André pertuzio
Consultant pétrolier international et ancien conseiller juridique pour l’énergie à la Banque Mondiale.
Février 2009
La GÉosTRATÉGIE des crises au Grand Moyen Orient implique nécessairement la prise en compte du facteur pétrolier. Cette région du monde recèle en effet les deux tiers des réserves pétrolières de la planète et la moitié de ses réserves gazières.
La conséquence inévitable de cette situation est de faire de cette région une zone clé, lieu de rencontre d’enjeux énergétiques capitaux et de conflits géostratégiques. Il est notamment évident que l’approvisionnement pétrolier de tous les pays industrialisés, exception faite de la Russie qui est largement autosuffisante, dépend du libre accès à la production de la région et de son acheminement vers les consommateurs. On ne s’étonnera donc pas que les Etats-Unis qui consomment 25% de la production mondiale de pétrole mettent leurs moyens militaires et économiques au service de leur géostratégie et de leur politique énergétique en vue de contrôler, sinon les aires de production, au moins les voies d’acheminement des hydrocarbures. C’est ainsi qu’en 1990, Dick Cheney, l’actuel Vice Président des Etats-Unis, alors Secrétaire d’Etat à la Défense, affirmait « Si nous attendons deux ou trois ans, Saddam Hussein dominera la zone du Golfe et par conséquent l’approvisionnement pétrolier du monde ». Il est donc évident que le facteur pétrolier a joué dans le déclenchement de cette guerre un rôle très important même s’il ne fut pas le seul facteur.
C’est dans la même veine que les Etats-Unis entreprirent une guerre dite préemp-tive en 2003 contre ce même Irak dont les champs pétroliers, les plus productifs du Moyen Orient, qui échappaient aux Anglo-Saxons depuis près d’un demi siècle, furent rapidement remis en production au profit de leurs sociétés pétrolières alors que Saddam Hussein avait signé, pour l’après embargo, avec des sociétés françaises, russes et chinoises. Si cette invasion fut une opération géostratégique programmée dès avant le 11 Septembre qui lui servit d’alibi, il est néanmoins certain, comme l’écrivait en Mai 2003 la revue américaine Time, «(que) si cette guerre n’a pas pour motif de prendre le contrôle des réserves pétrolières irakiennes comme nos dirigeants l’affirment, alors ce serait une grande première historique ».
Il convient également de rappeler la guerre des oléoducs autour de la Caspienne, zone contiguë, où l’insistance de Washington eut raison des réticences des sociétés pétrolières pour construire le BTC, oléoduc évacuant le brut d’Azerbaïdjan, mais surtout du Kazakhstan, en évitant le territoire russe et débouchant sur la Méditerranée après traversée de la Turquie. Comme il semble que les exportations de ces pays suffiront difficilement à remplir les oléoducs existants y compris celui en construction du Kazakhstan à la Chine, de nouvelles batailles pétrolières se préparent donc.
Voilà donc, rapidement esquissés, les enjeux pétroliers du Grand Moyen Orient et les efforts américains pour contrôler l’approvisionnement énergétique à partir de ces régions. Il s’agit là d’une crise pétrolière permanente en élargissant le sens de l’expression qui, dans son acception générale, signifie « une situation ou un évènement qui, pour quelque raison, perturbe gravement ou compromet l’approvisionnement pétrolier normal et régulier des pays producteurs vers les pays consommateurs ».
