L’appel de Kobani

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Laurent Ladouce est le directeur de l’Espace Culture et Paix, qui publie des études sur la diplomatie des villes et conseille les gouvernements et les élus locaux pour créer un réseau de villes internationales de la paix.

Sept années de guerre en Syrie ont principalement ciblé les agglomérations, causant de très lourdes pertes humaines et matérielles. Une grande partie de la population urbaine éduquée a quitté le pays. C’est ce que Daech voulait. La cité (civitas) est le berceau du civisme et de la civilisation. La folie de Daech accentue hélas un trait de la guerre moderne totale, où les villes et les civils paient le plus lourd tribut. Cependant, beaucoup d’anciennes villes martyres ont eu ensuite un grand rôle dans la paix. Certaines (Hiroshiama, Coventry, Dresde) ont été les pionnières des jumelages et de la diplomatie des villes. L’auteur de l’article mène depuis vingt ans une réflexion sur le rôle des villes de paix, notamment lorsqu’elles ont été saccagées par les conflits. Il propose un scénario pour promouvoir Kobani comme ville de paix. Des projets pilotes pourraient y renforcer la culture de la paix. Mener une telle action, sans esprit partisan, enverrait un puissant message pour refermer les plaies encore vives et prendre un nouveau départ. C’est en effet à Kobani que Daech a subi son premier coup d’arrêt et sa première défaite, quand toutes les bonnes volontés ont coopéré.

Kobani fit la une de l’actualité quand Daech occupa une partie de la ville en 2014, massacrant nombre de ses habitants. Les bombardements américains et l’héroïsme des Kurdes restés à Kobani finirent par déloger Daech en janvier 2015. Ce fut la première défaite de l’Etat islamique, bien avant la déroute de cette organisation en 2017. Aujourd’hui, la paix reste précaire en Syrie, les armes ne pouvant résoudre un conflit aux racines politiques, mais aussi spirituelles et culturelles, qui a marqué le début du 21e siècle. Nous allons d’abord situer Kobani sur la carte, revenir brièvement sur l’histoire de cette ville et de son siège, pour montrer ce que symbolise cette ville. La deuxième partie de ce texte s’intitule l’appel de Kobani et veut toucher les consciences pour un modeste projet de bonne volonté.

Figure 1 : Kobani et le Proche Orient

                                 Kobani, au nord de la Syrie, occupe une position centrale dans un espace jadis appelé le Proche-Orient

Figure 1                                            -                                      Figure 2
Figure 1 – Figure 2

 

 

 

 

 

 

Figure 2. Parti d’Our en Chaldée, Abraham atteignit Haran, avant de redescendre vers la Palestine puis l’Egypte. Son petit-fils Jacob vécut 21 ans d’exil à Haran, avant de revenir se réconcilier avec son frère Esaü, qui voulait le tuer. Kobani est à une trentaine de kilomètres de Haran (voir l’appel de Kobani)

Kobani, à la frontière entre la Syrie et la Turquie, se situe au cœur de ce que certains géographes (notamment Elisée Reclus) ont dénommé le proche-orient et qui comprend les pays actuels suivants : l’Egypte, Israël, Palestine, Liban, Syrie, Jordanie, Irak. Cela recoupe la majeure partie de l’ex-empire ottoman. L’expression « Croissant Fertile » créée en 1916 par l’archéologue anglais James Henry Breasted 1916 désigne le nord de cette zone géographique et culturelle.

Quand Abraham, l’ancêtre des trois religions du livre, quitta Ur en Chaldée, il marcha vers le nord et atteignit Haran et Karkémish, près de l’actuelle Kobani, puis redescendit vers l’actuelle Palestine, et se rendit aussi en Egypte. Depuis plusieurs décennies, tous les lieux qu’Abraham a parcourus dans la région sont ensanglantés. C’est l’une des régions du monde où la violence religieuse et politique est la plus vive, parmi des peuples très anciens.

Cette région interpelle l’humanité, comme berceau de la civilisation. L’écriture y est née. Certaines des villes les plus anciennes du globe s’y trouvent, parfois habitées depuis leur fondation. Au plan spatial, la région est le trait d’union entre l’Asie Occidentale, l’Europe orientale et l’Afrique septentrionale. Au plan temporel, les récits et légendes de cette zone nous font souvent remonter à la nuit des temps. Une grande partie de la vie d’Abraham, Isaac et Jacob, les fondateurs des religions du livre, ont pour cadre cette région. Pour tous les monothéistes du globe, ces lieux et leur histoire sont en effet habités par la présence du Créateur, Sa révélation progressive, au cœur de l’espace-temps humain.

