Les coulisses de la révolution tunisienne : au cœur de la cyber-guerre

Kerim BOUZOUITA

Reporter, consultant pour différentes agences des Nations unies et enseignant universitaire, membre de l’Ecole Doctorale Esthétique, Science et Technologies des Arts (EDESTA)-Université Paris VIII. Ses enseignements et ses recherches pluridisciplinaires portent sur la grande question du Pouvoir, ses natures et ses pratiques. Ses travaux abordent en particulier l’étude des phénomènes contre-culturels à travers le carré culture, mass-médias, politique et société.

3eme trimestre 2011

Depuis le janvier 2011, le Monde est secoué par les révolutions arabes. Le rôle de l’In­ternet reste incontestablement sujet à plusieurs débats. Sous l’apparente évidence des différentes applications du web dans les révolutions tunisiennes et égyptiennes, se cache peut-être ses contributions les plus importantes dans les processus révolutionnaires. Cet article explore de l’intérieur les rouages de la cyber-guerre tunisienne en l’éclairant par les outils et la rigueur des sciences sociales pour apporter des éléments de réflexion sur les implications et les applications réelles de l’Internet tout en soulevant des questions plus larges telles que celles de la nature des liens sociaux, des identités et des nouvelles pratiques du pouvoir dans les nouveaux cyberespaces publics.

Since January 2011, the world is rocked by the Arab révolutions. The role of Internet is undoubtedly subject to many debates. Under the apparent evidence of the different web ap­plications in the Tunisian and Egyptian revolutions, hidesperhaps its most important contri­butions in the revolutionary process. This paper aims at exploring the inner workings of the Tunisian cyber-war through the tools and rigor of the social sciences. It also highlights Internet implications and real applications while raising larger questions such as the nature of social relationships, identities and newpractices of power in the newpublic cyberspace.

Les technologies de l’information et de la communication sont communément reconnues comme de puissants instruments du développement humain. Plus récemment, ces technologies ont elles-mêmes engendré de nou­veaux espaces et de nouveaux modèles et stratégies de communication et de socia­lisation, qui, avec la révolution tunisienne, découvrent un potentiel de dévelop­pement tout à fait nouveau : celui de faire la révolution.

Lorsqu’on raisonne sur la révolution tunisienne, le rôle de l’Internet reste in­contestablement sujet à plusieurs débats. Les principales opinions oscillent entre deux positions extrêmes : les partisans de la « cyber-révolution » ou encore de la « révolution 2.0 », parfois taxés de « cyber-utopistes », et les cyber-conservateurs convaincus que l’Internet n’a eu qu’une contribution minime dans les soulèvements populaires arabes. Les deux positions s’accordent tout de même dans l’affirmation que l’Internet a servi à contourner le blackout mass-médiatique, à coordonner les manifestations ou encore à signaler la position des forces de l’oppression et à lancer des alertes de sécurité. Pourtant, sous cette apparente évidence des différentes appli­cations du web dans les révolutions tunisienne et égyptienne, se cachent peut-être ses contributions les plus importantes dans les processus révolutionnaires.

Dans l’article qui suit, nous explorerons, de l’intérieur, les entrailles de la cyber-dissidence tunisienne en l’éclairant par les outils et la rigueur des sciences sociales. Je tenterai ainsi d’apporter des éclaircissements et des éléments de réflexion pour contribuer au débat sur les différentes implications et applications du web dans le processus révolutionnaire tunisien en témoignant de ma propre expérience durant le soulèvement populaire tunisien tout en soulevant des questions et des enjeux plus larges telles que celles des liens sociaux, de la production de soi et des nouvelles pratiques du pouvoir dans les nouveaux cyberespaces publics.

Médias sociaux ou réseaux socio-numériques ?

Juste après le 14 janvier 2011, journalistes, scientifiques et commentateurs ont adopté les expressions « médias sociaux » ou « réseaux sociaux » comme termes génériques pour recouvrir tout un univers technologique et social qui leur était inconnu jusque là. Bien que cette dénomination soit pratique pour évoquer d’un trait les sites qui encouragent la participation des internautes, elle semble imparfaite pour au moins deux raisons.

Tout d’abord, on peut légitimement s’interroger si le terme média est pertinent pour qualifier cet ensemble de sites web. Ensuite et surtout parce que des méca­niques très différentes se trouvent ainsi regroupées sous ce « label » alors qu’un travail scientifique sérieux doit justement identifier et différencier ces mécaniques. Assimiler Twitter à Facebook, comme se sont empressés de le faire certains commen­tateurs, c’est se prohiber de réfléchir aux différentes éthiques et sociétés de l’Internet ou de comprendre les questions sociologiques que soulève une catégorie particulière de plateformes.

En synthétisant les résultats des recherches concernant le sujet, les auteurs des médias sociaux regroupent sous cette appellation des sites dont le principe commun peut être résumé en trois lettres : U.G.C pour User Generated Content ou contenu généré par les utilisateurs. Ainsi les blogs, les sites de microblogging (twitter), les com­munautés en ligne, les Wikis (Wikipedia), les sites de partage de contenu multimé­dia (Youtube,Flickr), les réseaux socio-numériques (Facebook, Hi5, Orkut) et tous les widgets (atom RSS) qui contribuent à l’organisation des échanges de contenus.

