La Russie, facteur d’équilibre dans les crisej qui secouent le « grand moyen-orient » ?

Gilles TROUDE

Chercheur en Histoire des Relations Internationales contemporaines (Paris IlI-Sorbonne Nouvelle), spécialiste des pays de l’Est.

Février 2008

FACE Aux nombreuses crises qui embrasent le Grand Moyen-Orient, la Fédération de Russie, issue de l’éclatement de l’Union Soviétique, après une léthar­gie de quinze ans, lance une nouvelle géostratégie qui ne peut manquer d’attirer l’attention par son originalité et son souci de « non-alignement ».

Sur le plan économique, la Russie, grâce à une progression de son PNB de 30,7% en quatre ans, a d’ores et déjà dépassé l’Italie en 2008, et devrait passer devant la France et la Grande-Bretagne pour devenir la 5ème puissance économique mondiale d’ici fin 20091.

Avec une production de pétrole de 449 millions de tonnes pour les onze pre­miers mois de 2007, et 590 milliards de m3 de gaz naturel, la Fédération de Russie accumule les excédents commerciaux, les réserves de change étant passées de 304 milliards de dollars fin 2007 à 464 milliards de dollars fin 2008, soit une hausse de 52%. Or, on sait que la Russie se situe au premier rang mondial pour les réserves de gaz naturel, devant l’Iran et le Qatar – grâce notamment aux immenses champs de l’Arctique -. Elle est placée en très bon rang pour le pétrole, bien que, pour ce dernier, loin derrière le Moyen-Orient : 11 milliards de tonnes de réserves, contre 93 milliards de tonnes au Moyen-Orient, 16 milliards de tonnes pour l’Amérique Latine et 11 milliards de tonnes pour l’Afrique.

Grâce aux rentrées de devises générées par ces exportations de ressources natu­relles, et aux efforts de redressement entrepris successivement par le Premier mi­nistre Evgueni Primakov en 1998, puis sous les présidences de Vladimir Poutine depuis 2000 et de Dmitri Medvedev après mai 2008, la situation financière de l’Etat est excellente : l’excédent budgétaire représente pas moins de 6,2% du PIB, et la dette publique extérieure est tombée à moins de 4% du PIB fin 2007 (40 milliards de dollars).

De plus, la Bourse de Moscou est devenue en 2007 un acteur majeur de la fi­nance internationale. Au cours du 1er semestre 2007, elle a occupé le deuxième rang mondial aussi bien pour les introductions en Bourse (I.P.O.) que pour le volume des fusions et acquisitions.

Contrairement à une opinion couramment répandue, cette croissance de l’éco­nomie russe n’est plus limitée aux matières premières, mais concerne tout le secteur de l’industrie de transformation. Ainsi, dans le secteur de l’aluminium, le groupe russe Rusal est l’un des premiers groupes mondiaux., avec l’américain Alcoa et le canadien Alcan (3,2 M.T.) qui a lui-même absorbé le français Péchiney.

Dans le domaine aéronautique, la Russie a fait une entrée surprise dans le ca­pital d’E.A.D.S. quand la deuxième banque russe Vnechtobank a racheté en 2006 1 milliard de dollars d’actions d’E.A.D.S., soit 5% de son capital. Elle ambitionne de devenir le troisième fabricant mondial d’avions de ligne et de transport d’ici à 2025, en prenant 10% à 12% du marché mondial, objectif formulé officiellement par le vice-premier ministre Sergueï Ivanov au Salon du Bourget en septembre 2007.

Sur le plan militaire, le budget annuel de la défense a augmenté de 800% entre 2000 et 2008, passant de 5 à 40 milliards de dollars. En 2006, le pouvoir central a jeté les bases d’un consortium aéronautique unifié O.A.K. où seront rassemblées les principales constructions civiles et militaires (Soukhoï, Mig, Tupolev, Iakovlev, Irkout). En 2008, pour la première fois depuis 1990, ses bombardiers stratégiques Tupolev-95 ont osé « chatouiller » les espaces aériens britannique, scandinave, ja­ponais et américain dans l’Océan Arctique, où elle dispose, sur le plan maritime, de 62 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (S.N.L.E.). En outre, une escadre russe est actuellement en route pour le Venezuela pour participer à des manœuvres conjointes avec la marine de ce pays, dont le président, Hugo Chavez, ne cache pas son hostilité envers son grand voisin « le diable » nord-américain.