S’inspirant d’une eschatologie millénariste, Daech annonçait la fin du monde dans cette région. L’eschatologie a toujours revêtu deux formes contradictoires, parfois dans les mêmes textes. Maints passages bibliques annoncent certes une fin catastrophique et violente du monde puni pour ses péchés, mais d’autres passages évoquant le règne éternel de la paix et l’unité retrouvée du genre humain. L’appel de Kobani (voir plus loin), se veut une contribution à l’eschatologie heureuse.

Daech pour sa part s’était décrit comme l’instrument de la fin des temps, préparant la venue du Messie annoncée dans le Coran. S’inscrivant dans un radicalisme religieux encore plus puissant qu’Al Qaeda, Daech décrivait son épopée comme l’intervention directe de Dieu sur l’actualité mondiale, l’instauration imminente de Son règne sur toute l’humanité commençant dans cet endroit. La revue de Deach s’intitule Dabiq, du nom d’un village syrien de 3300 habitants situé dans le gouvernorat d’Alep, à quelques kilomètres précisément de Kobani. Cela peut paraître délirant, mais Daech situait à Dabiq le dénouement eschatologique de l’histoire, en s’appuyant sur ce hadith d’Abou Al-Hussein Muslim :

« L’heure dernière n’arrivera pas avant que les Byzantins n’attaquent Dabiq. Une armée musulmane regroupant des hommes parmi les meilleurs sur terre à cette époque sera dépêchée de Médine pour les contrecarrer. Une fois les deux armées face à face, les Byzantins s’écrieront : « Laissez-nous combattre nos semblables convertis à l’Islam. » Les musulmans répondront : « Par Allah, nous n’abandonnerons jamais nos frères. » Puis la bataille s’engagera. Un tiers s’avouera vaincu ; plus jamais Allah ne leur pardonnera. Un tiers mourra ; ils seront les meilleurs martyrs aux yeux d’Allah. Et un tiers vaincra ; ils ne seront plus jamais éprouvés et ils conquerront Constantinople. »

Il faut comprendre qu’au plus fort de l’épopée sanglante de Daech, de nombreux jeunes du monde entier sont venus se battre dans ces lieux, en pensant être les acteurs qui vivaient en direct les prophéties de la fin des temps. Le coup d’arrêt subi par Daech à Kobani, non loin de Dabiq, a donc valeur de symbole. C’est un démenti à l’eschatologie de Daech. Si l’histoire humaine doit tendre un jour vers des temps messianiques, ce ne sera pas par des massacres.

Mais au fait qu’y a-t-il de spécial à Kobani ?

A l’Est de Kobani coule un cours d’eau. Les nomades arabes conduisaient jadis leurs troupeaux et y tenaient des campements que l’Empire ottoman appela Arab Pinar (la source des arabes). La Syrie a plus tard arabisé ce nom en Ayn El Arab, le nom syrien de Kobani à l’extrême nord-est du gouvernorat d’Alep.

Le nom Kobani vient du mot anglais company, pour désigner la compagnie de chemin de fer allemande, à l’époque où le réseau reliant Berlin à Istanbul fut prolongé jusqu’à Bagdad (le Bagdadbahn). On est là devant un messianisme concurrent, celui des impérialismes occidentaux conquérants grisés par la toute-puissance de la rationalité, de la technologie, du progrès, de des capitaux pour transformer de fond en comble la géographie et l’histoire et faire naître un nouveau monde. Au plus fort de la construction du Bagdadbahn, les pangermanistes baptisèrent le projet B-B-B pour Berlin-Byzance-Bagdad. L’Empire allemand qui était alors en pleine expansion et l’Empire ottoman qui ne cessait de perdre du terrain, firent une alliance bien illusoire qui sombra avec leur défaite dans la première guerre mondiale. Les Anglais et les Français succédèrent aux allemands et aux Turcs dans la région, avec cette fois-ci des ambitions pétrolières et d’autres formes de messianisme civilisateur qui entraînèrent d’autres désillusions. Le film Lawrence d’Arabie nous rappelle que l’extrême violence dont cette région est coutumière est souvent due à des illusions perdues, aussi envoutantes que des mirages, aussi stériles que le sable du désert.