Bien qu’elles soient enchevêtrées, nous pouvons distinguer la dimension tech­nologique de la dimension sociologique en décrivant les réseaux socio-numériques comme des supports de communication permettant la création d’une quasi-infinité de réseaux sociaux qui sont des formes de communications sociales composées d’in­terconnexions et de relations entre individus. Cette distinction faite, nous pouvons étudier les réseaux sociaux qui se constituent autour des plateformes U.G.C et com­ment ces dernières contribuent à l’entretien et l’évolution de ces réseaux tout en pre­nant grand soin de ne pas confondre les outils de communication et de socialisation et les réseaux eux-mêmes. Ce qui est en jeu, ce sont les pratiques qui se développent grâce à ces nouveaux outils.

Cyberespace public et la question de l’identité

Depuis l’indépendance de la Tunisie, et en particulier à partir de la fin des an­nées 1970, les structures sociales traditionnelles se sont largement effritées, et cette dissolution a donné lieu à la constellation sociale actuelle, communément désignée par le terme « individualisme ». Parmi les raisons complexes et différentes de cette évolution sociale, nous retiendrons cette dimension précise : les différentes formes de collectifs des syndicats professionnels aux partis politiques et jusqu’aux classes sociales et à l’Etat-nation, n’étaient plus capables de donner un sens partagé à l’exis­tence de leurs membres ni de leur proposer une perspective commune, ne serait-ce qu’en tant que citoyen.

L’un des traits les plus caractéristiques de la société post-bourguibiste est sans doute l’accentuation de cet individualisme sous le régime Ben Ali marqué par le recul des libertés +surveillance et la délation institutionnalisées et généralisées grâce aux milliers « d’indics » professionnels au service de l’Etat-parti, auront porté un grand coup aux processus solidaires et identitaires nécessaires à la construction de la citoyenneté. A côté de ces facteurs endogènes, nous pourrons considérer la mondia­lisation comme un facteur exogène à l’accentuation de cet individualisme. Des so­ciologues comme d’Ulrich Beck et Christopher Lash se sont d’ailleurs, relativement, très tôt intéressés à la crise du lien social en insistant sur le caractère narcissique de cet individualisme [Lash, 1979].

Pourtant, l’une des caractéristiques les plus remarquables du soulèvement popu­laire tunisien est qu’il ne fut pas l’œuvre d’une classe sociale particulière ou d’une opposition politique organisée. Et bien qu’incontestablement les moteurs de cette révolution soient essentiellement les jeunes, nous ne pouvons avancer que tout cela résulte d’un phénomène purement générationnel même si la tentation est grande. Contrairement aux évènements de Redayef (2008) et Ben Guirdane (2010) rapide­ment avortés par le régime, cette révolution a pu aboutir grâce à la transcendance du régionalisme et des inerties de classes. Toutes les régions, toutes les classes sociales et toutes les générations se sont soulevées et ont demandé à l’unisson, avec le désor­mais mythique « Dégage ! », un changement pour un autre avenir commun.

Bien que les discours communs et scientifiques s’accordent souvent pour affir­mer le déclin de la sociabilité et la réduction de l’espace public [Putnam, 2000], il semble bien que l’espace public tunisien s’est enrichi depuis l’avènement du world wide web d’une nouvelle dimension. Une dimension qui prend de plus en plus d’ampleur, constituée d’individus mis en réseau, de sites liés, et d’une activité de pu­blication illimitée. C’est bien à un formidable élargissement de l’espace public dans un pays dont l’espace public était confisqué auquel nous avons assisté. A l’échelle mondiale, cet élargissement n’a aucun précédent. Il est peut-être exponentiellement plus important que celui provoqué par la révolution Gutenberg.

Cette révolution dans l’espace public n’est pas qu’un simple prolongement de l’espace médiatique que nous connaissons et dans lequel un nombre limité de mé­dias distillent peu d’informations « autorisées ». Dans ce nouvel espace public, il n’y a pas de passeurs et d’intermédiaires. Chacun a pu et peut devenir média en se rendant public et en mettant en scène sa vie, ses opinions et ses convictions. Pour approcher cet espace public, à la manière de Nicolas Vanbremeersch [2009], nous pouvons le conceptualiser en trois territoires distincts qui se chevauchent par­tiellement. Ces territoires sont structurés de par la vocation dominante de chaque espace : le web documentaire, le web de l’information et le web social. Ce qui nous intéresse en particulier pour approcher les implications du web dans la révolution tunisienne est ce web social.

