Le Moyen-Orient, espace géographique et géopolitique

Par le recteur Gérard-François DUMONT

Le terme « Moyen-Orient » ne s’est impose que depuis un siècle, sous l’influence des Anglais, qui avaient recouru à l’expression Middle East. Néanmoins, cette région est d’abord un espace géographique qui préexistait à cette influence anglaise. Il se définit comme l’ensemble des pays de l’Asie de l’Ouest et du Sud-Ouest, de la Turquie à l’Iran et de la Transcaucasie à la péninsule Arabique, ensemble qui comprend en outre l’Égypte. Cette région, riche d’une longue histoire, présente dans les années 2000 diverses spécificités nationales à l’origine de fortes tensions géopolitiques. Après une présentation d’ensemble du Moyen-Orient, nous analyserons les caractères géopolitiques de ses trois principaux pays puis des États démographiquement moyens, avant de proposer une typologie des autres. Les diversités constatées ne nous empêcheront pas de dégager certains traits communs.

Un berceau de l’humanité

Le Moyen-Orient est d’abord le berceau de la majeure partie de notre humanité contemporaine, pour diverses raisons. L’écriture pictographique y apparut vers 3300 avant J.-C. en basse Mésopotamie, puis, en 3100, ce fut l’écriture hiéroglyphique égyptienne. Ensuite, vers 2800-2600, l’écriture sumérienne donna naissance au cunéiforme, avant de se répandre dans la région tandis que l’akkadien devenait, vers 1800 avant J.-C., la langue diplomatique régionale. En outre, tout en donnant naissance à l’écriture, cette civilisation, qu’Arnold Toynbee1 appelle suméro-akkadienne, parce que les Sumériens, population non sémitique, s’y mêlèrent à des Sémites (Akkadiens) dès l’origine de nos connaissances, apporta entre autre, tout comme l’autre grande civilisation du Moyen-Orient qui vit le jour en Égypte, de nouvelles techniques agricoles dans les deux grandes plaines du Nil et la Mésopotamie2, ainsi que des techniques architecturales remarquables, à Babylone (habitations en briques, temples et ziggourats) comme en terre égyptienne. Il faut y ajouter notamment des règles juridiques avec le code d’Hammourabi, dont la connaissance ne nous est parvenue que récemment, puisque les stèles, comprenant 282 arrêts en cunéiforme et en langue akkadienne, n’ont été retrouvées par les archéologues à Suse qu’en 1901-1902. Or, ces stèles sous-tendent des prescriptions morales qui anticipent sur les religions monothéistes.

Sur cette dernière question, répudiant le vaste syncrétisme de la religion officielle, le pharaon Akhenaton (v. 1375-1354 avant J.-C.) engagea l’Égypte dans la voie du monothéisme, affirmant la bonté providentielle du soleil qui chaque matin fait renaître la vie. Ce fut également au Moyen-Orient qu’apparurent plus tard les trois grandes religions du livre auxquelles se rattachent aujourd’hui la moitié des populations du monde répartie sur tous les continents3.

Les révolutions territoriales des XIXe et XXe siècles

Bien que le Moyen-Orient n’ait jamais été dominé par un pouvoir politique unique, à l’exception relative et souvent mythifiée de l’apogée du Califat, vers 765, son positionnement géographique lui donne une fonctionnalité unique. Cette région se trouve effectivement en position de carrefour entre les trois continents asiatique, africain et européen, même si ses territoires sont classés pour l’essentiel en Asie occidentale. Cette situation de carrefour explique en partie la diffusion de la chrétienté et de l’islam à partir de l’espace moyen-oriental, comme l’illustre, par exemple, l’extension de l’islam vers l’Asie, favorisée par cette route terrestre de la soie allant de l’Europe à l’Asie orientale ou par la route maritime des épices allant de l’Europe vers l’Asie du Sud-Est, en partie à l’origine de l’islamisation de l’actuelle Indonésie.

