Le problème berbère et la protection d’une culture foncièrement méditerranéenne

Par Roger TEBIB

Juin 2001

On peut dire que la population algérienne est fondamentalement berbère malgré les transformations réalisées par l’élément arabe. Les arabophones actuels sont, pour la plupart, des berbères arabisés (Musta’rab) et les berbérophones ne constituent pas un groupe pur. Traditions orales et toponymie le montrent si bien que les nationalistes sont obligés d’en tenir compte. La Charte d’Alger  » ne veut pas faire référence à des critères ethniques et s’oppose, dit-elle, à toute sous-estimation de l’apport antérieur à la pénétration arabe « .

Pas d’invasions arabes

Il est évident qu’il n’y a jamais eu en Algérie d’Arabes venus du Moyen-Orient ou de l’Afrique subsaharienne.  » Les prétendues invasions sahariennes étaient des mythes, car au Sahara, la population était clairsemée, et elle n’avait pas de chevaux ; elle était bien éloignée de toutes choses civilisées ! Je connaissais, comme tout le monde, le passage de Strabon, cité si souvent, où il précise qu’à son époque, au premier siècle, il n’y avait en Arabie ni chevaux, ni ânes, ni sangliers, animaux qui y sont si nombreux aujourd’hui. […] Par ailleurs, il apparaissait sans discussion possible qu’il n’y avait pas de  » race arabe « , l’Arabie étant habitée par des populations de types fort différents, aussi différents que peut l’être un Slave d’un Espagnol, pour le moins.  » (G. BRÉMOND, Berbères et Arabes, Payot, 1950).

Les bandes  » arabes  » qui arrivèrent au cours des siècles dans le Maghreb ne comprenaient que très peu de Sémites. Un fort contingent des tribus hilaliennes était bien musulman, mais de race tourano-aryenne, c’est-à-dire apparentée aux Berbères. On a donc pu écrire :  » La conclusion est que la très grande majorité des indigènes du continent nord-africain est de race et de langue européennes.  » (G. PEYRONNET, Le problème nord-africain).

Quant aux Hilaliens, il est impossible de croire que des centaines de milliers d’hommes et de femmes soient sortis du désert qui s’étend entre Médine et La Mecque et aient parcouru six mille kilomètres pour s’installer en Afrique du Nord. La réalité est que ces bandes n’ont pas eu plus d’influence en ce pays que les reîtres d’Allemagne en France à l’époque des guerres de religion.  » Le nombre d’Arabes, très minime au départ, l’était encore bien plus à l’arrivée. Ces bandes étaient composées, comme toujours, de tous les éléments de désordre qui s’y joignaient dans l’espoir de pillage fructueux, et qui, recrutés et pays berbères, étaient Berbères.  » (V. PIQUET, Les civilisations de l’Afrique du Nord).

Il convient donc de parler seulement d’arabophones issus d’un brassage extraordinaire de populations et vivant à côté des Kabyles, des Chaouïa et des Mozabites, dont la langue est le berbère. (Voir Pierre BOURDIEU, Sociologie de l’Algérie, P.U.F., 1963).

Des traditions religieuses méditerranéennes

Les ethnologues ont aussi remarqué la persistance en Afrique du Nord de coutumes religieuses venues du polythéisme gréco-romain.

Ainsi, jusque dans ses rites en apparence les plus insignifiants, le sacrifice d’automne (taferka-uidjiben) prolonge ceux de la Grèce antique qui, d’après une inscription de Mycènes, étaient consacrés à Zeus, dieu du ciel et à Gé, la terre-mère, avec un repas commun rassemblant les membres d’un clan autour du même autel. (Voir L.R. FARNELL, Sacrifice, in Hastings’s Encyclopedia for ethics and religion).

En Algérie, les rites accompagnant les troupeaux partant au premier pâturage de printemps -avec le passage entre l’araire et le métier à tisser – sont les mêmes que ceux de l’Antiquité fêtant la saison de l’accouplement (voir COLUMELLE, De re rustica, VIII).

A la moisson, les laboureurs kabyles accompagnent leur travail de chants pieux, comme les moissonneurs de l’Égypte et de la Syrie antiques qui avançaient en ligne pendant que flûtistes et chanteurs rythmaient leurs mouvements. (voir G. MASPÉRO, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, Hachette, 3e édition, 1884, tome I).

