Les dernières évolutions syriennes au cœur du rapport de force international


Arnaud Froc

Consultant international

Résumé

Si la bataille contre la territorialité du califat d’Al-Baghdadi, a été gagnée par les forces syriennes et celles des forces étrangères, il n’en demeure pas moins que la capacité financière et logistique de Daesh, ses organisations structurelles et sa motivation politique n’ont certainement pas été détruites durant ces dernières opérations. En conséquence, l’organisation pourra profiter des terreaux favorables comme la frustration des populations sur les zones citées pour exporter son modèle et lancer de nouvelles opérations. De plus, le territoire syrien est le théâtre d’alliances politiques et militaires qui répondent aux intérêts fluctuants des différents protagonistes, l’organisation islamiste affiliée à Al-Qaeda, Hayat Tahrir al-Cham, Turquie, milices kurdes (YPG), forces occidentales, etc., et au détriment de la souveraineté de la Syrie qui a malgré tout résisté jusqu’à maintenant à la déstabilisation intérieure et extérieure.

Article

Le 22 mars 2019 sur le tarmac de l’aéroport de Palm Beach en Floride, le président Trump annonçait la fin de la territorialité de l’État islamique. La mise en scène est tout aussi étonnante qu’instructive. En effet, on se souvient de la solennité de l’annonce de la fin des opérations militaires majeures en Irak par le président Bush, organisée sur le pont de l’USS Abraham Lincoln le 1er mai 2003. Le président Obama resta fidèle à cette solennité dans les salons de la Maison Blanche le 2 mai 2011 suite à l’exécution de Ben Laden lors d’une opération spéciale.

Mais à Palm Beach, la mise en scène brillait par son absence de solennité ; dans le cadre d’un déplacement et avant de rejoindre son véhicule, le président Trump exhibe une carte aux journalistes avec une certaine désinvolture tout en prononçant un commentaire à peine audible couvert par le bruit des moteurs d’avions.

L’affaire est classée. Le territoire de Daesh n’existe plus.

Il se distingue une fois de plus de ses prédécesseurs. N’est-ce pas une façon de rappeler qu’il a hérité d’une situation créée par les administrations précédentes et que ses priorités ne se situent pas à 9 000 km ?

Il confirme ainsi les annonces présidentielles : le retour des troupes de Syrie, la volonté de ne plus être le gendarme du monde et la non-participation au programme de reconstruction de la Syrie.

Mais qu’en est-il réellement de la fin de ce conflit après huit années de combats extrêmement violents ?

Certes, nous pouvons nous réjouir avec l’ensemble des acteurs de la victoire militaire proclamée ces derniers jours. Cependant, il serait imprudent aujourd’hui de conclure à la disparition totale de Daesh en particulier et du Djihadisme en général.

La fin du califat islamique autoproclamé par son chef Abou Bakr Al-Baghdadi, devenu bien discret, ne doit pas faire oublier les propos du Premier ministre Theresa May au lendemain de l’attaque terroriste de Londres en juin 2017 : « Nous sommes en guerre contre une idéologie » qui, comme le souligne à juste titre le magistrat Marc Trévidic, « ne se combat pas par le code pénal ».

Il convient alors de nuancer cette victoire et de préciser qu’une bataille, celle contre la territorialité du califat d’Al-Baghdadi, a été gagnée. L’utilisation massive d’armes de haute technologie (plus de 3 0000 frappes aériennes en cinq ans), la coordination des troupes au sol et une volonté politique ont permis d’éradiquer les positions de l’État islamique, ce qui n’était pas initialement un objectif commun. On se souvient des déclarations de François Hollande et de son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.

Toutefois, on ne peut se réjouir pleinement de cette victoire tant des zones d’ombres et d’incertitudes demeurent. En effet des doutes légitimes persistent sur les effectifs réels des islamistes neutralisés. Un nombre de combattants et de cadres de l’organisation, en particulier de son chef Al-Baghdadi, sont absents de ces effectifs sans que nous puissions « officiellement » les localiser. Des membres ont pu aisément profiter des flux de réfugiés pour se noyer dans la population, des échanges de prisonniers avec les Kurdes ont aussi été organisés et il est fort probable que des militants ont déjà été redéployés dans les pays frontaliers et au-delà comme l’Asie Centrale, l’Afrique du Nord et la bande sahélo-saharienne. De ce fait, sa capacité financière et logistique, ses organisations structurelles et sa motivation politique n’ont certainement pas été détruites durant ces dernières opérations. En conséquence, l’organisation pourra profiter des terreaux favorables comme la frustration des populations sur les zones citées pour exporter son modèle et lancer de nouvelles opérations.

Mais la reprise du territoire syrien à Daesh par les Forces Démocratiques Syriennes avec le soutien des forces de la coalition ne signifie pas pour autant la reconquête totale du territoire syrien. La situation sur le terrain, même si elle apparait plus favorable au président Bachard Al-Assad, n’en demeure pas moins incertaine.

Plus d’un tiers du territoire échappe toujours au contrôle de Damas.