Lors de cette période , marquée par une évolution permanente, appelée en Occident « histoire moderne », l’importance de cette position de carrefour fut plutôt gommée du fait des difficultés de cette région, alors largement dominée par l’empire ottoman. Mais elle reprit avec une forte intensité aux XIXe et XXe siècles sous l’effet de changements techniques, politiques et démographiques. L’idée de relier la mer Rouge à la Méditerranée, donc de réduire considérablement la distance entre l’Europe et l’Orient en évitant de contourner l’Afrique, était ancienne puisque mise en avant, par exemple, au XVIe siècle par les Vénitiens, inquiets du contrôle exercé par les Portugais sur la route des Indes via le cap de Bonne-Espérance. La construction du canal de Suez, réalisée par Ferdinand de Lesseps, consul de France à Alexandrie en 1831-1832, s’acheva dans les années 1869 après avoir été retardée par les rivalités franco-anglaises. Car, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, le contrôle de la route des Indes avait pour l’empire britannique une importance capitale, d’où l’achat en 1875 des actions de la Compagnie universelle du canal de Suez possédées par l’État égyptien, alors en banqueroute, et le souci de remplacer l’influenceottomane au Moyen-Orient, par exemple en encourageant le nationalisme arabe. Au début du XXe siècle, les convoitises que suscitait cette région du fait de sa position de carrefour prirent une importance accrue lorsque le Moyen-Orient devint un espace attractif en lui-même avec la découverte du pétrole.

La capacité des hommes à utiliser cette source d’énergie est récente, puisqu’elle est née en 1859 aux États-Unis. Grâce aux techniques mises en œuvre, le Moyen-Orient entra sur le marché international lorsque, le 26 mai 1908, le pétrole jaillit des forages de l’Anglo-Persian Oil Company, en Perse, en bordure de la Mésopotamie, au pied des monts Zagros. Jusqu’alors, la propriété des territoires moyen-orientaux n’était pas un problème majeur, et l’idée de fixer des frontières précises dans cette région, dont une grande partie était utilisée par des tribus nomades, n’avait rien d’impératif. Avec le souci des Occidentaux d’effectuer des prospections pétrolières et celui des grandes compagnies pétrolières d’obtenir des concessions, la donne changea. Les frontières devinrent un élément essentiel de pouvoir politique pour ceux qui purent octroyer des concessions territoriales et de pouvoir économique pour ceux qui purent en bénéficier.

En outre, dans cette même période du XXe siècle, le Moyen-Orient, auparavant faiblement peuplé4 et en stagnation démographique, vit arriver la transition démographique qui, se diffusant grâce aux méthodes apportées par les colonisations française et anglaise, engendra une croissance démographique inédite. Toutes ces évolutions techniques, politiques et démographiques induisirent la configuration générale et étatique actuelle de cette région, qu’il convient de préciser.

Dix-neuf pays extrêmement divers

Au plan général, le Moyen-Orient des années 2000 comprend dix-neuf pays de population et de superficie fort disparates. L’ensemble est évalué, en 2004, à 348 millions d’habitants5, soit légèrement moins que le poids démographique de l’Union européenne, lorsqu’elle était à quinze, mais un peu plus que l’Amérique du Nord. Il représente donc 5,5 % de la population mondiale. La superficie totale du Moyen-Orient s’élève à 7 358 000 km2, soit l’équivalent de l’Union européenne à vingt-cinq, un million de moins que le Brésil, deux de moins que les États-Unis ou la Chine, mais plus du double de l’Inde. Au total, cette superficie représentant 5,5 % des terres émergées, la densité moyenne du Moyen-Orient, 47 habitants/km2, équivaut à la densité mondiale. Mais une telle moyenne ne signifie pas grand-chose si l’on considère les écarts selon les pays, de la densité de Bahreïn (1 000 habitants/km2) à celle de l’Arabie Saoudite (12 habitants/km2), en passant par le Liban (450 habitants/km2) ou l’Iran (41 habitants/km2). Les variations infranationalessont également spectaculaires, par exemple en Égypte. En effet, la principale caractéristique démographique de l’Égypte, le pays le plus peuplé d’Afrique septentrionale et du monde arabe, estimé à 73,4 millions d’habitants en 2004, est la concentration de la population sur une faible partie du territoire : plus de 12 millions d’habitants, 16 % de la population nationale, habitent sur les 482 km2 formés par l’agglomération du Caire. Près de 90 % de la population égyptienne vivent sur la coulée et le delta du Nil, sur environ 50 000 km2. Cette région du Nil présente donc l’une des plus fortes densités au monde, environ 1200 habitants/ km2. Au-delà de cet espace central de l’Égypte, les déserts de l’Est et de l’Ouest ne disposent que de quelques oasis. Les tentatives de peuplement des bords du canal de Suez ou du Sinaï ne modifient guère l’importance des inégalités de peuplement, marquées par des contrastes brutaux.6