Le sacrifice du taureau, animal agraire par excellence, associé à tous les travaux des champs, est chargé de représentations cosmiques sur tout le pourtour de la Méditerranée. La mort de Dionysos Zagreus mis en pièces préfigure certainement ce sacrifice (voir P. LAVEDAN, Dictionnaire illustré de la mythologie et des antiquités grecques et romaines, Hachette, 4e édition, 1931).

Corippus, poète latin africain du Vie siècle montre le roi des Louata (Levates), Berbères de Tripolitaine, tué dans une bataille contre les Byzantins, parce qu’il s’obstinait à sauver la statue du dieu de son peuple, Gurzil. Celui-ci avait la forme d’un taureau et son nom servait de cri de guerre. El Bekri signale qu’au XIe siècle encore les tribus berbères offraient des sacrifices à une idole qu’il appelle Guerza.

Les traditions populaires qui, en Algérie, sont liées à la fin de l’année et au début de l’an nouveau appartiennent aussi au vieux fonds méditerranéen. A cette époque, les âmes des morts reviennent sur terre, profitant du chaos de cette période incertaine. En Europe orientale comme en Afrique du Nord, il ne faut pas faire sortir le feu de la maison, que l’on balaie soigneusement pour ne pas offenser les esprits qui y sont présents. C’est aussi l’époque des mascarades qui manifestent la présence des morts au seuil de la nouvelle année. Par exemple,  » dans le village de Khemis, chez les Bàni Snus, les masques sortent du sanctuaire de Sidi Salah, tombeau de l’ancêtre protecteur, bâti au nord du village. Ils sont escortés de tous les jeunes gens, qui poussent le cri des masques :  » Aïrad ! usba’a rahmaji, haidhu  » (le lion va arriver, faites-lui place).  » (H. MARCHAND, Masques carnavalesques et carnaval en Kabylie, Rabat, 1938).

On sait que le masque vêtu de haillons et sortant du sanctuaire de l’ancêtre est à l’origine du drame sacré et du théâtre. Pausanias mentionne Dionysos Mélanaigis, c’est-à-dire à la peau de chère noire, dieu gardien de chaque foyer, auquel on présentait les nouveau-nés lors des Apaturies, fête des phratries (voir Description de la Grèce, traduction, Paris, 1821). Virgile parle des masques d’écorce creusée dont se servaient les Troyens pour honorer Bacchus (Géorgiques, II, 385).

L’esprit méditerranéen est chez lui en Kabylie même si les coutumes religieuses de cette région ont été laminées par les autres religions au cours des siècles. En effet,  » il fallut la force des armes, des répressions sanglantes, pour imposer aux Berbères de jadis une doctrine et une loi religieuses, morales et civiques, dont ils ne voulaient point.  » (René POTTIER, Saint Augustin le Berbère, Publications techniques et artistiques, 1945).

La notion de pseudomorphose et la civilisation berbère

Problème de l’au-delà

o Sur les bords de la Méditerranée, les fèves sont les prémices de la terre, le symbole de tous les bienfaits des  » gens de dessous terre  » ;

o Les vieux textes égyptiens appellent  » champ des fèves  » le séjour temporaire des morts avant la réincarnation ; c’est pourquoi Pythagoriciens et prêtres d’Isis s’abstenaient de manger des fèves, pour montrer qu’ils fuyaient la réincarnation ;

o En Kabylie, la jeune mariée jette des fèves à la fontaine avant de puiser de l’eau pour la première fois, sept jours après les noces ;

o Le repas qui accompagne le premier labour chez les paysans du nord de l’Afrique comprend presque toujours des fèves, symboles de fécondité et de résurrection, parce que premières des prémices du printemps ;

o Chez les Berbères d’Afrique du Nord, les enfants morts sont placés dans le creux des rochers pour renaître plus vite, car le roc est le domicile d’une entité femelle, il symbolise la matrice et la renaissance. Le symbolisme des jeux enfantins

o Chez les Berbères, les jeunes enfants qui jouent à de prétendus  » jeux de poupées  »

accomplissent en réalité des rites de fécondité qu’ils peuvent seuls réaliser.

o Pour les enfants de Kabylie, il existe des jeux pour les différentes saisons :

B la toupie : jeu d’automne symbolisant le recommencement de l’année agraire,

B saute-mouton, au printemps, pour promouvoir la fécondité des troupeaux,

B jeux de balle, en été, destinés à faire connaître la volonté de l’Invisible par la victoire d’une

équipe sur une autre.

