Les Relations Union européenne-Russie, de la Guerre Froide à la guerre du Kosovo : approche géopolitique et stratégique

Par Alexandre del Valle

Alexandre del Valle, chercheur en Géopolitique à Paris II, spécialiste des questions internationales et stratégiques, est l’auteur d’un essai préfacé par le général Pierre Marie Gallois:  » Islamisme-Etats-Unis, une alliance contre l’Europe  » (L’Age d’Homme, 1997) et collabore à différentes revues de géopolitique (Hérodote ; Stratégique, Quaderni Geopolitici) ou d’actualité politique (Figaro Magazine, Spectacle du Monde, Panoramiques,, etc), Dans son dernier ouvrage,  » Guerres contre l’Europe : Bosnie, Kosovo, Tchétchénie  » (2001, Editions des Syrtes), Alexandre del Valle dresse un tableau général de l’échiquier mondial de l’après Guerre froide puis actualise et confirme les analyses développées dans son premier essai et exposées dans le présent article.

Février 2001

La géopolitique moderne est une approche pluridisciplinaire, qui prend en compte les rivalités de pouvoirs dans la mesure où celles-ci portent sur des territoires. Car le contrôle (ou la possession) du territoire est un moyen d’exercer une autorité ou une influence sur les hommes et les ressources qui s’y trouvent. En France, deux grands géopolitologues ont contribué à réhabiliter cette discipline, jadis surtout étudiée en Allemagne, en Russie et dans les pays anglo-saxons : le Général Pierre Marie Gallois, pour qui la géopolitique étudie  » l’influence du milieu sur l’homme « , et le géographe Yves Lacoste, d’après lequel la géopolitique est  » une démarche intellectuelle  » ayant pour objet  » l’étude des rivalités territoriales de pouvoirs et leurs répercussions dans
l’opinion « .

Aussi la géopolitique moderne analyse-t-elle tout particulièrement, dans un souci de désoccultation, les  » représentations « ,  » forces motrices de l’histoire  » qui, de part et d’autre, président à l’élaboration des processus de mobilisation des camps antagonistes, dont la pierre d’achoppement est en général une rivalité de pouvoirs quant à des territoires et des ressources. Pour Lacoste, les représentations désignent  » l’ensemble des idées et perceptions collectives d’ordre politique, religieux ou autre qui anime les groupes sociaux et qui structure leur vision du monde  » . Aussi les  » représentations  » sont-elles destinées à légitimer le  » désir de territoire « , la  » volonté de puissance  » du  » camp Ami « , et donc à disqualifier les motivations et revendications du  » camp Ennemi « .

 

Si l’on étudie la guerre du Kosovo à la lumière de la géopolitique des représentations, cela veut dire que les stratèges yougoslaves, aussi bien que leurs homologues de l’Otan, pour justifier les raids aériens contre la Serbie ou les disqualifier, ont d’abord mené une guerre de représentations, pour laquelle les processus de mobilisations que sont la religion, la culture, l’idéologie-politique, les droits de l’homme, les interprétations nationalistes de l’histoire, le patriotisme, etc, ont été  » réquisitionnés  » au maximum afin de légitimer l’attaque pour les uns, la défense pour les autres, car la géopolitique et  » la géographie, explique Yves Lacoste,  » ça sert d’abord à faire la guerre  » (1967). Or la guerre du Kosovo fut plus qu’une guerre contre le régime autoritaire de Slobodan Milosevic. Derrière les diabolisations et la guerre médiatique des représentations, l’opération Force Alliée fut d’abord une guerre  » occidentale  » des Etats-Unis et de l’Otan contre le monde orthodoxe et ex-communiste dont l’Etat pivot demeure la Russie. Indirectement, elle fut même une guerre contre la Russie. Une guerre conçue au départ pour dresser un nouveau Rideau de Fer et de Sang entre l’espace post­-byzantin ex-communiste et l’Occident, que les Anglosaxons traduisent par le terme significatif d’Ouest (The West). Nous montrerons en quoi, au cours des lignes qui suivent, la guerre du Kosovo était tournée de manière à peine indirecte contre Moscou et en quoi les stratèges anglo-américains et de l’Otan n’obtinrent pas l’effet géostratégique escompté, à savoir l’apparition de réactions politiques anti-occidentales à Moscou, Vladimir Poutine refusant de tomber dans le piège du choc des civilisations Est-Ouest et contrecarrant au contraire la stratégie américaine en proposant aux Européens et aux responsables de l’Otan de coopérer avec la nouvelle Russie.

Plus forte que jamais depuis la Chute du Mur de Berlin, la Russie post-eltsinienne renoue avec la croissance et la stabilité. Patriote raisonnable et partisan d’une réconciliation nationale des Russes autour de leur double passé, pré-communiste et soviétique, Vladimir Poutine est le premier dirigeant de la nouvelle Russie à avoir une réelle formation géopolitique et à proposer une vision géostratégique et politique globale pour faire redonner à son pays sa fierté et sa place au sein du concert des nations.

Conscient que l’Europe occidentale demeure affaiblie et incapable de couper le cordon ombilical qui la relie à Washington via l’Otan notamment, Poutine est par ailleurs conscient que le moindre faux pas, les moindres marques d’anti-occidentalisme des Russe, même justifiées, par exemple en réaction à la Guerre du Kosovo, seront utilisées par les stratèges de l’Otan pour justifier une nouvelle russophobie, un néo-containment qui ne dit pas son nom mais que les rapports annuels du Pentagone comme les écrits des stratèges occidentaux confessent. C’est dans le cadre de cette contre-stratégie que le Président russe, formé aux techniques de la guerre psychologique et de la rhétorique grâce à un passage au KGB que l’on a beau jeu de lui reprocher, mais que l’on oublie de mettre en parallèle avec le fait qu’il est également issu du  » clan des libéraux de Saint Pétersbourg « , a formulé, peu après son élection, le vœux de la Russie d’intégrer l’Otan et d’oeuvrer avec les Occidentaux et les Européens à une Sécurité collective euro-occidentale face aux nouveaux périls extérieurs commun, à commencer par l’internationale islamiste sunnite basée en Afghanistan et agissant en Tchétchénie comme en Bosnie ou à travers différents attentats anti-américains imputables au terroriste saoudien Bin Laden.

Par ce geste rhétorique de haute portée symbolique et psychologique, Vladimir Poutine escomptait faire passer un double message indirect aux Occidentaux et à l’Union européenne : premièrement,  » ce n’est pas la Russie post-soviétique qui refuse l’Occident, mais ce dernier qui refuse d’ouvrir la porte de l’Otan aux Russes « , les Etats-Unis étant ainsi obligés, à travers leur refus, de reconnaître que l’Otan demeure tournée contre la Russie et le monde slavo-orthodoxe. Ensuite, les Européens ont le choix entre deux options géostratégiques :  » continuer à servir de glacis et de vassaux de l’empire américain, ou bien coopérer avec la Russie à une unité et une indépendance stratégique du Vieux-Continent  » seule capable de contrebalancer l’unipolarité américain. Bref, construire un ordre mondial multipolaire au sein duquel la Grande Europe, édifiée à partir de l’axe idéal Paris-Berlin-Moscou, constituera un pôle d’équilibre non pas ennemi mais égal du pôle américain.

C’est à la lumière de ces différentes options stratégiques qu’il faut analyser la Guerre du Kosovo comme la guerre en Tchétchénie, ces deux guerres, apparemment forts différentes, étant deux  » moments  » géostratégiques d’importance vitale pour le monde orthodoxe dont la Russie entend être l’Etat-phare, pour reprendre l’statement de Zbigniew Brzezinski. En ex­Yougoslavie comme en Tchétchénie, Moscou jouait à la fois sa crédibilité internationale (zone d’influence orthodoxe et accès à la Méditerranée dans  » l’étranger proche  » des Balkans) et sa survie (intégrité du territoire national russe et contrôle des routes du pétrole en Tchétchénie). Dans les deux cas, la Russie a été soit écartée (ex-Yougoslavie) ou mise au ban des nations industrielles (Tchétchénie).

Il ne s’agit pas, certes, de nier l’extrême violence des interventions russes et serbes dans les provinces séparatistes du Kosovo et de Tchétchénie. Le géopolitologue reste un être humain. Il n’est pas insensible aux phénomènes comme l’injustice, la violence, la barbarie, etc. Mais il les replace dans leur contexte stratégique et géopolitique. Il constatera les déséquilibres, agressions, injustices, du point de vue des rapports de forces et de la stratégie, non du point de vue exclusivement moral. Cela ne signifie pas qu’il mette le bourreau sur le même niveau que la victime, cela implique simplement qu’il s’efforce de dépassionner le débat et de prendre du recul par rapport aux représentations sollicitées de part et d’autre, afin d’étudier les faits et les rapports de forces réels, en général occultés avec plus ou moins de succès. De ce point de vue, l’utilisation du terme  » génocide  » concernant les guerres civiles de Bosnie, du Kosovo, ou de Tchétchénie, participe d’une rhétorique mobilisatrice, d’une représentation, plus qu’elle ne décrit une réalité intangible.

Parallèlement à la démarche géopolitique classique et à la désoccultation des phénomènes de  » guerre informationnelle  » et de  » guerre économique « , le  » paradigme des civilisations « , cher au professeur américain Samuel Huntington, constitue une grille de lecture indispensable pour comprendre certains phénomènes géopolitiques contemporains, en l’occurrence le néo-containment contre la Russie et le climat d’hostilité diffuse de l’Occident contre la civilisation slavo-orthodoxe, obstacles majeurs, selon nous, à tout rapprochement politique et géostratégique entre l’Europe de l’Ouest et la Russie.

