L’Allemagne et sa stratégie européenne de défense

Par Christophe Réveillard, Docteur en Histoire contemporaine, est membre du centre d’Histoire de l’Europe et des relations internationales de l’Ecole doctorale modern et contemporaine de l’Université Paris-IV Sorbonne. Co-directeur de la revue Conflits Actuels, il a notamment publié « Sur quelquesmythes de l’Europe communautaire » ( FX de Gilbert ) et les dates-clefs de la construction européenne (Ellipses)

Février 2001

En Europe, depuis les évènements de la dernière décennie du XXe siècle, deux orientations de la géopolitique allemande prédominent et, concomitantes, elles doivent se concevoir interdépendantes. La première de ces orientations a été parfaitement définie par le Chancelier Kohl dans son adresse aux officiers de la Bundeswehr :  » Laissez-moi vous dire avec la plus grand clarté : nous ne voulons pas remplacer la sécurité procurée par l’Alliance et l’Otan par des structures de sécurité européennes autonomes…  » , par le chancelier Schrôder à la Frankfurter Allgemeine Zeitung :  » L’Allemagne et l’Amérique peuvent et veulent entreprendre avec succès les grandes tâches du XXI°siècle « , tout comme par Joschka Fischer, son ministre des Affaires étrangères :  » Nous avons besoin que les Etats-Unis tiennent un rôle fort en Europe. Ils aident à équilibrer les contradictions internes entre les intérêts européens. Je suis convaincu que les Etats-Unis auront à jouer un rôle très important pour nous « .

De l’absence de solidarité envers la -courte- tentative française d’instaurer un véritable pilier européen de l’Otan devant se traduire notamment par un commandement européen pour le secteur Sud , à la satisfaction de voir Paris opérer finalement un commencement de réintégration, en passant par le maintien institutionnalisé via les traités de Maastricht et d’Amsterdam, de la Politique étrangère et de sécurité commune sous la direction de l’Otan (titre J), l’Allemagne n’a cessé d’appliquer à la lettre à sa politique de défense cette fidélité atlantique somme toute classique depuis qu’elle a adhéré à l’Alliance.

L’achèvement d’un processus politique

Mais à cette  » tendance lourde  » de la diplomatie allemande depuis quarante ans est venue s’ajouter une nouvelle donne fondamentale : l’aboutissement de la stratégie de conquête du pouvoir au sein de l’Union européenne. D’une prédominance légère, indolore et officieuse l’on est progressivement passé à l’affirmation insistante et maintenant institutionnalisée de la domination allemande. Ainsi au Conseil européen de Nice des 7-11 décembre 2000, cette dernière s’est traduite par un certain nombre de mesures. Principalement, l’obtention, pourtant redouté à Paris, du  » décrochage  » avec la France, le Royaume-Uni et l’Italie, selon un double système de comptage des votes au Conseil de l’Union européenne donnant à la seule Allemagne la possibilité par le contrôle de la minorité de blocage de recouvrer un authentique droit de veto. Vient s’y ajouter le maintien et l’accentuation de sa supériorité de représentation dans le nouveau format d’un Parlement européen soumis aux nécessités de l’élargissement : 99 députés contre 72 pour chacun des trois autres  » grands  » pays cités. Et comme il n’est maintenant plus question de complexe allemand, le chancelier a exigé lors de son discours de Berlin l’abandon définitif d’une construction européenne intergouvernementale pour une véritable fédération dont il a lui-même fixé à la Conférence intergouvernementale de 2004 le soin d’établir la constitution fondatrice.

Or, c’est cette nouvelle donne institutionnelle induite par le nouveau rapport de force intra-européen qui a modifié les conséquences géostratégiques de la politique atlantiste de Berlin. Divisée et sans grande envergure internationale il y a onze ans, l’Allemagne réunifiée s’est non seulement imposée par sa puissance économique et monétaire comme le modèle institutionnel de l’Europe intégrée (fédération et Euro) mais elle s’est (re)découverte comme acteur à part entière dans le jeu politico-millitaire européen à partir de sa situation au centre du continent.

