LE CHANGEMENT DE PARADIGME AU MOYEN-ORIENT

Le recteur Gérard-François DUMONT

TOUTE SOCIÉTÉ SE TROUVE, quelle que soit l’époque, dominée par une certaine façon de percevoir le monde, par un système de représentation, c’est-à-dire par un paradigme, les Allemands disent une Weltanschauung. Certes, les paradigmes peuvent différer selon les groupes sociaux ou les individus, mais à chaque temps historique, toute société est bien imprégnée par un paradigme dominant, donc par un ensemble de croyances et de valeurs qui influence la façon dont cette société perçoit la réalité et réagit à cette perception. L’information nous en livre chaque jour des preuves. Par exemple, alors que la société française reste, au début du XXIe siècle, dominée par un paradigme laïque, ce n’est nullement le cas aux États-Unis, comme l’a montré à nouveau, le 7 novembre 2006, le discours de remerciement d’Hillary Clinton, réélue sénatrice de l’État de New York, où elle déclarait notam­ment : « God bless America ». Or, une formule équivalente est impensable dans la bouche d’un parlementaire français, de même que personne ne peut imaginer que le futur Président de la République française prête serment sur la Bible, comme le fait le président des États-Unis. Mais le paradigme principal qui explique la vision d’une société n’est pas immuable, il peut non seulement évoluer, mais même se modifier considérablement.

Les sociétés du Moyen-Orient nous ne nous centrerons ici que sur une partie de ce vaste territoire ont connu comme les autres une évolution majeure entre le début du XXe siècle et l’orée du XXIe siècle, avec un changement de paradigme, puisqu’elles sont passées d’un paradigme panarabe à un paradigme religieux, même si le second n’efface pas entièrement le premier. Il s’agit de montrer ici comment le paradigme panarabe, après avoir déployé sa pleine force pendant un demi-siècle, a considérablement perdu de la couleur pour laisser la place dominante au paradigme religieux.

La montée et les atouts du paradigme panarabe

Le paradigme panarabe, déjà promu par diverses associations au sein de po­pulations arabes subissant la tutelle de l’Empire ottoman, acquiert une place in­contestable lorsque se tient, du 18 au 23 juin 1913, à Paris, au 184 boulevard Saint-Germain1, un premier Congrès arabe, avec la participation d’environ 300 délégués. Ces délégués arabes réunis à Paris, musulmans ou chrétiens, revendiquent une autonomie pour les provinces arabes de l’Empire ottoman. Les solutions ins­titutionnelles qu’ils envisagent pour parvenir à s’émanciper de l’emprise ottomane sont diverses, mais toutes promeuvent une égalité civique. Les souhaits territoriaux sont aussi disparates, d’autant que les provinces arabes ne forment pas un tout, mais sont composées de plusieurs gouvernorats dont les limites ont été modifiées à plusieurs reprises au cours des quatre siècles de domination ottomane. Néanmoins, le panarabisme apparaît comme une valeur montante et sûre en raison des fonde­ments qui le nourrissent.

D’abord, la très grande majorité des populations concernées utilise une langue commune, facteur d’unité qu’ils veulent d’ailleurs acter par une véritable recon­naissance, ce qui fait l’objet de l’une des 11 résolutions du Congrès arabe de Paris : « La langue arabe doit être reconnue au Parlement ottoman et considérée comme officielle dans les pays syriens et arabes ». Effectivement, si mon voisin pratique la même langue que moi, et même s’il existe entre nous des différences dialectales, il est plus proche de moi que quelqu’un qui pratique une autre langue qui m’est étran­gère. De nombreux exemples historiques attestent d’ailleurs combien une langue commune peut être un facteur d’identité.

Deuxième élément, les populations arabes ont le sentiment d’appartenir à un même peuple. Certes, au Congrès arabe de Paris, certains, qui ménagent les auto­rités turques, se désignent plutôt comme « Syriens ottomans » et d’autres, comme « Arabes syriens » ou « Arabes ottomans », mais tous acceptent la dénomination donnée au Congrès. Le sentiment d’appartenance ethnique forme ainsi dans le monde arabe un deuxième ferment d’unité favorable à un paradigme panarabe.