En 1868, déjà, le géopoliticien russe Nikolaï Danilievski, auteur de La Russie et l’Europe, exprimait la thèse d’après laquelle  » les Européens voient dans la Russie et les Slaves non seulement un corps étranger, mais encore un principe hostile  » . Sous la représentation  » Européens « , Danilievski désignait l’hégémonie alors quasiment incontestée de la Grande Bretagne, thèse au coeur de notre sujet d’étude puisque l’une des conséquences majeures de la guerre du Kosovo aura été de raviver de vieilles plaies  » civilisationnelles  » et géopolitiques entre  » l’Occident  » et la Russie. De même qu' »Europe  » désignait pour Danilievski ou Iline, l’Europe occidentale sous hégémonie britannique, de même les nationalistes ou communistes russes anti-occidentaux désignent, aujourd’hui, sous l’statement  » Occident « , l’hégémonisme américain ou encore  » l’américanisation  » générale de l’Europe, et non pas l’Europe en tant que civilisation plurimillénaire ou projet géopolitique, auquel la Russie a toujours été partie prenante mais dont elle se sent exclue par les forces  » occidentistes  » (Zinoviev), principalement anglo-saxonnes.

Plus d’un siècle après, ce sont deux géopoliticiens et stratèges américains qui donneront raison à l’anti-occidental Danilievski, leur thèse constituant en quelques sortes le double en négatif de celle du géopoliticien russe. Le premier est l’ancien conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski. Sa doctrine géostratégique, globalement anti-orthodoxe, essentiellement fondée sur le  » refoulement  » (roll back) de la Russie et de ses sphères d’influences, n’a d’égal que l’anti-occidentalisme de Danilievski et de ses adeptes russes modernes, d’Alexandre Zinoviev, qui fustige  » l’Occident totalitaire « , au géopoliticien et leader communiste Anatoli Ziouganov, en passant par le leader d’extrême-droite Vladimir Jirinovsky, auteur d’un pamphlet géopolitique  » Je crache sur l’Occident « . Le second est l’historien-géopolitologue américain Samuel Huntington, professeur à Harvard, apparemment plus neutre, qui redonnera, à la suite de Braudel et de Lacoste, ses lettres de noblesse à la théorie civilisationnelle de la géopolitique mais qui appuiera la thèse du caractère  » non-occidental  » et en fin de compte  » oriental  » de la civilisation slavo-orthodoxe. D’accord avec Danilievski, et même avec l’Anglais Arnold Toynbee ou l’allemand Spengler sur ce point, Huntington affirme lui aussi que la Russie et le monde slave, auquel appartient la Serbie, agressée par l’Occident durant la guerre du Kosovo, sont une civilisation distincte de l’Occident.

D’après Samuel Huntington, les valeurs de l’Occident moderne sont fondés sur le christianisme, le pluralisme, l’individualisme et l’autorité de la loi, autant de valeurs  » ayant permis à l’Occident d’inventer la Modernité, de connaître une expansion mondiale et de s’imposer comme modèle aux autres sociétés (…). L’Europe est ‘la source’, l’unique source des notions de liberté individuelle, de démocratie politique, d’autorité de la loi, de droits de l’homme et de liberté cultuelle  » . Par ces propos, l’auteur laisse transparaître les présupposés stratégiques qui sous-tendent les représentations qu’il donne de l' » Occident « . Pour lui, les valeurs qui fondent la civilisation occidentale, communes aux Etats-Unis et à l’Europe, sont celles inscrites dans les principes fondateurs de la Charte Atlantique et défendus par l’Otan :  » la croyance commune dans le rôle de la loi et de la démocratie parlementaire ; le capitalisme libéral et la liberté des échanges ; et l’héritage culturel européen commun, celui de la Grèce et de Rome, de la renaissance, en y incluant l’adhésion aux valeurs, aux croyances et à la civilisation de notre propre siècle  » . Pour Huntington comme pour l’essentiel des intellectuels et responsables américains, l’Otan est  » la première des institutions occidentales « , et ne peuvent pas être reconnus comme occidentaux ceux qui refusent l’extension de l’Otan en Europe, condamnent ses interventions armées, et rejettent, comme c’est le cas des communistes  » auto-gestionnaires « , des nationalistes ou autres  » souverainistes « , les valeurs suprêmes du libre-échangisme mondial et du capitalisme marchand, phénomènes que l’on a également coutume de désigner par les termes polymorphiques de  » mondialisation  » ou  » globalisation « .

La Russie et le Bloc orthodoxe, réfractaires à la  » mondialisation  » occidentale

Parmi les représentations typiquement occidentales, le thème de l’émergence d’une  » culture planétaire « , d’un  » Village global « , d’une identité planétaire, voire d’une  » communauté internationale « , le tout étant désigné dans l’acception générique de  » globalisation  » ou  » mondialisation « , est typiquement occidental et est souvent présenté comme la preuve de l’inanité du paradigme des chocs civilisationnels. Les défenseurs du paradigme de la mondialisation affirment que le  » choc des civilisations  » est improbable puisque les moyens de communication modernes tendent à créer une nouvelle forme d’appartenance  » planétaire « . Pourtant, Internet et les satellites n’ont aucunement fait disparaître les civilisations et les identités des peuples. Ils ont au contraire permis à ces dernières de sortir du cadre restreint et souvent historiquement artificiel de l’Etat national, pour accéder à une  » conscience civilisationnelle « , transnationale, certes, mais non cosmopolite.  » L’explosion des médias, explique François Thual, notamment télévisuels et visuels, permet encore plus que par le passé de densifier la revendication, d’exaspérer les hantises et d’intensifier les menaces. La conductibilité interne et externe des thèmes identitaires a été accélérée par les progrès techniques de communication (…). Les médias transforment l’identitaire en un torrent émotionnel de sons et d’images  » .

Si l’internationalisme philosophico-politique n’est globalement partagé que par les Occidentaux eux-mêmes, l’idéologie mondialiste à proprement parler, que Samuel Huntington a baptisé la  » Culture de Davos « , ne concerne en fin de compte qu’une infime partie de la planète (1% de l’humanité environ), correspondant au monde occidental, lequel exclut d’ailleurs la Russie et les pays pauvres de l’Europe orthodoxe post-byzantine.

Aussi, du point de vue de nombreux intellectuels russes, notamment le sociologue Alexandre Zinoviev, la mondialisation en question est perçue comme un avatar et un  » masque hypocrite  » de  » l’impérialisme occidental  » et américain.  » L’idée même d’une ‘société globale’, est une idée occidentale, et non universellement humaine (… ) explique Zinoviev. Le moteur de cette initiative n’est nullement l’aspiration des divers Etats et peuples de la planète à s’unir les uns aux autres – de telles aspirations sont extrêmement rares – mais la volonté de certaines puissances occidentales d’occuper des positions dominantes sur la planète et d’organiser l’humanité toute entière conformément à leurs intérêts concrets, et certainement pas selon les intérêts d’une quelconque humanité abstraite  » . On l’a compris, Zinoviev désigne par  » certaines puissances  » les Etats-Unis d’Amérique et les pays anglo-saxons en général, accusés de justifier leur hégémonisme à l’intérieur du monde occidental derrière une  » illusoire communauté internationale « , par ailleurs fort courageusement dénoncée par Condolezza Rice, la nouvelle secrétaire à la Sécurité du Président Bush tout comme par Samuel Huntington.  » L’Occident contemporain, poursuit Alexandre Zinoviev, n’est pas un simple conglomérat d’Etats : Etats-Unis, Angleterre, Allemagne, France et autres communautés occidentales similaires du point de vue social. Il s’agit d’un stade d’organisation plus complexe et supérieur. C’est une entité jeune du point de vue historique, qui n’a commencé à se former qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, et qui est encore en cours de formation  » . Pour l’auteur de  » Nous et l’Occident « , le concept moderne  » d’Occident  » est aujourd’hui inséparable de celui de mondialisme, c’est-à-dire du  » phénomène social d’unification des Etats et peuples du monde occidental en une seule entité. L’initiative historique dans le cadre de ce processus a été reprise par les Etats-Unis  » .

Aussi, la Guerre froide livrée par les Etats-Unis au monde russo-soviétique a puissamment favorisé l’intégration des Etats occidentaux autour de la puissance américaine, et l’américanisation globale du Vieux Continent. L’intégration du monde occidental en une entité géopolitique ou impériale unique, entité que Zinoviev nomme la  » Suprasociété occidentale  » ou  » occidentisme « , conduit à la formation  » d’une multitude d’organisations, institutions et entreprises à caractère universellement occidental, c’est-à-dire supranational. Des millions de personnes sont d’ores et déjà impliquées dans leurs activités  » . Ces institutions fédératrices  » internationales « , instruments de domination indirects des Etats-Unis, sous couvert de  » communauté atlantique « ,  » communauté internationale « ,  » euro-atlantique « , ou  » Occident « , sont qualifiées par Zinoviev de  » superstructures  » : ONU, Otan, OCDE, FMI, BIRD, OMC, AMI, OMS, etc.

Un clash civilisationnel infra-européen  » stratégiquement orienté  »
On comprend mieux dans ce contexte  » représentatif « , pourquoi les défenseurs de  » l’Atlantisme  » reconnaissent la Turquie ou le Japon, nations non-européennes et non-occidentales – au sens originel du terme – comme  » occidentales « , et non les Serbes, défenseurs de la souveraineté de la Yougoslavie socialiste, ou même les Russes, accusés d’être  » nostalgiques  » de l’Union soviétique – accusation régulièrement utilisée contre le Président Vladimir Poutine -, ou simplement réfractaires au libéralisme occidental ou au leadership américain. Ainsi s’explique la forte propension des stratèges anglo-saxons à utiliser le terme  » occidental  » dans un sens plus stratégique et économique que  » civilisationnel  » ou historique, Huntington comme Schlesinger plaçant les facteurs identitaires européens après les aspects économiques et idéologiques.