Le Moyen-Orient est encadré par trois pays qui présentent les plus vastes superficies, à l’exception de l’Arabie Saoudite, et, surtout, les plus importantes populations. En effet, l’Égypte, la Turquie et l’Iran comptent chacun aux alentours de 70 millions d’habitants en 2004, donc environ 20 % de la population de l’ensemble. L’Égypte demeure le pays moyen-oriental le plus peuplé devant la Turquie, 71,3 millions d’habitants en 2004, et l’Iran, 67,4 millions. Ces poids démographiques contribuent à l’importance géopolitique de ces pays, chacun dans le contexte qui lui est propre.

L’Égypte, la « mère de l’univers »

La situation géopolitique de l’Égypte tient notamment à sa prééminence démographique dans le monde arabe puisque les autres pays membres de la Ligue des États arabes comptent tous moins de la moitié de la population égyptienne. C’est pourquoi l’Égypte a bénéficié dans le monde arabe de cette dénomination de « mère de l’univers ». Dans le conflit du Proche-Orient, la primauté égyptienne lui a permis de prendre des positions particulières. On se rappelle que la Ligue arabe, après avoir transféré son siège du Caire à Tunis, et exclu l’Égypte pour la punir d’avoir signé en 1979 un traité avec Israël, a dû revenir aux réalités, réintégrer l’Égypte, puis remettre son siège au Caire en 1990, sans que le traité entre l’Égypte et Israël en ait été pour autant dénoncé. En outre, l’Égypte se trouve au cœur du conflit du Proche-Orient en raison de sa contiguïté frontalière avec les deux pays où règnent les plus fortes tensions de la région : Israël et les territoires palestiniens, Gaza en l’occurrence.

Mais l’Égypte a ses faiblesses politique et économique. Politiquement, elle n’est jamais parvenue à faire de la Ligue arabe, née au Caire en 1945, uninstrument de puissance, et le bilan de cette institution internationale est une suite d’échecs, comme l’attestent les guerres ou les conflits interarabes, si nombreux depuis la création de la Ligue : heurts entre l’Arabie Saoudite et les Émirats, entre cette même Arabie et le Yémen, entre l’Irak et le Koweït, entre l’Irak et l’Arabie, imposition d’une pax syriana au Liban, incapacité de calmer le leader libyen lors de sa période terroriste… sans oublier les frontières toujours fermées entre l’Algérie et le Maroc.

Le contraste est saisissant entre les réussites obtenues dans la pacification des peuples vivant au sein de l’Union européenne et les insuffisances politiques, mais aussi économiques, de la Ligue arabe. Pendant que le Marché commun, devenu l’Union européenne, permettait d’une part de consolider la paix et la réconciliation entre ses États-membres, d’autre part de maintenir une belle croissance économique en Europe occidentale, avant de contribuer à la démocratisation et à l’essor économique de la péninsule Ibérique, de la Grèce, puis des pays d’Europe centrale, aucune véritable intégration économique régionale ne réussissait au Moyen-Orient, et les tentatives de fusion d’États arabes échouaient. Il est vrai que l’économie égyptienne continue de souffrir de l’héritage nassérien, résultat du choix d’un système économique soviétique et centralisé, ce qui empêche sa puissance démographique de se traduire en une puissance économique qui lui permettrait de conduire une politique moyen-orientale plus ambitieuse. Le caractère centralisé des institutions des pouvoirs se retrouve dans les autres pays du Moyen-Orient, et d’abord dans le deuxième par l’importance démographique.