Au nord du pays, la province Idlib, qualifiée par Brett Mc Gurk comme la plus grande zone refuge d’Al-Qaeda depuis le 11 Septembre, ainsi que des zones dans les provinces voisines de Alep, Lattaquié et Hama demeurent toujours sous le contrôle de l’organisation islamiste affiliée à Al-Qaeda, Hayat Tahrir al-Cham (HTS). Cette organisation a réussi à créer un petit empire digne de celui de son ex-concurrent Daesh, en neutralisant, dans la province, les différentes factions rebelles non-Djihadistes dont le FLN supplétif d’Ankara. Elle a réussi à imposer une organisation politique, religieuse et mafieuse qui gère l’ensemble de son territoire. En plus des revenus qu’elle perçoit des pays donateurs ou des organisations non-gouvernementales, HTS perçoit aussi des rentes provenant de la distribution de l’eau et de l’électricité, de l’importation du carburant turc, de l’instauration de taxes et surtout des péages imposés sur le trafic commercial aux points d’accès à la province en particulier au passage de Bab Al-Hawa.

Militairement, depuis le début de cette année, l’organisation a intensifié ses opérations contre les positions de l’armée syrienne et organisé des attaques de drones contre la base russe de Hmeimim. Ces agressions vont à l’encontre de l’accord turco-russe (Accord de Sotchi) signé en septembre 2018 qui stipulait la création d’une zone démilitarisée (DMZ) contrôlée par des patrouilles de soldats turcs et russes et l’installation de postes d’observation. La signature de cet accord permettait d’éviter une offensive de l’armée syrienne sur les zones contrôlées par les rebelles et les militants islamistes. Cette offensive appuyée par les forces aériennes russes aurait eu comme conséquence l’afflux massif en Turquie de réfugiés dont un nombre certain de combattants islamistes. Du fait de la reprise des engagements militaires des islamistes de HTS, les autorités russes et syriennes reprochent à Ankara de ne pas appliquer les clauses de l’accord. Effectivement, les Turcs avaient la responsabilité du désarmement des rebelles et des groupes islamistes présent dans la DMZ qui devaient à la fois rendre leurs armes lourdes avant le 10 octobre 2018 et quitter la zone.

Nous constatons depuis quelques jours, la reprise des bombardements de l’aviation russe sur les positions de l’organisation HTS ainsi que des tirs d’artillerie depuis les positions syrienne.

L’attitude ambiguë de la Turquie vis-à-vis de ses alliés de « circonstance » dans la gestion de la reprise du contrôle de la région d’Idlib est révélateur de sa politique diplomatique et militaire : contenir les réfugiés syriens dans leur pays, lutter contre les milices kurdes (YPG), poursuivre des négociations avec la Russie. Ainsi, le président turc Erdogan a confirmé sa stratégie en affirmant qu’il « rendra la Syrie à ses propriétaires lorsque le peuple syrien se prononcera par voie d’élections ».

Elle veut devenir un acteur politique et militaire influent dans la région en maintenant sa présence sur le territoire. L’accord de Sotchi lui a permis de disposer encore plus de troupes en Syrie. Elle a ainsi renforcé sa présence déjà importante dans la poche d’Afrine qu’elle occupe depuis l’offensive menée en janvier 2018 contre les Unités de Protection du Peuple Kurde (YPG), organisation liée au Parti des Travailleurs au Kurdistan (PKK). Ankara les considère comme terroristes et refuse la création d’un Kurdistan Syrien (Rojava), s’étendant d’Afrine jusqu’à Djezireh, menaçant sa sécurité nationale. Les opérations militaires turques depuis 2016 ont pour but d’éliminer les combattants du YPG et de sécuriser ses frontières.

Toutefois, le gouvernement turc se trouve face à un dilemme par rapport à son allié américain qui considère les kurdes dont le YPG comme principal allié en Syrie. Le président Trump a clairement prévenu le président Erdogan en le menaçant de détruire économiquement son pays en cas d’offensive majeure contre les Kurdes.

Aujourd’hui, le YPG en plus d’être une force militaire avec le soutien de la coalition est une force d’occupation puisqu’elle contrôle la partie nord-nord-est de la Syrie.

En définitive, même si la territorialité de Daesh a été détruite, il n’en reste pas moins que le territoire syrien est le théâtre d’alliances politiques et militaires qui répondent aux intérêts fluctuants des différents protagonistes et au détriment de la souveraineté de la Syrie.

Ainsi, comme le constatait Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères français, « Bachard Al Assad est en train de gagner la guerre, mais il n’a pas gagné la paix ».  Certes les perspectives semblent bien périlleuses dans un pays ravagé par huit années de guerre dont le bilan est à l’image des atrocités commises : au moins 400 000 morts, un programme de reconstruction évalué à 400 Milliards de dollars, et un quart de la population syrienne a quitté le pays. Mais le vrai défi pour le président Assad est la reconquête géopolitique de son territoire.