Mariage

o Pour la femme kabyle, le mariage est la sortie de trois cercles magiques qui l’entourent : B le cercle de la maison, B le cercle de la cité,

B le cercle de protection de l’ancêtre fondateur de la tribu.

o Cette désertion doit se faire sans offenser les génies gardiens ; on utilise donc une violence simulée, un enlèvement : la femme se débat, pleure…

o En entrant dans la nouvelle communauté, elle se concilie ses nouveaux génies gardiens de deux manières :

B distribution d’amandes, devenues nos dragées,

B partage d’un plat de nourriture avec son mari, en utilisant à deux la même cuillère et en buvant du lait dans le même verre.

Mythe de fondation de la civilisation kabyle

o On parle de Phraoh, un roi géant, parti de l’Est, chargé des montagnes plantées de cèdres de son pays, qu’il voulait emporter avec lui.

o Arrivé en Kabylie, il s’écroula ; de sa tête et de ses quatre membres sortirent les cinq tribus kabyles que les Romains appelaient encore quinque gentes. o Les montagnes s’enracinèrent et devinrent le Djurdjura.

Des problèmes historiques

L’histoire montre qu’un peuple vaincu adopte la langue du conquérant si celui-ci a une supériorité culturelle considérable, ce qui n’était pas le cas des premiers groupes d’Arabes arrivés en Afrique du Nord et, bien plus encore, quand il s’agissait des hordes hilaliennes. On sait que les livres primitifs du christianisme étaient écrits en araméen, dont les juifs eux-mêmes se servaient à Jérusalem. Puis les Évangiles ont été rédigés en grec ancien, utilisé de la Méditerranée aux Indes et qui restera la langue des chrétiens orthodoxes et des communautés qui s’y rattachent. Enfin, le latin fut adopté par le christianisme romain. En ce qui concerne l’islam, il convient de remarquer que le Coran n’a appris l’arabe ni aux Turcs, ni aux Indiens musulmans dont la langue est l’ourdou, ni aux Chinois, ni aux Malais.

On pense actuellement que c’est le punique, langue sémitique, qui a préparé les Berbères à l’emploi de l’arabe dialectal, différent de l’arabe classique, langue sacrale, de même que l’arianisme leur a fait accepter l’islam.

La parenté des langues sémitiques est très étroite si bien que des penseurs comme Arnobe, saint Augustin, Procope attestent que, de leur temps, les paysans de l’Afrique du Nord parlaient encore le punique. On a pu dire, à juste titre :  » Il est donc probable que la langue punique fut parlée jusqu’à l’invasion musulmane. Peut-être la facilité avec laquelle l’arabe prit possession de ces contrées et la disparition complète du latin tenaient-elles à la présence de cette première couche sémitique. L’arabe, en effet, n’absorba que les dialectes qui lui étaient congénères, tels le syriaque, le chaldéen, le samaritain. Partout ailleurs il ne put effacer les idiomes établis.  » (Ernest RENAN, Histoire générale des langues sémitiques in : OEuvres complètes, volume VIII, réédition Calmann-Lévy, 1958).

Les dialectes berbères sont issus des langues parlées au Maghreb avant la conquête arabe au VIIIe siècle, après laquelle des zones importantes sont demeurées berbérophones jusqu’à nos jours. Le berbère, qui fait partie du groupe chamito-sémitique s’est enrichi de nombreux emprunts à l’arabe puis au français.

Les dialectes sont nombreux. Le Maroc comporte trois groupes : le chleuh dans le Sud (Haut Atlas, le tamazight dans le Mayen Atlas et le rifain dans le Nord. En Algérie, le groupe principal est constitué par le kabyle. Les autres parlers sont le chaouia dans les Aurès, le mozabite au Mzab et le touareg dans le Sahara. Ce qui reste de berbère en Tunisie se trouve dans la région de Médénine, à l’extrême Sud du pays (Voir Salem CHAKER, Textes en linguistique berbère (introduction au domaine berbère, C.N.R.S., 1984).