La Turquie, une position géostratégique exceptionnelle

La Turquie étant l’héritière territoriale du cœur de cet empire ottoman qui a si longtemps dominé une partie importante du Moyen-Orient, elle ne bénéficie pas d’un préjugé favorable dans cette région. La Turquie ayant construit un État-nation7 de nature centralisée en se fondant sur l’exclusion ou l’abaissement des autres ethnicités, arménienne, grecque et kurde, ou des religions non musulmanes, il en résulte un sentiment d’isolement qu’illustre le vieil adage : « Les Turcs n’ont d’autres amis que les Turcs ». Les chercheurs en sciences sociales considèrent d’ailleurs que les Turcs résidant dans l’Union européenne sont des immigrants qui éprouvent des difficultés particulières à s’intégrer, peut-être en raison de leur histoire nationale fondée sur la fermeture ethnique8 et religieuse, puisque la Turquie, parmi les pays les plus peuplés du monde, est celui qui présente le caractère le plus monoreligieux.

Si la Turquie poursuit l’idée de devenir membre de l’Union européenne, c’est sans doute que ses espoirs de retirer des bénéfices de ses relations avec le Moyen-Orient sont maigres. Certes, avec l’Azerbaïdjan et, au-delà, avec les quatre autres républiques turcophones d’ex-URSS (Kirghizstan, Kazakhstan, Turkménistan et Ouzbékistan), la Turquie a, dans les années 1990, espéré composer une véritable Communauté turcophone qu’elle influencerait et qui lui donnerait un semblant d’empire, d’autant que les intérêts de la Turquie avec ces pays sont également commerciaux, notamment en raison du pétrole de la Caspienne. Aussi a-t-elle donné un droit à la nationalité turque aux 130 millions de ressortissants de ces cinq pays. Mais, parmi ceux-ci, seul l’Azerbaïdjan possède une langue réellement proche du turc, les autres ayant la même souche commune mais étant à peu près aussi familières à un Turc que l’italien l’est à un Français.

La Turquie n’est donc qu’assez faiblement tournée vers le Moyen-Orient, en dehors peut-être d’Israël avec qui elle a des accords militaires. Elle entretient des relations plutôt tendues et conflictuelles avec les États limitrophes d’autant que, en Turquie orientale, hormis une petite frontière avec la Géorgie, dont le caractère moyen-oriental est d’ailleurs discutable, les seuls voisins terrestres des Turcs sont des Kurdes (ou parfois des Arabes) peuplant de part et d’autre les frontières de la Turquie avec la Syrie, l’Irak et l’Iran, ainsi que toute la zone frontalière avec l’Arménie et la province azérie de Nakhitchevan. Or, une partie stratégique de la Turquie, recelant l’essentiel des ressources hydrauliques, pétrolières et minières, est justement la partie kurde, théâtre d’un conflit interne, coûtant cher à l’État turc et défavorable à son image internationale.

Mais si, au plan géopolitique, les synergies sont faibles entre Turquie et Moyen-Orient, elle dispose en revanche d’un pouvoir réel dans cette région : pouvoir en tant que membre de l’OTAN depuis 1953, pouvoir en tant que partenaire des États-Unis, pouvoir de coopération technique et d’entraînement de troupes avec Israël, pouvoir par la maîtrise de l’amont du Tigre et de l’Euphrate et des avantages économiques qu’elle lui procure ou qu’elle peut enlever en aval à la Syrie ou à l’Irak.

