en mai 2000, le Hezbollah s’est prévalu d’avoir été le premier à avoir forcé Israël à annoncer un re­trait unilatéral et inconditionnel du Liban, du jamais vu depuis 1948. C’est même pour certains observateurs l’unique défaite israélienne depuis sa création.

La récente victoire de ce même Parti contre l’armée israélienne (juillet 2006) n’a fait que renforcer les Iraniens à continuer dans le même chemin. En effet, l’Iran sait résolument que pour devenir une puissance régionale respectée, il lui faut absolu­ment se positionner par rapport à la question centrale du Moyen-Orient, ce que fait Téhéran depuis plus d’un demi siècle, à savoir le conflit israélo-palestinien. L’actuel Président Ahmadinejad n’a rien inventé de cette politique, il ne fait qu’appliquer une stratégie vieille de quelques décennies, inaugurée par ses prédécesseurs en tête desquels le guide de la révolution Khomeiny.

Sur ce plan, le Hezbollah l’a bien servi, mieux, il lui a permis d’effectuer une percée dans l’opinion publique sunnite, majoritaire dans le monde arabe, d’autant plus prompt à saluer les victoires de ce parti et la résistance de l’Iran face aux Etats-Unis et au monde occidental qu’elle a été frustrée par tant de défaites et d’humilia­tions cumulées par les régimes et les armées arabes.

Qu’on le veuille ou pas, le chef charismatique du Hezbollah, Hassan Nasrallah est adulé dans la région. Il est le seul dans cette région à avoir mis en échec les des­seins ou les objectifs d’Israël et de son allié stratégique, les Etats-Unis. La majorité sunnite du monde arabe n’a jamais regardé l’origine ethnique ou religieuse de celui qui résistait à l’agresseur étranger Saladin (3) qui a repris Jérusalem aux croisés n’était-il pas
kurde ?

Jouer sur le registre du rejet du chiisme ne permet pas aux régimes arabes, im­puissants à donner la moindre victoire à leurs opinions, de contrer la volonté de puissance régionale de l’Iran qui ne se dément plus. A telle enseigne que même al-Qaida, qui s’est lancé dans des attaques anti-chiites en Irak, appelle aujourd’hui à l’union de tous les musulmans contre Israël notamment à la suite de son offensive meurtrière au Liban à l’été 2006.

Le Hezbollah est ainsi l’élément clé du réseau d’alliances noué par Téhéran dans son projet régional qui se heurte à la grande stratégie américaine au Moyen-Orient, connue sous le nom du Grand Moyen Orient ou Grand Moyen Orient nouveau. Le Hezbollah est également l’un des canaux du renforcement de l’alliance entre Téhéran et Damas, ce qui lui a permis de se rapprocher des Palestiniens par l’entre­mise des mouvements islamiques notamment le « Hamas » et à moindre mesure le « Djihad islamique ». Cette alliance a mis au grand jour les limites de la puissance militaire israélienne ou le principe de l’invincibilité de Tsahal.

Cette dernière en déclenchant une violente offensive contre le sud libanais, pen­sait tout simplement s’attaquer à ce qu’elle croyait être le « maillon faible » de la chaîne d’alliance iranienne dans la région, c’est à dire le Hezbollah, avec le succès qu’on connaît

En conclusion, je dirai que tant que la carte du Hezbollah se révélera gagnante sur le plan militaire, l’Iran continuera de l’appuyer en faisant toutefois attention à ne pas perdre le contrôle de la situation. Elle continue si brillamment d’utiliser son influence grandissante au Liban notamment auprès des sunnites comme une carte essentielle -même si elle n’est pas la seule pour faire accepter son droit au nucléaire.

 

L’Iran pèse lourd en Irak

Parmi les multiples directions de la politique régionale de la République isla­mique, le Moyen-Orient et particulièrement l’Irak, figure en bon rang. Pays voisin pour le meilleur et pour le pire, l’Irak instable est aujourd’hui au coeur de la straté­gie régionale iranienne. Pour le régime iranien, qui se veut le protecteur de millions de chiites à travers le monde, la majorité chiite d’Irak constitue un levier naturel d’action chez le voisin irakien. Ainsi le chef radical chiite Moqtada Al-Sadr, dont le parti s’est imposé aux termes des élections irakiennes du 15 décembre 2006, est devenu un enjeu majeur de la politique irakienne de Téhéran.

