Asîtî

Michel LARIVE

Député France insoumise de l’Ariège

Membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation

Président du groupe de travail sur les conditions de travail à l’Assemblée Nationale et le statut des collaborateurs

Vice-Président des groupes d’amitiés France/Russie et France/États-Unis

Membre de l’Union Interparlementaire

Résumé :

Depuis l’Antiquité, le peuple Kurde occupe un territoire qui recoupe le sud-est de la Turquie, le nord-est de la Syrie, le nord de l’Irak et l’Ouest de l’Iran. Acteur important de la région durant deux millénaires, les Kurdes ont été parmi les grands perdants du redécoupage du Moyen-Orient à la chute de l’empire Ottoman. Des enjeux stratégiques important sur le « croissant kurde » poussent les grandes puissances régionales à étouffer toute velléité d’indépendance. Cependant depuis la chute de Sadam Hussein, qu’ils ont combattu, et la création de la république fédérale, le peuple Kurde jouit d’une grande autonomie au Kurdistan Iraquien. Leurs soldats, les peshmergas, ont défendu  vaillamment le Nord de l’Irak et remporté des victoires capitales contre Daesh. Les Kurdes Syrien ont obtenu leur légitimité dans le Rojava, au Nord de la Syrie, où les Unités de protection du peuple, branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), affrontent les armées de l’État Islamique. Mais aujourd’hui le PYD est attaqué par la Turquie qui l’associe au PKK, organisation armée Kurde qu’elle combat sur son territoire. Bien que les Kurdes soient nos principaux alliés contre Daesh dans la région, la coalition internationale ne s’est pas interposée face à Erdogan, dont l’armée a déjà chassé le PYD d’Afrin, occasionnant des centaines de victimes civiles. Un sentiment de trahison et d’injustice s’est emparé des Kurdes, aussi bien en Syrie qu’en Irak. Ils ont déjà rompu le combat contre Daesh dans la province de Deir-Ez-Zor, afin de redéployer leurs forces pour la défense de leur territoire, ouvrant la possibilité à l’État Islamique de rouvrir une voie d’approvisionnement depuis la Turquie. On peut voir dans ce désengagement un signe d’avertissement à la communauté internationale, qui va devoir se positionner clairement si elle ne veut pas redonner certains avantages stratégiques à l’État Islamique dans le conflit Syrien. Car si l’EI est aujourd’hui fortement affaibli, il n’est pas sans ressources et la victoire totale n’est pas encore là, et le concours des combattants Kurdes dans ce conflit nous est précieux. Par ailleurs le projet porté par le PYD est digne d’intérêt et permettrait d’apporter une réponse durable à la question Kurde dans la région, tout en garantissant aux puissances régionales l’intégrité de leurs territoires.

Nul ne peut, aujourd’hui tirer aucune véritable conclusion qui permettrait de formuler quelconques solutions pour un dénouement pacifique durable du complexe conflit syrien. D’une part, parce qu’il est loin de son achèvement et qu’il peut déboucher sur une conflagration d’une plus grande ampleur. D’autre part, parce que la réalité du terrain dépend du prisme à travers lequel elle est regardée, puis vue. De plus, cet affrontement comprend une dimension supra nationale, il participe aussi d’une opération militaire coalisée contre un ennemi reconnu des multiples belligérants : l’état islamique. Sauf que, sous couvert de lutter contre un ennemi commun, certains états profitent du chaos ambiant pour solutionner par les armes des confrontations historiques. Avec leurs oppositions démocratiques pour les syriens ou leurs minorités ethniques pour les turcs.

Le peuple kurde est au cœur de cet immense chaos.