Contrairementàla jeuneTurquie, l’Iran (appelé Persejusqu’en 1935), troisième État le plus peuplé du Moyen-Orient, est un des pays les plus anciens du monde.

L’Iran, une forte identité

L’Iran, dont on peut faire remonter les débuts à l’empire perse, vers le VIe siècle avant J.-C., a préservé une identité propre entre ses voisins arabe, turc, indien ou soviétique, et en dépit des ambitions des empires russe, ottoman ou britannique. Ce pays, qui n’a donc jamais été colonisé, malgré la forte influence des Britanniques ou des Russes dans certaines périodes du deuxième millénaire, est le deuxième grand pays non arabe du Moyen-Orient après la Turquie. Il a une exposition singulière par rapport au monde arabe limitrophe en raison de ses différences ethniques (une majorité de Persans et de nombreuses minorités9 vivent pour l’essentiel dans des régions périphériques) et religieuses en raison également de son choix pour le chiisme dont il est le seul grand État. Ce dernier est inévitablement un facteur d’isolement puisque les autres chiites du Moyen-Orient ne forment que des minorités, sauf en Irak, où les régions chiites se trouvent dans le prolongement géographique de l’Iran et incluent les lieux saints de Kerbela et de Nadjaf. Débarrassé de son ennemi Saddam Hussein, l’Iran espère d’autant plus étendre son influence sur l’Irak que ses atouts ethniques et linguistiques au Moyen-Orient sont faibles. Par exemple, il y a certes une communauté chiite en Azerbaïdjan, mais elle n’entretient guère de relation avec le clergé international chiite. En revanche, depuis la révolution khomeyniste, l’Iran est assez présent dans le conflit du Proche-Orient, avec le poids démographique, militaire et même médiatique10 croissant du Hezbollah libanais, créé avec l’appui iranien en 1982.

Les grandes puissances jugent différemment l’Iran. Les États-Unis, qui en avaient fait une puissance stabilisatrice au temps du Chah, s’inquiètent du risque de prolifération nucléaire et du rôle de l’Iran dans le conflit du Proche-Orient. L’Union européenne cherche, avec beaucoup de difficultés, un « dialogue constructif » qui permettrait à l’Iran d’être un élément de stabilité et non de risque.

Les analyses ci-dessus des trois principaux pays du Moyen-Orient doivent être complétées par des vues prospectives : celles-ci indiquent que, selon les hypothèses moyennes, le poids relatif de l’Égypte au sein du monde arabe, comme au sein du Moyen-Orient, s’accroîtrait considérablement, avec 103,2 millions d’Égyptiens en 2025 ; la Turquie atteindrait 88,96 millions et l’Iran 84,7 millions. Le rapport des forces démographiques se modifierait donc, mais de nombreuses incertitudes conduisent à examiner ces chiffres avec un sens critique.

Les pays démographiquement moyens

Derrière les trois pays les plus peuplés, qui forment les grands sommets du triangle moyen-oriental, viennent quatre pays comptant une vingtaine de millions d’habitants. Les chiffres officiels indiquent, pour 2004, 25,9 millions pour l’Irak, 25,1 pour l’Arabie Saoudite, 20 millions pour le Yémen et 18 millions pour la Syrie. Mais ces chiffres, reposant sur des évaluations, dans des pays caractérisés par une insuffisance, une difficulté ou une rétention d’information, doivent être considérés avec circonspection. La volonté du pays, qui bénéficie du plus important lieu saint de l’islam, d’apparaître comme ayant une importance démographique régionale explique sans doute des chiffres officiels supérieurs à la réalité. En outre, le peuplement de l’Arabie Saoudite est très particulier, à l’instar des autres monarchies du Golfe, puisqu’il résulte d’un « effet pétrole » : on y compte plus de cinq millions d’immigrants11 (sans doute le quart de la population) venus d’Égypte, du Soudan, d’Asie centrale du sud et d’Asie du sud-est. L’Arabie Saoudite exerce un contrôle strict de ses populations étrangères, qui n’ont guère d’accès à la nationalité, même lorsqu’elles sont d’origine arabe, car, compte tenu de leur importance numérique, elles peuvent être une source de déstabilisation politique.

