Les géostratégies occidentales, et le problème iranien

Jean-François CUIGNET

Chercheur indépendant et officier de l’armée de terre, il s’intéresse à l’Iran depuis plusieurs années, sujet auquel il a publié plusieurs articles.

L’auteur tient à préciser que ses réflexions sont personnelles, et qu’elles n’engagent en aucun cas le Ministère de la défense auquel par ailleurs il appartient.

Mai 2009

Il est nécessaire de porter un regard neuf sur les stratégies mises en œuvre par l’Occident en général et par la France en particulier face au problème iranien. Le problème est extrêmement complexe, les responsabilités des dirigeants immenses et le devoir de prudence prévaut dans tout jugement hâtif. La diplomatie est actuellement la seule voie employée par les Etats-Unis et la France, et il faut s’en réjouir.

Seule l’histoire jugera et pourra se permettre de critiquer. Actuellement rien n’est certain. Pourtant l’arrivée du Président Barack Obama à la Maison-Blanche laisse augurer une nouvelle ère des relations internationales. Elle pourrait donner un grand succès à la nouvelle équipe américaine en prenant une autre direction stratégique, car celle que nous connaissons aujourd’hui ne peut que conduire à l’affrontement armé.

Le processus de montée aux extrêmes

La guerre par essence est un duel dans lequel chacun des adversaires tente de faire plier l’autre à sa volonté. Le bras de fer auquel on assiste depuis des années entre l’Iran et l’Occident conduit tout droit à la guerre. Il s’agit d’un processus bien connu dans la nature humaine. D’incident en incident, d’incompréhension en incompréhension, se tisse une trame qui débouche sur la guerre, impliquant le gouvernement, le peuple et le général commandant les armées, comme le souligne Clausewitz.

Dans le cas présent, l’incompréhension entre les deux camps est totale, les in­térêts bien réels et la tension monte sensiblement mais régulièrement, avec une mesure certaine et un contrôle qui témoignent de la conscience des enjeux pour la paix.

L’arrivée de Barack Obama est une occasion de rupture avec la politique précé­dente, même s’il ne faut pas croire aux miracles dans ce domaine.

Début février 2009, on a pu assister à un fait sans précédent depuis des années : chacun des présidents américain et iranien a tendu une main à l’autre camp, cha­cun demandant à l’autre, il est vrai, de passer aux actes pour changer d’attitude et prouver sa bonne volonté.

Dans un processus de montée aux extrêmes, comme le décrit René Girard dans « achever Clausewitz », il n’existe que deux issues. Soit c’est la guerre, soit l’un des deux camps en présence se retire.

Or, dans la situation actuelle, qui est par essence une montée aux extrêmes, seul l’Occident, voire même seuls les États-Unis peuvent se retirer de ce processus belli­queux. En effet, l’Iran est absolument encerclé par des pays où sont implantées des forces américaines, à commencer par l’Irak et l’Afghanistan, et sans oublier la Vème flotte américaine dont la puissance à elle seule force le respect.

Israël ne prendra pas le risque d’intervenir en Iran sans avoir le soutien des EU. C’est une idée contestable, mais appuyée sur des observations historiques et des partages d’intérêts communs. En outre, on n’attaque pas un pays s’il n’existe pas d’intérêt réel en cause. Un pays, et à fortiori encore moins une démocratie, ne sacrifie pas inutilement la vie de ses enfants.

L’absence de frontière commune entre les deux pays donne peu de crédit à une frappe unilatérale, quelle que soit la donne nucléaire. On ne peut en effet oublier que la détention de l’arme par Israël n’est un secret pour personne, sauf pour la diplomatie israélienne.

Le président américain a d’autres priorités que de mener son pays à une guerre de plus. Il doit sauver la puissance économique de son pays avant tout.

De son côté, le président iranien doit songer à sa réélection éventuelle. Il pour­rait profiter d’un rebond dans l’opinion publique s’il obtenait enfin un résultat probant avec les États-unis, qui lui permettrait de la sorte de justifier ainsi toute sa politique passée.