Quoi qu’il en soit, une ville de paix dont le nom vient de Company, ce serait un beau symbole.

Alors que tout un ancien monde disparaissait lors de la première guerre mondiale, Kobani accueillit temporairement les minorités sacrifiées aux rêves de grandeur. La région majoritairement peuplée de kurdes accueillit des Arméniens chassés par l’Empire ottoman. Il est vrai que plus tard, beaucoup de ces arméniens en sont partis. Selon le politologue Cengiz Aktar, de l’Institut Politique d’Istanbul, la zone entourant Kobani se nomma jadis le cimetière arménien car des milliers d’Arméniens survécurent très difficilement à la déportation. Il y avait aussi une minorité syriaque orthodoxe. Ce fut donc une ville où jadis les communautés se côtoyèrent. La ville se trouva sous mandat français et les Français y ont bâti nombre d’infrastructures.

Au début des événements récents en Syrie, la ville est passée sous contrôle kurde, puis a subi un terrible assaut de Daech, se traduisant par les massacres de Kobani. Le Dr Widad Akreyi, grande activiste d’origine kurde, et lauréate du prix Pfeffer de la paix 2014, avait dédié son prix à la population de Kobani alors en état de siège. Les Kurdes tinrent une partie de la ville, résistant à Daech. Les Américains forcèrent les Turcs à laisser entrer des forces supplémentaires kurdes et des armes, pour chasser graduellement DAECH de la partie de la ville qu’ils occupaient. En 2015, Daech commit d’autres massacres à Kobani et dans les environs. La ville a été à 70% détruite, mais 50 000 personnes sont revenues.

 

 

 

 

 

 

Figure 3 : le gouvernorat d’Alep en Syrie                Figure 4 : Kobani à la frontière syro-turque

On notera que La Syrie ressemble étrangement à un char d’assaut, dont le gouvernorat d’Alep serait sa tourelle. Kobani occupe le nord-est du gouvernorat à la frontière entre la Syrie et la Turquie.

Nous avons donc resitué Kobani dans son espace géographique humain, mais aussi dans sa géographie symbolique et dans l’espace sacré des religions du Livre. Nous avons ensuite resitué cette ville dans l’histoire humaine, mais aussi dans les histoires saintes et les pseudo-messianismes divers et variés. Il y a quelques années, Daech a déchaîné une effervescence collective meurtrière et très contagieuse avec sa mystique de Dabbiq, affirmant que le centre du monde et le centre de l’histoire providentielle se trouvaient ici et maintenant, au Nord de la Syrie. Et non loin de là, il y eut de lourdes pertes à Kobani, mais aussi un coup d’arrêt à toute cette illusion pseudo-messianique. C’est dans ce contexte que nous voulons lancer l’appel de Kobani.

Appel de Kobani

Toi aussi, Syrie aimée, tu as appris que la guerre totale se livre dans les villes. Le conflit qui t’a ensanglantée, et t’a vidée d’une partie de ta population, souvent la mieux éduquée, venait de tes villes. Tu sais maintenant, toi aussi, que la guerre moderne se fait en ville, prenant en otage le civil, dans la rue.

La ville symbolise la culture, l’éducation, l’échange, la civilisation. Tu avais lu parfois que la guerre du Pacifique commença à Pearl Harbor (port de Honolulu) et s’acheva à Hiroshima et Nagasaki. En 1940 la Luftwaffe rasa Coventry et inventa le verbe coventrieren. Les flammes de l’aviation alliée dévorèrent 35 000 habitants de Dresde, Stalingrad fut dévastée par une bataille abominable où plus d’un million de personnes trouvèrent la mort.

Tu ne savais pas que ce démon frapperait un jour tes cités. La guerre a anéanti tes villes, montrant l’horreur absolue de tes habitations éventrées, de tes habitants écrasés. Une ville réduite en cendres, c’est la preuve de l’enfer sur terre. Cela fait tellement partie de notre imaginaire culturel qu’on n’imagine jamais l’inverse : la ville de paix, de concorde.