Si l’on explore le web social tunisien, on peut le percevoir comme une galaxie dont le contenu n’est pas mis à disposition par des journalistes ou des experts trans­mettant l’information de manière horizontale. Cette galaxie lie directement les internautes les uns aux autres. Elle répond à une logique de rencontres, d’échanges, de partages et de conversations. Ces logiques sont encouragées par la nature de ce web, sa simplicité, et sa technologie de l’hyperlien. Dans les faits, le web social a boosté les échanges d’idées en permettant un accès permanent, direct, pour tous, à une quantité incommensurable de contenus rendus publics aux internautes tunisiens. Son activité produit chaque jour de nouvelles pages, billets, articles, vidéos et autres contenus multimédias partout dans ce cyberespace public.

Plus largement, dans une logique prospective, nous finirons par trouver dans les trois territoires du web toutes les idées et toute la connaissance humaine, libre­ment accessible et alimentée en permanence. Le savoir humain se retrouverait ainsi contenu non plus dans un espace théorique, mais dans un espace effectif bien réel. L’enjeu est plus important qu’il n’y parait : le web est entrain de devenir la source de vérité, la révélation de la connaissance. Une information ou une personnalité absente du web, n’existera plus. Et bien que le web n’en soit pas encore là, il est déjà une manifestation de cette noosphère. Les cyber-activistes tunisiens, qui se sont emparés du territoire social du web, ont d’ailleurs très bien assimilé cette logique : influer sur la manière dont s’organise l’information online c’est peser aujourd’hui sur une partie du public et demain sur la majorité.

En effet, en 1998, il n’existait qu’un webzine régulièrement alimenté jusqu’en 2001 et le lancement du blog collectif Tunezine qui dénonçait le régime de Ben Ali. Ces deux sites obéissant à des logiques différentes étaient régulièrement visités par une poignée d’aficionados jusqu’en 2006 et la fermeture du TunEzine, après la mort de son propriétaire Zouhair Yahyaoui, alias Ettounsi (le Tunisien), décédé des suites de deux années d’emprisonnement et de torture que lui avait infligées le régime pour s’être exprimé en homme libre. Le régime ne pensait pas qu’en ce faisant il en ferait le premier « martyr du web » mais aussi, qu’en ce faisant, il éclaterait dans plusieurs coins du web les « TunEziniens » qui mailleront peu à peu le web social tunisien.

Ignorant également la manière dont s’organise l’information dans le web social, l’intelligentzia du régime qui verrouilla tous les mass-médias locaux ne perçut pas que l’organisation de l’information dans les mailles de l’Internet répond à des lo­giques qui n’ont rien à voir avec celle de l’accès à la connaissance ou à l’information via les médias. Les acteurs qui l’organisent, tous les internautes, par leurs actions individuelles de publications d’articles, de partage de liens, de commentaires, le font pour des motifs individuels : sociaux, professionnels, militants, etc. En plus d’un territoire impossible à cartographier, annihilant toute possibilité réelle de censure, le web social est un espace où les idées se forment, circulent, s’agrègent et sont toujours disponibles quel que soit le dispositif de contrôle et de censure mis en œuvre pour les dissimuler.

Dans les faits, les informations concernant le régime, ainsi que l’attitude critique qui était jusque là confinée sur le web au cercle réduit des aficionados de TunEzine, ont commencé à circuler et à se propager dans une web-galaxie tunisienne de plus en plus vaste et de plus en plus connectée. Je ne spéculerai pas sur l’existence d’une blogosphère ou d’une webosphère tunisienne parce que le terme me parait ina­déquat : il pourrait faire penser qu’il existe une sphère, bien identifiée et dont les limites sont définies. En réalité, il s’agit de nébuleuses de réseaux. Le terme et l’idée de web-galaxie évitent de donner l’impression d’une uniformité et d’une finitude. Cette galaxie est donc un univers aux frontières indéfinies, constitué par tous les blogs et sites individuels (Z : débat Tunisie) ou collectifs (Nawaat, Takriz, Kalima, etc.), pages et groupes Facebook, micro billets Tweeter, statuts, et dont la chose pu­blique est le sujet principal. Chaque élément fait lien avec d’autres formant des nébuleuses de plusieurs niveaux, liées par un réseau d’attaches molles et mouvantes. Cette galaxie est partiellement consciente d’elle-même. Tout le monde ne connait pas tout le monde et tous ne se parlent pas forcément. Cependant, nous avons tous l’impression de faire partie d’un espace commun, peut-être un rhizome.

Pourtant, le web – jusqu’en 2006 – et le web qui a transfiguré l’espace public tunisien, si nous y regardons de plus près, sont très différents. Quelque chose a changé en profondeur depuis la « fin » de TunEzine et la censure de la plus part des sites dissidents. Cette évolution est probablement une des clefs pour comprendre le nouvel cyberespace public tunisien : l’adoption de standards d’échange et de par­tage de la relation grâce au succès fulgurant de Twitter, Facebook et Youtube. Ces plateformes sont avant tout des logiques et des normes de communication, de flux standardisés, de codes qui se sont rapidement imposés comme des usages adoptés par un très grand nombre d’internautes. Sans ces standards, le web social ne serait probablement ce qu’il est aujourd’hui, nous en serions peut-être encore à des mil­liers de sites incapables de dialoguer, inaptes à se mettre en réseau. Et dans le monde physique comme dans le cyberespace, pour former société, il faut adopter des codes, des règles, assimiler et reproduire des pratiques communes. Le web social a fourni aux tunisiens des standards de communication qui leur ont justement permis de faire société : le lien, le billet (ou post) le blog, le commentaire, le tweet, le tag ou encore l’incontournable « I like » de Facebook, pour signifier son adhésion à un propos ou son appréciation d’un lien ou d’un contenu, sont autant de standards et de pratiques « socio-numériques ».