Certes, les nations de l’Europe de l’Ouest sont soeurs des nations européennes slavo-orthodoxes – la Russie devant autant à Athènes, aux Romains ou aux Germains (à travers ses ancêtres fondateurs Vikings) et bien sûr à l’héritage spirituel judéo-chrétien, que l’Europe occidentale. Incontestablement, le monde slavo-orthodoxe et l’Europe appartiennent à la même civilisation européenne, bien que certains historiens, exclusivement anglo-saxons ou germaniques, de Spengler à Huntington, en passant par Caroll Quigley, ont essayé de prouver le contraire, imprégnés d’une vision exclusivement occidentale, anti-latine et nordiciste, de la civilisation européenne.

De son côté, par réaction à la protestantisation philosophique et psychologique et à l’anglo-saxonisation de l’Europe occidentale autant que pour des raisons propres dues aux évolutions historico-politiques, le monde slavo-orthodoxe ne se considère pas toujours comme membre à part entière de l' » Occident « , notion qui non seulement est, pour eux, à l’origine du Grand Schisme, mais qui est essentiellement tournée contre le monde russe depuis l’avènement du communisme soviétique et la Guerre froide, laquelle permit la prise de contrôle, par les Etats Unis d’Amérique, du  » monde occidental « .

Comme on le constate à la lecture des conceptions civilisationnelles stratégiquement  » orientées  » de Huntington, il est préférable, certes, de ne pas se laisser duper par le  » paradigme des civilisations  » : les adeptes du  » tout civilisationnel  » oubliant parfois que le levier identitaire et civilisationnel est souvent instrumentalisé et utilisé comme une force mobilisatrice de représentation justifiant des luttes de pouvoirs plus ou moins occultes. Le  » paradigme des civilisations  » n’en demeure pas moins recevable, puisque les  » représentations identitaires », qu’elles soient assises sur des faits authentiques ou des mythes, font sens au sein des masses et acteurs géopolitiques. Qu’on le veuille ou non, elles poussent quantité d’êtres humains de toutes civilisations, depuis des temps immémoriaux, à accepter de mourir pour leur religion, leur nation, leur identité ou leur appartenance civilisationnelle, voire à anéantir d’autres civilisations présentées comme ennemies ou étrangères, comme cela fut le cas pendant les guerres du Golfe et du Kosovo, sans oublier la guerre de destruction silencieuse des peuples que constituent les embargos et autres  » sanctions internationales « .

 » L’Occident « ,  » leurre civilisationnel « , pièce maîtresse de la  » guerre des représentations  » contre le monde slavo-orthodoxe

Dans différents dictionnaires, l’une des définitions données de l’Occident est  » l’ensemble des Etats du pacte de l’Atlantique Nord « , à l’origine de l’Otan. Depuis la seconde guerre mondiale et par opposition au Bloc de l’Est,  » Occident  » est quasiment devenu synonyme de communauté transatlantique, ensemble d’Etats membres de l’Otan ou, par extension, ensemble d’Etats industrialisés plus ou moins alliés des Etats-Unis et adeptes de l’économie de marché et de la démocratie libérale. Sous la Guerre froide, l’Occident était également appelé  » Monde libre « , par opposition au  » Bloc de l’Est  » situé de l’autre côté du terrible Rideau de Fer. D’un côté le Bien, la Liberté et la Richesse, de l’autre l’oppression, la pénurie,  » l’Empire du Mal  » de Dulles et Reagan. Notion connexe, le  » Monde libre « , par opposition au  » monde soviéto-communiste « , métaphore éminemment idéologique et non  » civilisationnelle « , contribuera à forger la représentation contemporaine d' » Occident « . Dans cette acception, la Turquie, Etat situé à plus de 90 % en dehors des limites conventionnellement reconnues de l’Europe-civilisation, les pays musulmans du Caucase et d’Asie centrale étroitement liés aux Etats-Unis et à la Turquie et associés à l’Otan, comme l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan ou le Kirghizistan, ont vocation, à la suite du Japon, à intégrer le système occidental, cependant que des nations chrétiennes et de substrat ethno-culturel ou linguistique  » indo-européen  » (Dumézil), comme la Russie, la Biélorussie, la Serbie ou l’Arménie, sont de facto exclues de la représentation géopolitique et idéologique d' » Occident « .

Aussi, lorsque que les armées serbes ou russes entreprennent des opérations de répression anti-terroriste certes extrêmement violentes contre des éléments séparatistes bosno-musulmans, albano-kossovars ou tchétchènes, ils sont accusés de  » défier l’Occident « , les rebelles islamistes et terroristes tchétchènes ou albanais ainsi que leurs populations de substrat turco-islamique étant considérés plus  » occidentaux  » que les soldats slaves orthodoxes. l’utilisation fortement symbolique du terme  » Alliés « , notamment pendant les guerres de Bosnie, du Kosovo (l’opération fut baptisée  » Force Alliée  » à cet effet) et de Tchétchénie, pour désigner les  » Bons  » (Bosno-musulmans, Catholiques croates ou séparatistes tchétchènes musulmans) aux prises avec les  » Mauvais  » Slavo-Orthodoxes (ex-communistes réfractaires à l’Otan et à l’économie libérale) qui osent  » défier l’Occident « , témoigne également de la volonté de  » refouler  » la Russie et le monde slavo-orthodoxe en dehors du champ occidental afin de couper l’Europe en deux et donc de pérenniser l’hégémonie américaine sur l’Europe en affaiblissant celle-ci.

Réunis au Sommet d’Helsinki en novembre 1999, les dirigeants occidentaux condamnèrent en effet fermement la Russie, lors des premiers bombardements aériens sur la Tchétchénie, appelant Moscou à lever l’ultimatum lancé à la population civile de Grozny, et qualifiant la persistance de la Russie à poursuivre son offensive contre les Tchétchènes de  » défi porté à l’Occident « . De son côté, Bruxelles menaçait de  » suspendre  » certaines clauses de l’accord de partenariat et de coopération qui lie l’Union européenne à la Russie, les 15 ministres des affaires étrangères de l’UE condamnant fermement  » l’usage disproportionné de la force  » par Moscou.  » Les forces russes ont défié l’Occident hier en Tchétchénie en prenant le contrôle de la ville-symbole de Bamout et continuent leurs bombardements su Grozny, malgré les appels à la négociation avant l’ouverture du sommet de l’OSCE « , titrait Le Monde du 15 novembre 1999, rapportant les déclarations officielles de Bruxelles. Mieux, l’OSCE et le Conseil de l’Europe furent sur le point d’exclure la Russie de leurs instances, accusant Moscou de  » bafouer les valeurs de l’Occident « . Il faudra attendre février 2001 pour que, non sans réticences anglo-américaines, la Russie soit pleinement réhabilitée au sein de ces instances. De son côté, le Ministre français de la défense Alain Richard, rappela que l’Europe avait un rôle de persuasion politique et de mise en garde à jouer, conseillant au pouvoir russe : méfiez-vous de l’isolement et de la marginalisation et d’apparaître de plus en plus comme une puissance inconciliable avec nos valeurs  » , le Ministre français semblant redouter l’élargissement du fossé idéologique et civilisationnel séparant à nouveau  » l’Occident  » à la Russie depuis la Guerre du Kossovo. Or si l’on se place non pas du point de vue moral, indépendamment du terrible drame humain qu’ont effectivement provoqué les bombardements russes, mais du point de vue de l’analyse géopolitique des  » représentations « , l’statement  » défie l’Occident  » est révélatrice du parti-pris anti-russe que sous-tend l’statement galvaudée  » d’Occident « . Car si c’était seulement un sentiment de compassion qui avait réellement animé les Occidentaux, ceux-ci déploreraient tout autant les  » drames  » ou les  » catastrophes humaines « , les  » manquements aux droits de l’Homme  » qui se produisent un peu partout dans le monde et plus encore en Indonésie et en Turquie, Etats étroitement alliés aux Etats-Unis, ou encore en Afrique ou en Afghanistan qu’en Russie ou en Serbie.

La mention d’un  » défi russe envers l’Occident  » révèle les orientations stratégiques anti-slavo-orthodoxes (néo-containment) qui poussent les Occidentaux à reprocher aux Russes leur attitude en Tchétchénie alors que les massacres de populations kurdes depuis des années par Ankara et la persistance de la Turquie à refuser de reconnaître le  » génocide arménien  » n’ont jamais été qualifiés de  » défi à l’Occident « … On le voit, la géopolitique des représentations ne consiste pas à occulter les drames humains ou à blanchir ou incriminer tel ou tel camp plutôt que tel autre, mais à désocculter les motifs géostratégiques officieux qui poussent les Etats à se saisir de certains dossiers plutôt que d’autres.

***

D’après nombre d’intellectuels russes, l' » Occident  » a fini par désigner à la fois la  » suprasociété  » planétaire capitaliste définie par Zinoviev ou Soljénitsyne, cache-nez de l’hégémonie américaine, et une conception philosophique libérale et individualiste du monde, dépeinte par Huntington ou Francis Fukuyama, antithèse absolue du totalitarisme russo-soviétique ou du holisme asiatique. Il apparaît donc en fin de compte logique que l’statement Occident désigne aujourd’hui, comme ennemis irréductibles, non pas  » l’adversaire civilisationnel  » traditionnel de l’Europe, à savoir l’Islam (plus particulièrement l’Orient turco-arabe), mais les entités plus ou moins réfractaires au modèle libéral-capitaliste de la société anglo-saxonne et surtout à l’hégémonisme américain qui le sous-tend : Russie ex ou néo­communiste ; Yougoslavie socialiste ; Chine maoïste, Corée du Nord communiste ; Cuba  » anti-impérialiste  » et crypto-communiste, Irak baassiste, etc. D’une notion géographique et civilisationnelle intimement liée à l’histoire de l’Europe et de la Chrétienté, la représentation  » Occident  » a évolué vers une conception idéologique et économiciste du monde désignant une supra-sociétaire néo-impériale et capitaliste, dominée par l’ancienne colonie nord-américaine de l’Europe. D’où la  » Grande Rupture  » observée par Vladimir Volkoff, ou Zinoviev, d’où encore la  » Paix froide  » annoncée par Huntington. Dans un langage plus parlant, le stratège français Pierre Marie Gallois affirme que l’on assiste à une Nouvelle Guerre froide, un nouveau conflit Est Ouest élargi cette fois à l’ensemble du monde. C’est dans le contexte qu’il convient de replacer, selon nous, la récente guerre du Kossovo, laquelle a abouti à réactiver le choc de civilisation entre l’Europe occidentale et l’aire post-byzantine, dans le but stratégique général d’empêcher l’édification à terme d’une Europe forte et indépendante et dans le cadre d’une nouvelle  » guerre froide globale  » entre, d’une part, les Etats-Unis et leur glacis occidental et, de l’autre, le Reste du monde potentiellement concurrent et/ou récalcitrant.