Il nous semblait nécessaire de rappeler ces quelques données pour expliquer le retour remarqué de la Russie au Grand Moyen-Orient, non seulement chez ses clients traditionnels, l’Iran, l’Irak et la Syrie, mais aussi en Yémen, Libye, Egypte, Soudan, et dans des pays considérés comme le « pré carré » des Etats-Unis comme l’Arabie Saoudite, la Jordanie et Israël.

En Irak, bien que s’étant ralliée en février 2003 à la France et à l’Allemagne pour s’opposer à l’invasion américaine effectuée sans aucune base légale et sans aucun mandat des Nations Unies, le président Vladimir Poutine réaffirmait son soutien aux Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme international, mais faisait remarquer au président George Walker Bush que le danger se trouvait davantage en Arabie Saoudite qu’en Irak, « 15 des 19 auteurs des attentats du 11 septembre 2001 étaient saoudiens ». Autrement dit, le président russe estimait que les Etats-Unis s’étaient trompés de cible, l’Irak de Saddam Hussein étant un des rares pays arabes dirigé par le parti socialiste Baath, laïc et opposé au fondamentalisme de la nébu­leuse Al Qaïda d’Oussama Bin Laden – Saoudien de bonne souche d’abord recruté par la C.I.A. pour lutter contre les Soviétiques en Afghanistan, rappelons-le -.

L’enlisement de l’armée américaine en Irak, où 150.000 hommes sont bloqués depuis cinq ans, et l’éclatement du pays en multiples fractions (Kurdes, musulmans sunnites, musulmans chiites etc.) semblent lui donner raison a posteriori.

Dans une interview accordée en février 2007 à la chaîne Al-Jezira, le président russe estimait que la situation en Irak était « pire que sous Saddam Hussein », dressant un parallèle entre les « 148 victimes chiites » qui ont valu la peine de mort au dictateur irakien, et les « 3.000 morts américains » ainsi que les « centaines de milliers » de morts civils irakiens depuis le début « des opérations militaires »2 .

Pour prouver sa sincérité dans sa volonté d’aider au redressement de l’Irak, il ne nous semble pas inutile de rappeler que, le 22 février 2003, la Russie offrait d’investir 4 milliards de dollars pour la reconstruction de l’Irak. En octobre 2004, le ministre des Finances russe Alexeï Koudrine déclarait que son pays était prêt à effacer 50% de la dette irakienne qui s’élevait à 8 milliards de dollars, les échéances des 50% restants étant gelées pendant trois ans. Les principaux chantiers étaient ceux de deux centrales électriques thermiques proches de Bagdad, où travaillent encore 600 expatriés russes.

Vladimir Poutine lance un défi à George W. Bush en plein cœur du Golfe

L’Arabie Saoudite, soucieuse de s’affranchir de la quasi-tutelle américaine, et fragilisée par les soupçons de collusion évoqués à son encontre par les services de contre-espionnage américains à la suite des attentats du 11 septembre 2001, est ten­tée d’instaurer une coopération avec la nouvelle Russie. Dès 2005, le roi Abdallah ben Abdel Aziz effectuait une visite à Moscou, alors qu’il n’était encore que prince héritier et régent du royaume. En février 2007, le président Vladimir Poutine lui rendait la politesse, et était reçu en grandes pompes à Riyad.

« L’Arabie Saoudite n’est pas concernée par la susceptibilité occidentale envers les Russes, qui est une survivance de l’ancien conflit entre l’Alliance atlantique et le traité de Varsovie, ni par l’image de nouveau tsar dans les habits de Staline qui colle au président russe Vladimir Poutine, tant en Europe qu’aux Etats-Unis », écrivait l’éditorialiste du grand quotidien Al-Riyad le 12 février 2007 3, qui dressait ensuite un éloge du président russe en ces termes :

« Le président Poutine est l’égal de tous les grands hommes du monde, et nous avons intérêt à conclure avec lui des projets communs, à discuter de la conjoncture politique régionale, ainsi que des ingérences extérieures et de la contribution de la Russie au règle­ment de ces problèmes ».

Plusieurs accords de coopération ont été signés à cette occasion, et un « accord verbal » aurait été conclu pour la vente à l’Arabie Saoudite de 150 chars T-90 russes, ainsi que pour une assistance dans le domaine d’un futur programme nucléaire ci­vil. Pour la première fois, le géant pétrolier russe Lukoil a obtenu une concession de 40 ans pour explorer et, en cas de découverte, canaliser le gaz naturel dans la partie Nord du désert de Rub’al Khali (« l’Aire du Vide »).