Coté français, il est étonnant de constater qu’au bout du compte ce n’est finalement que la revendication publique, officielle de la suprématie allemande qui a provoqué les premières réticences, voire les premières mises au point. Or, le processus de fédéralisation des institutions européennes au profit de l’Allemagne mené concomitamment à l’application fidèle par Berlin des objectifs américains en Europe à travers l’Otan avait débuté il y a un certain temps sans jamais provoquer de réaction française comme celle que l’on observe actuellement de façon de plus en plus perceptible.

Que s’est-il passé ? Avec la chute du mur de Berlin, une mécanique de montée en puissance s’est mise en branle outre-Rhin. A la suite d’une réunification politique que l’Allemagne fit pratiquement sans consultation de ses alliés européens et faisant avaliser une application brutale de la parité 1 DMark de l’Est = 1 Dmark de l’Ouest, que la France par exemple mettrait des années à supporter, le traité de Maastricht du 7 février 1992 accélérait le processus d’union politique dont l’Allemagne en tant que nouvelle puissance continentale tirait évidemment avantage, lui permettant de redéployer son influence sur la Mitteleuropa. Parallèlement, Bonn favorisait le développement des politiques régionalistes dont les Lànders étaient de toute façon les plus puissantes des entités régionales et imposa une marche rigoureuse à l’union monétaire par la contrainte des critères de convergence qui doivent tout à l’orthodoxie monétariste de la Bundesbank. Parachèvement de l’orientation germaniste de la nouvelle Europe, les évènements dans les Balkans furent quasi-systématiquement gérés dans le sens des exigences allemandes.

Or, c’est à l’occasion de la crise balkanique que l’Allemagne fit brutalement irruption dans la détermination des stratégies européennes de défense. Le démembrement de la Yougoslavie, qui ne cesse de produire ses effets dans les Balkans mais également à l’échelle de l’Europe continentale et du monde, a largement pour origine l’Allemagne. C’est un certain Klaus Kinkel, ancien responsable du Bundesnachrichtendienst (BND – services secrets Ouest-allemand), qui préparait activement dès les années 80 l’aile extrême du séparatisme croate, minoritaire, à agir violemment. Radicaliser les positions favorables à l’éclatement plutôt que rechercher à négocier un assouplissement des règles fédérales yougoslaves, solution diplomatique encore possible en 1990, tel était le but qu’essayait d’atteindre Kinkel qui deviendra ministre des Affaires étrangères d’Helmut Kohl.

Pendant ce temps, Hans Dietrich Gensher, ministre des Affaires étrangère en poste, se préparait à faire accepter à ses partenaires européens, pourtant réticents, la reconnaissance des indépendances slovène, croate et bosniaque (les Douze l’avaient déjà refusé le 23 juin 1991 si le départ de ces provinces était unilatéral et ne respectait pas les conditions de la constitution fédérale yougoslave). La reconnaissance unilatérale tombera effectivement le 23 décembre 1991, sans consultation des partenaires européens et conformément au principe de l’autodétermination des ethnies selon le principe allemand du droit du sang. Bonn, enfin, armait consciencieusement, longtemps avant les premiers combats, tant les extrémistes slovènes que croates avec des engins antiaériens et antichars puis des chars et des obus ; le tout pour plus de 320 millions de dollars sur deux ans selon le Jane’s Defence Weekly.

L’Allemagne pouvait ainsi punir la Serbie de n’avoir pas été une  » alliée historique  » pendant les deux dernières guerres, elle qui avait choisi pendant la seconde, le camp antinazi et réussi par une résistance acharnée à ralentir la progression des forces de la Wehrmacht sur le front de l’Est, ce qui provoquait in fine, la lourde défaite nazie.

Bonn, bientôt Berlin, pouvait donc punir les Serbes par la destruction  » du dernier maillon du système de Versailles  » :

  • en les séparant de leurs alliés de toujours, France et Grande-Bretagne, par le biais de l’uniformisation d’une politique extérieure commune propre à l’Union européenne ;
  • en créant des quasi-Lànder slovène et croate (l’industrie slovène par exemple, est dépendante à près de 40 % des capitaux allemands et la pénétration est bien supérieure si on y ajoute les investissements autrichiens) ;
  • puis en tentant ultérieurement de réduire la Serbie à sa plus petite statement possible, celle du Congrès de… Berlin de 1878, par une amputation supplémentaire de la Krajina, de la Voïvodine, du Sandjak, du Monténégro et du Kosovo. L’extension actuelle des troubles à la Macédoine ne doit pas étonner. Comme le rappelle A. Chauprade ,  » de recul serbe en recul serbe, les géopolitiques allemande et turque marquent des points. Les Américains peuvent certes se féliciter de voir deux alliés, l’Allemagne et la Turquie, faire progresser leurs intérêts dans la zone au détriment de Moscou. L’Allemagne est forte à l’Ouest grâce à la construction européenne ; en Europe centrale depuis la réunification ; dans les pays baltes depuis que ceux-ci ont quitté l’URSS sans jamais réintégrer la CEI ; elle est aujourd’hui forte sur les rivages balkaniques « .