Historiquement, le royaume d’Arabie Saoudite est né sur une partie de la péninsule Arabique en 1926, année où Abd el-Aziz se proclama roi protecteur des lieux saints et de l’ordre moral musulman. Il aurait bien voulu dominer davantage de territoires moyen-orientaux, et notamment ceux recélant également beaucoup de pétrole, mais les grandes puissances ne l’ont pas permis, préférant une péninsule divisée plutôt qu’une péninsule unifiée. Après diverses confrontations, un autre choix fut réalisé : le 25 mai 198112, six pays pétroliers du Moyen-Orient (Arabie Saoudite, Koweït, Qatar, Oman, Bahreïn, et les Émirats Arabes Unis) créèrent le « Conseil de Coopération des États arabes du Golfe ». Ainsi, masquant bien des inimitiés – qui subsistent – se constitue un souci affiché d’intégration régionale dans une zone que sa principale ressource économique, l’exploitation du potentiel pétrolier, rend effectivement homogène, avec le souci commun d’empêcher toute extension territoriale de l’Iran ou de l’Irak.

Population : l’Irak compte la quatrième population du Moyen-Orient, après l’Égypte. la Turquie, l’Iran, à égalité avec l’Arabie Saoudite.

Densité : les densités les plus élevées se constatent dans les pays comptant de moindres superficies (Bahreïn, Liban, Territoires palestiniens, Israël). L’Irak compte la douzième densité des 19 pays du Moyen-Orient. Les densités natio­nales moyennes recouvrent de grandes différences à l’intérieur des pays.

Concernant l’Irak, depuis l’indépendance acquise en 1932, sa situation, ses ambitions et ses évolutions géopolitiques apparaissent claires jusqu’en 200313, à travers ses régimes successifs. Depuis 2003, la nouvelle guerre d’Irak rend l’analyse moins sûre dans la mesure où l’on ne voit pas très bien quel sens véritable lui donner, selon que l’on privilégie l’idée que les actes de contestation de la méthode et de la présence américaines proviennent essentiellement d’organisations irakiennes ou, au contraire, qu’ils sont suscités par le terrorisme international et par des franges islamistes obsédées par leur « djihad » qui instrumentalisent l’Irak sous prétexte de le « libérer ».

Le Yémen, issu de la réunion, en 1990, du Yémen du Nord et du Yémen du Sud, demeure aux prises avec de nombreuses luttes internes entre les anciennes entités, comme au sein de chacune d’entre elles. Son souci géopolitique constant tient à son opposition à toute ingérence de l’Arabie Saoudite qui a souvent tenté de le dominer. Cette attitude explique par exemple le refus du Yémen, en 1990, alors qu’il était membre du Conseil de sécurité, de voter les sanctions contre l’Irak. LArabie Saoudite expulsa alors 800 000 Yéménites qui travaillaient chez elle.Indépendante depuis 1945, la Syrie a connu deux périodes politiques : d’abord une série de coups d’État militaires, puis la domination du parti Baas, dont l’objectif constant est la « grande Syrie », objectif à présent partiellement réalisé et symbolisé par la mise sous protectorat du Liban.

Trois types géopolitiques

Les douze autres pays du Moyen-Orient comptent moins de 10 millions d’habitants, et parfois beaucoup moins comme le Qatar ou Bahreïn qui comptent chacun 660.000 habitants dont, respectivement, 72 % et 40 % d’immigrants. Un classement géopolitique de ces pays conduit à distinguer trois catégories.

On trouve d’abord les pays qui bénéficient d’une rente économique essentielle, en raison de ce que représente le pétrole en tant que source d’énergie dans l’économie mondiale, ce qui conduit les grandes puissances à s’intéresser à ces pays, qui sont : l’Azerbaïdjan, le Koweït, le Qatar, Oman, Bahreïn, et les Émirats Arabes Unis.