Les Européens pris au piège de  » l’occidentisme  » et du néo-containment contre la Russie qui en découle

En se proclamant membres et solidaires de  » l’Occident « , qu’il savent pourtant sous l’emprise globale des Etats-Unis, lesquels ont, en quelque sorte, monopolisé voire même  » usurpé  » l’appellation  » Occident « , qui n’a plus rien à voir avec son acception européenne originelle, les Européens perdent d’une certaine manière leur identité propre et surtout le sens de leurs intérêts vitaux. D’après la définition que donne le stratège français Murawiec de la subversion et de la  » guerre informationnelle  » :  » faire perdre de Nord, désorienter », les Européens perdent progressivement le sens de leur propre auto-identification, ils  » perdent le Nord  » et ne parviennent plus à se représenter eux mêmes en fonction de leur identité et intérêts propres. L’hégémonisme américain  » bienveillant  » revêtant en apparence l’habit représentatif plus ou moins européen « d’ Occident « .  » Le missile prenant le nom même de la cible « , ironise Arnaud-Aaron Upinsky.

Comme l’enseignent depuis toujours stratèges et politologues, la définition qu’une nation ou une civilisation a d’elle même, ainsi que de ses  » ennemis  » et  » amis  » Julien Freund), conditionne l’élaboration de sa pensée stratégique et même de sa politique de défense. Aussi, force est de constater que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l' » Occident  » désigne plus un Empire maritime planétaire de culture et d’statement anglo-saxonnes – supposé croître sans fin et sans limites de frontières culturelles, au gré de l’américanisation-standardisation des nations – que la civilisation d’Europe elle même.

Même si elles revêtent le statut honorifique de Mère-Patrie culturelle et géographique de cet  » Occident  » métamorphosé, les nations du Vieux Continent, qui persistent à préférer à l’union euro-russe l’union transatlantique, n’ont d’ores et déjà reléguées à un statut de vassales des Etats-Unis, comme l’exprime sans ambages Zbigniew Brzezinski. Elles sont  » sorties de l’Histoire  » (général Pierre Marie Gallois) et ont été vaincues par elles mêmes, pendant la bataille des représentations aux termes de laquelle leur nom, leur identité, et par conséquent leur système immunitaire, ont été neutralisés.

Mieux, les nations européennes servent aujourd’hui de force d’appoint, de glacis extérieur et de  » tête de pont géostratégique  » des Etats-Unis en Eurasie, comme l’écrit noir sur blanc le stratège américain Brzezinski dans Le Grand Echiquier. Aussi l’écrivain russe Alexandre Zinoviev constate-t-il pour sa part que  » pour instaurer l’ordre mondial répondant à leurs voeux, les Etats-Unis doivent mobiliser les forces du monde occidental tout entier, car ils ne peuvent y parvenir tout seul  » .

Mais les chefs d’Etat européens, lorsqu’ils ont conscience que les Américains parlent de  » monde occidental  » et de  » Communauté internationale  » dans le seul but de diluer leurs motivations hégémoniques et leurs responsabilités propres, n’en tirent pas les conclusions qui s’imposent. Plutôt que de se rendre compte que les intérêts vitaux bien compris des Européens sont distincts – pas forcément opposés – de ceux des Américains, ils sont piégés sur le terrain de la légitimité et des représentations. Il ne peuvent plus, en quelque sorte, faire marche arrière et persister à préférer le confort du protectorat américain à la difficulté du rapprochement stratégique avec Moscou et le Bloc post-byzantin.

Terme probablement pertinent à une certaine époque, lorsqu’Occident se confondait avec Europe, avant la colonisation des Amériques,  » l’Occident  » est désormais un véritable piège conceptuel et sémantique, un  » leurre civilisationnel « . Il revient à couper l’Europe continentale en deux et à exclure du champ européen l’espace slavo-orthodoxe post-byzantin, considéré comme étranger,  » oriental « .

***

A la lumière de la grille de lecture de la  » guerre des représentations civilisationnelles  » et des constantes et variables géopolitiques et stratégiques, on constate en fin de compte qu’en Tchétchénie, comme au Kosovo, c’est la traditionnelle stratégie pro-islamiste américaine et la nécessité géostratégique de priver les Russes de la route des hydrocarbures (Caucase, Asie centrale) qui explique en grande partie la sur-médiatisation des événements et le fait que  » l’Occident  » s’est décidé à défendre les insurgés indépendantistes albanais et tchétchènes, pourtant issus des courants séparatistes terroristes-mafieux pour les premiers (UCK) et islamistes radicaux anti-occidentaux pour les seconds, liés aux Talibans et aux réseaux islamistes wahhabites de Bin Laden,).  » Je pense que les Russes sont en train de faire en Tchétchénie ce que Milosevic a essayé de faire au Kosovo « , commentera le général Wesley Clark dès les premières  » frappes aériennes  » de Moscou sur Grozny.  » De tels propos sont absolument inacceptables, rétorquera le ministre des Affaires étrangères russe à l’ancien commandant suprême de l’Otan, indiquant  » qu’il ferait mieux de s’abstenir de faire des sermons, s’étonnant  » que ce soit Wesley Clark, l’un des principaux coupables de l’agression de l’Otan contre la Yougoslavie qui fasse des déclarations anti-russes  » .

Regain anti-occidental, rapprochement russo-chinois et  » Nouvelle Guerre froide « , conséquences des guerres du Kosovo et de Tchétchénie

Les Etats-Unis, depuis la fin de la Guerre froide, n’ont en fait jamais cessé de poursuivre un objectif majeur : empêcher la résurgence, sur le continent européen ou eurasiatique, d’une puissance comparable à ce que fut l’ex-Union soviétique, ou tout autre ensemble eurasien susceptible de contester la suprématie unipolaire étasunienne. Dans cette perspective, le Nouveau Concept Stratégique de l’OTAN (1991-1999), l’augmentation spectaculaire du budget de défense américain, et surtout les différentes interventions militaires américano-occidentales menées – sans l’accord des membres non-occidentaux du Conseil de Sécurité -depuis la chute de l’Union soviétique (Irak depuis 1998, Bosnie, Kosovo, etc), ont été perçues, à Moscou, Pékin comme à New Dehli, comme de véritables  » déclarations de guerre froide  » plus encore que comme des avertissements. Bien que le Président Vladimir Poutine, une fois élu, ne soit pas tombé dans le piège de l’euroscepticisme et de l’anti-occidentalisme, qui auraient justifié l’expansion de l’Otan en Europe centrale et orientale, la guerre du Kosovo et le soutien médiatique occidental apporté aux séparatistes mafieux et islamistes Tchétchènes (liés à l’Afghanistan des Talibans et au réseau international terroriste de Oussama Bin Laden) avaient bien pour fonction essentielle de ressusciter la cassure stratégico-civilisationnelle Est-Ouest, entre les deux Europe.

 » L’apaisement Est-Ouest est remis en question par l’agression américaine au Kosovo, explique Pierre Marie Gallois, ainsi s’élargit la fissure entre le monde occidental américanisé et des gouvernements de nations groupant bientôt une population de près de 3 milliards, au niveau de vie nettement moins élevé. Il se pourrait que la crise du Kossovo et la manière dont elle a été traitée soient le signe avant-coureur d’un futur grand schisme  » . Paradoxalement, les Etats-Unis, qui prétendent vouloir inciter la Chine (admise récemment au sein de l’OMC) et la Russie à rejoindre le concert des nations industrialisées et qui craignent par dessus tout la constitution d’alliances  » anti-hégémoniques « , semblent avoir tout fait pour favoriser un spectaculaire rapprochement entre les deux plus grandes puissances nucléaires eurasiatiques, la Chine et la Russie.  » La  » diplomatie du bombardement que pratique Mme Albright a abouti à la démarche que le département d’Etat redoutait le plus : un rapprochement spectaculaire entre Moscou et Pékin « , constate le Général Gallois. En effet, quelques mois à peine après l’opération Force Alliée, le 9 décembre 1999, Boris Eltsine se rendait à Pékin mettre un terme à un vieux différend frontalier et y proclamer que la Russie – comme la Chine – était  » jusqu’à preuve du contraire une puissance nucléaire  » et que les  » Occidentaux « , refusant le concours de ces deux Etats, devaient toutefois  » se garder d’intervenir dans leurs affaires intérieures  » : le Caucase pour la Russie, les Droits de l’Homme, Taïwan, les îles Spratleys, en ce qui concerne la Chine.