Pour se donner les moyens de sa politique, l’Allemagne a su conquérir les responsabilités nécessaires. C’est un diplomate allemand qui assure à Bruxelles la direction de l’équipe chargée des négociations d’adhésion, ce qui impose aux candidats d’Europe centrale et orientale de passer sous les fourches caudines germaniques. Ce sont d’ailleurs les candidats soutenus par l’Allemagne qui ont fait partie de la première vague des pays concernés par l’élargissement de l’Otan. C’est Berlin qui disposait du poste stratégique de l’administrateur civil-adjoint en Bosnie-Herzégovine . C’est le conseiller du chancelier Schrôder qui pilotait le  » Pacte de stabilité pour les Balkans  » du G8. C’est le général Klaus Reinhard qui commandait les forces de l’Otan au Kosovo. C’est le Mark que l’Onu a choisi comme monnaie officielle exclusive du Kosovo sous protectorat.

La mutation du format militaire pour une nouvelle stratégie

Le Bundestag a pris soin d’officialiser, le 16 octobre 1998, une situation de fait qu’avaient constaté tous les observateurs dans les Balkans, à savoir l’autorisation pour la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, d’un engagement, même offensif, de l’armée allemande hors de ses frontières, ce que confirmera une décision de la Cour de Karlsruhe autorisant les engagements extérieurs dans le cadre des alliances contractées par l’Allemagne. De même ont été entérinées des opérations militaires extérieures de la Bundeswehr hors zone Otan, notamment pour les missions Onu.

Ainsi, après sa prééminence économique et politique en Europe, l’Allemagne se forge une capacité militaire qu’elle veut adapter à son nouveau statut de puissance européenne. Volker Rime, ministre allemand de la Défense en 1995, affirmait :  » la guerre est redevenue un moyen politique. A l’avenir, nous devrons être capables de résoudre des conflits également par des moyens militaires «. Dans un long article intitulé  » Qui sont nos ennemis ?  » dans le Welt am Sonntag du 4 février 2001, le vice-Amiral Ulrich Weisser, ancien chef de la Planification du ministère de la Défense expose quant à lui la nécessité pour l’Armée allemande, au regard de la multiplicité des risques, de pouvoir opérer une projection de ses forces dans des opérations de  » prévention des conflits « . Or, l’aire d’action envisagée est singulièrement étendue puisque l’officier évoque un triangle stratégique formé des Balkans, du Caucase et du Moyen-Orient pouvant même s’étendre jusqu’au continent africain. U. Weisser ne craint pas d’affirmer que, succédant aux objectifs purement défensifs de la guerre froide, la stratégie militaire allemande doit prendre principalement en compte les menaces aux  » frontières extérieures de l’Otan « , comme si l’Otan était un Etat, et que  » les crises qui peuvent se propager et prendre des proportions ‘épidémiques’ doivent être stoppées dans la région où elles ont pris naissance  » ; et d’évoquer pêle-mêle le Golfe Persique où le Bundesnachrichtendienst estime qu’en 2005 au plus tard la région sera hérissée de missiles portant des charges de destruction massive, la zone frontalière turque lourde de menaces, le proche et le moyen-Orient, la Méditerranée et le Maghreb. La conclusion s’impose la Bundeswehr doit (ré)acquérir une mobilité tactique et une capacité stratégique de déploiement rapide. Or ceci correspond évidemment parfaitement au  » nouveau concept stratégique  » de l’Alliance adopté les 23 et 24 avril 1999 à Washington lors du cinquantième anniversaire de l’Otan et selon lequel, notamment,  » le maintien de la sécurité et de la stabilité de la région euro-atlantique revêt une importance primordiale. Un objectif important de l’Alliance et de ses forces consiste à écarter les risques en faisant face rapidement aux crises potentielles (… ) les forces militaires alliées pourraient être appelées à conduire des opérations de réponse aux crises  » devenant ainsi selon le mot de P.-M. de la Gorce cet  » instrument permanent d’intervention dans les crises et les conflits « .

