Le Géoconstructivisme – L’art de faire et de défaire les états

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Jure Georges Vujic

Écrivain franco-croate, diplomate et géopoliticien, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb et chef du département de politologie de l’Association Matica Hrvatska. Diplomé de droit de l’Universite de Paris II, diplômé de la Haute école de guerre des forces armées croates, collaborateur de l’Académie de géopolitique de Paris et contributeur aux revues Géostratégiques, Krisis et Polémia. Il est l’auteur de plusieurs livres dans le domaine de la géopolitique et la politologie parmi lesquels : Fragments de la pensée géopolitique (ITG, Zagreb), Éloge de l’Esquive (Ceres-Zagreb), Le terrorisme intellectuel-Bréviaire hérétique (Hasanbegovic-Zagreb), La guerre des mondes-Eurasisme contre Atlantisme (Minerve-Zagreb), La Croatie et la Méditerranée, aspects géopolitiques (Éd. de l’Académie diplomatique du MAE-AE, Zagreb), Un ailleurs européen-Hestia sur les rivages de Brooklyn (Avatareditions), La modernité face à l’image. Essai sur l’obsession visuelle de l’Occident (L’Harmattan, Paris, 2012), Géopolitique du monde multipolaire. Comprendre le monde au xxie siècle (croate), La pensée radicale. Introduction à la phénoménologie de la radicalité politique (Alpha, 2015).


Pour tenter de comprendre la nature et les raisons de l’approche géoconstructiviste et les causes véritables de la disparition de nombreux États, cette étude se propose tout d’abord de présenter les origines et les fondements philosophiques et métapolitique du géoconstructivisme, ses postulats théoriques, épistémologiques et scientifiques, son discours de légitimation, (une sorte de discours sur la méthode géoconstructiviste). Ces élucidations devraient permettre enfin rendre compte des résultats catastrophiques de la mise en pratique de cette approche mécaniciste et uniformisatrice sur le terrain, appliquée à des ensembles macro-régionaux souvent ethno-confessionnellement complexes. Il s’agira aussi bien sûr, de faire l’inventaire de la « boite à outil » de cette méthode géoconstructiviste, en mettant en exergue une véritable panoplie de moyens de coercition et de persuasion et de déconstruction. Cette méthode mêle en effet, les moyens et les dispositifs à la fois du softpower culturel, informationnel-médiatique et sociétal, et celui du hardpower militaire, alliant les dispositifs de guerre irrégulières asymétriques aux opérations militaires conventionnelles.

To try to understand the nature and reasons for the geoconstructivist approach and the real causes of the disappearance of many states, this study proposes, first, to present the origins and the philosophical and metapolitical foundations of geoconstructivism, its theoretical, epistemological and scientific postulates, its legitimating discourse, (a kind of discourse on the geoconstructivist method). These elucidations should finally make it possible to account for the catastrophic results of the implementation of this mechanistic and standardizing approach in the field, applied to macro-regional units that are often ethno-confessionally complex. It will also be a question, of course, of making an inventory of the “toolbox” of this geoconstructivist method, by highlighting a veritable panoply of means of coercion, persuasion and deconstruction. This method mixes the means and devices of both cultural, informational-mediaand societal soft power and military hard power, combining asymmetric irregular warfare devices with conventional military operations.