Peu après la démission de Boris Eltsine, en janvier 2000, l’une des premières décisions stratégiques du Président Vladimir Poutine sera de réviser la doctrine russe d’utilisation de l’arme nucléaire, Moscou se réservant désormais le droit d’y recourir non plus seulement en cas d’agression majeure contre  » l’existence même de la Fédération de Russie « , mais dans un conflit où tous les autres moyens auraient échoué. Parallèlement, Poutine décidait l’augmentation de près de 50 % du budget militaire russe…

D’après Anatoli Ziouganov, chef du parti communiste russe et auteur de traités de géopolitiques, il existerait un  » véritable complot géopolitique mondial contre l’ex-URSS  » et  » la principale menace pour la sécurité de la Russie  » émanerait de la  » progression de la machine militaire de l’Alliance Atlantique vers les frontières occidentales de notre pays  » . Loin de considérer la signature, à Paris, le 27 mai 1997, du traité fondateur Otan-Russie comme un signe d’apaisement entre les deux anciens Blocs, Ziouganov affirme que le traité de Paris  » consacrait juridiquement la victoire de l’Occident à l’issue de la Guerre froide « . Aussi  » le simple bon sens nous suggère de renforcer nos liens avec la Chine, l’Inde, l’Iran et certains pays arabes  » , poursuit l’auteur, après avoir rappelé  » les appels de Mackinder à renverser la ‘domination russe’ sur le noyau de l’Eurasie  » ont été repris par des  » russophobes comme Brzezinski ou Kissinger  » . Dans son journal d’un écrivain, déjà, Dostoïevski écrivait  » la Russie n’est pas seulement européenne, mais aussi asiate. Mieux, il y a peut être plus d’espérances pour nous en Asie qu’en Europe. Mieux, de nos destinées futures, l’Asie est peut être notre principale ouverture  » .

Aussi, depuis les crises du Kosovo et de Tchétchénie, les sentiments anti-occidentaux et anti­européens des Russes ont été considérablement accentués : début avril 1999, 49 % des Russes reconnaissaient  » avoir une vision négative de l’Occident et de l’Europe de l’Ouest « , comme le révèle Le Point du 17 avril 1999. Mais le sentiment russe selon lequel il existe un  » complot géopolitique de l’Occident contre la Russie « , représentation profondément ancrée chez de nombreuses élites et intellectuels russes, y compris d’anciens dissidents anti-communistes comme Soljénitsyne ou Zinoviev, ne cesse de croître. Ecoutons plutôt Zinoviev, déclarant aux Serbes, durant la guerre du Kosovo :  » Nous avons sauvé l’humanité de la menace la plus terrible : le fascisme. A présent nous sommes attaqués par un nouvel ennemi commun, l’impérialisme américain, qui cherche à dominer le monde. Les mêmes intentions l’animent contre nous, les Russes, et vous, les Serbes : nous briser par le démembrement de notre pays et le morcellement du peuple, le but final étant de nous exterminer. (…). Nous les Russes, nous avons déjà capitulé devant cet ennemi.(…). Alors que vous, vous résistez. Vous luttez pour votre indépendance. (…). Vous luttez aussi pour nous les Russes qui avons lâchement abandonné le champ de bataille de l’Histoire. Vous luttez pour l’Humanité entière que menace l’impérialisme agressif des Etats-Unis  » .

D’après Zinoviev, l’humanité serait en fait entrée, sous l’influence de l’hégémonie américaine, dans  » l’ère post-démocratique « , la planète étant devenue  » mono-étatique  » ou  » monopolaire « , les Etats-Unis exerçant une hégémonie globale, pour l’heure, incontestée.  » Si bien que la démocratie est désormais superflue pour les dirigeants du monde occidental. Bien plus, elle a commencé à les gêner dans leur conquête du pouvoir mondial « . Aussi Zinoviev n’hésite-t-il pas à affirmer que l’Occident, sorti victorieux de la Guerre froide, se dirige  » vers un totalitarisme d’un genre particulier (…). le totalitarisme belliqueux de l’Occident s’avance sous le déguisement de l’humanisme, de la démocratie, de la lutte pour les droits de l’Homme, de la justice  » .

Monde Slavo-orthodoxe et Europe occidentale, deux monde irréconciliables ? Le refus du clash civilisationnel intra-européen

dans The Grand Chesboard, Zbigniew Brzezinski, à la suite de Spengler, imprégnés tout deux d’une vision germano-anglo-saxonne de la civilisation occidentale, explique que l’Orthodoxie est une civilisation distincte, voire même antagoniste de  » l’Occident « . Pour lui, comme pour Samuel Huntington, d’ailleurs, les événements survenus en Bosnie et en ex-Yougoslavie sont parfaitement explicables d’après le paradigme du choc des civilisations : Musulmans contre Chrétiens, Catholiques contre Orthodoxes, les Musulmans bosniaques ou les Turcs étant pour lui plus proches, du point de vue civilisationnel, des Croates, des Hongrois ou des Germains catholiques que ces derniers de leurs frères orthodoxes. Pour alimenter cette thèse, Samuel Huntington explique que la  » ligne-frontière civilisationnelle  » (front line civilizations) séparant les deux Europe, la catholico-protestante de l’orthodoxe, passe, depuis le Grand Schisme, par l’Ukraine (divisée entre Catholiques séparatistes et Orthodoxes pro-russes) et l’ex-Yougoslavie (Bosnie), où Catholiques et Orthodoxes s’identifient respectivement à l’Occident romano-germanique et à l’aire slavo-orthodoxe post-byzantine. Des deux côtés de cette frontière, deux alphabets différents, deux conceptions différentes du christianisme, deux représentations de soi et du monde, en dépit de l’appartenance à un même ensemble ethno-linguistique slave.

Si elle est bien réelle, cette fracture est toutefois plus de nature infra-civilisationnelle, c’est-dire opposant deux histoires et deux cultures appartenant à la même civilisation, qu’inter-civilisationnelle. Certains font une analogie entre le schisme Orthodoxie/Catholicisme et celui qui divisa les Chiites et les Sunnites musulmans. Pour Huntington et pour les historiens anglo-saxons en général, la fracture Catholicité/ Protestantisme est pratiquement occultée, de sorte que l’on parle de civilisation  » occidentale catholico-protestante  » face à une Orthodoxie étrange et étrangère. Or nous avons bel et bien affaire ici à une  » représentation  » partiale, stratégiquement orientée, dont les fondements historiques sont largement discutables. En effet, les deux grandes scissions civilisationnelles avancées par Huntington : le schisme religieux entre l’Orthodoxie et les différences culturelles entre l’Occident et l’Orthodoxie, appartiennent largement à un système de représentation inhérent au monde anglo-saxon, visant à légitimer l’hégémonie anglo-saxonne, depuis la fin du XVIIIème siècle, à travers la promotion d’une supposée unité civilisationnelle catholico-protestante, matrice d’une globalisation  » occidentiste  » plus large, et via une exacerbation de l’antagonisme  » civilisationnel  » entre Catholiques et Orthodoxes.

La plus grande manifestation de l’origine politique et stratégique de cette guerre de représentation, menée par les thalassocraties anglo-saxonnes depuis deux siècles pour renforcer artificiellement le choc occidentalo-orthodoxe, fut sans aucun doute la lutte impitoyable menée par Londres aux côtés des Turcs contre la Russie orthodoxe et son obstination à empêcher Saint Pétersbourg et Moscou d’accéder aux Détroits turcs et à la Méditerranée. Aussi l’épisode de la guerre de Crimée n’était-il qu’un maillon parmi tant d’autres au sein de cette stratégie de divide et impera qui visait in fine à isoler et couper de l’Ouest européen le coeur stratégique du Vieux Continent, le heartland russo-orthodoxe décrit par les théoriciens géopolitiques anglo-américains de l’antagonisme essentiel opposant les empires maritimes aux puissances continentales. Quant à nous, nous soutenons que les nations européennes de l’Ouest comme de l’Est appartiennent à une même civilisation, dont l’espace géographique naturel est une Grande Europe continentale  » eurosibérienne  » (voir cartes I et II). C’est en fait dans un contexte de rivalités géopolitiques entre l’Empire romain d’Orient et le nouvel  » Empire d’Occident « , puis dans le cadre de l’accession au pouvoir temporel de la Papauté, que surviendront les deux grandes crises qui provoqueront la rupture définitive entre les deux Eglises (schisme Orthodoxie/Catholicisme) et les deux mondes, l' »occidental  » et « l’oriental  » (au sens  » byzantin  » du terme et en référence à la civilisation issue de l’empire romain d’Orient).

Contrairement à ce qui est affirmé ici ou là, les contentieux théologiques opposants les deux Eglises sont incomparablement moins importants que ceux opposants Rome aux Eglises protestantes. En fait, la foi et la théologie des  » Orientaux  » (Orthodoxes) sont bien plus proches de celles des  » Latins  » (Catholiques) que des conceptions  » réformées « , lesquelles remettent radicalement en cause non seulement Marie, en tant que  » Mère de Dieu  » (téotokos), mais aussi, ce qui touche à l’essentiel, la signification même du Corps et du Sang du Christ pendant la communion (transsubstantiation), sans parler des doctrines de prédestination, du sola fide et du sola scriptura des Protestants. Schématiquement, les deux grandes pierres d’achoppement divisant les deux églises concernent : premièrement la question de la primauté du Pape, deuxièmement, ladite  » querelle du Filioque  » . Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

Concernant la rivalité entre le Patriarche de Constantinople et le Pape romain, qui se prétendaient tout deux héritiers de Pierre, chacun sait qu’il s’agit là d’un détail, du point de vue de la foi et de la théologie, les Credo des deux Eglises étant issus des mêmes Conciles de Nicée et de Constantinople . Aussi est-il bon de rappeler que, lors du Concile de Constantinople, en 381, les évêques de Rome, Constantinople, Antioche et Alexandrie trônaient sur un même pied d’égalité, ce qui était alors accepté par tous. L’évêque de Rome, devenu pape bien plus tard, , n’avait ni plus ni moins qu’une primauté d’honneur. Même au moment de la scission de 1054, les Orthodoxes ne contestaient pas cette primauté. Ils ne cessèrent en revanche jamais de dénoncer le pouvoir politique exorbitant que s’arrogèrent les Papes au fil des siècles, les Etats pontificaux ayant été créés par Pépin Le Bref, et consacrés par Charlemagne, qui remettra symboliquement les clés de Rome au Souverain Pontife.