Et pourtant … Sache que Hiroshima est aujourd’hui la plus imaginative du réseau mondiale des villes de paix. Coventry est la ville la plus jumelée du globe, notamment avec … Dresde et Volvograd (l’ancienne Stalingrad). Cependant, l’activité pacifique de ces trois villes fait rarement l’actualité. C’est que la paix sidère moins que la guerre et n’inspire pas de jeux vidéo. Alors, tu douteras d’abord de l’appel de Kobani. Il faut réfléchir et prier. Le vrai phénix a toujours besoin d’un peu de temps pour renaître.

Demande à tes enfants, dans les écoles qui rouvrent, de dessiner des villes internationales de paix : des lieux où Caïn prend Abel par la main, où Romulus et Rémus festoient ensemble, où existerait une communion de tous, une liesse allant jusqu’au ciel. On dit que la guerre de tous contre tous est le propre de l’homme, que l’homme est un loup pour l’homme. Mais nos religions nous disent : « aimez-vous les uns les autres », et l’humanisme nous invite à la philanthropie. Tu as plein de croyants et d’humanistes, Syrie aimée, prêts à te donner un nouveau visage. Alors, crée des écoles de paix où le héros moderne apprend à faire la paix plus passionnément que le héros d’hier n’apprenait à tuer à l’école de guerre. Après tout, à Paris, un mur de la paix se dresse bien, au « Champ de mars », face à l’Ecole Militaire.

En Syrie, tes villes les plus éprouvées ont été Alep, Palmyre et Raqqa (le siège de Daech).

Mais entends aussi l’appel de Kobani. Choisis cette ville pour des raisons spirituelles, politiques et économiques. Demain, cette ville meurtrie peut devenir un lieu de rencontre entre Dieu et les hommes, de fraternité entre des cultures différentes, de communion entre des communautés laborieuses et des terres fertiles.

Décide d’abord que Kobani sera une ville où tous peuvent célébrer l’amour de Dieu, quelle que soit leur religion (ou absence de religion). Toute la région du Proche-orient, de la Méditerranée à la Mer Rouge et au Golfe Persique est connue pour avoir les plus vieilles villes du monde : Jéricho, Byblos, Babylone. Tu as Damas, tu as Alep, tu as Palmyre, d’autres  joyaux ! Cela fait des millénaires que les grandes villes internationales existent dans la région, symboles d’industrie et de culture, de chiffres et de lettres. Tes ancêtres du croissant fertile sont allés en ville non pour s’y enfermer, mais pour s’enrichir, à tous les sens du terme.

Deux amours ont bâti deux cités

A ce sujet, le théologien Augustin d’Hippone, relisant la Genèse des Juifs et des Chrétiens, croit savoir que le premier bâtisseur de ville, juste après l’Eden, fut Caïn. Et Augustin dit ceci : « deux amours ont bâti deux cités : l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité des hommes. »

Cette vision très tranchée n’a pas empêché les sages, depuis des siècles, de chercher la synthèse entre les deux cités, Jérusalem (la cité de Dieu) et Athènes (la Cité des hommes). L’amour de Dieu devrait favoriser l’amour des hommes et de toute la création. Aujourd’hui, après les cessez-le-feu, souhaitons que des mains affectueuses qui ont récolté l’encens le brûlent ensemble pour un Dieu aimable et aimant.

Mais au fait, pourquoi y aurait-il ainsi deux amours si contradictoires dans le cœur de l’être humain, deux passions capables de bâtir des villes et des cultures si diamétralement opposées ? Sommes-nous condamnés à vivre perpétuellement dans un monde fratricide, où sous le regard de Dieu, des frères ennemis bâtissent des villes puis s’entretuent ? Pour Augustin, cette tragédie est la conséquence de la chute, le signe de notre déchéance. « En effet, on ne saurait nier que Caïn ne soit le premier fils d’Adam. Abel vint après, qui fut tué par son frère Caïn, en quoi il fut la première figure de la Cité de Dieu, exilée en ce monde et destinée à être en butte aux injustes persécutions des méchants, c’est-à-dire des hommes du siècle attachés aux biens passagers de la cité de la terre. »

Le problème avec la phrase d’Augustin, c’est que dans la récente guerre en Syrie, on a plutôt vu l’amour de Dieu jusqu’au mépris d’autrui, vouloir bâtir une cité de Dieu où l’on a fait subir les plus injustes persécutions, notamment à Raqqa, le siège de Daech et à Mossoul avant qu’elles soient reprises et libérées.