Dans une deuxième catégorie figurent des pays dont la réalité géopolitique est inséparable de l’importance de leurs diasporas et du rôle qu’elles exercent dans le monde : il s’agit de l’Arménie14 et, bien entendu, d’Israël et les territoires palestiniens. Ces derniers ont en outre une importance considérable dans la mesure où, bien que les États arabes aient fait plus de victimes parmi les Palestiniens (Septembre noir) qu’Israël, ils manifestent en permanence leur solidarité, plus dans les discours que dans les actes. La « cause palestinienne »

est ainsi devenue l’exutoire cathartique des frustrations sociales des populations arabes, facilitant le maintien des pouvoirs en place. Le conflit du Proche-Orient, seul facteur d’unité du monde arabe, en dépit des changements d’attitude des gouvernement arabes au fil du temps, sert donc d’argument rhétorique pour justifier un mythe unitaire15.

Enfin, une troisième catégorie géopolitique comprend des pays (Jordanie, Liban et éventuellement la Géorgie si on la considère moyen-oriental) qui se trouvent dans des situations géopolitiques disparates, où ni le pétrole ni le rôle des diasporas ne sont des marqueurs suffisants d’une spécificité notable.

Il résulte de ce panorama géopolitique, qui parti des pays moyen-orientaux les plus peuplés pour présenter une typologie de ceux de moins de 10 millions d’habitants, que le Moyen-Orient serait un univers ne présentant guère de facteurs communs. Il convient pourtant, outre le positionnement géographique, d’en signaler deux, l’un économique et l’autre culturel.

Les facteurs communs

Au plan économique, il faut bien le constater, la dynamique est, dans l’ensemble, assez modeste, et parfois récessive. Car l’atout que représente le pétrole, qui induit, surtout dans les pays pétroliers faiblement peuplés, des produits intérieurs bruts par habitant relativement élevés, offre une rente de situation qui n’encourage pas les gouvernants à mettre en œuvre des politiques de développement efficientes. Il en résulte que l’une des meilleures améliorations économiques obtenues dans la région depuis les années 1990 est celle de la Jordanie, pays pourtant particulièrement désavantagé en raison de sa proximité des zones de conflits (Proche-Orient, Irak) et de son absence d’accès à la mer.

Une seconde évolution commune est de nature culturelle, et plus précisément religieuse. Le Moyen-Orient du début du XXe siècle, s’il est à dominante musulmane, comporte de fortes minorités chrétiennes ou des minorités juives significatives, notamment sur les terres jadis dominées par l’empire ottoman (Anatolie, Arménie, Syrie, Irak, Palestine, sans oublier les Coptes en Égypte). Tout le cheminement intervenu depuis peut être considéré comme un processus d’unification religieuse des territoires. Cela tient, bien sûr, à la création de l’État d’Israël que rejoignent des Juifs de Turquie, d’Iran ou de Syrie, mais aussi à la volonté des pouvoirs d’éloigner leurs minorités juives, volonté symbolisée par la décision de Nasser, en 1956, de chasser tous les Juifs d’Égypte16. Un phénomène semblable s’est produit avec les minorités chrétiennes. Il débuta en 1915 avec le génocide arménien et se poursuit en 2004 en Irak avec des vagues de terreur islamiste contre des chrétiens (fillette assassinée et jetée comme un chien crevé le 14 octobre 2004 ; attentats simultanés a l’explosif contre cinq églises de Bagdad le 16 octobre 2004) visant à chasser du pays, par la peur, de très anciennes communautés chrétiennes. Ces communautés sont pourtant d’autant moins dangereuses qu’elles sont à la fois peu nombreuses et elles-mêmes réparties entre plusieurs églises chrétiennes différentes.