Preuve du rôle politique crucial joué par le germain Charlemagne dans l’exacerbation du conflit politico-théologique entre Latins et Orientaux, le terme de Pape lui-même ne devint officiel qu’à la fin du IXème siècle, au moment du couronnement de l’Empereur franc par Léon III, le successeur de ce dernier ayant été le premier à porter le titre de Pape. Enfin, aux débuts du Christianisme, les évêques étaient en grande majorité des  » Orientaux  » – que l’on qualifierait aujourd’hui d’Orthodoxes – et ce furent donc très longtemps des conclaves majoritairement composés de gréco-orientaux qui élurent les Papes. Il faudra finalement attendre le règne de Charlemagne – qui créera des diocèses un peu partout en Europe et rééquilibrera ainsi la composition des conclaves en faveur des  » Occidentaux « , pour que soient élus les premiers papes  » occidentaux  » par les évêques  » suffrageants « . Cette révolution, éminemment politique, sera l’une des principales sources profondes du futur Grand Schisme. C’est donc dans ce contexte et à la suite de la rupture des fillançailles entre Anne, fille de Constantin, et Charlemagne – d’ailleurs considéré, par les Byzantins, comme un  » faux Empereur  » et un  » barbare  » germain semi-hérétique – que surviendra la  » querelle du Filioque. En faisant introduire dans le Credo, jusqu’alors unanimement reconnu par Latins et Orientaux, l’additif du Filioque, précisant que l’Esprit Saint procède non seulement du Père mais  » du Père et du Fils « , Charlemagne escomptait provoquer religieusement une rupture politique déjà consommée entre deux Empires rivaux, lesquels revendiquaient un même héritage  » romain « .

Toujours est-il que, sommairement, Orthodoxes et Catholiques reconnaissent la validité de la succession apostolique de leurs évêques et prêtres respectifs, désignent le Pape comme le plus grand ou l’un des plus grands évêques, héritier de Pierre, celui de Rome, les Orthodoxes ne refusant que la suprématie absolue du Pape sur les autres évêques et patriarches ; pratiquent le monachisme, la confession auprès des prêtres, et accordent une importance capitale, à la différence des Protestants, au rôle de la Tradition, notamment patristique (enseignements des Pères de l’Eglise). Précisons qu’un fidèle orthodoxe peut communier dans une église catholique et vice versa, ce qu’aucune des deux Eglises n’accordent aux Protestants, tandis que, depuis le Concile Vatican II, Papes et Patriarches se reconnaissent mutuellement après avoir levé les excommunications qui les frappaient réciproquement depuis le schisme. Ce sont plutôt des traditions historiques qui différencient plus qu’elles ne divisent Orthodoxes et Catholiques.

En fait, les Orthodoxes se veulent les véritables héritiers des premières églises chrétiennes du Proche-Orient, de Grèce et d’Asie Mineure. Ils rappellent que Saint Pierre prêcha aux Philipiens, aux Colossiens et aux Galates, et que les communautés chrétiennes primitives du monde byzantin : Asie Mineure, Antioche, Alexandrie, précédèrent celles-là mêmes de Jérusalem. Mieux, les premières communautés chrétiennes de Gaulle, de Rome, d’Espagne, et même de Trèves, en Allemagne, étaient d’statement grecque, tout comme celles de Marseille (Massilia) ou de Nice (Nikkae). Du point de vue chrétien, Lyon est également de filiation grecque, les premières communautés chrétiennes de la capitale du Rhône étant originaires de Smyrne, et les 150 premiers martyres lyonnais portant des noms grecs. On le voit, les différences sont, dans le fond, moins nombreuses et bien moins profondes que les points communs. Quant à la Russie orthodoxe, à laquelle nous avons tant fait allusion au cours de cet essai, Moscou se considère, depuis la chute de Constantinople en 1453 durant laquelle le dernier Empereur byzantin Constantin XI Paléologue fut tué, comme la  » Troisième Rome « , la fille du dernier Empereur d’Orient ayant d’ailleurs épousé le Grand Duc de Russie. Dès lors, les Tsars russes se diront les  » fils  » des Empereurs byzantins, Moscou se considérant l’héritière directe de Constantinople et la protectrice des Orthodoxes face aux Musulmans.

Qu’en est-il maintenant du  » fossé culturel et historique  » entre les  » deux civilisations  » décrit par Huntington ou Pierre Béhar, à la suite de Spengler ? Il est, tout comme le  » fossé théologique « , à relativiser. Rappelons tout de même que jusqu’au XIème siècle, la quasi totalité de l’Italie du Sud est byzantine, et que certains des plus beaux chefs d’oeuvre de l’art chrétien d’Italie et des Balkans sont le résultat d’une synthèse entre les traditions romaine et byzantine. Ravenne l’italienne est une des merveilles architecturales du style byzantin. La basilique Saint Vitale rappelle très nettement celle de Sainte Sophie de Constantinople, et la mosaïque de Ravenne représente l’impératrice byzantine Théodora avec ses servantes. En réalité, une grande partie de la Méditerranée européenne, théoriquement comprise dans la catégorie d' » Occident « , doit autant, voire parfois plus, à la culture gréco-byzantine qu’à la culture  » occidentale  » au sens romano-germano-anglo-saxon du terme. En Corse, en Sardaigne, en Sicile, à Naples (Nea Polis, ou  » nouvelle ville  » en grec) et en Italie du Sud en général, les liturgies byzantines transparaissent encore dans les rites religieux locaux. A propos de la Sicile, on parle même d’art religieux et d’architecture  » normando-byzantine « , les envahisseurs normands catholiques ayant fait survivre dans leurs réalisations la culture gréco-byzantine qu’ils avaient trouvée au pays des Cyclopes. Mieux, de nos jours encore, les évêques de plusieurs capitales d’Italie du Sud ont encore le double rite, latin et byzantin, tandis les autochtones de nombreux villages de Sicile, de Sardaigne ou de Corse demeurent, jusqu’à aujourd’hui, des fidèles de l’Eglise Orthodoxe.

Concernant l’Eglise chrétienne-orthodoxe russe elle-même, on sait que ce sont deux envoyés du Pape, Cyril et Méthode, originaires de Grèce, qui iront, un siècle avant le Grand Schisme, convertir les Russes (Méthode était Grec et Cyril Bulgare). Le Souverain Pontife aurait très bien pu envoyer en Russie deux missionnaires latins. Comme on le sait, le Pape avait approuvé l’alphabet conçu par Méthode et Cyril (alphabet cyrillique), qui deviendra celui des Russes orthodoxes, des Bulgares, des Biélorusses et des Serbo-macédoniens, etc. Or si le Pape avait choisi des missionnaires latins, cet alphabet serait aujourd’hui latin. Enfin, le problème de l’uniatisme, s’il est pour certains une pomme de discorde, pour des raisons essentiellement pastorales (autorités et répartition des lieux de culte), n’en demeure pas moins la plus grande manifestation d’unité spirituelle et cultuelle, les Catholiques uniates ukrainiens ayant exactement la même liturgie, la même messe, les mêmes rites que les Orthodoxes !, la seule différence, de taille, certes, étant la reconnaissance de l’Autorité du Pape et la mention de son nom par les Uniates pendant la messe . Seule l’allégeance, somme toute très politique et non théologique, au Saint-Siège, divise les deux Eglises. On le voit, le  » fossé civilisationnel  » séparant l’Orthodoxie du monde  » occidental  » catholico-réformé, n’est pas aussi important qu’on le dit, en tout cas pas plus profond qu’entre Catholiques et Protestants. Il n’est pas le résultat d’un choc de civilisation irrémédiable entre deux mondes ennemis, mais plutôt la conséquence d’une scission survenue à l’intérieur d’une même civilisation gréco-romaine originelle. Les différences existent, certes. Les plaies historiques ont même été réactivées durant la guerre du Kosovo, comme l’ont déploré d’ailleurs le Pape Jean Paul II et le Patriarche orthodoxe roumain Teoctist dans une Déclaration commune signée le 8 mai 1999 .

De l’unité civilisationnelle, géostratégique et politique de  » l’Eurosibérie  »

D’un point de vue moins exclusivement culturalo-religieux et plus  » séculariste « , les deux Europe, dans leur mutation moderne, sont peut être même encore plus unies – de manière diffuse, certes, mais bien réelle – que par le passé, les pierres d’achoppement théologiques marquant nettement moins les consciences collectives des sociétés sécularisées et industrialisée respectives que celles de l’homo religiosus des siècles passés. Héritière de l’organisation juridique et politique des Romains, de la philosophie et de la science des Grecs, du patrimoine ethno-linguistique indo-européen communs aux Celtes, aux Latins, aux Germains comme aux Slaves, et unifiée par l’apport judéo-chrétien, lui même à l’origine de la pensée séculière moderne et de la place primordiale de l’individu, l’Europe est d’abord une  » grande histoire partagée « , une destinée commune, une éthique exigeante pour les besoins matériels et moraux de la personne humaine. Elle est la  » la civilisation de la personne « , comme l’a dit Henri de la Bastide, une prodigieuse civilisation intégrant la création, la recherche, le développement avec des exigences morales et spirituelles élevées. Qu’on le veuille ou non, et bien que la Russie n’ait point connu, comme l’expliquent certains russo-sceptiques, la Réforme, la renaissance et la Révolution française –  » les trois R de l’Occident « , la Russie partage pleinement ces valeurs et s’abreuve encore plus directement que les Occidentaux à leurs sources gréco-latines et judéo-chrétiennes, sans parler de la Révolution bolchévique qui joua en Russie le rôle de la seconde révolution française jacobine et terroriste de 1793. Qu’on le veuille ou non, les Européens ont en commun des traits caractéristiques essentiels : de la Bretagne à la Sibérie, du Portugal à Behring, les moeurs familiales, les croyances, les références philosophiques et culturelles (les Russes se reconnaissent autant dans Victor Hugo et Rousseau que les Français ou les Italiens dans Dostoïevski ou Tolstoï ou encore tout Européen dans Platon, Leonardo da Vinci, Dante Alighieri, etc), les références morales, tout comme leurs problèmes sociaux des Européens (affaissement des morales traditionnelles, dénatalité, individualisme, etc), sont profondément similaires.