Par la connexion et l’enrôlement autour de ces pratiques, l’engagement dans la cause révolutionnaire a été débarrassé des codes sociaux et des contraintes phy­siques des lieux des pratiques sociales. Le fait communautaire y demeure sensible, mais nettement différent de la notion traditionnelle de communauté. La différence majeure est que l’individu peut se mouvoir plus rapidement et avec plus de facilité. L’engagement a également été plus simple parce que moins contraignant. On peut s’engager avec légèreté, s’investir tout en restant chez soi.

En se nourrissant de cet affranchissement des contraintes territoriales, il a permis un engagement citoyen progressif dans le processus révolutionnaire tunisien. Ainsi, des individus qui, vers la fin du mois de décembre 2010, faisait simplement suivre des liens vers des vidéos ou des appels à manifestation, se sont retrouvés dans la rue à manifester, deux semaines plus tard devant ministère de l’intérieur le 14 janvier 2011. C’est une parfaite illustration de la force socialisatrice de ce territoire du web et de son potentiel de mobilisation grâce à « la force des liens faibles ».

L’Entrenet et la force des liens faibles

Dans son article fondateur, le sociologue américain Mark Granovetter dé­finit « la force du lien comme une combinaison linéaire de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité et des services réciproques qui caractérisent ce lien » [Granovetter, 1973]. Après avoir démontré que les liens forts ne constituent jamais de « ponts », c’est-à-dire qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait bien de rester circonscrite à l’intérieur de groupes restreints. Au contraire, ce serait les liens faibles qui permettent aux informations de circuler dans un réseau plus vaste, de groupe en groupe. Par conséquent, ce sont les liens faibles qui fournissent aux individus les informations qui ne sont pas disponibles dans leur cercle de liens forts. Parmi les 200, 300 ou 900 « amis » que nous avons sur Facebook ou followers sur Twitter, combien de personnes appartenant à notre cercle restreint et avec lesquelles nous entretenons des liens forts comptons-nous réellement ?

Une expression, pour ainsi dire encore confidentielle, décrit les mécanismes qui fabriquent et entretiennent justement ces liens faibles tout en soutenant les nouvelles pratiques socio-numériques : l’EntreNet. L’EtreNet est cet ensemble de petites choses quotidiennes que nous faisons ensemble en ligne. Espace d’intimité partagée et de relation entre« sois » virtuels. L’agrégation de ces petits actes collectifs, éventuellement recensés par des cyber-communautés. Certains, tels que Takriz et Nawaat organisaient consciemment cette agrégation dans le but de produire une action collective concentrée ; d’autres aidaient simplement l’agrégation à se produire sans chercher à lui donner un sens ou un impact particulier. EntreNet, le mot ex­prime bien ces mécanismes à l’œuvre dans le web social ainsi que l’esprit qui anime l’action : faire société, et éventuellement dans un deuxième temps : faire nation. A ce propos, en observant l’EntreNet tunisien durant le soulèvement populaire, on remarque que ce qui relie cette diversité tient à trois facteurs principaux. Le premier facteur est l’ouverture. En effet, chacun a pu participer à l’action à son niveau. Et cette participation ne fut pas uniforme, elle s’est manifestée de différentes manières, qui correspondent à d’autant de fonctions distinctes. On a publié des articles, on a commenté, on a publié des photos et des vidéos des manifestations et des sauvages répressions policières, ou encore livecasté (diffusé en temps réel sur Internet) grâce au téléphone équipé de la 3G les évènements révolutionnaires. Même lorsqu’un « entrenaute » était déconnecté, par le relais et la permanence des ses publications, il contribuait à l’action. A ce propos, en questionnant mes 867 contacts Facebook sur les personnes qui leur ont inspiré un comportement révolutionnaire à travers les réseaux socio-numériques durant le soulèvement populaire, la réponse fut stupé­fiante : la personne dont le nom revenait le plus souvent (30% des répondants) est un (cyber) activiste qui était emprisonné entre le 6 et le 13 janvier 2011, lorsque le soulèvement populaire atteignit son apogée.