Profitant de la guerre américaine en Irak, de la victoire de l’alliance chiite unifiée aux élections législatives, de l’éclatement de la scène politique irakienne, Téhéran excelle à jouer des divisions irakiennes, il pèse aujourd’hui lourdement dans ce pays. L’invasion américaine de l’Irak a créé un boulevard pour les ingérences iraniennes. Aujourd’hui l’Iran dispose de plusieurs pions même au nord du pays chez les Kurdes en infiltrant le groupe islamique kurde (GIK), implanté dans la région d’Halabé. A en croire Walter Posch, chercheur à l’Institut d’études de sécurité à Paris, «l’Iran à toujours été présent au Kurdistan irakien». Cependant l’Iran veille à ne pas aller trop loin dans son soutien à certains groupes kurdes pour ne pas alimenter le sépa­ratisme kurde chez lui de l’autre côté de la frontière.

Même dans le camp arabe sunnite, l’Iran a tissé des liens avec AN SAR al Sunna, groupe de résistance allié d’al-Qaida en Irak. Dans le sud de l’Irak, les iraniens sur-fent sur la réislamisation imposée par des milices chiites qui ont infiltré la police et l’armée irakienne au sud du pays.

Sur ce dossier stratégique de la présence iranienne en Irak par des acteurs ira­kiens interposés, c’est le bureau du guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei qui gère le dossier depuis Téhéran et ce sont les «pasdarans» (communément appelés les Gardiens de la révolution qui sont à la manoeuvre). Les Iraniens ont également réactivé «l’OCRI», l’Organisation pour la communication de la religion islamique, mise en sommeil quelques années plus tôt la présidence du réformateur, le modéré Mohammed Khatami. Cette organisation compte sur des milliers d’Iraniens vivant sur place notamment dans les villes saintes du chiisme comme Nadjaf et Karbala.

L’Iran cherche en effet à éviter l’émergence d’un nouvel Irak hostile comme ce fut le cas avec celui de Saddam Hussein. Néanmoins, Téhéran ne veut pas d’un ef­fondrement total de l’Irak, car on redoute la propagation auprès des minorités non perses en Iran particulièrement les minorités arabes. En conclusion, la République islamique d’Iran est devenue incontournable en Irak en ce sens qu’une pacification durable passe indiscutablement par Téhéran. Ce pourquoi, l’Iran veut monnayer

une éventuelle normalisation en Irak contre des concessions sur le nucléaire et une reconnaissance de ses intérêts stratégiques dans la région. Pendant que l’Iran avance ses pions, le monde arabe reste silencieux, paralysé, comme au bord d’un cata­clysme. Ce qui augmente les craintes des pays arabes de se trouver acculés à cette éventualité.

 

Les craintes des pays arabes

Le Liban reste à la merci des frappes israéliennes, et la Palestine au bord du cha­os. La solution du conflit israélo-palestinien s’éloigne d’un jour à l’autre. La guerre civile s’étend en Irak et personne aujourd’hui ne peut prévoir ses conséquences non seulement en Irak mais dans la région entière. Les Talibans reviennent en force en Afghanistan, ce qui a d’ailleurs obligé le président Kharazaï d’appeler récemment au dialogue avec ces mêmes talibans qui ont par ailleurs si non refusé, du moins ont conditionnés l’ouverture de ce dialogue au départ des forces étrangères du pays. Pendant ce temps le monde arabe reste spectateur d’une situation qui le dépasse. Que ce soit au Caire, à Riyad ou à Amman, le sentiment qui domine, c’est la han­tise de voir le monde arabe livré en pâture à un conflit général d’une autre nature dont il serait assurément la première victime.

 

Cette conflagration annoncée opposerait d’un côté les Etats-Unis et son allié de toujours Israël et de l’autre un Iran chiite de plus en plus radical qui instrumentalise ses clients libanais et palestiniens, apportant son soutien idéologique, financier et militaire. L’objectif étant clairement établi : mettre fin à la suprématie sunnite dans la région.

L’Iran se positionne aujourd’hui comme étant le seul Etat capable de s’oppo­ser à Israël, cherchant ainsi à dépasser auprès des opinions arabes, le conflit entre sunnites et chiites. Plus grave encore, compte tenu de la rivalité ancestrale entre les Arabes et les Perses, l’Iran veut se poser en l’unique défenseur du monde arabe et musulman contre Israël. Un grand nombre d’Arabes ont le sentiment aujourd’hui que l’Iran tient tête à l’Occident et aux Etats-Unis, alors que leurs dirigeants cè­dent systématiquement au diktat des Américains. Téhéran est bien conscient de cette cassure entre les dirigeants arabes et leurs peuples et s’efforce de l’exploiter à son avantage. Aujourd’hui, Téhéran développe plus de rhétorique pro-palestinienne que l’ensemble des Etats arabes réunis.