Introduction

À la suite de l’effondrement des grands empires coloniaux européens, et deux décennies après la disparition de l’empire soviétique, les années 1990 avec le triomphe du modèle de la démocratie de marché et du monde américano-centré, loin d’avoir réglé et stabilisé l’ordre international, ont ouvert une nouvelle ère d’instabilité croissante. En effet, on assiste à une convergence parfois paradoxale entre d’une part, un phénomène de réveil identitaire et de prolifération de micro-États sur les décombres des anciens empires de tutelle, et d’autre part, surtout après les attentats du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme, au démantèlement successif d’États viables et stables jusqu’à nos jours au Moyen-Orient, et en Afrique. Cette nouvelle dynamique qui participe plus d’une morphogenèse et politogenèse artificialistes et constructivistes, à la fois accoucheuse et destructrice d’entités étatiques, semble confirmer la nature éphémère de toute construction étatique fondée sur le modèle de l’État-nation moderne, surtout lorsque la dite entité étatique est prise pour cible par les acteurs internationaux dominants, voire hégémoniques comme les États-Unis, dont les capacités de nuisance, de déconstruction et de reconstruction, sur le plan géopolitique macro-régional et global, ont jusqu’à présent fait preuve. Le développement récent des institutions internationales dans un monde voué à une multipolarisation accrue, n’est que l’écho indirect de ce phénomène majeur de la seconde moitié du XXe siècle.

Le nombre des États souverains dans le monde est passé de 85 en 1950 à 192 en 2000, alors que parallèlement le monde a été témoin de la disparition d’États jugés stables par la communauté internationale, tels que la Libye de Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie de Bachar, etc. Désormais, nul État, nulle nation constituée en organisation étatique n’est éternelle, voir à l’abri d’une « révolution de couleur », induite et commanditée de l’extérieur et menée de l’intérieur, voire d’être la cible d’une opération « hybride » de déstabilisation, d’affaiblissement, destinée à influer sur le sort de tel ou tel régime politique jugé indésirable. En outre, si l’on fait exception des États fantoches taillés de toute pièces par les grandes puissances, les États qui ont une véritable assise nationale et une légitimité historique, ne sont pas voués fatalement à disparaitre en raison d’un déterminisme naturel, même si selon un modèle explicatif spenglerien, les civilisations qui englobent les entités étatiques, seraient soumises à la succession de cycles de naissance, de jeunesse, de maturation, de vieillesse et de dépérissement.

Les États ne s’effondrent jamais d’eux-mêmes, même si le degré de décomposition politique sociale interne est élevée, et sont souvent la cible parfois affaiblie, de déconstruction et de déstabilisation préparées par des acteurs externes. « D’innombrables pays ont disparu ou ont été engloutis par d’autres qui ont été capables d’en prendre le contrôle », écrit Zero Hedge1. Il existe des listes de pays éphémères et disparus, liste qui n’est pas définitive et exhaustive et de nouveaux États jugés jusqu’à présent stables, pourraient très bien être susceptibles de disparaître au cours des deux prochaines décennies. Bien sûr, la décolonisation s’est accompagnée au XXe siècle d’une désagrégation et d’une fragmentation ethno-confessionnelle voire tribale, inévitable par exemple en Afrique subsaharienne laquelle a battu tous les records de coups d’État et de guerres civiles. Un long processus de déstabilisation s’est produit sur d’autres continents, en Asie et dans le Pacifique mais aussi en Europe. La chute de l’empire soviétique a engendré un processus similaire de revendications identitaire et de fragmentation ethno-confessionnelle sur fond de réactivation de conflits gelés et de dysfonctionnements comparables en nature à ceux qui avaient marqué la fin des constructions impériales des pays européens.

Les attentats du 11 septembre 2001 semblent marquer une rupture épistémique dans la manière de penser la guerre, et ont ouvert la voie à l’unilatéralisme américain sur le devant de la scène internationale, ainsi qu’un renforcement de la présence stratégique et politique des États-Unis au Moyen-Orient. Confrontés pour la première fois à une attaque terroriste sur leur propre territoire, les États-Unis et l’administration néoconservatrice de Bush n’ont pas tardé à élaborer et mettre en pratique une nouvelle stratégie géoconstructiviste au Moyen Orient. L’interventionnisme américain dans le monde de 1990 jusqu’en 2000 s’est cristallisé autour d’enjeux apparus dans les années 1990 : changer le régime irakien, contrer le terrorisme islamique et la prolifération des armes de destruction massive, promouvoir de par le monde comme une sorte de prêt à porter idéologique le modèle du libéralisme politique, de la démocratie de marche et, concocté dans les laboratoires d’idées néoconservateurs.