L’Allemagne, principal allié des Américains en Europe (et qui fait partie des quatre pays de l’Otan avec les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni à financer 84 % des dépenses militaires, pensions comprises, des 19 Etats membres de l’Otan) est aussi le premier bénéficiaire de l’extension de facto du domaine d’intervention de l’Otan notamment parce que ses généraux y exercent de hauts commandements. Pour justifier les nouvelles évolutions, Berlin explique qu’avec l’arrêt de la guerre froide ne s’est pas accompli le terme des tensions internationales ni la fin de leur nature tragique et que les crises sont maintenant multiformes et obéissent à une autre logique que celle des blocs. Le nouveau format de la Bundeswehr est censé donner  » la capacité (à) la RFA d’exercer à l’intérieur de l’Alliance et de l’Union européenne, l’influence qu’elle estime de son niveau  » : un statut de puissance européenne. Il s’agit principalement d’acquérir la capacité de  » conduite d’opérations interarmées de grande envergure avec un maximum de 50 000 hommes pendant un an ou de deux opérations moyennes engageant 10 000 hommes chacune pendant plusieurs années et en même temps des actions de faible intensité (ainsi que) la dotation de ‘moyens de renseignements spatiaux propres' ». Le service national est maintenu tout comme le fort budget de la défense et les effectifs n’ont connu qu’une réduction limitée alors que l’on est passé du concept de  » défense militaire territoriale  » avec de lourdes forces terrestres à celui de  » sécurité intérieure élargie  » privilégiant une projection rapide des forces avec un armement plus léger et spécialisé. Enfin, au sein des responsables allemands de la Défense et des Affaires étrangères se développe le débat sur l’autonomie du ministère de la défense en matière de définition des besoins militaires (budgets, effectifs, concepts) face au défi de la  » nécessité de disposer d’une capacité autonome de gestion de crise et de prévention  » . C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il faut comprendre l’article de L. Rilhe, dirigeant la section  » planification – exposés  » dans la Division  » Affaires politiques  » de l’Otan à Bruxelles, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 novembre 2000 et selon lequel l’Allemagne devant conduire des opérations militaires dans le cadre de l’Onu devrait pouvoir en exiger quatre conditions que sont une mission claire ; une structure de commandement internationale et unique ; une dispositif de forces convenant à la mission ; et surtout  » dans le cadre de son mandat politique, ce commandement doit disposer d’une liberté opérative sans que des autorités politiques puissent interférer dans la conduite des opérations ou le commandement des troupes « .

La sécurité allemande est clairement redéfinie à une échelle transnationale et la sécurité intérieure allemande a été  » peu à peu étendue à l’Union sous la forme d’une sécurité intérieure élargie, puis aux PECOs avec lesquels l’Allemagne a conclu de nombreux accords bilatéraux de coopération policière «. Le général Lefevre et A. Levasseur citent une étude comparative du Centre d’études sur les conflits et le Centre de Recherche des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan selon laquelle pour l’Allemagne l’émergence d’une sécurité intérieure élargie est liée au besoin qu’elle éprouve de  » promouvoir son modèle policier au sein de l’Union européenne « .

Les orientations stratégiques déterminent toujours les évolutions proprement militaires des Etats. Depuis sa participation au conflit du Kosovo, l’Allemagne a clairement indiqué à l’Europe et au reste du monde qu’elle souhaite réaliser l’adéquation de son format de défense avec ce qu’elle pense être son statut de  » puissance européenne de taille mondiale « . Berlin, avec le soutien de Londres et de la Haye, ne voit la structure européenne de défense en train de naître qu’étroitement lié à l’Otan contrairement à la France qui voudrait enfin percevoir une velléité d’autonomie proprement européenne. Mais c’est justement parce qu’il existe une imbrication organique entre l’embryon de défense européenne et l’Otan que les Allemands ont pu en tirer le maximum de profits politiques, diplomatiques, militaires et stratégiques. A ses alliés, principalement français, de se prononcer sur la pertinence de cette ambition aux contours indiscernables et flous.

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