Ses origines remontent à l’empire des Mèdes, dont il serait issu. Cet empire, fondé en 612 avant J.-C., s’étend alors sur tout le territoire de l’Iran actuel, sur le nord de l’Irak et sur le sud-est de la Turquie. C’est cette date qui est retenue pour signifier le début du roman national kurde. Les rivalités tribales, familiales et dynastiques ont toujours prévalues à l’unité de kurdes. Sauf peut-être en 1695, à travers l’épopée du poète Ehmed Khani, Mem-O-Zin, qui appelle les kurdes à s’unir. Même si le désir de se mouvoir dans un état nation se manifeste dès les années 1830, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que naisse un mouvement nationaliste, principalement au sein des élites kurdes à Istanbul. Après la défaite de l’empire Ottoman à la fin de la première guerre mondiale, les Kurdes turcs profitent de la conférence de Paix de Paris de 1919 pour revendiquer la création d’un État indépendant. Dans le traité de Sèvre, qui règle le découpage de l’empire Ottoman, il est prévu la création d’une nation Kurde au sud de la Turquie. Mais les nationalistes ottomans n’acceptent pas ce traité qu’ils jugent humiliant. Et quand Mustafa Kemal, le leader de la guerre d’indépendance turque, proclame la République le 29 octobre 1923, le traité est rendu caduque, ruinant les espoirs des kurdes. Commence alors une période de répression et d’assimilation, durant laquelle le nouvel état turc va entreprendre d’effacer toute référence à l’identité, à l’histoire et à la culture kurde en Turquie. Il y aura d’autres tentatives de créer un état Kurde durant cette période, d’abord en Azerbaïdjan entre 1923 et 1929, puis à nouveau en Turquie autour du mont Ararat entre 1927 et 1931, et enfin l’espace d’une année en 1946 à Mahabad en Iran, mais elles se soldèrent toutes par des échecs et des massacres. Les Kurdes n’ont jamais complètement abandonné leurs terres ni leur culture. Ils ont toujours gardé un caractère insoumis, provoquant la méfiance des puissances régionales qui les ont souvent odieusement persécutés. Quatrième groupe ethnique du Moyen-Orient avec une population estimée à 35 millions d’individus, les Kurdes sont aujourd’hui le plus grand peuple sans État au monde. La population Kurde est répartie sur une zone qui recoupe le sud-est de la Turquie, le nord-est de la Syrie, le nord de l’Irak et l’Ouest de l’Iran, sur un territoire qu’on appelle le Kurdistan. Ce « croissant Kurde » se situe dans une zone géographique éminemment stratégique. Notamment en termes de production et d’acheminement des hydrocarbures. Les champs de pétrole de Kirkouk notamment et  les différents projets de pipelines et autres gazoducs ne sont surement pas étrangers aux motivations des puissances belligérantes. En septembre 2009, Damas refuse le projet de pipeline Qatari sous pression des russes. En mars 2011, les premiers heurts interviennent en Syrie. En septembre de la même année, surgit l’annonce de la signature tripartite pour le projet Islamic Gas, nom donné au pipeline entre l’Irak, la Syrie et l’Iran.  Sans nier l’insurrection populaires et ses motivations démocratiques, on peut tout de même s’étonner de la corrélation temporelle entre cette dernière annonce et le début des soulèvements en Syrie. Dans le conflit qui présage alors, on retrouve au côté de Bachar el Assad, les partenaires du projet retenu, soit l’Iran et la Russie qui s’engageront militairement et de l’autre, les rebelles appuyés par le Qatar et la coalition internationale.

Tous les kurdes ne jouissent pas des mêmes conditions  d’expression selon le pays où ils vivent.

En Iran, le kurdistan est une région reconnue, mais elle demeure sous l’état d’exception depuis 33 ans, avec toute la répression du gouvernement central de Téhéran qui l’accompagne. En Irak, la situation est différente. La région dispose depuis 1991 d’une grande autonomie et depuis lors, elle bénéficie d’un essor économique sans précédent qui lui assure une indépendance de fait. Celle-ci est garantie par un gouvernement et une armée régionale. Le Kurdistan Irakien réclame son indépendance après avoir organisé un référendum d’autodétermination fin 2017 ou le « oui » l’a largement emporté. En Turquie, le gouvernement ne reconnait pas l’identité kurde. Après la naissance de la Turquie en 1923, plusieurs soulèvements kurdes ont été réprimés. En 1984, une guérilla est lancée par le PKK, le parti des travailleurs Kurdes. Elle durera jusqu’à la trêve décrétée unilatéralement le 1er octobre 2006. Et puis, il y a le Rojava, le Kurdistan Syrien. Ce dernier territoire tente l’expérience du confédéralisme démocratique. Cette doctrine, théorisée par le leader du PKK, Abdullah Ocalan, s’appuie sur le rejet de l’état nation qui prédomine dans les représentations politiques au moyen orient. Elle est basée sur la démocratie directe qui s’organise à l’échelle locale : la commune, le quartier, voir le voisinage encore plus proche pour aller jusqu’aux cantons puis au district. Elle prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des minorités et de l’environnement. Ces percepts sont inscrits dans un texte fondamental, le contrat social. Dans sa réflexion, Abdullah Ocalan s’inspire directement des travaux du philosophe et sociologue Murray Bookchin, un des fondateurs de l’écologie sociale.  L’option politique décidée par Ocalan atteste, pour lui, que la construction d’un kurdistan éthniquement kurde est impossible. Le peuple kurde ne dispose pas d’une continuité territoriale Il faut composer avec la pluralité ethnico nationale et inventer un nouveau projet politique. Au kurdistan, on  parle le kurmandji, le sorâni et le zazaki. On écrit en latin en Turquie et en Syrie et en arabe en Irak et en Iran. On trouve des communautés religieuses diverses : sunnites, yézidis, alévis et evangélistes.