Le deuxième facteur est la sociabilité qui est au cœur de ces logiques. J’ai re­marqué que nombre d’analystes se suffisaient de décrire des évidences, d’attribuer tel résultat à tel individu en sous-estimant la part des rencontres et des relations qui sous-tendent ces échanges. Souvent, lorsqu’on me questionne sur ma pratique personnelle ou celle des cyber-activistes de manière plus large dans la révolution à travers les réseaux socio-numériques, mes interlocuteurs s’attachent souvent à un fantasme en nous prenant pour des tweeples ou des bloggeurs seuls devant un évè-nement dramatique et dont le rôle a consisté à contourner le blackout des mass-médias sur ce qui se passait durant le soulèvement. Or, ce faisant, ils se privent de réfléchir à l’essentiel. En réalité, dans toutes les pratiques de l’EntreNet, c’est l’échange qui nourrit et fait vivre l’action. Un blog, un flux Twitter ou Facebook, ce sont des rencontres et des échanges qui ont un caractère avant tout social. Les commentateurs d’un blog ou d’une page Facebook forment une microsociété avec des rites et des reconnaissances propres à un groupe constitué de manière souple et hermétique. Chacun peut entrer ou sortir du groupe ou y revenir à tout moment. La relation et le capital social sont au cœur de la motivation.

Les années suivant l’incarcération puis la mort d’Ettounsi, malgré les dangers encourus, plus d’une centaine de sites s’ étalaient durant presque une décennie ce qui sera révélé fin 2010 par la fuite des câbles diplomatique révélés par Wikileaks. Pourquoi l’opinion dissidente a-t-elle eu un si grand succès ? Tout simplement parce que les autorités et les mass-médias n’ont jamais joué le jeu de la libre confronta­tion. En ligne, ceux qui s’étaient engagés dans la dissidence ont diffusé une parole alternative librement, en déjouant habilement la censure, gagnant progressivement des parts de voix. Alors que les mass-médias sont restés cantonnés dans leur lo­gique d’émission, de diffusion verticale de l’information autorisée, « officielle », sans jamais dialoguer, les dissidents, eux, ont investi le web social en jouant de ses codes, posant des questions, apportant des réponses, se liant, effectuant un travail de maillage progressif des différents espaces de discussion. Le soulèvement populaire à SidiBouzid, Menzal Bouzaiane et Meknassi auront été l’épicentre d’un mouvement de masse : chacun se sentant concerné, s’est empressé d’entrer dans l’arène du cybe­respace public.

Le dernier facteur est la publicité ou la semi-publicité des échanges et des pro­ductions de soi. En chiffres, au moins 2,5 millions de tunisiens, à savoir le quart de toute la population se médiatise en ligne, rendant accessible à tout le monde de manière anonyme ou non, des bouts de soi. Ce dernier facteur ayant, à mon sens, participé de manière spectaculaire au soulèvement populaire nécessite d’être développé en détail.

La fabrication d’un « soi » révolutionnaire

Vers la fin de sa vie, Michel Foucault, fasciné par l’étude de la production de soi, a établi lors d’un cycle de conférences, l’archéologie de ce qu’il décrit « les techniques de soi » [Gutman, Hutton, 1988]. Ce concept concernait, jusque là, essentiellement les techniques intellectuelles favorisant l’émergence de types de sub­jectivité. Mais Foucault l’associa à un ensemble d’études concernant « les arts de soi-même » en insistant sur l’écriture de soi. Il définit alors « les techniques de soi comme des stratégies et des pratiques « permettant aux individus d’effectuer seul ou avec d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur monde d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité » [Foucault, 2001, p.1604]. Ces techniques de soi, affirmait Foucault, supposent ou impliquent des pratiques d’entraînement de formation d’individus – des pratiques du soi – non seulement dans le sens le plus évident d’acquisition de talents person­nels ou de capital symbolique, mais aussi dans le sens d’acquisition de certaines attitudes envers soi. Ces techniques du soi sont en quelque sorte, des techniques de production et de domination de soi. Dans la foulée, la sociologie a exploré dans cette direction en s’attachant à rendre compte des processus identitaires dans leur fondement sur un vaste ensemble de supports. Ces supports peuvent être relation­nels, intellectuels ou physiques. Ces travaux ont pour grand mérite de souligner à quel point l’identité est une co-construction négociée entre interactants humains ou non humains [Kaufman, 2005].

A bien des égards, l’Entrenet évoque les outils analysés par Foucault. On y trouve les mêmes bouts du quotidien. L’Entrenet, tout comme les techniques du soi, a vocation à amasser des contenus disparates pour en faire une unité. Les profils Facebook et les twits Twitter amassant statuts, liens, photos, vidéos, billets de blogs, articles de presse, affirment des goûts et des opinions dans différents champs de la vie et constituent une (re)présentation de soi. On retrouve dans l’Entrenet cette narration de soi permettant de s’approprier des contenus disparates pour les trans­former en corps de notre identité. Ainsi, la dimension interactive de la construction des profils Facebook vaut moins pour le déclaratif en lui-même que pour les réac­tions attendues par l’audience. Le renouvellement permanent des statuts pour faire part de nouveaux détails du quotidien et la multiplication des activités narcissiques illustrent cet échange ordinaire de la culture de soi.