Cette nouvelle politique « tous azimuts » de l’Arabie Saoudite est symbolisée par le fait qu’elle a acquis de la Chine des fusées de longue portée pour s’opposer aux missiles non seulement iraniens mais aussi israéliens…

Plus surprenant encore est le rapprochement entre la Russie et Israël : alors que les relations entre Moscou et Jérusalem avaient été interrompues pendant vingt-quatre ans (de 1967 à 1991), Ariel Sharon, alors Premier ministre, après être venu trois fois à Moscou, avait reçu le président Vladimir Poutine en Israël en 2005. Selon les diplomates russes, Vladimir Poutine et Ariel Sharon étaient devenus « de vrais amis ». Le 23 mars 2005, le Premier ministre israélien confiait « qu’il compre­nait mieux le président de la Russie que bien des hommes politiques occidentaux qui ne prenaientpas assez en compte la fierté des Russes et leur désir de retrouver un statut de grande puissance ». Pour Ariel Sharon, la Russie était « une hyper-puissance qui a des problèmes. Mais les problèmes finissent toujours par trouver une solution ».

La Russie étant membre du « quartette » chargé de négocier un règlement au conflit israélo-palestinien (O.N.U., Union Européenne, Etats-Unis, Russie), le président Poutine a estimé qu’il existait « une occasion » de mettre fin au conflit israélo-palestinien par le dialogue, et appelé à renforcer la coopération contre le terrorisme (Ariel Sharon avait personnellement offert son aide à Vladimir Poutine après l’horrible tragédie de Beslan en Ossétie du Nord, qui avait fait 344 morts et plus de 500 blessés, surtout des femmes et des enfants).

Cette coopération est renforcée par la présence en Israël d’un million d’immi­grés russophones venus de l’ex-U.R.S.S., qui représentent maintenant 15% de la population israélienne (6.400.000 habitants), et contribuent pour une grande part au développement d’Israël. Selon Ariel Sharon, « Israël n’aurait jamais été capable de telles réalisations dans le domaine des hautes technologies sans les savants, ingénieurs et techniciens qui sont venus de Russie et sont considérés comme les meilleurs du monde ». Accessoirement, ajoutons que, sur le plan sportif, ces immigrés ont introduit sur la terre israélienne des activités aussi peu connues des kibboutzniki que le patinage artistique, l’escrime et le hockey sur glace…

Apparemment soucieux de diversifier ses alliances, l’Etat d’Israël n’oublie pas l’époque de sa création, en 1948, lorsque l’U.R.S.S. avait été l’un des premiers pays à reconnaître son indépendance, alors que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne soutenaient les monarchies féodales arabes qui l’entouraient (Légion arabe du bri­tannique Glubb Pacha en Jordanie, dynastie des Hachémites en Irak et en Jordanie avec les rois Abdallah à Amman et Fayçal à Bagdad etc.). Autres temps, autres mœurs.

L’offensive économique russe dans le Grand Moyen-Orient vise également l’Egypte (centrales électronucléaires, usines de dessalement des eaux), la Syrie (avi­ons et missiles), le Yémen (avions et chars) – pays traditionnellement amis de la Russie – mais aussi la Jordanie (construction d’un oléoduc), la Libye et le Soudan (oléoduc de 366 km de longueur entre le bassin pétrolifère du Mélout et Port-Soudan sur la Mer Rouge).

L’Iran, difficile partenaire stratégique de la Russie

Vis-à-vis de l’Iran, la Russie s’est imposée progressivement comme un intermé­diaire incontournable entre les puissances occidentales et la République islamique. « L’Iran est un partenaire stratégique de la Russie, mais aussi l’un des plus difficiles » selon Vladimir Orlov, président du Centre de recherches politiques de la Russie 4. L’Iran est le troisième client de l’industrie d’armement russe (chars T-90, avions de chasse Mig-29, bombardiers Su-24, sous-marins Kilo, hélicoptères Ka-50 et Mi-8, missiles anti-chars Shturm et anti-navires), et le septième fournisseur (coton, riz, sucre, tapis, peaux). Mais surtout, la Russie est le maître d’œuvre de la centrale nucléaire de Bouchehr, sur la côte du Golfe Persique, à 250 km seulement de la frontière irakienne.