L’Europe, eurosibérienne par essence plus encore que par choix, est une  » grande famille  » pour le meilleur et pour le pire, dont les différents rameaux ont certes pris des directions propres, mais qui, telles les cités grecques face aux Barbaroï, ont plus que jamais intérêt -étant données les circonstances (globalisation, logique géoéconomique des  » blocs « , heurts civilisationnels, menaces en provenance du Sud islamique, etc) – à se rassembler au sein de ce que Gorbatchev avait nommé la  » Maison commune européenne « .

Les différentes pierres d’achoppements historiques et politico-théologiques du passé, évoquées précédemment, apparaissent aujourd’hui largement dépassées, voire même dépourvues d’intérêts pour tout partisan de la construction d’une Grande Europe indépendante.

Pourtant, la guerre du Kosovo a bien montré qu’en dépit de décennies d’idéologie communiste athée et de la baisse généralisée de la pratique religieuse, la religion, en tant que réalité civilisationnelle fondatrice plus que comme croyance théologique, n’a pas cessé d’imprimer sa marque et d’imprégner profondément les consciences collectives. Bien qu’elles soient en réalité relativement insignifiantes, les pierres d’achoppements civilisationnelles opposant l’Occident européen à l’Est post-byzantin demeurent inconsciemment prégnantes dès lors que les Européens des deux rives tombent dans le piège de la division et de l’instrumentalisation des chocs civilisationnels.

A n’en point douter, l’édification d’une Europe unie et forte, indépendante de l’Empire thalassocratique américain, passe donc par une  » réconciliation civilisationnelle  » entre les  » deux poumons de l’Europe « , l’occidental et le post-byzantin, réconciliation aussi aisément réalisable d’un point de vue stratégique  » eurosibérien  » qu’elle apparaît utopique d’un point de vue  » occidentiste  » et atlantiste, tout étant question de postulats de départ et de volonté. Les Européens doivent en définitive se convaincre que l’entente avec la Russie et le monde orthodoxe est à la fois réalisable, raisonnable et même salutaire, du point de vue géopolitique.

Le nécessaire rapprochement Union-européenne-Russie ou  » l’axe idéal  » Paris-Berlin-Moscou

L’Union européenne demeure pour l’heure une entité hybride,  » molle  » (Pierre marie Gallois), difficile à distinguer du projet atlantique et abusée par l’utopie mondialiste, usurpatrice – ainsi que nous l’avons expliqué – de la notion d' » Occident « , derrière laquelle se profile l’hégémonisme américain. Or, la subordination de l’Europe aux Etats-Unis et le maintien de l’Otan – historiquement créée et maintenue contre la Russie et le Bloc slavo-orthodoxe – comme seule véritable structure de défense européenne stratégique (l’Europe de la Défense se réservant les missions humanitaires et de maintien de la Paix dites de  » Pétersberg « ), est proprement inacceptable pour plusieurs raisons :

– Premièrement, elle ne se justifie pas contre un danger continental eurasiatique commun, la menace  » russo-soviétique » ayant disparu et la Chine communiste ne projetant pas plus que la Russie de conquérir l’Occident. En réalité, si danger continental il y a en Eurasie, pour reprendre l’statement de Zbigniew Brzezinski, il ne peut être perçu comme tel que par les stratèges anglo-américains, lesquels ont toujours craint l’unité géopolitique de l’Eurasie et les scénarios de coalitions continentales  » anti-hégémoniques  » récalcitrantes à l’empire maritime américain. Si une nouvelle menace globale se profile en Eurasie, elle est le fait non pas de peuples européens mais du Totalitarisme islamiste sunnite, que Vladimir Poutine désigne à travers l’statement parlante de  » fascisme religieux « , dont le but final est de conquérir le monde entier, par le Jihad, à commencer par l’Afrique, le Caucase, l’Asie centrale et l’Europe, principales  » zones molles  » limitrophes du continuum islamique. Or, ce sont justement les Etats-Unis, qui, nous l’avons expliqué dans un précédant essai , ont favorisé – et continuent de favoriser en certains lieux – l’extension des bases mondiales de l’islamisme au détriment des intérêts européens.

Cette réalité de la  » rupture de l’unité de la civilisation euro-occidentale  » (Huntington) par les Etats-Unis d’Amérique, pris en tenailles par leur double politique planétaire, à la fois occidentiste et islamo-pétrolière, plaiderait même plutôt en faveur d’un renforcement de la coopération intra-europénne et continentale entre l’Union européenne et la Russie, en matière de défense et de sécurité, contre ce même islamisme menaçant et revanchard du Sud. Cette coopération stratégique visant à garantir la sécurité des trois grandes composantes de la civilisation euro-occidentale (Europe de l’Ouest, Orthodoxie, Amériques), le Président Vladimir Poutine a été le premier chef d’Etat européen à la proposer solennellement à ses homologues occidentaux, notamment lors de sommets européens et de ses premières visites diplomatiques à Londres et à Rome.

– Deuxièmement, la subordination européenne est inacceptable car l’Europe possède d’ores et déjà tous les atouts pour égaler, voire même dépasser un jour, la puissance américaine, si tant est qu’elle en ait seulement la volonté : sa population avoisine les 380 millions d’habitants (720 millions en englobant l’ensemble des peuples du Continent européen), contre 260 pour les Etats-Unis ; le PNB cumulé de l’Europe des Quinze – 7800 milliards de dollars en 1999 -égale celui de l’Amérique (7783 milliards de dollars) et le dépasse déjà largement si l’on considère l’Europe occidentale dans son ensemble (UE +AELE : Norvège, Suisse, etc) ou si l’on tient compte de l’admission imminente des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), de Chypre, Malte, etc ; enfin, le niveau de vie des deux blocs est largement comparable, le PNB per capita moyen oscillant entre 25 et 30 000 dollars des deux côtés de l’Atlantique. Quant aux progrès technologiques, à la recherche scientifique et médicale, aux performances commerciales et industrielles, au niveau intellectuel et culturel moyen, et même à la qualité de la vie (systèmes sociaux, art de vivre, traditions artistiques et culinaires, etc), l’Europe n’a rien a envier aux Américains. Bien au contraire. En dehors de quelques domaines comme les hautes technologies de défense ou la maîtrise de l’espace, où elle a renoncé à détenir la première place mais où elle pourrait aisément rattraper le retard, l’Europe est, avec son second poumon stratégique vital russe, globalement au moins aussi puissante et avancée que les Etats-Unis et constitue la première puissance économique du monde.

Aussi, au cas où l’Union européenne accepterait de marcher vers son autonomie stratégique et politique, et donc de prendre ses distances vis-à-vis de l’Otan ou du moins créer une véritable défense européenne indépendante du commandement suprême américain, ce qui motiverait Moscou à présenter enfin sa candidature auprès de Bruxelles – ce qu’elle ne pouvait pas faire jusqu’alors à cause de l’otanisation de l’UE -, l’Europe continentale forgée à partir de l’axe idéal Paris-Berlin-Moscou constituerait la première puissance stratégique de la planète. Non seulement une telle Grande Europe pourrait équilibrer et tempérer, plus que défier, l’unilatéralité américaine et le monde unipolaire issu de la fin de la guerre froide, facteurs de déséquilibre mondial et de guerres (Golfe, Kosovo, projet anti-missiles Us et relance de la course aux armements, etc), mais elle posséderait les plus importantes réserves d’énergies et ressources stratégiques du monde, les meilleurs cerveaux – en grande majorité européens mais allant trop souvent trouver fortune aux Etats-Unis où ils sont mieux rémunérés -, la position géographique la plus enviable et la plus centrale, et, surtout, une capacité d’autosuffisance économique, technologique, militaire et politique quasi totale.

Rien ne justifie donc l’inféodation actuelle de l’Union européenne à l’Amérique, pas même l’appartenance à un système d’Alliance commun, l’hégémonie de l’Amérique et de l’OTAN étant plus la conséquence de la  » volonté d’impuissance  » européenne (Pascal Boniface) que la cause de cette dernière. Aussi les Etats-Unis ne peuvent-ils pas, à terme, empêcher l’Europe, géant économique stratégiquement affaibli par ses récurrentes divisions, de devenir un géant politique, une  » puissance globale  » capable de traiter d’égal à égal avec eux.

La division des deux poumons de l’Europe, entretenue par l’extension de l’Otan aux pays de l’Est candidats à l’entrée dans l’Union européenne, ainsi que le néo-containment diffus contre la Russie et le monde post-byzantin, sont donc autant le résultat de la stratégie anglo-américaine de divide et impera en Europe que de la  » volonté d’impuissance  » européenne et d’une sorte de  » russophobie  » quasi congénitales de l’UE qui remonte aux fondements et aux précurseurs mêmes de l’Union des Quinze, atlantiste depuis les origines. Rappelons en passant que l’actuelle Union européenne, issue du Traité de Rome et devenue politique avec les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, a été explicitement suggérée par Washington et édifiée par les milieux atlantistes européens dans un contexte de guerre froide afin de contenir l’empire russo-soviétique, ainsi que l’a reconnu son fondateur lui-même, Jean Monnet, proche du père de la doctrine du containment, John Foster Dulles et étroit collaborateur de différents services et organismes américains (Council of Foreign relations) pendant plusieurs décennies.