Un renouveau berbère s’est manifesté récemment : l’enseignement de la langue et la reconnaissance de sa place dans la culture de l’Algérie sont l’objet de revendications. Cette renaissance est liée aussi à la politique d’arabisation qui veut faire de la langue du Coran un moyen de communication débordant de l’usage écrit et religieux.

Il est évident que, par-delà les fluctuations conjoncturelles, le problème culturel kabyle est profond, durable et non réductible. Il ne faut pas dire que  » les Berbères, du fond de la préhistoire, attendaient la conquête arabe pour réaliser leur destin historique : la disparition par osmose harmonieuse dans l’arabité et l’islam ! En un mot, la destinée des Berbères a été scellée une fois pour toutes, il y a treize siècles… Les résolutions du gouvernement (algérien) s’inscrivent sans nuances dans la mouvance de l’arabisme intolérant, agrémenté d’une vision bureaucratique de la culture. Le caractère exclusif de la langue arabe et de la culture arabo-islamique y est réaffirmé de façon virulente.  » (Salem CHAKER, Berbères, une identité en construction, Edisud, 1987).

Il faut souligner que c’est la recherche universitaire française au XIXe siècle qui a fait découvrir l’existence d’une histoire pré-islamique berbère, l’arabité et l’islamité du Maghreb étant des données relativement tardives.

L’idéologie politique contre le berbère

Tous les mouvements musulmans s’évertuent à nier la nationalité berbère, qui existe pourtant.  » Quelle que soit la variété des types ethniques qu’il renferme, il semble que le peuple berbère témoigne d’une remarquable stabilité de moeurs. Il a conservé son organisation en tribus, groupées, au cours de l’histoire, non en nations, mais en fédérations instables dont le prestige du chef était le principal lien. S’il s’est adapté à la domination matérielle des peuples étrangers dont il subit très vite mais superficiellement les influences extérieures. Il est demeuré rebelle à leur empreinte morale et a conservé, à travers les siècles, sa civilisation presque intacte.  » (Charles-André JULIEN, L’Afrique du Nord en marche, Julliard, 1952).

L’arabe s’est répandu difficilement en Berbérie. En 1526, Léon l’Africain écrivait :  » Et usent de la langue africaine ancienne, tellement qu’il s’en trouve bien peu qui sachent parler arabe que corrompu à la mode des paysans « . La situation n’a pas sensiblement évolué, sauf en Tunisie.  » Aujourd’hui ce parler (i.e. le berbère), ou plutôt ces parlers sans écriture, subsistent dans tout le Maghreb, à peu près éliminés en Tunisie (1 %) mais fortement ancrés en Algérie (29 %) et surtout au Maroc (42 %).  » (Charles-André JULIEN, L’Afrique du Nord en marche, ouvrage cité).

À la veille de la guerre d’Algérie, le leader Ferhat Abbas prononçait ses discours en français car il ne maîtrisait pas suffisamment l’arabe. Au Maroc, pays encore foncièrement berbère, l’homme politique qu’est Mahjoubi Aberdan écrit :  » Défendre le berbère n’est pas protéger un vague folklore mais vouloir préserver toute une culture, toute une richesse humaine et spirituelle qui coule dans nos veines.  » (in : Jeune Afrique, 19 février 1968). Actuellement, des associations, surtout universitaires, luttent pour l’enseignement du berbère et mettent au point une écriture à caractères latins. (voir : La formation à l’Université de Paris VIII).

Les langues parlées par les Maghrébins

Il faut ajouter que les immigrés maghrébins, dans leur immense majorité, ne savent pas l’arabe, parlent un dialecte ou sont berbérophones.  » Leur nombre peut être évalué, avec une marge d’erreur assez grande, à 510 000 personnes, composées d’environ 300 000 berbérophones d’origine algérienne (soit quelque 30 % de la population  » algérienne « ) et de 210 000 berbérophones d’origine marocaine (environ 50 % de la population marocaine). Le tout sur un total de l’ordre d’un million et demi de Maghrébins et assimilés ; la proportion globale est donc d’un tiers.  » (Salem CHAKER, in Vingt-cinq communautés linguistiques de la France, L’Harmattan, tome II, 1988).