La Maison-Blanche n’a pas les moyens d’un conflit. Son armée connaît des difficultés en disponibilité de personnel et l’envoi régulier de réservistes de la Garde nationale en Afghanistan, le prolongement des mandats des soldats en place en témoigne. Cela ne semble d’ailleurs pas à l’ordre du jour.

L’Iran ne peut pas se retirer de ce bras de fer. C’est une question de fierté natio­nale. C’est dur à admettre, et il est probable que nombre d’Occidentaux et d’Ira­niens pensent que le président Ahmadinejad pourrait lever le doute sur les objectifs réels du programme nucléaire iranien. En fait il ne le peut sans doute pas. Son ob­jectif final n’est pas de détenir ou non la technologie nucléaire ou l’arme atomique ; l’objectif stratégique de l’Iran dans cette montée aux extrêmes est la reconnaissance de sa puissance. La ligne stratégique « nucléaire militaire » n’est une ligne d’opéra­tions, avec une part de risque, une part de bluff7 et de démonstration de force.

Faut-il le rappeler ? Officiellement, et jusqu’à preuve du contraire, l’Iran n’a pas de programme nucléaire.

L’Iran est une puissance. C’est un fait -contesté certes- mais il faut rappeler les réalités de l’Iran du XXIème siècle : puissance démographique, puissance spatiale depuis peu, puissance du fait de sa position géographique à un carrefour du monde, du fait du nombre des voisins, de son indépendance culturelle et identitaire, du niveau de formation intellectuelle de sa population et enfin puissance car détenteur des secondes réserves connues en pétrole et en gaz.

Le président Ahmadinejad l’a rappelé dans son discours début février, après avoir énuméré les technologies détenues par l’Iran : « l’Iran est une grande puis­sance. »

En fait, la situation actuelle est biaisée par rapport à ce que croyaient les Etats-Unis jusqu’ici. Ils pensaient pouvoir faire plier l’Iran par une démonstration de force, en les contraignant sur le plan économique par le biais d’un embargo qui s’avère limité, inefficace voire contre-productif, car renforçant le sentiment de vic­time des Iraniens.

Innover dans les modes d’action stratégiques

Il faut faire une approche philosophique le la guerre pour s’apercevoir qu’il n’est plus pensable pour un pays occidental d’envahir un pays pour le conquérir comme ce fût le cas pendant des siècles. Cela limite ipso facto le pouvoir des armes. La puis­sance des armes se réduit donc à faire taire d’autres armes, soit par la dissuasion, soit par la force.

De ce fait, la stratégie occidentale est réduite dans ses moyens d’action.

Il faut donc imaginer de nouveaux moyens dans la stratégie employée par les Etats-Unis dans la crise avec l’Iran, et sortir de l’effet de peur que soutiennent les médias en prenant du recul.

Quel est le but des Etats-Unis en Iran ? Quel est l’objectif stratégique, l’état final recherché ? Il ne peut y en avoir qu’un : trouver dans l’Iran un partenaire fiable en terme d’approvisionnements pétroliers et gaziers et qui ne représente pas de menace pour ses voisins.

Cela résume l’objectif autorisé par les populations des démocraties occidentales dans les contraintes de l’ONU et acceptées par tous. Si possible, ce partenaire doit être contrôlable et ne menacer en rien les intérêts américains et israéliens.

La menace militaire américaine est employée depuis la révolution nationale. Elle a peut-être eu des effets, mais on peut quand même en douter. Elle n’a pas empêché et pourrait même avoir encouragé l’Iran de commencer un programme nucléaire militaire qui, rappelons-le, n’a été connu que suite à des dénonciations.

La pression économique, avec les embargos divers a été peu efficace, voire contre-productive, renforçant le sentiment national, et n’empêchant pas l’Iran de disposer de ressources budgétaires importantes. Compte tenu des mesures prises, et en considérant les effets collatéraux, cet embargo n’a pas donné de résultat satisfai­sant. En outre, le fait d’interdire les investissements lourds en Iran donnera un jour ou l’autre une cohésion nationale de grande envergure, fondée sur la frustration de ne pas pouvoir disposer des richesses naturelles du pays obligé depuis longtemps d’importer de l’essence raffinée et du gaz pour sa consommation nationale.