Dabiq  Kobani

Figure 5. La localité turque de Harran, à environ 50 kilomètres de Ayn al Arab, le nom syrien de Kobani.

Figure 6. Dabid et Kobani : deux eschatologies diamétralement opposées

Alors pourquoi Kobani serait-elle une ville de paix où Dieu est honoré après avoir été blasphémé ? Rappelle-toi, Syrie, que Kobani jouxte l’antique Haran, aujourd’hui ville turque appelée Harran.

C’est la ville où Jacob vécut 21 ans d’exil avant de revenir chez Esaü. Dans l’écriture, il y a certes Caïn qui tue Abel, mais il y a aussi Esaü, qui voulait tuer son frère, mais l’accueillit finalement à bras ouverts. Jacob, revenant de Haran (près de l’actuelle Kobani), approchant le visage jadis si haineux de son propre jumeau, s’exclama : « J’ai affronté ton visage comme on affronte le visage de Dieu. » Jacob était-il donc un homme faible, prêt à toutes les bassesses pour faire la paix avec Esaü ? Certes non ! Il venait d’affronter un ange toute la nuit. Jacob fut un vainqueur en qui l’amour de Dieu fut plus fort que toute haine.

Le conflit des eschatologies : opposer des prophéties heureuses aux prophètes de malheur

Ici surgit une question essentielle de nos monothéismes, qui concerne l’eschatologie, notre foi que l’histoire a un sens et va vers un dénouement, une « fin des temps ». Dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, dont le proche-orient est le terreau, Dieu se révèle dans l’histoire humaine à travers des prophètes porteurs de sa parole, avec pour horizon ultime le Messie et le jugement dernier. Le Dieu tout puissant ne peut tolérer indéfiniment l’existence du mal sur la terre et Il va agir pour une rétribution finale. Dans une version un peu simpliste et nourrie de lectures littérales de la Bible, la colère de Dieu anéantira les mécréants et les malfaisants mais épargnera les  membres « choisis » ou « dignes » de la seule vraie foi. Ils seront envoyés au paradis avant, pendant, ou après ce jugement. Hélas, c’est cette vision-là qui a inspiré Daech. Loin d’être une organisation totalement inculte, Daech est une organisation religieuse radicale qui remet au goût du jour un des piliers des trois monothéismes : l’eschatologie.

Les occidentaux l’ont mal compris. Ils ont été horrifiés de voir leurs jeunes quitter leurs villes pour venir détruire les nôtres tout en commanditant des attentats chez eux. L’Occident semble avoir été abasourdi de voir l’impact du discours eschatologique sur des jeunes, et c’est seulement après plusieurs mois de réflexion qu’il a commencé à y voir plus clair, en parlant, notamment de radicalisation. Maintenant que la situation en Syrie évolue, sans qu’on sache encore dans quelle direction, nous devons tous réévaluer honnêtement nos eschatologies et faire le choix de privilégier les eschatologies du dénouement heureux. Nos livres saints ont toujours mêlé deux sortes de discours sur la fin des temps. Il existe de nombreuses prophéties où la colère de Dieu se déchaînera et où Sa justice sera exercée après de terribles épreuves. Mais il existe aussi des prophéties où les êtres humains cessent de haïr, de vouloir du mal. Quand le prophète Jonas alla prêcher dans l’antique Ninive (l’actuelle Mossoul), il promit que d’ici 40 jours, la ville entière serait détruite. Il faut croire que sa parole fit de l’effet, car le peuple de la ville et les autorités regrettèrent leur inconduite. « En voyant leur réaction, et comment ils se détournaient de leur conduite mauvaise, Dieu renonça au châtiment dont il les avait menacés. »

Mais le changement de cœur de Dieu laissa Jonas totalement perplexe. Un Dieu qui renonce à Son jugement ! Jonas est si contrarié qu’il s’exclame « Ah ! Seigneur, je l’avais bien dit lorsque j’étais encore dans mon pays ! C’est pour cela que je m’étais d’abord enfui à Tarsis. Je savais bien que tu es un Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment. Eh bien, Seigneur, prends ma vie ; mieux vaut pour moi mourir que vivre. » (Jonas 4. 2-3)

A cet instant de sa vie, Jonas est presque « écœuré » que Dieu soit un Dieu d’amour. Dans nos inconscients, nous avons du mal à l’admettre et surtout que Dieu puisse aimer nos ennemis et vouloir que nous les aimions.