Voyons donc maintenant ce que furent ces crises dans le passé en commençant par la longue période du monopole du marché, des prix et de la production par ce qu’il est convenu d’appeler les « majors » anglo-saxons. Longtemps dominé par la Standard Oil de Rockefeller et la Royal Dutch Shell de Deterding, le cartel fut vraiment constitué par ces deux sociétés et l’Anglo-Persian (plus tard BP) le 28 Septembre 1928 au Château d’Achnacarry en Ecosse, propriété de Deterding. Y adhérèrent la Standard de Californie (plus tard Chevron), la Socony Mobil, la Gulf et la Texaco. Ces « Sept Sœurs » vont régner sur le monde pétrolier pendant 40 ans. Certes, les pays producteurs réagirent exigeant notamment un partage 50/50 de la rente pétrolière comme le Venezuela dès 1948 et, plus tard, l’Arabie Saoudite, mais le cartel resta ferme sur ses positions. Ainsi, lorsque le 30 Avril 1951, le lendemain de son accession au pouvoir, le Dr Mossadegh en Iran nationalisa l’industrie pétrolière, le cartel réagit immédiatement en décrétant le boycott du pétrole iranien, et finit par l’emporter avec la chute du Dr Mossadegh le 19 Août 1953. Malgré cela, le shah tint bon et la NIOC (National Iranian Oil Company) remplaça l’Anglo-Iranian comme propriétaire des gisements mais dut signer avec le consortium des Sept Sœurs – à l’exception de l’Anglo-Iranian devenue BP, mais avec la Compagnie Française des Pétroles – un contrat de distribution de 60% de la production. Ce fut là la première crise grave entre les sociétés pétrolières et un pays producteur.
C’est le 30 Octobre 1956 que survenait une grande crise politique avec la guerre du Canal de Suez opposant à l’Egypte les forces israéliennes, françaises et britanniques. Le retrait de ces forces à la suite de l’intervention américano-soviétique devait contribuer à amoindrir considérablement l’image et l’influence des deux puissances européennes dans le Moyen Orient. Ce fut une vraie crise pétrolière comprenant sabotages d’oléoducs dans les pays arabes, bateaux coulés dans le canal de Suez, embargo pétrolier etc… Il fallut dès le 28 Novembre faire appel aux stocks de réserves américaines et dérouter par le Cap les tankers du Golfe Persique. Ce n’est en fait que le 14 Février 1958 que le canal put être rouvert à la navigation normale.
Cette même année survenait la révolution à Bagdad et la chute de la monarchie irakienne suivie de conflits entre l’IPC (Irak Petroleum Company) et les dirigeants irakiens dont l’issue fut l’interruption de la production de l’Irak pendant 7 ans. Cette crise n’eut cependant pas d’effets majeurs sur le marché en raison des possibilités de production du Moyen Orient et d’autres régions du monde.
Nouvelle crise le 22 Mai 1967. C’est la guerre des Six Jours entre Israël et l’Egypte et un embargo pétrolier immédiat avec accord de l’OPEP qui venait d’être formellement créée. Mais les Majors dominaient encore le marché, et l’Iran ne suivit pas, la politique du Shah consistant, au contraire, à demander, de façon permanente, l’augmentation des prix du brut. L’embargo n’eut donc pas d’effet.
Entre temps, le monopole des Sept Sœurs, déjà ébranlé dans toutes les parties du monde, s’était de plus en plus dégradé tandis que les pays producteurs constituaient leus sociétés nationales, obtenant petit à petit le contrôle des prix et le partage de la rente pétrolière, et constituant à Bagdad en 1960 l’ OPEP (Organisation des Pays Producteurs de Pétrole).
Le 6 Octobre 1973 était déclenché un nouveau conflit entre Israël et les Pays Arabes. Le 16 Octobre, l’OPAEP (Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole) majorait unilatéralement les prix « affichés » du pétrole brut de 70%, réduisait sa production de 5% et décrétait un embargo sur les exportations de brut à destination des U.S.A. Le 23 Décembre, à Téhéran, l’OPEP décidait une nouvelle hausse de 13%. De la sorte, le prix du baril de pétrole brut passait, dans ce laps de temps très court, d’environ US $ 1.67 à US $ 10.00 par baril (environ 159 litres).