Il n’est pas certain qu’un blocus ou un embargo ait pu, une fois dans l’his­toire des conflits, permettre d’atteindre les objectifs stratégiques fixés. Cela peut permettre de soutenir un effort majeur fait par ailleurs, mais ne peut emporter la décision pour une opération de grande envergure.

La séduction politique ne fonctionne pas avec l’Iran. Il faut se rappeler la force de son identité, âprement défendue, gagnée sur l’étranger qui a soumis les Iraniens pendant trop longtemps sans jamais leur retirer leur identité et leur fierté. Tiraillé entre l’Occident et la Russie puis l’Union soviétique, l’empire ottoman puis la Turquie, rien n’a jamais éteint le sentiment national, indissociable des identités chiite et persane. On ne peut réduire l’Iran à un mot et surtout pas « voyou ».

Pour parvenir à leurs fins, les Etats-Unis ont choisi de faire monter la pression, par la menace militaire. Il serait sans doute préférable de renverser complètement la direction prise pour atteindre le résultat escompté, plutôt que de continuer sur une voie qui ne mènera qu’à la fabrication d’un nouveau chaos sur le modèle irakien.

En effet, si on considère la légitimité des intérêts américains, il faut aussi recon­naître le besoin iranien de reconnaissance de sa puissance, et respecter les Iraniens. Après tout, quel que soit l’avis de certains, l’Iran est un État souverain, qui connaît la paix dans ses frontières, dont le gouvernement est légitime et légal selon les lois du pays. A ce titre, il a son siège aux Nations unies et doit être respecté comme tout État souverain. Il n’a agressé aucun pays depuis des décennies, voire des siècles, sinon par les discours de ses dirigeants qui trouvent par là un moyen de renforcer la cohésion nationale, de rejeter le régime renversé et de tourner les yeux vers l’étran­ger plutôt que sur les problèmes intérieurs.

Cette tactique vieille comme le monde est aussi employée par Israël pour des raisons comparables.

Il est vrai qu’avec Israël, le président iranien a outrepassé les limites du « diplo­matiquement correct ». Il a les cartes en main pour faire taire cette stratégie, mais comme il n’en a pas intérêt, il continue à entretenir cette illusion que serait la haine entre les deux puissances non-arabes et non-sunnites de la région. C’est finalement bien pratique, mais c’est un jeu dangereux.

Renverser la tendance, qu’est-ce que cela peut signifier ? Il s’agit, sans renon­cer à l’objectif stratégique, de définir de nouveaux moyens d’action, de nouveaux objectifs tactiques intermédiaires qui ensemble permettront d’atteindre l’état final recherché.

Il faut donc employer d’autres lignes stratégiques que celle du blocus et de la menace militaire.

Les experts économiques préciseront les domaines où il faut investir. Ce qu’il faut retenir, c’est que des opérations économiques produiront un meilleur effet que l’affrontement diplomatique et militaire. Au lieu d’une impasse, on assisterait alors à l’émergence d’un partenaire, détenteur de réserves énergétiques immenses, dont la population a un niveau d’études élevé et a achevé sa transition démographique, en bref un potentiel énorme de profit et de paix.

Les Iraniens eux-mêmes sont les plus capables de déterminer les besoins de l’Iran en termes d’investissements, afin de profiter des ressources énergétiques déte­nues et de préparer l’ère post-pétrole qui ne manquera pas d’arriver.

Il faut donc prendre des risques, mais nul ne gagne de conflit sans en prendre à un moment. Il faut faire confiance, créer des liens entre les Iraniens et le reste du monde, impliquer les autorités et les respecter pour ce qu’elles sont.