On sait que la construction de cette centrale PWR de 1.000 MW, initiée par l’allemand Siemens avant la révolution islamique de 1979, puis interrompue par la guerre Iran-Irak, n’a été reprise qu’en 1994 et n’est toujours pas terminée à ce jour. Le 16 décembre 2007, la Russie annonçait qu’elle avait livré le premier lot de combustible nucléaire (uranium enrichi à 3,5%) à la centrale de Bouchehr, ce qui, selon le ministère russe des Affaires étrangères, privait l’Iran de raisons d’enrichir lui-même son uranium, qui précisait :

« L’Iran nous a donné des assurances écrites que le combustible serait exclusivement utilisé par la centrale de Bouchehr »5 .

Selon le planning prévu, les premiers kilowatts devraient être fournis au réseau électrique à l’automne 2008.

Compte tenu des risques de prolifération nucléaire (fabrication éventuelle par l’Iran d’engins nucléaires à partir du plutonium, sous-produit du combustible irra­dié dans cette centrale), la Russie a exigé de l’Iran que tout le combustible irradié soit retraité dans son usine de retraitement de Krasnoïarsk, en Sibérie occidentale.

Contrairement aux accusations de la diplomatie américaine, la coopération en­tre l’Iran et la Russie est tumultueuse, et ne manque pas de susciter de vives criti­ques dans les milieux politiques et militaires russes. Alors que les experts militaires estimaient auparavant que les missiles iraniens Scud (« Rafale ») B et C n’avaient qu’une portée respective de 300 et 600 km, un expert éminent a déclaré en 2004 que :

« Téhéran est maintenant en mesure de construire des missiles balistiques d’unepor­tée de 2.000 kilomètres, capables de frapper des cibles stratégiques dans la région russe de la Volga »6, donc l’importante région industrielle de l’Oural, avec les centres sidérurgiques de Tchéliabinsk et Magnitogorsk, à plus forte raison le centre de lan­cement de fusées de Baïkonour situé en Asie centrale (Kazakhstan).

En effet, en 2003, les scientifiques iraniens seraient parvenus, en extrapolant le No-Dongnord-coréen, à fabriquer leur missile Shihab 3 d’une portée de 1.300 km, et des versions 4 et 5 seraient actuellement à l’étude lui permettant d’atteindre des objectifs distants de 2.000 km, puis ultérieurement de 5.000 km. On remarquera qu’outre le territoire de l’Oural, ces missiles pourraient donc atteindre une vaste zone couvrant non seulement l’Irak, Israël, la Turquie, l’Afghanistan, le Pakistan, mais surtout les bases américaines en Arabie Séoudite et dans l’ensemble du Golfe Persique.

Ceci explique que la Russie, après bien des hésitations, ait voté la résolution 1737 (du 23 décembre 2006) du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. imposant des sanctions à l’Iran. Néanmoins, la diplomatie russe, loin de considérer l’Iran comme faisant partie de « l’Axe du mal » selon la curieuse expression biblique employée par le président George W. Bush, prône la voie de la négociation avec Téhéran, et re­cherche une solution « à la coréenne » (rappelons que la Corée du Nord consentirait à renoncer aux armes nucléaires, en échange d’une importante aide internationale pour le développement de son programme nucléaire civil).

Ne se contentant pas de l’uranium enrichi fourni par la Russie, l’Iran souhai­terait enrichir lui-même son uranium, et, à cette fin, est en train de construire une usine d’enrichissement sur le site de Natanz, où il disposerait de 3.000 centrifu­geuses (procédé par centrifugation du même type que l’usine d’URENCO anglo-néerlandaise aux Pays-Bas).

L’Iran (contrairement au Pakistan et à Israël, lequel disposerait selon les experts d’environ 50 engins nucléaires) a signé dès 1970 le Traité de non-prolifération nu­cléaire (T.N.P.), et, en application du Traité, ce site a été visité plusieurs fois par les inspecteurs de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique de Vienne (A.I.E.A.). Toutefois, Téhéran a refusé de signer le protocole additionnel au Traité qui autorise des inspections inopinées (inspections « spot »), ce qui a entraîné d’âpres négocia­tions entre l’Iran et l’A.I.E.A., et a servi de prétexte à une éventuelle intervention militaire « préventive » de la part des Etats-Unis.