Cette crise pétrolière majeure fut un véritable choc pétrolier affectant le marché du pétrole et l’économie des pays consommateurs. Elle illustre d’une part la volonté persévérante de l’OPEP d’augmenter le prix du pétrole brut et, par là, la part revenant aux pays producteurs, d’autre part des représailles de nature économique, mais d’ordre politique contre les pays adversaires ou supposés adversaires des pays arabes (ce qui explique que la première mesure fut prise par l’OPAEP, organisation groupant les pays producteurs arabes membres également de l’OPEP).
Existe-t-il une meilleure illustration de la rencontre entre le pétrole et la politique internationale et de leur interaction ?
Dès lors, le cartel a totalement perdu le contrôle du marché mondial ainsi d’ailleurs que la propriété des aires de production tandis que le soin de déterminer la politique énergétique internationale passait aux gouvernements.
La révolution iranienne de 1978, avec la diminution de la production de l’Iran jusqu’à 400 000 barils/jour, devait entraîner ce que l’on a appelé un deuxième choc pétrolier où le prix du brut s’envola jusqu’à plus de 30 dollars le baril, prix hissé en Octobre 1981 par l’OPEP à 34 dollars. Mais ce fut en fait une hausse conjoncturelle plus qu’un véritable choc pétrolier car l’accroissement de la production mondiale et la découverte de nouveaux champs devaient, dès 1982, aboutir à une baisse progressive des prix du brut. En fait, d’année en année la marge de manœuvre de l’OPEP se réduisit compte tenu des nécessités budgétaires de ses pays membres et des limites techniques de leur volant de production. En définitive, l’élasticité opérationnelle de l’OPEP se limitait à celle de l’Arabie Saoudite.
Aujourd’hui, l’influence de l’OPEP sur tel prix du pétrole n’est plus exclusive. En effet, au cours des 5 dernières années, et contrairement aux périodes antérieures, la consommation mondiale a excédé l’augmentation des réserves en raison de la demande de plus en plus importante de pays émergents comme la Chine et l’Inde. Certes le prix du pétrole obéit à de nombreux facteurs peu prévisibles dont une forte part de spéculation comme on l’a vu récemment car, il est bien trop tôt pour parler de pénurie comme le faisait le Club de Rome en 1972 selon lequel il n’y avait plus de pétrole que pour 20 ans ! Les facteurs liés à l’instabilité du Moyen Orient y sont évidemment importants, mais aussi le fait que l’aire de pétrole « facile » est révolue et que, désormais, la recherche se fait dans des zones plus difficiles et surtout que les coûts sont beaucoup plus élevés. C’est donc le binôme géologie investissements qui est à considérer. Ainsi un prix relativement élevé du pétrole brut sera indispensable pour permettre les investissements nécessaires et éviter le gaspillage d’une matière vitale et non renouvelable. A noter l’estimation de M. Christophe de Margerie, Président de Total, selon lequel la production mondiale, aujourd’hui de 85 millions de barils/jour pourra difficilement dépasser 100 millions vers 2030.
Cette parenthèse faite, on a vu d’une part que l’évolution du contrôle de la production par les pays producteurs a mis fin au caractère oligopolistique du marché, d’autre part que l’importance pétrolière du Grand Moyen Orient en fait un enjeu majeur des crises géostratégiques. Comme on l’a vu, le pétrole est indissociable des situations conflictuelles dans la région et des crises politiques intérieures ou internationales qui s’y produisent, que ce soit comme objet, comme cause ou comme conséquence.
L’instabilité de la région multiplie les risques et l’on citera le seul exemple du détroit d’Ormuz, facile à bloquer, par où transite environ 40% de la consommation pétrolière mondiale en provenance du Golfe Persique, où se trouvent 20 des 28 ponts de chargement du brut de la région !
En définitive, c’est la sécurité des approvisionnements énergétiques dans un monde dangereux qui est en cause et qui pose les termes d’une équation géostratégique et géoéconomique bien difficile à résoudre.