Ces dernières années, la Syrie n’aura connu que des désillusions. Le vent du printemps arabe a amené une certaine espérance, notamment dans la région peuplée et urbanisée du gouvernorat d’Alep. On n’attendait pas forcément des changements radicaux et révolutionnaires, mais une évolution naturelle vers une vie plus heureuse, mieux remplie, où la confiance et la créativité longtemps muselées se libèrent pour faire de bonnes choses. Mais une eschatologie insupportable a amené chez nous des prophètes de malheur qui ont terrorisé nos populations, et attiré de jeunes étrangers fanatisés, souvent venus d’Europe. Il y a de quoi désespérer de Dieu et des hommes. Et pourtant, Kobani veut faire appel de ce sombre verdict

Un appel à des valeurs universellement partagées, une bonne gouvernance, une économie de paix durable

Cet appel invite les Jacob et Esaü d’hier à se réconcilier. La Syrie et le gouvernorat d’Alep furent longtemps des terres de coexistence où les divers musulmans, les divers chrétiens et les juifs, mais aussi les agnostiques et les animistes arrivaient à vivre ensemble. Commençons par admettre que l’intra-religieux est parfois plus difficile encore que l’inter-religieux. Kobani est placée sur une plaque tectonique ethnico-religieuse ultra-sensible. L’Islam de la région est partagé entre les sunnites et les chiites, mais aussi les Alaouites. Et il y a aussi des druzes. Pour ne rien arranger, on est dans la région du globe où l’on est musulman, mais pas du tout de la même culture. Kobani est à la frontière entre les mondes arabe et turcophone, avec des perses à côté, et le foyer mondial des kurdes. A côté, et à titre de comparaison, la cohabitation des slaves, des latins et des germains paraît un enfantillage. Mais, Syrie abattue et fière, ne relèveras-tu pas le défi ?

D’aucuns pourraient dire qu’un statut de ville de la paix ferait bien trop d’honneur aux Kurdes et porterait ombrage aux autres. D’emblée, cela doit être exclu. Kobani doit porter son nom de compagnie, où l’on vient célébrer les valeurs universelles et non aligner ses divisions.

Dans cette région du monde, les serviteurs d’Allah sont aussi liés à de très antiques civilisations et patrimoines culturels. Il faut faire de Kobani une ville où l’Arabe, le Persan, le Turc, et le Kurde se regardent dans les yeux et se disent : « je vois Dieu dans ton visage. » Certes, il vaudrait mieux qu’ils viennent avec les épouses et les enfants, et leurs troupeaux bien gras, comme le fit Jacob en arrivant chez Esaü. On sait que les hommes sont parfois rudes entre eux, mais avec les femmes et les enfants, avec la nature et ses fruits, Allah devrait arriver à pouvoir bénir tous les frères et sœurs.

Plus concrètement, il faudrait que Kobani devienne le centre des rencontres interreligieuses et interethniques  qui ont manqué dans la région. Car les Arabes et les Turcs, les Perses et les Kurdes doivent apprendre à se respecter, puis à s’aimer. Ce sont des peuples fiers, mais qui doivent montrer leur cœur avant de chercher à savoir qui a tort ou qui a raison. S’ils franchissent les lignes ennemies et lisent ensemble à Kobani, entre les lignes amies du Coran commun, le Dieu qu’ils vénèrent leur dévoilera un message net et clair.