Entre ces deux dates de 1914 et 2004, la chrétienté s’est réduite dans plusieurs pays : échange de populations entre la Grèce et la Turquie en application du traité de Lausanne de 1923, mesure prise en contradiction avec le traité de Lausanne pour pousser à l’émigration des Grecs d’Istanbul et de Turquie occidentale, expulsion des Grecs d’Égypte en 1956, exode des chrétiens du Liban en raison de la guerre…

Au XXe siècle, le Moyen-Orient se présente donc comme un espace géographique nettement moins plurireligieux qu’il ne l’était auparavant, en contraste total avec le caractère plurireligieux croissant qui se manifeste dans la majeure partie de l’Europe.

Une région particulièrement instable

Finalement, ces traits communs, mariés à l’héritage d’une longue histoire et aux effets de la transition démographique, façonnent un nouveau Moyen-Orient très différent de sa situation du début du XXe siècle et ce, dans tous les domaines, avec, par exemple, la naissance d’États là où les territoires avaient plutôt appartenu à des empires (ottoman, perse, anglais, français…). Le XXe siècle moyen-oriental aura donc vu la naissance de l’exploitation pétrolière et celle, corrélative, d’entités étatiques avec leurs frontières, mais aussi la création de l’État d’Israël et l’essor démographique général.

Au XXIe siècle, le pétrole, le conflit du Proche-Orient, les tensions entre les réformistes favorisant une interprétation ouverte des textes coraniques et les noyaux durs islamistes pour qui la violence est légitimée par Dieu, le souci de créer des sentiments nationaux s’appuyant sur les frontières nées de la décolonisation, le besoin de fonder un semblant d’unité quitte à se polariser sur un ennemi commun, les masses de manoeuvre que représentent les nombreux effectifs des jeunes générations, le potentiel de mobilisation de l’extrémisme en contrepoint des insuffisances politiques et économiques, tout cela rend le Moyen-Orient singulièrement conflictuel et lui confère inévitablement le statut d’espace géographique particulièrement instable.

le recteur Gérard-François DUMONT professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population et Avenir

notes

  • L’histoire, 19/2, Paris, Payot, 1996.
  • Avec le Tigre et l’Euphrate qui se rejoignent pour former le Chatt al-arab.
  • Dumont, Gérard-François, « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », Colloque à la fondation Singer-Polignac, novembre 2004.
  • La population de l’Égypte était évaluée à 9,/ millions d’habitants en 1900, celle de la Turquie à 14,9 millions en 1930. En 1950, l’Égypte et la Turquie ne comptaient encore chacune que 21,1 millions d’habitants, l’Iran 1b,3 millions, soit des populations au moins moitié moindres que chacun des principaux pays d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Royaume-Uni, France ou Italie).
  • « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004.
  • Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin, deuxième édition, 2004.
  • Dumont, Gérard-François, «La Turquie, géopolitique et populations», Population & Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004.
  • Par exemple, le système électoral actuel est conçu pour limiter au minimum la représentation politique des Kurdes.
  • Azéris, Kurdes, Arabes, Baloutches, Turkmènes…
  • La diffusion en France de la chaîne télévisée du Hezbollah a soulevé de vastes débats à l’automne 2004.
  • Ali Kouaouçi, « Dix millions d’immigrants dans le Golfe », Population et Avenir, n° bbb, janvier-février 2004.
  • Ténier, Jacques, Intégrations régionales et mondialisation, Paris, La documentation française, 2003.
  • Dumont, Gérard-François, « L’Irak, géopolitique et population », Population et Avenir, n° 660, novembre-décembre 2002.
  • Dont la diaspora française a obtenu la reconnaissance du génocide arménien par un vote du Parlement français en 2001.
  • Même au plan démographique, il n’existe pas d’Oumma. Cf. Dumont, Gérard-François, « Les diversités démographiques du monde arabe », Panoramiques, n° 66, 2e trimestre 2004.
  • Qui, d’ailleurs, se sont dispersés en Europe et en Amérique, seule une minorité gagnant Israël.
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