L’Arabie saoudite et son Vietnam yéménite

Fayçal Jalloul – Spécialiste du Moyen-Orient

Résumé français

En Mars 2015 l’Arabie Saoudite considérait que sa guerre contre le Yémen prendrait fin en quelques semaines, avec la reddition « d’Ansar Allah » et permettrait au royaume d’imposer son projet de division du Yémen unifié en six provinces semi-autonomes.

Et voilà cinq ans que cette guerre dure et que les frappes de la résistance yéménite menacent sérieusement toute l’infrastructure du royaume, sans parler de l’échec retentissant sur les lignes de la défense des Houthis. Tout cela a conduit à l’émergence d’un Vietnam arabe au milieu du désert et ainsi réduisant les espoirs saoudiens d’une sortie de la guerre avec un nouveau projet d’État fédéral yéménite de même deux provinces.

English Summary

In March 2015 Saudi Arabia considered that its war against Yemen would end in a few weeks, with the surrender of « d’Ansar Allah » and would permit the Kingdom to impose its project of dividing up Yemen into six semi-autonomous provinces.

And here we are five years later, the war continues and Yemeni resistance strikes seriously threaten the Kingdom’s entire infrastructure, without mentioning the resounding failure against Houthi defense lines. All this elaborates an Arab Vietnam in the middle of the desert and thus reduces Saudi hopes of any way out of this war with a new Yemeni federal State project of even two provinces.

En 2015, le Royaume d’Arabie saoudite a cru qu’il pourrait gagner la guerre contre le Yémen en cinq semaines, cinq mois au plus tard. C’était supposer que les Yéménites capituleraient rapidement, chose qui ne correspond pas à leur histoire.

Les Saoudiens se préparent à entrer dans la cinquième année de conflit, alors que l’horizon de la guerre s’ouvre à des possibilités qui ne permettent pas à Riyad de s’en sortir honorablement. Pourtant cela n’entraînera pas l’effondrement du régime saoudien, ni la destitution du prince héritier, comme beaucoup l’attendaient, et encore moins l’effondrement économique du pays ou une révolution interne similaire aux révolutions du printemps arabe.

L’Arabie saoudite a tué Jamal Khashoggi au plus fort de la guerre avec le Yémen et tente d’étrangler le Qatar en marge de la guerre. Quant au Premier ministre libanais démissionnaire Saad Hariri et ses principaux  financiers saoudiens, leur argent a été retiré sans que le régime ne tremble ni ne montre de signes de faiblesse.

Aujourd’hui, le Royaume saoudien est enfermé dans une confrontation ouverte avec Ankara, protectrice de frères musulmans, et Téhéran qui dirige l’axe de la résistance dans la région, élan qui n’a pas encore été ébranlé. Ryad cherche également la coopération avec Israël presque publiquement sans crainte de réactions internes. La frappe d’Aramco a été préjudiciable à l’économie saoudienne, mais elle n’a pas empêché le Royaume de mettre une partie des actions de la société en bourse. Tous ces événements importants, et d’autres encore, se sont produits pendant la guerre contre le Yémen.

Ce qui est surprenant à propos de cette guerre préventive, c’est que le Royaume d’Arabie saoudite ne semble pas avoir tiré de leçons des échecs successifs des guerres étrangères menées par le passé contre le Yémen. L’Empire ottoman avait échoué à deux reprises contre ce pays aux XVIIe et XIXe siècles. L’Empire britannique avait subit le même sort dans le sud, au XXe siècle. En 2009, la guerre saoudienne contre les Houthis s’était terminé par une trêve et un accord de non-agression entre le Royaume et Ansar Allah. Dans cette guerre, le Royaume avait utilisé toutes ses armes, profité de l’expertise occidentale et avait été soutenu sur le terrain par l’armée yéménite (à l’époque de feu le président Ali Abdallah Saleh), une armée professionnelle qui était capable de faire la guerre.

La grande surprise dans cette affaire vient du fait que l’Arabie saoudite était le pays le plus influent et le plus informé sur ce qui se passait sur le terrain du Yémen, et qu’elle ne peut donc blâmer personne pour le manque d’informations ou le manque d’expérience. Quand elle accuse les Iraniens et le Hezbollah, cela témoigne d’un haut niveau de déni. Selon les témoignages occidentaux les plus neutres, personne, des Iraniens ou du Hezbollah, ne se bat avec les Houthis. Quant à l’assistance technique et médiatique fournie par les membres de l’axe de résistance arabo-iranien, elle est insignifiante par rapport au soutien qui parvient au Royaume de l’occident.

Le Royaume d’Arabie saoudite a donc déclenché la guerre en dépit de sa propre expérience et de sa connaissance pourtant fine de la situation dans ce pays. Il pensait qu’une guerre préventive, accompagnée de raids destructeurs et de représailles sans merci, détruirait l’infrastructure yéménite et que la signature d’un accord sur le nucléaire avec Washington et l’Occident empêcherait un soutien iranien massif au Yémen. Il est probable que Ryad estimait que cela pourrait impliquer Washington dans cette guerre et retarderait son départ annoncé du Moyen-Orient. Il pensait aussi qu’une guerre saoudienne contre le Yémen aurait pu mobiliser le monde musulman et arabe sunnite contre une petite communauté houthis zaydite chiite.