Signalons aussi que le Maghreb a un important peuplement berbère.  » Dans cette région, 23 % des Tripolitains, 1 % des Tunisiens, 30 % des Algériens, 40 % des Marocains, sont des berbérophones, parlant des dialectes voisins, mais distincts.  » Viviana PQUES, Les peuples de l’Afrique, Bordas, 1974)

Pour toutes ces populations l’arabe est une langue étrangère : c’est ainsi que l’hymne national Qasamân ne peut être compris par la majorité du peuple algérien. Dans ces conditions, enseigner cette langue à des enfants nés en France est une atteinte aux droits les plus élémentaires de la personne humaine.

Pérennité des lettres franco-maghrébines

Le bilinguisme qui existe actuellement en Algérie est le produit d’une longue histoire qui a commencé avec la conquête en 1830. On a dit :  » Il constitue un enrichissement certain de la littérature et de la culture nationales. L’arabisation en cours […] fait retrouver à la littérature algérienne toute sa dimension horizontale d’Ouest en Est, non plus maintenant comme au temps de Camus à la hauteur de la Grèce, mais à celle des rives méridionales de la Méditerranée. Maroc et Tunisie sont aussi attachés au français. La littérature de langue française, elle, maintient une dimension verticale, non pas celle de Rome et de la  » mare nostrum  » de Bertrand, mais celle de l’ouverture vers la modernité, symbolisée par la Ville des autres implantée sur le rivage algérien par opposition au tréfonds rural et à l’arrière-pays, terroir des paysans et territoire de parcours. Les apports venus de l’Est et du Nord sont intégrés, assimilés, algérianisés selon une manière propre à la Berbérie reculée (Tidafi).  » (Jean DEJEUX, La littérature algérienne contemporaine, P.U.F., 1975). Cela étant, il faut distinguer plusieurs étapes et aspects dans l’évolution des lettres maghrébines.

L’école d’Alger

Il y a d’abord les écrivains dont l’ascension précède les malheureux événements de 1954. Passionnément attachés à l’Algérie, respectueux des religions de ce pays, ils cherchent à définir un univers  » méditerranéen  » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique.

Fils d’un ouvrier agricole tombé dans la bataille de la Marne et d’une mère espagnole et paysanne, Albert Camus, malgré les épreuves de sa jeunesse à Alger, a toujours défendu la cause des humiliés et prêché l’avènement d’une justice meilleure.

Il n’est pas, comme Sartre, le chantre du désespoir littéraire. La lumière et la chaleur, la mer et le soleil, ces biens du pauvre qui sont aussi la propriété des Méditerranéens, lui ont inspiré des pages sensuelles et colorées. Mais la flamme des étés brûlants, la lutte contre les vagues, la possession du sable et de la terre se dissipent avec le retour vers la ville. Un ciel vide, un monde déraisonnable, une existence sans justification où l’être humain répète, jour après jour, des gestes dénués de sens, voici le sort imposé à tous. Comme Sisyphe, nous sommes condamnés à rouler éternellement notre rocher.

Pourtant, la conscience de notre destin absurde nous libère de la servitude et nous donne la grandeur tragique du héros qui vit volontairement son sort.

Consentement ou révolte, le même dilemme s’est posé à Jules Roy face à la Ruhr bombardée, aux affrontements d’Indochine, de Corée et d’Algérie. Probité, honnêteté, gravité tendue, toutes ces qualités l’amènent à condamner la guerre absurde, en particulier dans Les chevaux du soleil, roman cyclique où est décrite la colonisation de l’Algérie.

Courageusement, il déclare :  » D’Algérie, j’aurais dû parler de grandeur française, de patriotisme inaliénable, pour être conforme. Au lieu de cela, j’ai dit que Bugeaud n’avait été qu’un salaud, un ignoble assassin, et que l’Algérie devait être algérienne comme le Vietnam vietnamien. Il n’y a pas de guerre juste et propre, et pourtant, au coeur de l’horreur, la chevalerie reste vraie. C’est insoluble.  » (in : Le Nouvel Observateur, 18 mai 1966).