Le troisième élément qui assure alors la promotion du panarabisme tient à ce que les peuples arabes se trouvent dans la même situation, confrontés à un pouvoir politique étranger qui les domine. Ils peuvent donc logiquement constater leur sentiment commun : une soif de liberté par rapport aux pouvoirs en place. Pour les peuples arabes de l’Empire ottoman, le souci de progresser vers une véritable citoyenneté est par exemple exprimé par la résolution 2 du Congrès arabe de Paris : « Il importe d’assurer aux Arabes ottomans l’exercice de leurs droits politiques… » ; la résolution 6 apporte une autre précision : « Le service militaire sera régional dans les vilayets syriens et arabes ». En outre, dans le contexte historique de ce début de XXe siècle, le souci, pour les Arabes de l’Empire ottoman, de recouvrer la liberté est non seulement largement partagé, même si des divergences existent sur le de­gré d’autonomie ou d’indépendance souhaitable, mais n’est pas utopique, ce qui joue en faveur de l’arabité. En effet, sur d’autres territoires où vivent des Arabes, l’Empire ottoman est déjà sur la défensive : ses cartes des manuels scolaires alors imprimés indiquent toujours des pays balkaniques, l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie ou la Libye. Mais ces territoires sont déjà perdus pour l’Empire ottoman : les pays balkaniques sont émancipés, l’Égypte est occupée par l’Angleterre depuis 1882, la Tunisie et l’Algérie font partie de l’ensemble colonial français et la Libye a été conquise par l’Italie.

Les ferments d’arabité semblent donc promettre un bel avenir au Moyen-Orient d’autant qu’ils sont partagés par des Arabes de toute confession, mais aussi au sein des populations arabes vivant en dehors de l’Empire ottoman. Ainsi, en Égypte, alors sous domination britannique, la révolution nationaliste de 1919, qui faillit aboutir, s’effectue dans une ambiance d’unité arabe, balayant les différences reli­gieuses ancestrales, comme l’atteste l’historien musulman Mohamed Sabri, écri­vant : « On voyait les musulmans entrer dans les églises et les coptes dans les mos­quées prêcher le culte de la patrie »2.

Les succès du panarabisme

Les décennies suivant le Congrès arabe de 1913 marquent le succès du pana­rabisme qui conduit aux indépendances ; ce sont effectivement celles de l’éman­cipation arabe. La domination ottomane est balayée, puis la présence anglaise ou française doit s’effacer tandis que s’instaure l’indépendance des peuples, même si perdurent un temps quelques tutelles particulières, par exemple en matière de po­litique étrangère ou de défense. L’indépendance de l’Égypte est acquise en 1922, celle de la Jordanie en 1928, celle de l’Irak en 19323, celles du Liban et de la Syrie en 1941. Tout est en place pour permettre l’essor du Moyen-Orient arabe dans le contexte d’une arabité libérée de siècles d’occupation.

Aux indépendances acquises s’ajoute une initiative politique sans équivalent dans le monde à cette période et de grands espoirs de développement. En effet, le 22 mars 1945, un pacte créant une association volontaire d’États souverains est signé entre sept pays arabes du Moyen-Orient : l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et le Yémen du Nord. Il a pour but de resserrer les rapports entre les États en instaurant une coordination politique visant une colla­boration étroite dans le cadre d’une Ligue des pays arabes. Celle-ci est fondée sous le sceau de l’unité et du progrès. Elle se dote, dès sa création en 1945, d’un drapeau, véritable fanion du paradigme panarabe, en faisant apparaître le nom de l’organi­sation au centre et, donc, le mot « arabe », avec une chaîne dorée, symbole d’unité, elle-même entourée d’une couronne de laurier, symbole de paix. S’y ajoutent les éléments traditionnels de la religion très fortement majoritaire de la région, l’Islam, que sont la couleur verte et le croissant.