 

Sans oublier le dossier nucléaire

Le fait nucléaire n’est pas à exclure de la réflexion. C’est même l’un des enjeux de la crise. Dans ce domaine, on ne peut oublier certaines choses : l’Iran avait un programme nucléaire militaire. Ce programme serait encore d’actualité si l’on en croit les insinuations des diplomaties occidentales. Elles voudraient avoir les garan­ties de son inexistence. Cette volonté paraît légitime, mais c’est rejeter le droit de toute nation à acquérir une technologie. Et cela ne sera pas possible.

En fait si l’Iran veut se doter de l’arme nucléaire nul ne pourra l’en empêcher. C’est illusoire et diffuser une idée contraire est un mensonge.

Le danger sous-jacent au dossier nucléaire est la prolifération nucléaire. C’est l’objet du Traité de non-prolifération. Or, en se penchant sur ce traité, et en ob­servant la donne actuelle, on observe que ce traité est mort ou en passe de l’être. ll est caduque, sur bien des points. Il prévoyait, dans un utopisme surprenant un désarmement général, et pas seulement nucléaire. Il n’avait pas imaginé le cas de l’Inde qui s’est doté légalement et profite aujourd’hui d’une assistance technolo­gique occidentale contraire à l’esprit du traité, mais pas à la lettre. Il ne comptait pas non plus sur l’existence d’un autre pays « doté » avant la signature du traité et que pourrait être Israël. Et enfin, il impose à ses signataires bien peu d’avantages en contrepartie de leur décision de ne pas se doter. Curieusement, l’AIEA s’avère d’une efficacité contestée en Occident, mais qui pourtant permet de faire durer la paix. Et c’est là son seul but réel, au service de l’ONU.

Le TNP est donc caduque, et il faudrait le rebâtir sur de nouvelles bases qui ne sont pas prêtes d’être réunies. Le faire durer pourrait être un moindre mal.

Et si l’Iran avait la bombe nucléaire, cela changerait-il vraiment l’équilibre géos­tratégique ? Sans doute pas. La détention d’une telle arme confère à son déten­teur une responsabilité immense, qu’est capable d’assumer un Etat aussi stable que l’Iran. Le nucléaire est l’arme du non-emploi par excellence. Doter l’Iran donnerait un équilibre à la région et empêcherait toute agression militaire unilatérale des Etats-Unis ou d’Israël.

Même dans le dossier du nucléaire militaire il faut adopter une nouvelle posture pour dissuader l’Iran de se doter, et ce n’est pas impossible à condition de se don­ner les moyens d’un nouveau climat de confiance et d’intérêts partagés. Il ne faut pas oublier que l’Afrique du Sud a été dotée, et a volontairement cessé de l’être ; le Kazahkstan donne un autre exemple de ce que l’on peut faire pour encourager un pays à renoncer à l’arme atomique: investissements massifs et diplomatie bien­veillante ont été convaincants. Ils peuvent l’être à nouveau.

 

Une situation grave, mais une opportunité historique

Le président Obama est à l’aune d’une opportunité historique : rompre avec les stratégies passées. En renversant la tendance par rapport à ses prédécesseurs, il peut éviter un affrontement armé stérile et désastreux pour la région. Pour ce faire il lui faudra de l’audace et un sens de la prise de risque digne des plus grands stratèges. Il en semble capable et les premiers signes donnés en direction de l’Iran sont très positifs. Il ne s’agit pas pour lui de renier quoi que ce soit mais de reconnaître les erreurs passée et admettre que l’Iran est une puissance qui a un rôle à jouer. S’il ne le fait pas, la Chine pourrait le faire et les intérêts américains ne seraient pas aussi protégés que par cette nouvelle politique.

Dans cette perspective, la France a sans doute un rôle à jouer. Elle a toujours pri­vilégié la diplomatie et est un acteur majeur des relations entre Union européenne et l’Iran. Elle peut continuer dans cette voie avec une efficacité décuplée par une mise en confiance et de nouveaux investissements.

 

Notes

Il s’agit du pluriel de madrasa, voulant dire les écoles, notamment les écoles religieuses, de théologie

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