Cette ville devrait rapidement se doter d’une université où l’on enseigne aux jeunes générations les fondements de l’interreligieux, de l’interculturel, de culture de la paix. Cette université pourrait devenir un pôle de recherche et d’excellence dans cette région, et proposer des scénarios d’une eschatologie heureuse, où l’on apprend les avantages du dialogue et de la compréhension. Dans toutes les communautés, il existe des hommes et des femmes de bonne volonté qui seraient prêts à entreprendre cette démarche. Cet institut de recherche devrait d’emblée s’orienter vers des travaux pratiques utiles à la reconstruction de Kobani et de ses environs. Il s’agira de rebâtir une vie spirituelle, une vie intellectuelle, une vie culturelle dans cette région, où les savoir-faire peuvent se compléter. Si on ne fait pas cela, si on ne prend pas les devants, la loi du plus fort va se réinviter. Il y a de grands risques que les trafics frontaliers, les mafias en tout genre, profiteront des divisions et des querelles mal éteintes. Qu’il nous soit permis de lancer aussi un appel paradoxal : faisons venir chez nous des jeunes de bonne volonté du monde entier pour construire la culture de la paix. L’idéalisme de la jeunesse a été dévoyé par Daech, mais nous ne devons jamais désespérer de la jeunesse du monde. Devenons une ville où des corps de paix seront heureux de partager notre quotidien et de bâtir une ville nouvelle.

Notre deuxième appel est de faire de Kobani une ville de bonne gouvernance. L’Etat de droit, la transparence, le civisme doivent se développer. Nous demandons à nos parlementaires de se montrer exemplaires. Jadis, le gouvernorat d’Alep avait le plus gros contingent de parlementaires. Ce n’est pas la quantité qui compte, mais la qualité des représentants du peuple à l’Assemblée Nationale

Nous appelons d’ores et déjà tous les parlementaires du gouvernorat d’Alep a se faire des ambassadeurs de notre bonne volonté au Parlement national de Damas, mais aussi auprès des parlementaires de la région et du monde. Dialoguons franchement et sincèrement avec les parlementaires turcs, irakiens, jordaniens, iraniens, libanais, invitons des parlementaires du monde entier, et surtout des anciennes régions de conflits, à nous rendre visite.

Notre troisième appel concerne la dimension économique de la paix. La Syrie sort de plusieurs années d’économie de guerre qui ont ruiné une grande partie du pays. Comme l’a signalé Amer Daoud dans son étude l’économie de la guerre et de la paix en Syrie, « le conflit a créé une nouvelle classe d’élites dont la fortune repose en partie sur la guerre et qui sont impliqués dans la guerre, même s’ils ne la font pas directement. » Selon cet auteur, le poids des milieux d’affaires dans la guerre a été ignoré. Or des trafics très juteux aux frontières ont fait naître de grosses fortunes. Il est très important de montrer comment passer graduellement d’une économie de guerre à une économie de paix. Dans les pays de l’ancienne Yougoslavie, on voit une différence très nette entre des pays comme la Slovénie, la Croatie et le Montenegro, qui sont passés rapidement à un nouveau modèle économique et d’autres comme la Serbie, la Bosnie Herzégovine, la Macédoine ou le Kosovo, dans lesquels l’économie de guerre avec tous ses trafics humains pèse encore très lourd.

L’économie de paix repose sur plusieurs secteurs, notamment l’agriculture et les services, l’investissement dans l’éducation. Mais le principal moteur de l’économie de paix est le tourisme. Jusqu’en 2011, le poids du tourisme dans l’économie syrienne ne cessait de croître, surtout dans le gouvernorat d’Alep, avec des sites comme la citadelle d’Alep et les 700 villes mortes, où l’on trouve de nombreux chefs-d’œuvre architecturaux.

Plusieurs offres touristiques novatrices pourraient voir le jour à Kobani et dans la région. Bien évidemment, il faudra massivement soutenir la reprise du tourisme à Alep, l’une des plus belles villes du Proche-Orient avec sa citadelle, ses produits d’excellence (notamment le savon). Mais il faudra aussi développer le tourisme de congrès, le tourisme d’affaires, et faire de nouveau de cette ville un joyau. A côté de cela, et à l’instar de ce qui se fait depuis des décennies à Hiroshima et Verdun, nous devrons promouvoir un tourisme de mémoire, un tourisme éducatif pour faire de nos visiteurs des ambassadeurs de paix et de bonne volonté dans le monde. Enfin, nous devons réfléchir à différents programmes de tourisme humanitaire, écologique, responsable, afin d’attirer des personnes qui peuvent consacrer du temps à mieux connaître notre arrière-pays et nos populations.

Proclamer rapidement Kobani ville internationale de la paix ce sera envoyer une très bonne nouvelle au monde entier.

 

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