En cette année 1945, les pays de la Ligue arabe entrevoient un avenir très pro­metteur, et pas seulement ceux qui peuvent bénéficier d’une rente pétrolière. En ef­fet, la suppression des contraintes coloniales laisse espérer la libération des capacités de développement. En outre, la volonté d’unité des territoires appartenant à cette organisation régionale, puis de ceux qui vont la rejoindre au fil des années, laisse prévoir la possibilité d’un vaste marché et, donc, d’une multiplication des échanges profitable à la croissance économique. La facilitation du commerce apparaît assurée d’autant que, au Moyen-Orient, mis à part l’Égypte, l’Iran et la Turquie, aucune des nouvelles entités territoriales n’a auparavant connu de frontières au sens inter­national du terme : de tout temps, les populations de ces régions se déplaçaient librement.

Lorsque l’année 1945 se termine, au Moyen-Orient, une organisation régiona­le, portée par une langue, une large homogénéité ethnique et une histoire en partie commune, réunissant une part significative du territoire, affirme donc son unité et une volonté de paix propice au développement.

Seulement trois années après, un événement géopolitique majeur semble devoir ajouter de l’unité au panarabisme, même s’il s’agit d’une unité renforcée par la reconnaissance internationale d’un État dont la présence est rejetée. L’acceptation d’Israël par l’ONU est, a priori, un facteur de consolidation des liens entre États arabes du Moyen-Orient, en raison précisément de leur hostilité commune à l’égard d’Israël, hostilité susceptible de les stimuler pour mieux faire face à l’adversité in­carnée par ce nouvel État.

Ainsi s’accumule une multiplicité de facteurs favorables à l’unité du Moyen-Orient arabe, qui peut se référer à un paradigme panarabe. Ce potentiel d’unité ne concerne certes pas l’ensemble du Moyen-Orient, mais l’on peut aussi se dire que l’unité est contagieuse et, donc, que la Ligue des pays arabes peut diffuser autour d’elle le souci d’unité et de paix sur lequel elle se fonde. Une unité moyen-orientale portée par un paradigme panarabe se construit donc sous les meilleurs hospices, l’installation d’un ennemi commun apportant un argument supplémentaire à la valorisation de l’arabité. Les pays arabes refusent d’ailleurs le plan de l’ONU de création d’un État palestinien, puisqu’il paraît aberrant de morceler l’arabité par la création d’un nouvel État, alors que l’unité politique arabe est en marche.

Mais, dans les décennies qui suivent, les espoirs soulevés par le panarabisme se délitent, au point de créer un vide, au moins partiel, qui laisse la place à la montée d’un autre paradigme.

Déception politique

Si la Ligue arabe est historiquement la première organisation politique régionale dans le monde d’après-guerre, bien antérieure au traité de Rome de 1957, à l’Asean ou au Mercosur, ses avancées politiques sont quasi nulles. Certes, le nombre de ses membres s’est accru avec les indépendances dues à la décolonisation, jusques et y compris à la république des Comores, mais son bilan politique apparaît largement négatif : aucun début de supranationalité, maintien de rivalités entre ses membres et incapacité non seulement à trouver une solution au conflit du Proche-Orient, mais même à définir une position commune. L’exclusion temporaire de l’Égypte de la Ligue arabe et l’installation, également temporaire, de son siège à Tunis, ont illustré ces divergences considérables.

Plus récemment, les soixante ans de la Ligue arabe, « fêtés » à Alger en 2005, illustrent parfaitement une forte déception politique pour tous ceux qui ont placé leurs espoirs dans le panarabisme. L’échec de la Ligue est évident à la seule lecture des membres présents à ce sommet : sur les 22 pays de la Ligue, on ne compte que 13 chefs d’État présents, contre 9 absents, dont ceux de pays fondateurs comme la Jordanie et l’Arabie Saoudite. De telles absences illustrent les insuffisances de la Ligue alors qu’une telle réunion était prévue depuis un bon moment. Ce genre d’absence, sauf crise gravissime, serait impensable dans un sommet de l’Union européenne.