Portée par la richesse pétrolière et l’augmentation historique du prix du ba­ril avoisinant aujourd’hui le seuil psychologique de 100 dollars, l’émergence de la puissance iranienne paraît comme inéluctable. La réussite militaire du Hezbollah face à Israël et l’intransigeance iranienne sur son dossier nucléaire sont autant de facteurs d’une puissance iranienne émergente.

La Syrie rejetée par la France et menacée par les Etats-Unis a fini par choisir son camp en passant une alliance contre nature avec l’Iran chiite. Il faut dire que chaque jour qui passe, augmente les craintes arabes de voir l’Iran pousser encore un peu plus ses pions dans le monde arabe. Il faut dire que depuis la Révolution islamique, les rivalités historiques entre arabes et iraniens se sont exacerbées. Depuis cette date, les dirigeants arabes ont vécu dans la crainte permanente de voir l’Iran céder à la tentation d’exporter son modèle révolutionnaire.

Cette peur était d’ailleurs une des sources de la guerre Iran Irak de 1980 qui a mis en exergue le soutien total des Etats arabes à Saddam Hussein exception faite de la Syrie, seule capitale arabe qui avait soutenu la République islamique dans sa guerre contre le voisin irakien en 1980.

Le sentiment qui prédomine au sein de la classe politique arabe, porte sur le fait qu’en définitive c’est un Etat chiite qui pourrait devenir le premier pays musulman de la région à mettre au point sa propre bombe atomique, et pas un Etat sunnite, comme l’Egypte qui nourrissait depuis toujours ce rêve.

Si les Etats arabes redoutent l’idée d’un Iran chiite nucléarisé, ils redoutent éga­lement l’option militaire qui pourrait être mise en oeuvre par les Etats-Unis ou Israël, qui se traduirait par des représailles iraniennes sur les bases américaines dans la région notamment à Qatar qui abrite le CENTCOM, le commandement amé­ricain pour le Golfe, et à Bahreïn. A cela s’ajoute la crainte que la crise ne déclen­che le ralliement de leurs propres populations chiites à Téhéran. En effet les pays du CCG, régis par des majorités sunnites mais comportant de fortes populations chiites, à l’exception du Bahreïn, à majorité chiite, redoutent les troubles civils qui pourraient constituer une source sérieuse de déstabilisation de ces régimes.

Plus stratégiquement, les pays de la région notamment ceux exportateurs de pétrole, redoutent le blocage du détroit d’Ormuz entre le Golfe arabo-persique et le Golfe d’Oman, par où transite la majeure partie des exportations de pétrole de la région. Il est vrai que l’Iran contrôle la plus importante et la plus sensible voie énergétique du monde, qualifiée par l’ancien chah d’Iran comme étant la «veine ju­gulaire de l’Occident». Ils redoutent la possibilité d’exister désormais dans l’ombre d’un puissant voisin doté d’une grande force conventionnelle et peut être désormais d’une capacité nucléaire. Certains ont également exprimé leurs inquiétudes quant à un risque d’accident nucléaire sur le modèle de celui qui a touché Tchernobyl, il y a plus de vingt ans. Rappelons que le réacteur nucléaire de Bushehr, en Iran est plus proche de Dubaï que de Téhéran.

 

L’Arabie saoudite en tête de pont de la résistance anti-iranienne

Après la fin de l’Irak du défunt Saddam Hussein, l’Iran se sent toujours encerclé notamment les trois puissances sunnites hégémoniques : la Turquie, le Pakistan et bien évidemment l’Arabie saoudite qui est aujourd’hui en deuxième ligne dans le conflit millénaire qui oppose les deux familles de l’Islam : le sunnisme orthodoxe de la famille wahhabite et le chiisme duodécimal dans sa version persane (4).