Malgré cet écœurement devant l’économisme à courtes vues qui a dénaturé les rapports franco-maghrébins, le sens de la vie reste le plus fort ; et Gabriel Audisio, dans Rhapsodies de l’amour terrestre, loue la beauté de la terre dont la lumière et la nuit recoupent celles des territoires intérieurs.

Le même culte du paysage natal se retrouve chez Emmanuel Roblès. Dans un roman comme Les hauteurs de la ville ou dans l’action théâtrale de Montserrat, règne toujours l’atmosphère dure et poignante de pays livrés à la fatalité de la guerre et du sang. Nous sommes très loin du régionalisme folklorique et sentimental où certains critiques veulent ranger les écrivains algériens. Ce n’est jamais dans les fumées des rendez-vous de Saint-Germain-des-Prés, mais dans les terres des affrontements, que l’on a le sentiment aigu d’une histoire plongeant l’être humain dans l’action violente et la proximité constante de la mort.

La vie de Jean Amrouche, kabyle de religion chrétienne, manifeste aussi ce drame. Quand il cherche à définir  » le héros méditerranéen « , il choisit une figure de la résistance et de la révolte, Jugurtha, ennemi des Romains. Et il dénonce dans ses derniers poèmes – des  » chants de guerre  » – le mirage d’une  » intégration  » impossible qui l’a exilé de sa patrie : l’Algérie. L’échec de son rôle d’intercesseur l’a plongé dans le désespoir et a usé ses forces.

Poésies et romans en langue arabe

De son côté, la littérature algérienne de langue arabe a commencé à s’affirmer vers les années 1920. (Voir Mûhammad Al-Hadi SANOUSI AZZAHIRI, Poètes algériens de l’époque contemporaine, Tunis, 1926).

Poète du mouvement de la Nahda, Mûhammad Laïd a surtout chanté la politique et la religion, dans des poèmes sur le colonialisme, L’émir Khaled ou l’unité du peuple, par exemple. Dans son Diwan, il fait un effort sérieux pour renouveler tournures et images d’origine traditionnelle orientale.

De son côté, Mûfdi Zakaria composa en prison le chant national algérien Qasamân et sa grande oeuvre, La flamme sacrée, est classique dans le meilleur sens du terme.

Réda Houhou – fusillé en 1956 par une organisation clandestine – ne voyait pas l’Algérie de son temps sous un angle optimiste. Dans son livre Avec l’âne de Hakim, il traite à partir d’une série d’entretiens des sujets d’une actualité brûlante : le mariage, la femme, les arts, l’enseignement, la politique…

Il faut dire pourtant qu’on rencontre surtout des auteurs de courtes nouvelles. Ainsi, Mûhammad Saïd Zahiri, qui verse dans le moralisme avec ses deux textes : La coutume chez les femmes d’Algérie (qu’il veut voilées) et : En visite chez Sidi Abed (où il critique la décadence des moeurs et la superstition sur un ton assez pédant). (Voir A. KHATIBI, Le roman maghrébin, Maspero, 1968).

La génération de la guerre

Aux alentours de 1952, les écrivains maghrébins s’efforcent non seulement de raconter l’histoire de l’Afrique du Nord mais aussi de dénoncer les injustices du système colonial et de montrer les problèmes complexes d’une société qui éclate.

Le Tunisien Albert Memmi analyse le drame de l’incommunicabilité d’hommes et de femmes pris entre diverses cultures comme, entre autres, dans son roman La statue de sel où est décrite la situation particulière de l’israélite. Et, dans toute une série d’essais, il brosse le tableau de l’oppression dont sont victimes le colonisé, le juif, le noir et la femme, dans une société où la phraséologie libérale essaie de dissimuler l’exploitation économique et les crises culturelles.

De son côté, le Marocain Driss Chraïbi crie sa révolte dans Les boucs et montre les humiliations que subissent en France les travailleurs maghrébins. Toujours dans le domaine chérifien, Ahmed Sefrioui décrit, en 1954, dans La boîte à merveilles, la vie intérieure des habitants de la ville de Fès. Quant à Tahar ben Jelloun, son oeuvre lui a valu le prix Nobel en 1988.