Commentant ce désastreux sommet, des journalistes arabes constatent que la Ligue n’a jamais parlé d’une seule voix, qu’elle n’est jamais parvenue à mettre en œuvre son pacte de défense lors les différents conflits arabes et qu’elle n’a en rien favorisé l’intégration des pays. Elle apparaît au mieux comme un forum de con­certation ou plutôt de marchandage entre les gouvernements, d’autant qu’elle n’a créé aucune instance au sein de laquelle les sociétés arabes ou la société civile pour­raient s’exprimer. La presse égyptienne du printemps 2005 va même plus loin, se demandant s’il ne faut pas brûler la Ligue arabe. Par ailleurs, après six guerres – la plus récente étant la guerre au Liban en juillet 2006- et deux Intifadas, l’existence d’Israël n’a pas débouché sur une solution politique acceptable et acceptée par le monde arabe, ses dirigeants restant divisés sur la question.

À la déception politique s’ajoute la déception économique.

Déception économique

En dépit de la rente pétrolière dont profitent plusieurs pays, on ne peut dire que le monde arabe ait réussi son développement, qui est pourtant évident dans de nombreux pays dont le potentiel était jugé moindre. Tous les instruments de me­sure le confirment, qu’il s’agisse de produits intérieurs bruts par habitant, souvent médiocres ou en faible progression, d’une redistribution des richesses qui se trouve loin d’être accomplie, de taux de mortalité infantile4 moins abaissés que dans des pays qui partaient en 1945 d’une situation pire que celle du Moyen-Orient. La dé­ception n’est donc pas seulement politique, mais économique, comme le formule le PNUD (programme des Nations Unies pour le développement). Aussi, selon son « Rapport annuel 2004 sur le développement humain dans le monde arabe », le troisième publié depuis 2002, « la crise du développement arabe s’est approfondie et a atteint un degré de complexité tel qu’elle requiert le plein engagement de tous les citoyens arabes dans une réforme globale afin de provoquer une renaissance humaine dans la région ».

Non seulement l’insuffisance de réformes économiques obère un véritable dé­veloppement, mais peu est fait, à l’exception sans doute de la coopération entre les États arabes du Golfe, pour que des synergies économiques favorisent une hausse des niveaux de vie. C’est plutôt la situation inverse qui prévaut. Tel pays du Moyen-Orient pense que son appétit de puissance l’incite à vouloir empêcher l’essor de son voisin, alors que son propre développement ne peut se parfaire sans celui de son voisin. Tel autre pays du Moyen-Orient œuvre pour empêcher l’essor économique de telle minorité nationale d’un pays limitrophe, pensant que ses bons résultats nui­raient à l’intégration des mêmes minorités présentes sur son sol. Alors que c’est en permettant le développement des minorités qu’on peut les encourager à demeurer citoyennes de la même communauté étatique.

Autre élément, la présence d’Israël, pays non-arabe, mais à fort essor économi­que, aurait pu profiter au moins à son environnement proche. Or, non seulement cela n’a été que très modestement le cas, mais cela ne l’est plus du tout à compter de la première Intifada, donc de l’échec de la mise en place des accords d’Oslo. Certes, il fut un temps où l’économie israélienne, même dans des proportions modestes, était un atout pour des Palestiniens arabes qui trouvaient de l’emploi en Israël. Mais la perpétuation du conflit fait qu’Israël s’est sanctuarisé économiquement, rempla­çant sa main-d’œuvre arabe par des immigrants européens. Dans les années 2000, la présence d’Israël appauvrit même les pays arabes5 proches en raison de la dureté du conflit. Comme le précise un des dirigeants de la chambre de commerce de Gaza : « Les points de passage (entre Gaza et les territoires environnants) ne peuvent pas fonctionner sans sécurité. Et sans point de passage, les industriels délocalisent leurs activités à l’étranger. Ces délocalisations affectent 30 000 emplois »6.