La logique du flux d’activité ou de statuts en vigueur sur les plateformes de l’En­trenet pousse à abandonner la réflexivité et les tentatives de stabilisation du soi en se noyant dans le flux sans cesse renouvelé des bouts de soi et des autres. Quelques jours après la fuite de Ben Ali, lorsque il m’a été donné de fréquenter physiquement mes contacts incorporels de Facebook, une même remarque revenait dans les propos de nombre d’entre eux concernant le rituel du quizz révolutionnaire quotidien que j’avais instauré depuis la fin du mois de décembre 2010 afin d’encourager les plus réticents à entrer dans l’arène révolutionnaire : « J’avais envie de te sauter à la gorge ! Parfois en voyant défiler tes quizz dans mon flux d’actualité, tu prenais tellement les choses avec sarcasme et insouciance dans les moments les plus graves ! C’est vrai que durant quelques jours, j’avais l’impression que le monde entier n’était plus que fil d’actualité Facebook… ».

Remettant en cause le discours dominant affirmant parfois avec peu de nuances que les réseaux socio-numériques encouragent l’individuation et les pratiques nar­cissiques, cette con(fusion) des identités révèle un phénomène très intéressant : une perte en matière de gestion de soi poussée par l’Entrenet. Dans le cas des (cy­ber) révolutionnaires tunisiens, les plateformes de l’Entrenet ont mis en exergue les identités I.C.O (immédiates, contextualisées et opératoires) [Kaufman, 2004]. Ces éléments identitaires dynamiques se sont activés sur le moment pour épouser le contexte révolutionnaire. La conscience des internautes fut, en quelques sortes, prise dans le flux de l’actualité de l’Entrenet comme un baigneur pris dans les flots d’une rivière. En ce faisant, l’EntreNet, en mettant toutes les informations sur un même niveau dans le flux, a provoqué une sorte de fuite en avant de la construction identitaire.

Cette construction interactive des I.C.O se fait avec les autres par autant de commentaires, tags, invitations à des évènements ou à rejoindre des groupes ou des fanpages, etc., ne concerne pas que les interactants humains. Les applications informatiques contribuent à cette co-construction identitaire par l’indication auto­matique de leurs activités ou de leurs opinions à travers la publicité de leur objets-symboles ou emblèmes. Dans le cadre des engagements citoyens comme ceux ob­servés durant les révolutions tunisienne et égyptienne l’individu, considéré dans sa dimension identitaire citoyenne, en s’amalgamant avec la technologie du web social, pourrait être défini comme un cyber-citoyen ou « cybertoyen ». Dans ce constat, un champ de recherche interdisciplinaire s’ouvre à nous pour saisir cette nouvelle entité et discerner ce qui est du ressort de l’homme et ce qui est du ressort de la ma­chine, parce qu’au fond, ici, nous parlons bien d’une reconfiguration de la pratique du Pouvoir. Et le Pouvoir fut justement l’enjeu d’une guerre qui est restée jusqu’à ce jour invisible aux yeux des commentateurs extérieurs : la guerre sémiotique.

 

La Cyber-Guerre sémiotique tunisienne

Si nous regardons de plus près les photos de profils de nos contacts Facebook ou de nos listes » de followers Twitter, un constat étonnant s’impose : seule une portion de ces photos (moins de 30 % en ce qui concerne mes propres listes à la mi-décembre 2010) représente réellement nos contacts. Photos de personnages publics, d’enfants, d’animaux, d’emblèmes, d’œuvre d’arts, etc., sont couramment utilisées comme photos de profils dans la tradition de l’avatar.

Le mot « avatar », nous disent les spécialistes de la civilisation indienne, vient du Sanskrit. Dans la religion hindoue, il désigne les différentes incarnations du Dieu Vishnu dans notre monde terrestre chaque fois que le monde est menacé. Le sens figuratif qui en dérive est celui du « changement », de la « transformation », qui exprime des formes diverses d’une chose ou d’une personne. « Je m’incline », dit un auteur sacré de l’hindouisme, « devant celui qui est saint, éternel, l’âme suprême et toujours uniforme. Vishnu, le souverain maître, un dans son essence, multiple dans ses formes» [Rous La Mazelière, 1903, p.73].

Vers la fin du mois de décembre 2010, nous avons assisté à un phénomène mas­sif. Un grand nombre de facebookeurs tunisiens ont changé leur photo de profil avec celle du drapeau tunisien. A première vue, cet acte peut sembler anodin, pourtant, pour plusieurs personnes, peut-être plus de deux millions de personnes, cet acte fut la première étape dans l’engagement révolutionnaire.

En terme d’engagement citoyen, les internautes tunisiens ont récupéré dans le cyberespace l’objet drapeau qui était essentiellement réservé à l’usage quasi-exclusif de l’Etat-Parti, confisqué par le régime Ben Ali. Dans les faits, le logotype du parti de la dictature, les 8800 cellules locales, les institutions responsables du contrôle et de la répression des citoyens, tout cela était habillé par les couleurs du drapeau tunisien. Cet objet qui est au fil du règne de Ben Ali, chargé de sens, est devenu un signe du pouvoir établi, faisant partie intégrante de son discours : « Pris ensemble, l’objet et le sens constituent un signe et, dans n’importe quelle culture, les signes sont systématiquement organisés sous forme de discours spécifique» [Clarke, 1976, p.267].