Ceux-ci insistent pour un arrêt de l’enrichissement en Iran, le président George Walker Bush déclarant même, sans arguments à l’appui, que « l’Iran est une menace pour la paix »7 . Cette exigence paraît juridiquement mal fondée, l’enrichissement civil (jusqu’à 4%) – à la différence du retraitement – étant parfaitement autorisé aux termes du Traité de non-prolifération nucléaire. De plus, un rapport conjoint des services secrets américains (« National Intelligence Estimate ») a révélé publiquement en 2007 que l’Iran aurait suspendu son programme nucléaire militaire depuis 2003 (date de la première livraison d’uranium enrichi par les Russes pour la centrale de Bouchehr), ce qui contredit ouvertement les propos quelque peu agressifs du prési­dent George Walker Bush.

Les Etats-Unis mettront-ils ces menaces à exécution ? Sur le plan strictement militaire, l’unique hyper-puissance semble atteindre ses limites, puisque, sur un effectif total de 660.000 hommes que compte l’armée de terre américaine (en y incluant les Marines), plus de 50% sont, dans les circonstances actuelles, indis­ponibles : 150.000 hommes sont enlisés dans la guerre en Irak depuis cinq ans, et 40.000 hommes dans celle d’Afghanistan depuis sept ans ; bien que le Pacte de Varsovie ait été dissous voici dix-huit ans, 70.000 soldats américains station­nent encore en Europe (Allemagne, Italie, Bosnie-Herzégovine, nouvelles bases de Bondsteel au Kosovo, Pologne, Roumanie etc.) ; enfin, compte tenu des responsabi­lités mondiales dont les Etats-Unis se croient investis, 80.000 soldats occupent les bases américaines qui ceinturent le monde, de l’Océan Pacifique (Japon, Corée du Nord) à l’Océan Indien, en passant par le Moyen-Orient (Arabie Saoudite, Emirats, Djibouti, Somalie etc.).

Sauf à recourir à la conscription – procédé devenu inacceptable par l’opinion publique américaine depuis la déroute du Vietnam en 1975 – on voit mal, par conséquent, où l’armée américaine pourrait trouver les 250.000 hommes jugés né­cessaires par ses propres experts militaires pour envahir et occuper de façon per­manente l’Iran, qui dispose tout de même d’une armée de 350.000 hommes, sans compter les 50.000 Pasdarans (« Gardiens de la Révolution »), véritable armée idéo­logique articulée en brigades d’infanterie et brigades blindées, dont la fameuse Al Qods (« Jérusalem ») de 5.000 hommes.

Si, malgré tout, les dirigeants politiques américains passaient outre aux objec­tions de leurs experts militaires, il ne fait pas de doute qu’après quelques succès initiaux – dus à la supériorité incontestable de leur aviation et de leur marine – , ils s’engageraient dans un conflit dont ils ne verraient pas l’issue, compte tenu de la résistance prévisible du peuple iranien, sous une forme ou sous une autre (guerre de partisans, terrorisme, représailles sur les bases américaines de la région et sur Israël, soutien au Hezbollah libanais etc.). Cette capacité de résistance ne saurait être sous-estimée : c’est avec des armes anti-chars d’origine iranienne que, lors du conflit au Sud-Liban en juillet 2006, le Hezbollah réussit à détruire 200 chars israéliens en quelques jours, et à enrayer l’offensive de l’armée réputée comme la mieux équipée de tout le Moyen-Orient.

Enfin, en cas d’intervention militaire américaine en Iran, le risque d’escalade serait très grand : quelle serait l’attitude du Pakistan voisin – puissance nucléaire rappelons-le -, de la Turquie musulmane (qui a déjà refusé le passage des troupes américaines lors de l’invasion de l’Irak) etc. ? Ce conflit local pourrait dégénérer progressivement en une troisième guerre mondiale, dont les effets dévastateurs se­raient incommensurables.