En outre, la situation géopolitique n’est pas favorable à un développement fu­tur. D’une part, les politiques poursuivies par les dirigeants facilitent rarement le développement et, d’autre part, l’instabilité politique est de nature à limiter les investissements nationaux comme ceux venus de l’étranger. En outre, l’importance des budgets consacrés aux « canons », donc aux armées ou aux forces de sécurité intérieure, est telle que les moyens disponibles pour « le beurre », c’est-à-dire pour des investissements dans les infrastructures économiques ou créatrices d’emploi, s’en trouvent limités. L’insatisfaction politique au Moyen-Orient peut donc diffici­lement être apaisée par des avancées économiques.

Le paradigme panarabe ne fait plus rêver : il n’a pas apporté le développement, malgré les ressources et le potentiel du Moyen-Orient, il n’est pas parvenu à résou­dre la question de la Palestine géographique, il n’est pas parvenu à surmonter les attitudes nationalistes et autoritaires utilisées par des dirigeants pour conserver le pouvoir dans leur propre pays. Dans ce contexte de déception face à un paradigme qui faisait rêver, ce dernier ne peut que se démonétiser et laisser la place principale à un autre.

Chaque jour de non-développement ou de développement limité, chaque jour qui voit se prolonger le conflit du Proche-Orient marque l’échec du paradigme pa­narabe, puisque ce sont ses représentants qui exercent réellement le pouvoir depuis un demi-siècle ou plus, alors que les propagandistes du paradigme religieux sont dans l’opposition et ne peuvent être tenus responsables de la pauvreté relative des peuples de la région ni des échecs politiques.

La montée d’un autre paradigme

Un idéal qui ne porte pas de fruits peut finir par s’émousser. Puisque l’arabité ne fait plus rêver, la place s’est trouvée vacante pour un autre paradigme porteur d’es­pérance, un paradigme religieux. Celui-ci s’est d’abord diffusé dans les populations en rendant des services quotidiens que les gouvernements n’assuraient guère, en matière sociale ou éducative. Puis il s’est organisé politiquement avant de connaître des victoires électorales et même militaires.

Par exemple, en 1968, se crée en Palestine, sous le nom de « Al-Majmaa », une association caritative qui est à la base du futur Hamas. Au Liban, le Hezbollah, créé au début des années 1980, donc après la révolution islamique de Khomeiny, s’affiche officiellement comme un organisme social, refusant d’ailleurs de recon­naître ses activités militaires, comme les attentats de 1983 contre les Français et les Américains.

Parallèlement, la dimension politique du paradigme religieux se développe. Par exemple, à la fin de années 1970, est fondé dans les Territoires palestiniens le Jihad islamique, partisan du Jihad immédiat contre Israël. En 1987, toujours dans les Territoires palestiniens, naît le Hamas ; il adopte l’année suivante une charte dont l’article 11 précise : « Le Mouvement de la résistance islamique considère que la terre de la Palestine est une terre islamique confiée aux générations musulmanes jusqu’au jour du Jugement dernier »7. La charte ajoute : « Personne n’a le droit d’y renoncer, ne serait-ce qu’à une partie ». Ce texte fondateur revient non seulement à priver Israël de toute légitimité, mais fonde la souveraineté territoriale, non sur l’arabité, mais sur une religion, certes très majoritaire, mais qui omet l’existence d’arabes chrétiens, représentant alors environ 15 % de la population des Territoires palestiniens.

Comme le paradigme panarabe se trouve affaibli et que la nature a horreur du vide, le terrain idéologique est donc progressivement occupé par un nouveau pa­radigme, de nature religieuse. Présent à l’origine surtout sur le terrain social, dans la société civile selon l’expression consacrée en Europe, ce paradigme monte en puissance après le 11 septembre 2001, avec sa diffusion médiatique sous la forme la plus manichéenne8.