Le royaume wahhabite dont les forces armées sont traditionnellement faibles notamment pour éviter qu’elles ne constituent un facteur de coup d’Etat, est de plus en plus efFrayé à l’idée de voir l’Iran accéder au rang de puissance nucléaire, d’autant que l’Arabie saoudite aurait un moment donné examiné l’option nucléaire comme un moyen de dissuasion dans un Moyen-Orient explosif et instable. Riyad estime en effet que la détention de l’arme nucléaire par l’Iran ne ferait qu’accroître les risques dans la région et notamment le risque de prolifération nucléaire. Les responsables saoudiens déclarent à qui veut entendre que l’Iran n’a pas besoin de la bombe pour être une puissance régionale. L’Arabie saoudite craint un effet « domi­no » dans la région en cas de frappes américaines contre l’Iran, scénario qui obligera l’Arabie saoudite à adopter une position très ferme à l’égard de Téhéran. Riyad qui a averti qu’un conflit dans la région ne sera certainement pas limité, pourrait même prendre la tête d’un conflit sunnito-chiite dans la région.

Le royaume wahhabite, refuse l’idée d’un Iran puissance nucléaire, d’autant que l’Arabie saoudite avait envisagé l’option nucléaire avec son allié de toujours, le Pakistan.

Ces deux pays auraient même signé un accord secret de coopération nucléaire basé sur un échange de technologie nucléaire, en échange de pétrole bon marché fourni au Pakistan.

Selon Simon Henderson, analyste réputé du Washington Institut, l’Arabie saoudite, dès les années 1980, envisageait une stratégie consistant à contribuer au financement de deux programmes distincts mais non moins complémentaires, l’un arabe, l’autre musulman : un programme avec l’Irak baathiste, coopération deve­nue caduque après l’invasion du Koweït par l’Irak et sa conséquence directe, la guerre du Golfe. L’autre programme a été mené en coopération avec le Pakistan dans lequel Abdul Qadeer Khan « le père de la bombe pakistanaise » avait joué un rôle déterminant. Ce projet a fini par avorter sous les pressions américaines qu’in­dépendamment de ses soucis de prolifération, les craintes de Washington portaient surtout sur le fait qu’on ne peut exclure une radicalisation des deux régimes saou­diens et pakistanais, ce qui explique aujourd’hui le soutien affiché des Etats-Unis au Président Moucharref considéré comme un rempart contre les islamistes pakista­nais très virulents il faut le dire contre la politique de Moucharref, depuis qu’il s’est aligné sur la politique américaine de lutte contre le terrorisme, inaugurée après les attaques d’al-Quaida aux Etats-Unis.

D’autres Etats arabes ont été également montré du doigt comme désirant dé­velopper un programme nucléaire. C’est le cas notamment de l’Egypte, signataire du traité de non prolifération (TNP) depuis 1982 et de son protocole additionnel depuis 1996. L’Egypte a même commencé des essais dans les années 80 et 90. D’autres, soupçonne l’AIEA, ont pu être réalisés plus récemment. Les déclarations des officiels égyptiens notamment d’Ahmed Abou Gheit, ministre des Affaires étrangères, refusant le 27 août 2005 de signer le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), déclarant qu’il revenait d’abord à Israël de signer le traité de non prolifération nucléaire.

De l’autre côté, au Maghreb, certaines interrogations demeurent. Il en est ainsi du cas de l’Algérie soupçonnée également de vouloir se lancer dans une course nu­cléaire dès 2004. Les pressions discrètes des Américains ont permis de mettre en lu­mière l’activité des deux principaux réacteurs nucléaires de Nour et Salam et d’Aïn Oussara près d’Alger d’une puissance estimée de 15 mégawats, capable de produire entre 3 et 5 kilos de plutonium, ce qui suffit pour fabriquer une bombe nucléaire.

Le département américain, sur les conclusions d’un rapport établi par les servi­ces secrets espagnols en août 1998, mentionnant l’existence d’installations capables de produire du plutonium de type militaire, estime que la volonté algérienne d’aller dans ce sens est très sérieuse et va jusqu’à affirmer que le programme militaire algé­rien se trouve aujourd’hui à un stade très avancé. Ceci ne manque pas de susciter les inquiétudes dans plusieurs capitales notamment en Europe du Sud, mais égale­ment dans les autres pays arabes dans la mesure où l’Algérie est suspectée de vouloir devenir la première nation arabe à posséder l’arme nucléaire, après le précédent constitué par la première « bombe islamo sunnite » pakistanaise.

Si souvent on relève une dissonance forte entre les positions occidentales et américaines sur les questions du Proche-Orient, ce n’est pas du tout le cas pour le dossier iranien. L’Arabie saoudite mène cette offensive contre l’Iran perse, qui reste finalement mal perçue et vue comme une puissance impérialiste au même titre qu’Israël ou les Etats-Unis.