Ce qui est remarquable, c’est que les images du drapeau tunisien qui a été plé­biscité par les cybertoyens dans un premier temps ne furent pas tout à fait celles du drapeau tunisien officiel, tel qu’il était utilisé par l’Establishment. Drapeau noir, drapeau ensanglanté, drapeau dont l’étoile centrale a été remplacée par un sym­bole pacifiste ou drapeau surajouté de mains qui se soutiennent mutuellement, les tunisiens ont « bricolé » le drapeau. Ce bricolage a été réalisé essentiellement pour marquer une altérité identitaire et la volonté d’un avenir commun alternatif, tout en insistant sur l’attachement à l’Etat-nation, ce lien commun partagé. La réaction au discours du régime fut un moteur essentiel de ces I.C.O.

La lutte entre les différents discours, les différentes définitions et significations présentes au sein de l’idéologie est aussi une lutte pour le sens : une lutte pour l’ap­propriation des signes. Pour en revenir à l’exemple cité, à savoir le drapeau tunisien, nous constatons que cet objet a potentiellement un double sens, un usage « légitime » et un usage « illégitime ». Cet objet a été « détourné » par les citoyens dominés par le régime et investis de significations « clandestines » : des significations exprimant en code une forme de résistance à l’ordre établi. Ce phénomène pourrait être décrit par Umberto Eco comme un combat pour la réappropriation et la réinterprétation des signes ; il le décrit par le terme « Guérilla sémiotique »

C’est en ce sens qu’on peut affirmer que la cyber-résistance a transgressé les lois de l’obédience à l’ordre établi. En se réappropriant et re-contextualisant les objets, en détournant leurs usages conventionnels et en inventant de nouveaux, les facebookeurs on été les promoteurs d’un style contre-culturel et ouvrent au monde des objets la voie de nouvelles lectures secrètement subversives. Le « sens » du style contre-culturel, fut ainsi la communication d’une différence et l’expres­sion d’une identité commune muée par une volonté collective. Cet assaut contre le pouvoir syntaxique du régime sur la vie quotidienne s’est opéré par une révolution totale de l’objet. Ce détournement symbolique, cette déformation volontaire ont été ici recherchés pour un objectif politique, guerrier et territorial. Les cybertoyens se sont approprié la carte afin de se réapproprier le territoire en abandonnant leurs identités individuelles pour une identité commune et partagée.

L’effet Protée et la Mémétique

Grace à Nick Yee du VHIL (Virtual Human Interaction Laboratory, Stanford University), qui étudie « l’Effet Protée » – personnage de la mythologie grecque qui possédait le pouvoir de la métamorphose – nous avons découvert que nos ava­tars influencent nos comportements en asseyons ( ? demander à l’auteur svp) par exemple notre confiance en nous-mêmes et notre détermination [Saussan, 2009, p.59-60]. La réappropriation du drapeau tunisien et son adoption comme photo de profil, comme nous l’avons évoqué plutôt, était pour nombre de cybertoyens une première étape dans l’engagement révolutionnaire. Elle illustre bien l’Effet Protée et ne fut d’ailleurs pas une décision facile pour tous.

Lorsqu’à la fin du mois de décembre 2010, j’avais opté pour une photo de profil représentant le drapeau tunisien noir (au lieu du rouge officiel), dans un premier temps, j’ai reçu un grand nombre de messages et de coups de fil de mes contacts Facebook me demandant d’abandonner ce choix parce que « cela risquait d’attirer des problèmes à mes proches et moi». D’autres contacts, à l’inverse, ont très naturel­lement adopté cette photo en prenant toute la mesure de la dimension engageante de cet acte : « J’ai beaucoup aimé ton drapeau sur Facebook, d’ailleurs je viens de l’adopter comme photo de profil […] lorsque les gens marcheront sur le palais de Carthage, je serai parmi eux… ». Cet engagement souple fut suivi d’engagements de plus en plus risqués. J’ai pu reconnaître sur différents enregistrements vidéo, la personne qui a tenu les propos ci-dessus, ainsi que certains de mes contacts réticents à l’engagement symbolique qui ont fini, à un moment ou un autre, par choisir le drapeau, habillés du drapeau tunisien, le 14 janvier 2011 et en plein milieu de l’avenue Habib Bourguiba présentant sans peur apparente leur torse aux fusils des policiers des brigades de l’ordre public. Peut-être qu’ici, l’Effet Protée avait eu une portée rémanente sur les cybertoyens débordant du pouvoir de leur avatar dans le monde physique.