L’arabité ayant perdu toute dimension prophétique, la religion prend sa place. En effet, même si Ben Laden est loin d’être approuvé par tout le Moyen-Orient, il a été et reste un fort propagandiste du paradigme religieux, car le 11 septembre a été vécu par beaucoup d’Arabes comme une « victoire »9, ce qui a donné un essor considérable à la diffusion des idées du réseau Al-Qaïda. Depuis le 11 septembre, les médias et les librairies arabes reprennent ou disposent de nombreux textes con­formes à l’idéologie de Ben Laden qui déclame par exemple que les chrétiens et les juifs sont des « mulets »10. De son côté, Al-Zawahiri, qui passe pour être le cerveau des attentats du 11 septembre, affirme dans un ouvrage paru fin 2001 que « le pou­voir revient à Dieu seul » ou que l’unique solution politique est l’élimination des « ennemis juifs et chrétiens de Xoumma ».

Autre symbole de la montée du paradigme religieux : le port du voile, qui avait considérablement reculé au XXe siècle, au Moyen-Orient comme au Maghreb, a augmenté de manière spectaculaire en Turquie, en Égypte ou en Irak11. De même, les mouvements nationalistes arabes se sont-ils souvent écartés des conceptions laï­ques de leurs fondateurs, dont beaucoup étaient chrétiens.

La prégnance du paradigme religieux s’est trouvée à nouveau mise en évidence après la publication des caricatures de Mohamed, le 30 septembre 2005, dans le journal danois Jyllands-Posten. D’importantes manifestations se sont déroulées, no­tamment dans le monde arabe. Début février 2006, l’ambassade danoise en Syrie et le consulat danois au Liban sont saccagés. Les ressortissants doivent être rapatriés d’urgence. Quelques mois plus tard, après la citation du discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI du 12 septembre 2006, au Caire, des centaines d’Égyptiens orga­nisent une manifestation dans l’enceinte de la mosquée Al-Azhar. Des caricatures ou des citations semblables tenues dans le passé – et Dieu sait qu’elles ont été nom­breuses – n’avaient jamais soulevé de telles émotions populaires au Moyen-Orient.

Dans le même temps, le paradigme religieux gagne des points électoralement, militairement et démographiquement.

Les progrès électoraux du paradigme religieux

Par exemple, dans les élections qui se sont déroulées en 2005-2006 au Moyen-Orient, les partis politiques se référant à un paradigme religieux ont accru leur pré­sence, du Liban à l’Égypte en passant par le Koweït ou les Territoires palestiniens. Le 15 janvier 2006, le parti islamiste Hamas, fondé en 1987, remporte 76 sièges sur 132 au Parlement palestinien. Or, dans son programme en dix-neuf points, présenté au cours de la campagne pour les élections législatives, la référence au paradigme religieux est explicitement inscrite puisqu’il est notamment précisé « La charia (loi islamique) sera la référence principale du droit ».

Au Koweït, en avril 2006, ce sont les partis religieux qui l’emportent. La même année, en Égypte, les frères musulmans voient leur importance politique s’accroître, tandis que les coptes, empêchés par des violences interreligieuses, ne peuvent prati­quement plus être candidats et n’ont plus la possibilité d’exister électoralement.

Une « victoire divine »

Aux succès électoraux s’ajoute en juillet 2006 un succès militaire. Le paradigme religieux s’est trouvé en effet particulièrement mis en évidence lors de la guerre au Liban de juillet 2006. Puisque les Israéliens ne sont pas parvenus à récupérer leurs soldats enlevés et puisque le Hezbollah a montré qu’il était capable de frapper militairement Israël avec les armes dont ils dispose, le Hezbollah s’est considéré et a souvent été considéré comme le vainqueur de cette guerre, vainqueur sinon absolu, au moins relatif, par rapport aux autres guerres qui se sont déroulées entre Israël et les Arabes depuis 194712. Or, le Hezbollah (ce qui signifie parti de Dieu) n’a pas seu­lement déclaré qu’il avait gagné une guerre, mais que c’était une « victoire divine », formulation typique du paradigme religieux.