Tous les kurdes ont cependant un dénominateur commun.

Celui d’avoir combattu l’état islamique partout où ils se trouvaient. Ils sont les fantassins de la coalition internationale dans la lutte armée contre DAESCH. Les peshmergas sont des soldats aguerris. Ils sont structurés et se sont déjà illustrés dans de précédents conflits, notamment contre Sadam Hussein. Les YPG, unités de protection du peuple sont composées en majorité de combattants et combattantes kurdes associée à divers groupes arabes. Selon les observateurs, elles se sont révélées bien plus efficaces sur le terrain que les frappes aériennes de la coalition internationale pour anéantir la résistance de DAESCH. La bataille de Kobane, en janvier 2015, a révélée au monde entier la bravoure et l’efficacité des forces kurdes. Avec l’appui aérien de la coalition internationale, elles ont infligé à DAESH, son premier grand revers militaire. Fort de cette victoire, elles ont poussé leur avantage jusqu’à Tal Abyad, pour faire la jonction entre les cantons kurdes de Kobané et de Cizir. Les peshmergas, quant à eux, sont les gardiens du territoire kurde du nord de l’Irak, ils en ont interdit l’accès à l’état islamique. Ils ont participé activement à la libération de Mossoul et de Raqqa, les deux cités emblématique du « feu » califat islamique. Dans tous les pays ou l’état islamique avait étendu son emprise, les forces nationales échouèrent à stopper son avancée. Pire, lors de ses échecs répétés  à contenir la poussée militaire de DAESCH, l’armée irakienne offrait aux forces islamistes intégristes, notament à Mossoul, un parc matériel de premier plan que les occidentaux et avant eux la Russie leur avait fourni. Ces équipements composés entre autres d’armes lourdes, de tanks et autres véhicules blindés renforcèrent considérablement la puissance de feu de l’état islamique. Ils contribuèrent à la réussite de l’extension territoriale du califat.  Il leur fut possible alors de conquérir, Fallouja, Saqlawiya, Tikrit entre autre et de se renforcer matériellement grâce aux stocks d’armes saisies lors de chacune de leur capture.  Le même scénario s’est reproduit en Syrie. Les forces armées kurdes font partie des seuls remparts efficaces contre DAESCH. Les peshmergas (littéralement « ceux qui affrontent la mort »), les YPG et autres entités kurdes sont les principaux artisans de la victoire sur DAESCH qui s’annonce au Moyen Orient. Les kurdes sont nos meilleurs alliés dans la lutte contre l’obscurantisme, par leur capacité militaire bien sûr, mais aussi par leur vison sociétale. Le modèle choisi par la plupart des composantes kurdes est progressiste, multiculturel et laïc.

C’est ainsi que nous devons soutenir le peuple kurde, comme nous avons soutenu nos alliés dans nos engagements militaires respectifs.