La vision manichéenne de la guerre contre le terrorisme et de « l’axe du mal », ainsi que le discours de légitimation politique l’accompagnant, furent sous-jacent à une vison géoconstructiviste sur le plan géopolitique, avec l’idée du remodelage intégral d’un « Grand Moyen-Orient » (“Great Middle East”), projet géoconstructiviste qui ne constituait pas uniquement une doctrine stratégique parmi tant d’autres, mais également était révélateur d’une visions géopolitique constructiviste de l’ordre mondial. C’est à cette époque qu’apparaissent les nombreux outils sémantiques, conceptuels et stratégiques qui devaient démontrer la nocivité d’un« mal intrinsèque » à la nature même de certains États et régimes politiques : les « rogues states » les fameux « États voyous » qu’il fallait déconstruire et rayer de la carte internationales, les « Failed states », les fameuses « démocraties faibles » ou « États manqués », les « États fantômes », etc. destinés à discréditer et disqualifier aux yeux de l’opinion internationale, comme préalables à une intervention militaire. Ces outils devaient d’autres part légitimer l’emploi de tout un arsenal de méthodes sophistiquées d’opérations spéciales militaires, combinant dans la cadre d’une guerre asymétrique et hybride, les opérations psychologiques de propagande et de désinformations, avec les opérations militaires conventionnelles sous l’égide d’opérations d’essence humanitaires, ou sous couvercle du devoir d’ingérence, de « protection des civils ». Ainsi sous l’administration néoconservatrice Bush, de nombreux laboratoires d’idées tenteront d’appliquer à cette région si complexe du monde, le nouveau concept idéologico-utopiste de la « nation building », à savoir la transposition paradigmatique (si besoin est, par la force) dans cette partie du monde des principes de démocratie occidentale et du libéralisme libre échangiste. Force est de constater la filiation évidente entre le nouvel interventionnisme wilsonnien botté (en rupture avec la conception isolationniste de la « homeland security »), souvent teintée de jeffersonnisme et de rhétorique protestante capitaliste et télé-évangéliste, et l’idéologie progressiste des lumières de la Révolution française.

De nombreux États jusqu’alors reconnus internationalement et jugés stables et viables, l’Irak, la Somalie, plus tard la Lybie, la Syrie, ont été le théâtre de ces manœuvres géoconstructivistes militaires. Au fil des échecs militaires États-Uniens sur le terrain, et la débâcle de la mise en pratique pratique du “State Buldingstrategy” au Moyen Orient, on a assisté depuis l’administration obamienne et la nouvelle administration de Donald Trump, à une certain inflexion du discours moralisateur et messianique des États-Unis « gendarme bienveillant dans le monde », mais des éléments de continuité restent visibles dans leur doctrine d’intervention et dans la vision américaine géopolitique constructiviste du monde depuis 1990. Jusqu’à nos jours. Dans leur projets géoconstructivistes, les États-Unis se heurteront irrémédiablement à l’opposition entre théorie et pratique, entre la distinction faite par Agnew et Corbridge de l’« ordre géopolitique » et la « géopolitique-discours ». La géopolitique-discours américaine, qui combine des éléments de géopolitique civilisationnelle et de développement (mission civilisatrice et propagation des valeurs de la démocratie et du néolibéralisme), laquelle reflète leur interprétation mécaniciste de l’organisation de l’espace territorial, s’opposera dans la pratique à l’instauration viable et juste d’un ordre géopolitique dans cet espace territorial donné.

Ce géoconstructivisme américain fait dangereusement abstraction, du reste comme tous les constructivismes idéologiques, des pesanteurs de la géographie, de l’enracinement des histoires comme continuités, concrétudes et dynamiques dialectales inhérentes à tous les peuples, du pluralisme culturel et ethno-religieux, puissants vecteurs irrationnels de la conflictualité, ainsi que des différents axes géopolitiques régionaux en présence : Israël/Turquie, Syrie/Irak/Iran, qui constitueront autant d’obstacles à l’édification d’un moloch « unificateur » pseudo-géopolitique, aux allures « pharaoniques », qui, à la lumière des réactions négatives et l’hostilité virulente du monde arabe, semble succomber à la prédestination d’un projet mort-né.