Comme nous l’avions souligné auparavant, l’occupation de la région d’Idlib par les forces islamistes permet à Ankara de les contenir en dehors de son territoire. Mais sa principale menace réside dans l’installation d’une région autonome kurde le long de sa frontière sud dans la région de l’Euphrate orientale. Ankara pourrait finalement laisser Damas, appuyé par Moscou, reprendre les offensives militaires à Idlib ce qui lui permettrait de négocier la non création d’un Kurdistan autonome. Actuellement, les autorités militaires du YPG craignent une opération de grande envergure turco-syrienne mais le scénario d’une résolution « diplomatique » serait plus probable. Elle consisterait pour les kurdes à renoncer à l’autonomie et à créer une région semi-autonome sous le contrôle de Damas.

Ainsi, la résolution d’une menace à ses frontières sans engager une intervention armée redonnerait au président Erdogan un souffle, lui qui souffre actuellement d’un manque de popularité, observé lors des dernières élections municipales où son parti a perdu Istamboul et Ankara, lié à la crise économique que traverse son pays. Pour Damas, ce scénario aurait l’avantage de régler la reconquête du territoire sans impliquer militairement ses alliés, la Russie, l’Iran et le Hezbollah.

Ce dernier soutient Damas militairement depuis 2012 pour empêcher la chute du président Hassad qui aurait menacé ses flux logistiques depuis l’Iran. Sa participation par l’envoi de combattants a non seulement augmenté sa capacité de combat dans les zones urbaines et en territoire hostile mais aussi sa coopération interarmes avec des forces étrangères. Ses stocks d’armes ont été largement réapprovisionnés et modernisés par Téhéran. Parallèlement, l’organisation a dû recruter massivement pour compenser des pertes élevées (10 % de ses effectifs). Aujourd’hui, on estime que le Hezbollah représenterait une force permanente de 20 000 combattants.

Ainsi, l’organisation militaire est passée d’un statut de milice locale à celui de groupe armé d’intervention pouvant intervenir dans la région. Le Hezbollah a réussi par son implication dans le conflit syrien à accroitre son influence ce qui lui permet d’entretenir des relations directes avec la Russie tant sur des questions militaires que politiques, et aussi, de fournir une assistance militaire en Irak et au Yémen. Cependant, la situation économique actuelle de l’Iran, son principal allié, frappé par les sanctions occidentales sévères, risquent d’avoir un impact sur la survie de son organisation à moyen ou longue échéance et surtout de limiter la poussée iranienne vers la Méditerranée. Pour le moment, cette double menace que représente l’émergence d’un Hezbollah « nouvelle formule » et un axe chiite renforcé au nord de ses frontières, inquiète fortement Israël l’incitant à la reprise des bombardements dans ces régions. Ainsi, le Plateau du Golan pourrait cristalliser les tensions entre les belligérants d’autant plus que le président Trump a reconnu la souveraineté d’Israël sur le Golan.

Cependant, l’attitude de Trump n’est pas à l’encontre de la Syrie mais de son allié iranien. La priorité de la Maison Blanche, comme l’a confirmé le Secrétaire d’État Pompeo, reste d’endiguer l’influence de l’Iran en l’affaiblissant économiquement et politiquement.

Dans ce jeu permanent des influences au détriment de la souveraineté syrienne, la Russie apparait comme le garant de la stabilité régionale. Les commentateurs sont unanimes pour affirmer que Poutine est sorti vainqueur de ce conflit et du rôle essentiel que joue la Russie sur la scène internationale. La stabilité de la région demeure un impératif pour empêcher la création d’un foyer de tension dans l’Asie Centrale d’autant plus que des ressortissants du Caucase font partie des unités rebelles djihadistes.

Le président Russe a réussi à imposer le principe de préservation de l’organisme étatique syrien, à sécuriser ses bases militaires de Tartous et de Lattaquié préservant ses intérêts en Méditerranée et à rendre le processus d’Astana comme un processus de stabilité pendant que la stratégie de l’occident se limitait à une volonté de procéder au changement de régime comme unique sortie de crise. Le résultat est sans appel, les États Unis se concentrent sur l’Iran et l’Europe est dans l’incapacité d’exercer une influence sur la situation. La politique étrangère de la France dans la région depuis dix ans se résume aux préconisations du CPAS qui constatant la victoire militaire et politique de Bachard Al Assad, fixait comme consigne de convaincre les partenaires de la France à ne pas financer la reconstruction tant que le président syrien reste au pouvoir. Tout est dit.

« Celui qui a plongé son regard dans l’œil vitreux d’un soldat mourant sur un champ de bataille réfléchira à deux fois avant d’entreprendre une guerre ».

Cette phrase d’Otto von Bismark proclamée au XIXème siècle porte à elle seule le bilan réel de ce conflit commencé le 15 mars 2011.

Même si le président Assad a renforcé son pouvoir dans un pays plus Bassiste qu’avant le conflit, il n’en demeure pas moins que son avenir politique est incertain et que le pays porte dans ses plaies les traces de tensions à venir : l’occupation turque dans la région d’Afrine, le retour des réfugiés, la présence du Hezbollah dans le Golan.

Mais il est fort probable que la Russie ne permettrait pas la déstabilisation de l’espace oriental au même titre qu’un nouvel acteur qui dispose depuis quelques années des pions dans la région pour dérouler un plan plus vaste d’influence : la Chine.

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