Dans La grande maison, de l’Algérien Mûhammad Dib est analysée l’âme de cette région, sa sensibilité et le lent processus qui l’amène à se détacher de la France. Mais l’écrivain reste dans une éternelle quête de soi, car la vie et le rêve sont au-dessus de toutes les haines et méprisent les compromissions. Ainsi, Qui se souvient de la mer est un des plus beaux textes oniriques de la littérature algérienne.  » La nuit est tombée ; je sors, je vais au devant de la mer. Cette nuit sera peut-être la dernière. Tout au bout de l’avenue, immobile, elle est à l’affût.

Puis, d’un coup, elle m’appelle et me poursuit, m’entoure et me déroute à travers la machinerie des rues. Elle parle avec un rire brusque qui la change de proche en proche. Toute la nuit, je marcherai dans cette ville, et loin dans une autre, sous son escorte « .

Jean Sénac est un poète qui a vécu, jusqu’à son assassinat non encore éclairci, tous les drames, les joies et les déboires de l’algérianité. Il chante l’amour, la liberté et la beauté avec naïveté, grandiloquence parfois et un grand luxe d’images :

 » Et maintenant nous chanterons l’amour

Car il n’y a pas de révolution sans amour « . (Citoyens de beauté, 1967) De même, chez Rachid Boudjedra, un roman comme La répudiation (1969) témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes de l’actuel État algérien que de l’ascendant encore exercé dans ce pays par la langue et la culture françaises, objets d’un choix et d’une prédilection chez tous les écrivains à la recherche d’une statement universelle.

L’arabisation et la littérature

Le fait est que la longue stagnation des siècles passés pèse actuellement sur l’effort de renouveau en Algérie. Les habitants sont peu nombreux à lire les poèmes et les nouvelles en langue arabe. Chez beaucoup d’écrivains, on note un certain académisme, avec des formes figées, des clichés, des images trop conventionnelles.

Radio et télévision sont livrées souvent à un discours monocorde, le présentateur se contentant de lire son texte tandis que les rares images sont muettes.

La plupart des journaux – El Djeich (L’Armée), El Moudjahid, Révolution africaine, Algérie Actualité – sont édités en arabe et en français, et la majorité des lecteurs choisissent cette dernière langue. Ach-Cha’b (Le Peuple), écrit uniquement en arabe, est de diffusion très restreinte.

Le français reste la langue de travail de la majorité des cadres, à tous les niveaux du pays. Le peuple algérien – même arabophone – a établi un compromis réaliste entre la langue du coeur (lughat al galb), français ou berbère, et la langue du pain (lughat al khobz), l’arabe exigé par les pouvoirs en place.

À part de rares exceptions, les écrivains algériens – à la différence de leurs collègues d’Égypte ou du Proche-Orient – restent prisonniers d’une langue et de formes archaïques. On a écrit, à leur sujet :  » Il faut affirmer avec force qu’en Algérie, la culture arabe est aux mains de la plus bornée des  » élites « . […] Non d’ailleurs que nous n’ayons quelques noms à citer et quelques oeuvres, rares mais honorables. Mais que peuvent Ben Haddouga et Wattar contre l’enlisement ? Pourquoi Ahlam Mustghanmi va-t-elle publier ses poèmes à Beyrouth et non pas à Alger ? Paix aux cendres de l’émir Abd-al-Kadir et paix à Mûhammad Al’Id et à Muffdi Zakaria, ils ont dit ce qu’ils avaient à dire en des temps où il n’était pas facile de le faire. Mais la littérature n’est ni un musée ni une maison de retraite. Alors où sont nos jeunes poètes arabes d’Algérie et s’ils ne répondent pas à l’appel, qui les empêche de le faire ? (Jamel Eddine ben CHEIKH, in Les Temps modernes, n° 375 bis, 1977).

Ajoutons qu’au théâtre, le public impose sa langue parlée. Les pièces sont marquées par l’imitation du répertoire français et ce sont des artistes de formation francophone qui contribuent à son épanouissement.