C’est pourquoi la diplomatie russe encourage la voie de la négociation, préféra­ble en tous points à la solution militaire. Ainsi que le déclarait le président Vladimir Poutine au chancelier allemand Angela Merkel à Wiesbaden en décembre 2007,

« Faire peur aux dirigeants iraniens ou au peuple iranien, c’est sans perspective. Ils n’ont pas peur. Croyez-moi, on peut et on doit faire montre de patience, chercher une issue. On voit des évolutions positives dans la péninsule coréenne. Nous avons fait mon­tre là-bas de patience et avons cherché graduellement des solutions. Il semble que nous soyons en train de trouver. Nous estimons qu’il faut faire de même en ce qui concerne le programme nucléaire iranien. »

Vers un axe Moscou-New Delhi-Pékin

Plus généralement, dans le domaine géopolitique, la Russie, dont l’économie a retrouvé toute sa vigueur, ne cache plus ses ambitions de revenir au premier plan mondial. Dans un célèbre discours prononcé à Munich à la Conférence sur la Sécurité regroupant les responsables politiques et militaires de 40 pays, le président russe a critiqué vertement l’idée d’un monde « unipolaire » dominé par les Etats-Unis :

« Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fonda­mentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des Etats-Unis, a débordé des frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres Etats. A qui cela peut-il convenir ? »8 .

Comme l’a fait remarquer l’historien Alexandre Adler, « Poutine a tendu la main aux Etats-Unis au moment du 11 septembre, ils ne l’ont pas prise ». La réponse amé­ricaine à cette main tendue a été décevante : à cette offre de coopération, les Etats-Unis ont répondu, à partir de 2003, par des pratiques de guerre froide, avec les « révolutions de couleur » en Serbie, Ukraine, Géorgie, et Asie centrale, donc sur tout le pourtour de la Fédération de Russie. La réplique n’a pas tardé avec la créa­tion de l’Organisation de Coopération de Shangaï (O.C.S.) par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, et l’Ouzbékistan, qui concerne main­tenant le Grand Moyen-Orient puisque l’Iran y a été admis comme observateur en 2006 en même temps que la Mongolie et les deux « frères ennemis » l’Inde et le Pakistan.

Certes, cette nouvelle organisation ne dispose pas encore de structures militaires communes comparables à l’O.T.A.N. (ni des mêmes lourdeurs administratives), se contentant d’un simple secrétariat permanent à Pékin, et de manœuvres militaires communes. D’autre part, de nombreux litiges restent à régler entre ses membres (problème du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, frontière entre la Chine et la Russie, entre l’Inde et la Chine, autonomie du Thibet etc.).

Néanmoins, comptant en son sein pas moins de quatre puissances nucléai­res, cette nouvelle alliance pourrait représenter dans un proche avenir une masse géostratégique mondiale considérable, s’étendant du détroit de Behring au Golfe Persique, et faisant contrepoids à l’hyper-puissance américaine, embourbée dans les guerres interminables d’Afghanistan et d’Irak dont elle ne peut se dépêtrer.

Certes, la Fédération de Russie, qui a perdu 40% de sa population et de son armée par rapport à l’ex-U.R.S.S., sait qu’elle ne peut se permettre de tenir tête seule aux Etats-Unis. Mais, dans les différentes crises qui secouent le Grand Moyen-Orient, tant en Afghanistan, en Irak que dans le conflit palestinien, il est clair maintenant qu’aucun règlement pacifique ne pourra être obtenu sans recours au droit international, donc à l’intervention de l’O.N.U. et de la Fédération de Russie, membre permanent de son Conseil de Sécurité, qui dispose de nombreux amis dans la région, ainsi que d’une riche tradition diplomatique.

 

Notes

  1. Gilles WALTER, « Russie 2007 », Le Courrier des Pays de l’Est n°1065, janvier-février 2008.
  2. Fabrice NODÉ-LANGLOIS, « Le Kremlin défie Washington dans le Golfe », Le Figaro, 12 février 2007, p. 3.
  3. Mouna NAIM, « Poutine courtise les alliés de Washington au Moyen-Orient », Le Monde,

14 février 2007.

  1. Fabrice NODÉ-LANGLOIS et Delphine MINOUI, « Poutine favorable à une négociation avec l’Iran », Le Figaro, 16 octobre 2007, p. 2.
  2. Fabrice NODÉ-LANGLOIS, « Moscou fournit son aide au nucléaire iranien », Le Figaro, 18 décembre 2007, p. 3.
  3. Bobo LO, Associate Fellow of the Russia and Eurasia Programme in Chatham House, Mullahs Militants Missiles », theworldtoday.org, november 2004.
  4. Renaud GIRARD, « Les Occidentaux continuent leur chemin vers de nouvelles sanctions », Le Figaro, 18 décembre 2007, p. 3.
  5. Pierre BOCEV, « Variations poutiniennes sur un vieil air de guerre froide », Le Figaro, 12 février 2007, p. 3.

 

 

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