Comme toute victoire galvanise, quel que soit le paradigme sous lequel elle se place, le Hezbollah se lance depuis dans une surenchère religieuse qui peut éven­tuellement réutiliser l’arabité lorsque cela lui convient : ainsi le 23 septembre 2006, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah a déclaré : « Les armées et les peuples arabes sont capables de récupérer la Palestine de la mer (Méditerranée) jusqu’au fleuve (Jourdain) »13.

Sanctuarisation et paradigme religieux

En outre, nous avons vu qu’Israël s’est sanctuarisé économiquement et humai­nement en cessant de recourir à la main-d’oeuvre arabe palestinienne entre autre pour la construction du mur. Au moins implicitement, même si elle ne manque pas de décliner des arguments sécuritaires, une telle évolution se réfère à un paradigme religieux selon lequel, au Proche-Orient, les juifs doivent vivre entre eux, comme les Arabes musulmans doivent vivre entre eux et, donc, séparément.

Le paradigme religieux prend donc aussi de l’importance en Israël dans la me­sure où la sanctuarisation s’accompagne d’une coupure avec les populations voi­sines. Il en résulte, par exemple, la progression de l’idée consistant à essayer d’ex­clure les populations arabes de la citoyenneté israélienne dans le cadre d’un échange éventuel de territoires. Cette sanctuarisation israélienne accentue la fermeture, non seulement physique, mais aussi intellectuelle, des Territoires palestiniens, favorisant indirectement le paradigme religieux qui peut, d’une part, théoriser sur des argu­ments religieux la situation des Palestiniens et, d’autre part, argumenter d’un djihad pour violer le sanctuaire voisin.

Une évolution migratoire favorable au paradigme religieux

Un autre élément ouvre un champ élargi au paradigme religieux dominant : le fait que le Moyen-Orient se trouve moins diversifié qu’auparavant avec l’émi­gration constante de minorités religieuses non musulmanes14. L’accentuation de l’homogénéisation religieuse, c’est-à-dire la promotion d’une géographie religieuse uniconfessionnelle, fondée sur l’affirmation que certains territoires sont terres exclusivement musulmanes par nature, est fréquente au Moyen-Orient. Au début du XXe siècle, il a été observé sur les territoires de la Turquie naissante, avec le génocide arménien, puis avec les déplacements de populations actés par le traité de Lausanne. Après le non-respect du traité de Lausanne, prévoyant certains cas de liberté reli­gieuse, la poursuite d’une sorte de purification religieuse par diverses mesures a conduit à l’émigration presque totale des populations non musulmanes vivant en Turquie, faisant de ce pays un des États les plus uniconfessionnels au monde15.

Après la Seconde Guerre mondiale, la tendance à vouloir rendre uniconfession-nels certains territoires est illustrée en Égypte, en 1956, lorsque Nasser contraint à l’émigration des juifs et des orthodoxes égyptiens dont les ancêtres vivaient depuis des siècles ou même plusieurs millénaires dans ce pays. Plus généralement, dans tous les pays du Moyen-Orient, les chrétiens se trouvent en difficulté et souvent incités à émigrer, ce qui accroît l’homogénéisation religieuse16 des territoires. Même si elle n’en est pas la cause, la guerre d’Irak17 s’inscrit dans cette évolution avec, par exemple en 2004, des attentats coordonnés touchant spécifiquement des lieux de culte chrétien.

Finalement, la substitution, au Moyen-Orient, entre le début du XXe siècle et celui du XXIe siècle, du paradigme religieux au paradigme panarabe peut se résumer par une seule expression médiatique, lorsque des journalistes parlent du conflit du Proche-Orient comme un conflit judéo-musulman, alors qu’auparavant il était dé­signé comme israélo-arabe. Ce succès du paradigme religieux résulte notamment de la frustration d’une population prise entre, d’une part, une pauvreté qui ne diminue guère et des dirigeants souvent jugés corrompus et, d’autre part, des récriminations d’Arabes qui se sentent humiliés au Proche-Orient par le traitement de la question palestinienne. En conséquence, au début du XXIe siècle, le paradigme arabe, même s’il est parfois utilisé, a, pour le moment, fait long feu, et le paradigme religieux est désormais fortement implanté au Moyen-Orient. En outre, depuis qu’il prévaut, les surenchères le concernant sont inévitables. Ce sont alors ceux qui étaient les représentants de l’arabité qui peuvent se trouver les meilleurs propagandistes de paradigme religieux, ce qui a été par exemple le cas de Sadate en Égypte.