On le voit, l’Iran, tant sur son dossier nucléaire que sur l’épineuse question des droits de l’Homme, n’est pas le seul dans ce cas. Il est même loin d’être le pire Etat dans ce domaine, et de l’autre côté, les Etats-Unis ne sont pas en position de donner des leçons dans ce domaine. Dès lors la focalisation sur la République islamique, ne peut être vue que comme l’expression d’une volonté politique d’ins-trumentalisation de cette question dans le dossier nucléaire.

Cela permet de justifier un des principes de la politique américaine: ne pas accorder les mêmes droits à tous les Etats en fonction de la façon dont Washington apprécie ou pas leur politique interne. La position américaine sur le dossier nu­cléaire iranien sur fond de diabolisation bien orchestré par les médias américains et européens, n’échappe pas à cette règle. Les Etats-Unis tiennent en effet un double langage en refusant aujourd’hui à la République islamique ce qu’ils accordaient hier à la dictature du Shah.

L’Iran a largement normalisé ses relations avec les les Etats voisins du Conseil de Coopération du Golfe, dont Dubaï et les Emirats arabes unis sont même devenus l’un de ses tous premiers partenaires commerciaux. Téhéran à rétabli des relations diplomatiques complètes avec l’Irak en septembre 2004, rompues après la guerre Iran Irak en 1980. Ses relations en devenir en dépit d’un rapprochement relatif avec l’Egypte sous la présidence de M. Khatami (5) sont aujourd’hui affectées par

 

les préoccupations suscitées essentiellement par le programme nucléaire iranien et accessoirement par la récupération iranienne des îles Tonbs et Abou Moussa sur lesquelles Téhéran revendique la souveraineté. Les pays arabes, se limitant au rôle du spectateur dans le conflit opposant l’Iran aux Etats-Unis, ont peur et doutent des vrais objectifs iraniens. L’intervention iranienne en Irak, leur sert d’exemple pour mesurer la capacité de nuisance de l’Iran non seulement vis-à-vis de ses voisins, mais également dans la région. En cas de conflit militaire ouvert avec les Etats-Unis, qui ne sera pas de l’avis général un conflit limité, tous les pays de la région en subiront les retombées. Même la solution pacifique n’arrange guère les pays arabes voisins, étant donné que l’Iran s’arrogera le rôle dirigeant dans les affaires régionales, no­tamment dans les dossiers phares palestiniens et irakiens. Les pays arabes craignent en effet que l’objectif iranien, en enrichissant son uranium, ne soit pas seulement de faire face à Israël, mais surtout de s’imposer comme une puissance indiscutable dans la région, c’est à dire comme une puissance de coercition à leur endroit pour leur imposer ses vues.

 

* Chercheur à l’Université de Paris XII-Val-de-Marne et vice-président du Centre d’Études et de Recherches Stratégiques du Monde Arabe — Paris.

 

 

Notes

 

(1) Voir l’ouvrage de Nicolas Firzli: le conflit irako iranien

  • Mohammad-Reza Djilali, dans l’écrit Diplomatie islamique: Stratégie internationale du Khomeynisme
  • En arabe Salah al-Dïn Yûsuf ibn Ayyûb (takrit, Mésopotamie, 1138 -1193) Général d’origine kurde, vizir du calife fatimide d’Egypte, il se proclama sultan en 1174, conquit la Syrie, annexa la Mésopotamie et le Hedjaz, l’actuelle Arabie Saoudite. L’histoire lui retiendra ces multiples victoires sur les croisés : prise de Tibériade

Bataille de Hatti, prise de Jérusalem. Considéré dans le monde chrétien comme un modèle de courage et des vertus chevaleresques, il fit également un des grands redresseurs de l’Islam par des mesures destinées à lui donner de nouvelles forces matérielles et morales.

  • Voire à ce sujet Y. Carmon, Y. Mansharof, H. Varulkar et Y. Yehoshua: le Moyen-Orient en voie de collision: la position saoudienne, Middle Est Media Research Institue (MEMRI), Enquêtes et analyses, no.319, 31 janvier 2007.
  • Ce rapprochement ne s’est pas traduit par la réouverture d’ambassades, les plus hauts dirigeants du régime iranien refusaient le changement de nom de la rue Khaled-Eslambouli de Téhéran (nommé d’après l’auteur de l’attentat contre l’ancien Président Sadate).

 

 

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