La littérature algérienne actuelle et la langue française

Les jeunes intellectuels veulent regarder l’avenir et refusent les formules consacrées, les poncifs officialisés, le vocabulaire reçu. Comme le poète marocain Abdelatif Laâbi, dans L’oeil et la nuit (1969), ils posent la question :  » Et maintenant nous sommes exténués du passé… Mais qui sommes-nous ? Comment sortir de la caverne ?  »

Mourad Bourbonne montre, dans Le Muezzin (1968), un messager du gai savoir qui veut retrouver l’humus profond,  » l’authentique qui a péri étouffé « . Et Nabile Farès évoque la montée d’un monde nouveau où il faut s’accepter mélangé, multiple, pour  » redécouvrir sa vraie peau « . Quant à Ali Bonmahdi, il raconte la déception des combattants du F.L.N.

Une tendance nouvelle se dessine, qui met en question société, condition humaine, religion traditionnelle, situation de la femme. On peut citer, entre autres : Abdallâh Chaamba, Djamila Débèche, Assia Djebar, Haddad Hadj Ali, Abdelkader Khatibi, Tahar Ouattar, Malek Ouary, Ahmed Sefrioui. A propos de ces écrivains, le grand dramaturge égyptien Taoufiq El Hakim a dit :  » La production algérienne en langue française est devenue célèbre dans le monde entier ».

Le renouveau de la littérature berbère de langue française

Il faut dire aussi que se développent, peu à peu, des œuvres littéraires très marquées par la référence kabyle et l’ancrage dans un passé culturel pluriséculaire.

Le lyrisme de Mouloud Feraoun s’était traduit dans ses romans simples, au réalisme émouvant, avec une vision du monde candide qu’enseignaient les instituteurs de son époque. Mais il y a aussi le drame psychologique d’une jeunesse qui se débat contre la stagnation sociale parce qu’elle a entendu l’appel d’une civilisation répondant à ses vœux inconscients, alors que le monde qui l’entoure est fait de passions politiques et de haines. Dans des romans comme La terre et le sang et Les chemins qui montent, il n’y a pas seulement la terrible aventure passionnelle d’Amer n’Amer, fils d’un Kabyle et d’une Française, mais également des interrogations sur le conflit de l’Islam et de l’Occident chrétien.

Dans l’introduction à ses Poèmes kabyles anciens, Mouloud Mammeri insiste sur ce patrimoine berbère s’exprimant par trois types de personnages :

le poète (Amedyaz), sensible, réceptif, qui présente en vers, avec justesse, son époque à travers toutes les situations vécues par ses contemporains ;

l’aède, le troubadour (Amedah), qui va de village en village porter les paroles des poètes passés et présents ;

le sage (Amusnaw), qui est dépositaire du passé culturel kabyle depuis des siècles (poèmes, proverbes, faits et gestes de personnages célèbres…) et sait s’en servir pour éclairer et, parfois, prendre des décisions. (Voir Horizons, Alger, 28 février 1991).

Cette affirmation identitaire s’exprime avec passion chez Kateb Yacine. Son roman Nedjma est un poème d’amour et une tragédie comme les Grecs les concevaient. Son héroïne, nommée Étoile, exprime sous forme de mythe la tragédie de l’Algérie. Quatre jeunes gens sont amoureux d’elle et, derrière leurs misères, se fait jour l’humiliation des colonisés, pris entre la présence légendaire des ancêtres et les exigences du monde moderne, conflit que peur résoudre la dignité restaurée d’un peuple. Dans une œuvre au lyrisme puissant – et derrière un nationalisme souvent de façade – se devinent les influences de Beckett ou de Brecht, celles du coryphée antique et toute une culture confiante en une fraternité à redécouvrir et un avenir qui s’annonce

 » Au sein des chastes altitudes

Où le baiser surabonde en étoiles

Où la crinière commence au talon

Où le savoir est un éclair fidèle

Et l’amour une seule nuit sans mémoire « .

Dans cette littérature d’artistement française, il y a un choix et un appel de l’écrivain maghrébin, c’est-à-dire la volonté d’exprimer les révoltes et les conflits dans une langue, une manière de penser qu’il admire à cause de son caractère d’universalité.

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