La montée du paradigme religieux implique de considérer le Moyen-Orient tel qu’il est, ce qui est évidemment fort difficile du point de vue d’une Europe forte­ment sécularisée. Pourtant, qu’il soit devenu religieux est un fait, même si le dis­cours religieux n’hésite pas à recourir à la rhétorique de l’arabisme lorsqu’il le juge

profitable. Mais la vraie question pour l’avenir n’est pas seulement de savoir quel est l’adjectif qualifiant le paradigme dominant au Moyen-Orient. Elle est de savoir comment le paradigme moyen-oriental pourrait aussi se nourrir d’un paradigme de paix et de développement. De la réponse à cette interrogation, qui reste entière, dépendra ce que sera le monde de demain.

*Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir et mem­bre du Conseil scientifique de la DIACT. Auparavant Recteur d’Académie et membre de section du Conseil économique et social, il a notamment publié, aux éditions Ellipses, La population de la France, des régions et des Dom-Tom, Les régions et la régionalisation en France et, avec Gabriel Wackermann, Géographie de la France.

Notes

Siège de la Société de Géographie. Cf. Chevallier, Dominique, « Le congrès arabe de Paris à la Société de Géographie », La Géographie, n° 1518, septembre 2005.

Révolution égyptienne, Libraire Vrin, Paris, 1921. Cité par Péroncel-Hugoz, Jean-Pierre, Le radeau de Mahomet, Paris, Lieu commun, 1983.

Avec des clauses particulières concernant les relations avec la puissance colonisatrice. Cf. Dumont, Gérard-François, « Histoire et géopolitique ses territoires irakiens », Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005.

« Les populations des pays et des continents, Population & Avenir, n° 680, novem­bre-décembre 2006 ; et Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin, deuxième édition, 2004.

Citons également les destructions d’infrastructures pendant la guerre au Liban en juillet 2006.

Libération, 14 septembre 2006. Le Monde, 29-30 janvier 2006.

Vr. notamment C. Réveillard, « Puissance, relations internationales et droit interna­tional public un retournement ? », Conflits actuels. Revue d’étude politique, IXe année, n° 17, 2006- I, Centre d’études et de diffusion universitaires, pp. 125 – 136.

Autre situation, selon les sondages, le pourcentage des Britanniques de confession musulmane ne dénonçant pas les attentats de Londres de juillet 2005 n’était pas né­gligeable.

0 Kepel (Gilles), Milelli, Jean-Pierre, (dir.), Al-Qaïda dans le texte, Paris, PUF, 2005.

1 Fontaine, André, « Un XXIe siècle religieux ? », Le Monde, 5 avril 2006.

D’autres considèrent qu’il s’agit pour Israël d’une « guerre ratée, mais non pas per­due » car « le statu quo ante, qui profitait exclusivement au Hezbollah, a été brisé ». Cf. le commentaire d’Alain Frachon sur le livre : Girard, Renaud, La guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah, Paris, Perrin, 2006.

Le Monde, 24-25 septembre 2006.

Dumont, Gérard-François, « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », in : Dupâquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie, L’avenir dé­mographique des grandes religions, Paris, François-Xavier de Guibert, 2005.

Même si existe en Turquie plusieurs branches de l’Islam.

Le Liban reste néanmoins « une mosaïque de populations », cf. Dumont, Gérard-François, Population & Avenir, n° 673, mai-juin 2005

Dumont, Gérard-François, « La mosaïque des chrétiens d’Irak », Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005.

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