Aujourd’hui, la Turquie a engagé son armée sur le territoire national d’un état voisin. Il s’agirait là d’une agression caractérisée de la Turquie envers la Syrie. Rien ne peut justifier cet acte de guerre mené avec l’accord tacite de la Syrie et surtout de la Russie. Cette dernière, pour éviter tous dommages collatéraux, a pris soin de retirer ses troupes stationnées à Afrin pour les repositionner à Alep. Les américains sont gênés. Surtout depuis que Donald Trump, en contradiction avec la ligne diplomatique tenue par l’administration américaine, a déclaré, je cite : « on va quitter très vite la Syrie », « vraiment très bientôt ». Ils ne peuvent condamner un allié membre de l’OTAN. Ils tournent donc la tête de l’autre côté du bain de sang qui s’annonce. Les français et les autres partenaires de la coalition internationale font de même pour les mêmes raisons. Après le Rwanda, Srebrenica, Halabja, et autres massacres d’ampleur dont la communauté internationale a été spectatrice, nos « Daladiers du vingt et unième siècle » n’ont toujours pas tiré les leçons de l’histoire. Erdogan profite du chaos ambiant pour régler de façon violente « sa problématique kurde ». Il a engagé une force armée considérable avec ses composantes aériennes et terrestres contre un ennemi qui ne dispose pas des mêmes moyens pour riposter. Le fier peuple kurde se battra jusqu’au bout, il ne renoncera pas. …Les conséquences seront terribles. Nous ne pouvons rester silencieux face à l’anéantissement de nos alliés, nous devons réagir. On compte déjà plus de 200 civils tués, des milliers de réfugiés sur les routes. La France doit s’impliquer plus et obtenir que le cessez le feu décidé à l’ONU soit appliqué. Le président de la république française a reçu Recep Tayyip Erdogan en janvier dernier. Quels étaient la nature de leurs échanges ? Ont-ils évoqué cette tragédie qui s’annonce ? S’ils l’ont fait, on peut légitimement s’interroger sur l’immobilisme de l’Elysée. S’ils ne l’ont pas fait, on peut alors tout aussi légitimement s’interroger sur la pertinence d’une alliance militaire avec un tel partenaire que peut être Erdogan. Le 29 mars 2018, ce même président recevait une délégation des forces démocratique syriennes, composées de combattants kurdes et arabes syriens à l’Elysée. Il les a assurés du soutien de la France. Mais de quel soutien s’agit-il ? Concrètement, rien ne sera diffèrent de la veille de leur rencontre, sauf peut quelques militaires français supplémentaires déployés à Manjib, prochain objectif d’Erdogan. On peut donc considérer que la France prend acte de l’agression turque. Elle admet l’invasion de l’enclave d’Afrin. Cette fois ci ce sont les kurdes qui doivent s’interroger légitimement sur la nature du partenariat qu’ils ont engagé avec la France.

Le résultat de cet attentisme inconsidéré ne se fera pas attendre longtemps.

Il est à craindre qu’une nouvelle crise humanitaire voit le jour.  On peut supposer que l’état islamique profite de l’aubaine pour rouvrir son corridor d’approvisionnement depuis la Turquie.  On peut s’interroger sur la motivation des troupes kurdes à servir de chair à canon pour la coalition internationale sur tout le front, contre les djihadistes, pendant que leurs frères et sœurs se font massacrer à Afrin. Déjà, à 400 kilomètre de cette enclave, dans la province de Deir-Ez-Zor, les forces kurdes ont rompu le combat contre DAESCH. Cette « pause opérationnelle » est un avertissement à la communauté internationale. La lutte contre un ennemi commun ne s’accommodera pas des attitudes belliqueuses de la Turquie envers les kurdes. La coalition internationale doit raisonner son allié ou se préparer à l’éventualité d’un redéploiement prioritaire des forces kurdes vers la défense de leur territoire. Les répercussions d’un tel mouvement de troupes ne pourraient bénéficier qu’à l’état islamique. Si la coalition internationale souhaite garder l’avantage sur le terrain, elle devra alors pallier au vide laissé par des forces kurdes aguerries et efficaces.  Quelles seront alors les options à envisager ? Les occidentaux avaient résolu l’absolue nécessité de disposer de troupes au sol en confiant cette charge principalement aux kurdes. Devront-ils finalement se résoudre à envoyer un contingent combattre les djihadistes sur le terrain ? Il faudra alors préparer les opinions publiques à une telle éventualité. On peut aussi penser que si la Turquie n’est pas freinée dans ses velléités guerrières, elle ne se contentera pas de régler le contentieux des kurdes syriens. Elle a d’ailleurs indiqué à Bagdad qu’elle pourrait intervenir dans la province de Sinjar, en territoire irakien, pour s’attaquer aux éléments du PKK qui s’y trouverait.

Nous sommes à la croisée des chemins.

La lutte contre le califat islamique autoproclamé a mené à un affaiblissement réel de ce dernier, mais non à l’éradication de DAESCH qui conserve quelques poches. Il ne faudrait pas que l’inconsidt ération de certains dirigeants de la région ne permette que DAESCH se régénère et qu’à nouveau l’obscurantisme ne se propage au Moyen Orient. Quasiment un siècle après le traité de Sèvres, la question Kurde n’est toujours pas résolue. Pourtant, les propositions émises par les kurdes du Rojava sur la confédération et le contrat social qui l’accompagne sont dignes d’intérêts. Elles permettent de rassurer les puissances régionales sur leur intégrité territoriale tout en installant une continuité politique et culturelle du kurdistan. Tout doit être entrepris, pour qu’à l’issue de cette conflagration, une paix durable s’installe.

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