L’Arabie saoudite estimait pouvoir faire reculer Ansar Allah et appeler à exiger un cessez-le-feu face à l’unanimité mondiale contre eux. Elle pensait également que les vaincre aurait pu « libérer » le sud du Yémen et permettre l’organisation d’une guerre interne Nord-Sud. Ce scénario s’est vraiment passé mais n’a pas été efficace. Ryad pensait également que la guerre contre ce pays lui permettrait d’obtenir des oléoducs terrestres passant par les terres du Hadramaut, atteignant la mer d’Oman et débouchant sur l’océan Indien et le reste du monde. C’est ce même oléoduc  qu’Ali Abdallah Saleh a refusé de donner aux Saoudiens pendant son règne. Cette ligne permet au Royaume d’affaiblir l’impact stratégique du détroit d’Ormuz et de marginaliser Bab al-Mandab en tant que couloir pétrolier.

À l’aube de cette cinquième année de guerre, les résultats escomptés sont donc loin d’être au rendez-vous. On peut plutôt dire que la guerre s’est transformée en bourbier et que Riyad cherche par tous les moyens à s’en sortir d’une manière qui garantisse son prestige et empêche que le reflet de sa défaite ne ternisse le régime saoudien lui-même.

Que peut-on attendre de la poursuite de la guerre ? Y a-t-il de réelles possibilités de paix dans un avenir proche ? La guerre a atteint un cap militaire qui est devenu difficile à franchir car les Houthis ont pu défendre Hodeidah malgré les forces militaires considérables que les Saoudiens ont rassemblées avec les Émiratis pour renverser la ville. Or, Hodeidah est considérée comme le passage obligé pour imposer un siège autour de Sanaa et permettre la chute de la capitale du Yémen, sans parler du renvoi des Houthis de Bab al-Mandab.

La guerre s’est également installée à Taiz, au centre du pays, sur des lignes fixes. La ville est un bastion des Frères musulmans qui jouissent de la tolérance saoudienne mais pas de sa confiance absolue. Quant à la frontière saoudo-yéménite, les Houthis ont remporté une victoire retentissante sur une armée de 4000 hommes qui combattent à côté des saoudiens sur les frontières entre les deux pays. La chaîne yéménite Al-Masirah, qui émet depuis Beyrouth, a montré des photos de milliers de détenus qui se sont rendus sans combat, et il sera donc difficile pour le Royaume d’assiéger Sanaa à travers ses frontières.

L’Arabie saoudite a utilisé toutes les armes modernes et toute l’expertise occidentale dans cette guerre sans pouvoir déplacer les lignes de combat qui se sont figées après la chute de la plupart des régions du sud, à l’été 2015. L’espace aérien est resté le seul terrain de succès absolu de l’alliance saoudienne dans la guerre, mais il a commencé à décliner en faveur des Houthis qui ont réussi des attaques aériennes à l’intérieur des terres saoudiennes, dont la plus importante était l’assaut de drones contre le géant pétrolier Aramco.

Menaçant la plupart des aéroports et des sites stratégiques du Royaume,  les lignes de combat saoudo-yéménites pendant la guerre ne sont pas ajustables à la lumière des rapports de forces actuels sur le terrain. Ce statu-quo pourrait donc durer longtemps.

La stabilité des combats autour de lignes de démarcations stables  permettrait aux Saoudiens de regrouper leurs partisans dans le sud du Yémen, derrière la « légitimité » du président déchu Abed Rabbo Mansour Hadi. S’ils mettent en place ce scénario, ils auront une carte très importante à jouer autour de la table des négociations prévue pour mettre fin à la guerre. Ils sont entrés en guerre contre un Yémen uni et aujourd’hui ils maintiennent une statu-quo avec un Sud renforcé. Ils espèrent ainsi qu’ils auront le dernier mot sur le sort de l’État yéménite d’après-guerre.

Quant à l’horizon politique de cette guerre – qui a provoqué des massacres sans précédent au Yémen, des assassinats, l’usage de la famine comme arme de guerre -, il n’est pas grandement ouvert à des opportunités de solution ou de négociation.

La sortie de la guerre sera encore plus compliquée après que l’Iran sera entré publiquement et directement en guerre et aura ainsi reçu un ambassadeur résident des Houthis qui sont bien soutenus par les Iraniens  dans des forums internationaux. Téhéran organise des réunions entre  Ansar Allah et des représentants européens, comme cela s’est produit l’été dernier. Peut-être que le choix, pour cette tâche, d’Ibrahim al-Dailami, membre du bureau politique d’Ansar Allah et ancien responsable de la chaîne Al-Masirah à Beyrouth, est à la mesure de son expérience acquise dans les relations avec la résistance libanaise.

Cela montre que les deux parties en conflit avaient convenu auparavant que le Yémen sortirait de la guerre en devenant un État fédéral de deux régions, après l’échec du système des Six Agglomérations que Riyad n’avait pas pu imposer aux Yéménites, ni en négociant avant la guerre, ni en les battant par la guerre.

Si un État fédéral de deux régions est la solution qui se profile à l’horizon, elle n’est pas prête d’être mise en œuvre, car la guerre n’a pas encore poussé son dernier souffle. L’Arabie saoudite pourrait sortir à moitié défaite par un État yéménite qui contrôle une grande partie du pays et les Houthis pourraient en sortir à moitié vainqueurs. Une victoire qui les verrait assumer la domination du Nord Yemen en le transformant en un acteur majeur de ce qu’on appelle localement l’axe de la résistance régional dirigé par l’Iran au Moyen-Orient.

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