Pour tenter de comprendre la nature et les raisons de cette approche géoconstructiviste et les causes véritables de la disparation de nombreux États, cette étude se propose tout d’abord de présenter les origines et les fondements philosophiques et métapolitique du géoconstructivisme, ses postulats théoriques, épistémologiques et scientifiques, son discours de légitimation (une sorte de discours sur la méthode géoconstructiviste), pour enfin rendre compte des résultats catastrophiques de la mise en pratique de cette approche mécaniciste et uniformisatrice sur le terrain, appliquée à des ensembles macro-régionaux souvent ethno-confessionnellement complexes. Il s’agira aussi bien sûr, de faire l’inventaire de la « boite à outil » de cette méthode géoconstructiviste, en mettant en exergue une véritable panoplie de moyens de coercition et de persuasion et de déconstruction, mêlant les moyens et les dispositifs à la fois du soft power (politique d’influence) culturel, informationnel-médiatique et sociétal, et celui du hard power (politique de la force) militaire, alliant les dispositifs de guerres irrégulières asymétriques aux opérations militaires conventionnelles.

Dans un premier temps, avant de remonter aux origines philosophiques de la pensée constructiviste, il convient de constater que presque depuis plus d’un siècle, nous assistons à une contamination progressive de la pensée stratégique et de la science géographique classique par le paradigme constructiviste, qui intervient en termes de rupture épistémologique que certains spécialistes appellent le « tournant géographique ». Il s’agit là d’un processus à la fois théorique et herméneutique qui se fait l’écho sur le plan du discours scientifique et universitaire, de l’influence croissante de la théorie des régimes internationaux, marquée par le passage d’une conception réaliste classique des relations internationales, vers une approche post-réaliste combinant les paradigmes constructivistes appliqués à la géopolitique et la géographie. Cette approche géoconstructiviste et post-réaliste serait en quelque sorte l’aboutissement sur le terrain des relations internationales d’une longue succession de paradigmes occidentaux des relations internationales : le paradigme grotien, la géopolitique classique (hobbésien), idéaliste (kantien), réaliste (hobbésien), libéral-transnationaliste (lockéen-smithien), marxiste/néomarxiste, constructiviste (dans ses deux variantes principales, néokantienne/habermasienne et pragmatiste). Pour ce faire c’est avec raison que Philippe Braillard constate que « l’étude des relaions internationales renvoie plus aujourd’hui l’image d’un champ déstructuré, dans lequel s’affrontent des modèles explicatifs et des approches théoriques difficilement conciliables, que celle d’un domaine éclairé par un savoir dont les éléments s’inscrivent dans un tout cohérent et procédant d’une démarche cumulative2 ».

Cette approche constructiviste « postmoderne » mettant en exergue une logique contradictoire qui se retrouve dans la pensée hétérodoxe occidentale minoritaire (anti-essentialiste et anti-manichéenne), s’inscrit dans un vaste cadre de pensée du monde qui va des présocratiques à Stéphane Lupasco et Edgar Morin (la pensée complexe), une vision postmoderniste et systémiste de la géopolitique et des relations internationales, marquée par la prise de distance radicale avec le Nomos de type schmittien. En effet, Carl Schmitt considérait que tout ordre politique ou juridique du monde est d’abord un ordre spatial ; chaque époque de l’histoire a son nomos, son organisation spatiale de la terre.

[…]

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Notes

1. https://www.delitdimages.org/ces-10-pays-pourraient-disparaitre-dici-20-ans/

2. https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1999_num_71_1_4075
Jean-Jacques Roche, « Changements de système ou changement dans le système ? », Espace Temps, Année 1999, nos 71-73 p. 132-146

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