Le concept de mimétique se révèle très intéressant pour cerner la diffusion des armes symboliques et affirmer sa volonté d’appartenir à une communauté d’opi­nion. La mimétique qui provient de l’étude des comportements humains avance que la propagation se fait par des mécanismes d’imitation. Elle trouve pleinement son application dans l’Entrenet, où les millions d’internautes tunisiens ont pro­cédé naturellement de cette logique. L’imitation par les membres de son réseau socio-numérique est un processus d’appropriation de l’information ou de l’opi­nion à son compte. La mimétique pour nombre de (cyber) militants et (cyber) activistes possède une vraie logique militante et subversive. Certains y voient un déterminisme de l’idée, qui possède sa propre capacité de circulation, d’adapta­tion et de mutation. La mimétique confinée jusque là à l’univers des hackers et des cyber-utopistes, qui voient l’idée porteuse d’une intentionnalité propre, fut l’un des mécanismes les plus remarquables lors du cyber-soulèvement.

Les facebookeurs en particulier ont été les porteurs de la circulation de sym­boles et en les répliquant et les transmettant ils ont élargi les cercles du cyber-acti­visme. D’une diffusion verticale, depuis un nombre d’émetteurs réduits, les pho­tos « bricolées » du drapeau tunisien, ont circulé à plat, de façon horizontale, de pair en pair, dans une logique d’imitation et de réplication. Avec la puissance du web social et la force des liens faibles, la réplication de ces emblèmes de résistance fut un évènement majeur et décisif dans le processus révolutionnaire tunisien. A titre indicatif, la majorité des membres de ma liste de contacts facebook tunisiens, soit 812 sur 867 personnes, soit presque 94% de mon réseau facebook avait mo­difié leur photo de profil avec l’un des drapeaux tunisiens bricolés. La réaction au discours du régime fut un moteur essentiel de la circulation de l’information révolutionnaire.

Le mot de la fin : quel nouveau monde ?

Aucune chancellerie étrangère en Tunisie ou en Egypte n’avait vu venir ces sou­lèvements populaires. Le silence des masses qui donne une impression de stabilité cache parfois des mouvements de fond animés en premier lieu par la jeunesse. Certains affirmeront que la caractéristique commune des révolutions est qu’elles sont imprévisibles, pourtant la seule chose qui pourrait nous surprendre est que des peuples privés de leur liberté ne finissent pas par se révolter. Et, à écouter les oracles du web, ils auraient pu tomber sur l’étonnante prophétie de TuneEzine qui date du 16 novembre 2005 : « On s’embrasse, crie, hurle, siffle, se congratule, klaxonne, danse, chante : c’est une explosion de joie qui envahit les rues de Tunis. Le président Zine el-Abidine Ben Ali vient de démissionner, sous la pression du peuple. Une «révolution des jasmins»qui n’a pris que deux jours et n’a pas fait couler le sang » [Yahyaoui, 2005].

A bien y réfléchir, la révolution tunisienne n’est pas seulement une révolution, elle est une révolution dans la manière de faire la révolution. Ces dernières se­maines, les tunisiens ne sont pas seulement devenus une Nation. Un court instant, ils devinrent quelque chose de nouveau, une supra-conscience collective grâce à Internet et au web social, une forme d’existence éphémère nouvelle, une intelli­gence collective et connective autogérée. Ce web social est un espace animé par des individus, mus par une logique sociale. Un rhizome complexe et potentiellement infini, une sphère perméable et permanente, abondante d’idées qui circulent sans cesse. Cette sphère n’est pas isolée du monde physique, bien au contraire, elle pro­cède d’une logique de complémentarité avec celui-ci et le précède souvent dans la réaction, l’analyse ou la mobilisation.

Les évènements qui continuent à secouer le monde de l’Espagne à la Syrie té­moignent peut-être que le temps des dictatures absolues et des démocraties re­présentatives est révolu. Ils annoncent possiblement que le temps de la délégation aveugle et passive du pouvoir à travers des instruments limités et très peu partici­patifs semble sur le déclin, face aux nouveaux pouvoirs dont disposent les citoyens internautes. Ces « cybertoyens » sont en train de fabriquer, peut-être même sans le savoir, une nouvelle relation au politique.

Ce que permet la foule en réseau ? La fabrication d’un cyberespace public et une réallocation de l’autorité. Les cybertoyens n’attendent plus qu’on leur demande de participer. Ils posent des questions, se rassemblent, mènent leurs enquêtes, pétition­nent : ils font leur politique, eux-mêmes. Quelques milliers de tweeples mobilisés autour d’un discours ou d’une cause disposent d’un pouvoir fort. Deux millions de facebookeurs mobilisés autour d’un même discours ou d’une même cause dispo­sent, quant à eux, du Pouvoir. Nous devons à La révolution tunisienne cette vision de l’avenir : demain, le web social sera le centre de l’espace public, le lieu où se créent cultures et valeurs.

Cet espace public impossible à cartographier, est-il le prophète de la théorie du chaos ? Peut-il au contraire sauver l’esprit de la démocratie en substituant en son cœur la Liberté au Pouvoir ?

 

Bibliographie

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SAUSSAN Rémi, Demain, les Mondes Virtuels, Fyp, 2009.

VANBREMEERSCH Nicolas, De la Démocratie Numérique, Seuil, Paris, 2009.

YAHYAOUI Zouhair, TunEzine, http://www.tunezine.com, Le Web Social Tunisien, 2001­2006.

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