Tirant les leçons de la guerre du Kosovo et des conséquences périlleuses de l’extension de l’OTAN en Europe centrale et orientale : cassure entre les  » Deux Europe « , slavo-orthodoxe et occidentale ; acceptation de la candidature de la Turquie, pilier du flanc Sud de l’Alliance, etc, les Européens doivent désormais proclamer  » leur Doctrine Monroe  » :  » l’Europe aux Européens « , ce qui revient tout au plus à répondre, cent vingt-cinq ans plus tard, aux Américains, qui, par la bouche du Président Monroe, avaient sommé les Etats d’Europe de ne pas se mêler des affaires  » intérieures  » du Continent américain. Mais encore faudrait-il, pour cela, que les Européens n’appellent pas l’Oncle Sam au secours dès que survient le moindre événement régional en Bosnie, en Albanie ou au Kosovo. Or, l’on voit mal les raisons d’une présence américaine dans les Balkans, celle des Russes apparaissant en revanche, d’un point de vue géographique et historique, bien plus fondée. D’évidence, le refus, de la part des Occidentaux et notamment du Groupe de Contact, d’associer la Russie au règlement de Rambouillet, peu avant la guerre du Kosovo, fut une grave erreur et contribua à saborder le processus de paix, la politique belliciste américaine du tandem interventionniste Clinton-Albright ne rencontrant plus aucun obstacle sur sa route périlleuse.

D’après nous, la construction européenne devrait renouer avec sa raison d’être première, c’est-à-dire poursuivre un projet politique continental paneuropéen, ainsi que l’avait envisagé – bien avant Jean Monnet et Robert Schuman – Coudenhove-Kalergi (1894-1972), véritable père de la construction européenne, avant la reprise en main de celle-ci par les milieux pro-américains et atlantistes.

De même que l’Amérique moderne s’est construite en se pensant – du point de vue géostratégique – comme le coeur directeur du Continent américain, ce qui lui permit de s’affirmer comme puissance mondiale et d’affranchir les Amériques de la tutelle post­coloniale européenne, de même l’Europe ne pourra s’affirmer véritablement comme puissance en tant que telle que lorsqu’elle se pensera comme continentale, c’est-à-dire incluant la famille slavo-orthodoxe à travers l’axe idéal Paris-Berlin-Moscou. Elle n’existera que lorsqu’elle revendiquera haut et fort son indépendance et sa souveraineté géopolitique continentale, conditions sine qua nun de son Retour dans l’Histoire et de la maîtrise de sa destinée, sommant les Etats-Unis, s’il le faut, de ne pas s’immiscer dans ses affaires  » intérieures « .

Nécessaire définition du projet géopolitique et des limites de la Grande Europe : non à la Turquie dans l’Union, oui à la Russie

Face à la dérive actuelle de la construction européenne, résolument atlantique et objectivement tournée contre la Russie et le monde post-byzantin en général, comme en ont témoigné les différentes positions diplomatiques et stratégiques des Européens en Irak et dans les Balkans depuis le début des années 90, un autre choix est possible : celui d’une  » Grande Europe  » ayant vocation à réunir, à moyen terme, dans une même Union, l’ensemble des Etats de civilisation européenne se trouvant sur le territoire du Vieux Continent, y compris la Russie, mais en aucune façon – sauf à se renier et à perdre toute cohérence – la Turquie, laquelle, géographiquement et culturellement, n’appartient et n’a jamais appartenu à l’Europe, dont les frontières géocivilisationnelles ont été tracées par Hérodote.

Les frontières de l’Europe – donc ses limites – sont définies non seulement par les paramètres géographiques, déterminants mais insuffisants, la Turquie ayant une – infime – partie de son territoire en Europe, mais également par les critères religieux, culturels et ethno-linguistiques, et surtout à l’aune des valeurs fondamentales, des références philosophiques et des comportements sociaux. Elles sont naturellement tracées par l’histoire et la géopolitique : sur l’Atlantique et le Pacifique face à l’hégémonisme américain ; sur le fleuve Amour face à la Chine ; et le long du Limes islamo-européen en Méditerranée, dans le Caucase et en Asie centrale, face à l’aire turco-islamique, que les géostratèges nomment la  » zone des tempêtes  » en raison de sa forte sismicité géopolitique. Dans un article retentissant paru dans Le Monde du 24 octobre 1997, le géographe Yves Lacoste avait dessiné les contours de ce qu’il appelait déjà la  » Grande Europe « , vaste ensemble géopolitique virtuel s’étendant, de la Bretagne et du Portugal à l’Ouest jusqu’au Kamtchatka (Behring) à l’Est, sur un territoire de plus de 25 000 km.

Notre proposition d’intégrer progressivement la Russie et le monde slavo-orthodoxe au sein d’un grand ensemble paneuropéen continental apparaît fondamentalement utopique à certains  » réalistes « , qui rappellent qu’une Grande Europe ne peut pas faire cohabiter ensemble les Russes et les peuples de l’Est anciennement colonisés par l’Empire russo-soviétique. Mais alors pourquoi ceux là mêmes qui affirment qu’il est  » irréaliste  » de faire entrer la Russie dans l’Europe considèrent-ils comme tout à fait légitime, cohérent et naturel (Jacques Chirac) d’admettre la Turquie, ancien ennemi séculaire de l’Europe, au sein de l’Union ? La Russie serait-elle plus  » menaçante « , moins  » occidentale  » et moins  » démocratique  » que la Turquie nationaliste édifiée sur les cendres du génocide d’un million et demi d’Arméniens, l’expulsion de deux millions de Grecs et la persécution des Chrétiens, des Alévis et des Kurdes de Turquie ? La question mériterait au moins d’être posée.Si elle veut être en mesure de relever les défis du XXIème siècle, l’Europe, aura, certes, tout intérêt à entretenir de bons rapports avec Ankara – déjà membre du Conseil de l’Europe et de l’OSCE, forums de concertation non négligeables, et de l’Union douanière européenne – mais elle devra impérativement et avant toute chose rassembler les membres de la civilisation européenne, dont les nations slaves-orthodoxes, dépositaires d’un patrimoine culturel commun, animés par un même  » vouloir-vivre ensemble « , et menacés par les mêmes périls et adversités.

Une nécessaire Politique de Défense Européenne

D’après nous, et conformément au projet politique confédéral européen conçu par Coudenhove-Kallergi, véritable précurseur de l’Europe, la Politique européenne de défense et de sécurité serait, avec la politique étrangère commune, le principal domaine de compétence et d’activité du pouvoir confédéral central de la future Grande Europe  » eurosibérienne « . Quatre objectifs présideraient à la construction d’une Identité Européenne de Défense et de Sécurité réellement indépendante des Etats-Unis et de l’OTAN et associée à la Russie :

– premièrement : la définition d’une véritable Stratégie de Défense Européenne, comparable à la Stratégie Nationale de Sécurité américaine, évaluant les risques et menaces pour la Sécurité européenne et élaborant des réponses adéquates permettant d’y faire face et d’assurer la stabilité et la puissance de l’Europe,

  • ensuite, la création d’un Conseil de Sécurité Européen, concert des nations du Continent européen destiné à réunir autour d’un même forum stratégique paneuropéen les Etats d’Europe occidentale, centrale et orientale (Russie incluse), donc à réconcilier les trois pôles géo-civilisationnels stratégiques européens – actuellement divisés à cause de la pierre d’achoppement atlantique – autour de l’axe fondamental de toute défense européenne, à savoir Paris-Berlin-Moscou. Cette proposition va d’ailleurs dans le sens des projets de coopérations euro-russes présentés à différentes reprises par le Président Poutine, lequel pense que la sécurité, la diplomatie et la défense sont les domaines de prédilection du rapprochement entre la nouvelle Russie post-soviétique et l’Union européenne ;
  • l’institution d’un quatrième pilier de la construction européenne bénéficiaire des acquis de l’UEO et capable de conduire une véritable Défense européenne, laquelle signifie à terme une armée européenne intégrée et un système de planification et de concertation continental en matière d’armes stratégiques et de systèmes d’information ;
  • la mise sur pied d’une véritable politique commune de l’armement passant par la restructuration et le regroupement des industries nationales de défense et la coopération entre celles-ci et les industries russes ;
  • Nécessaire Stratégie de Défense Européenne (SDE)

Comme nous l’avons précédemment, les raisons profondes de l’incapacité de l’Europe à mettre sur pied une Politique Européenne de Défense cohérente et à résoudre les moindres conflits se déroulant sur son propre sol, proviennent essentiellement du fait que, depuis le traité de Rome, les Européens ont délibérément renoncé à aborder les délicats problèmes géostratégiques, pourtant essentiels, cédant sans contreparties aux Etats-Unis – avec le prétexte de la Guerre froide – la responsabilité de la défense de l’Europe, au profit d’une vision exclusivement économiciste, libre-échangiste et anti-russe de la construction européenne.

L’Alliance Atlantique étant depuis les origines tournée contre la Russie, et les troubles survenant en Europe de l’Est ne pouvant pas trouver d’issue pacifique viable sans tenir compte des positions russes, l’Europe des Quinze, et bientôt des Dix-huit ou même des Vingt-sept, en ne retenant comme nouveaux candidats que des pays présélectionnés par les Américains pour leur méfiance envers Moscou et leur bienveillance à l’égard de l’OTAN, s’enferme elle même dans le cercle vicieux de la  » Nouvelle Guerre froide « , c’est-à-dire la coupure en deux du Continent, facteur d’instabilité, et frein à toute Politique de Défense et de Sécurité paneuropéenne autonome.

Qu’on le veuille ou non, là est la clé – stratégique et géocivilisationnelle – du problème, et il appartient aux Européens de l’Ouest d’expliquer aux nouveaux admis : Hongrie, Pologne, Tchéquie, bientôt Slovénie, Pays Baltes, peut être un jour Ukraine, etc, que l’Union européenne n’a pas vocation à demeurer un  » Club atlantiste  » tourné contre le monde russo-orthodoxe. Si elle veut préserver la Paix et assurer sa Sécurité, l’Europe ne peut pas ne pas se penser comme continentale, toute évolution ultérieure anti-occidentale de la Russie étant, à terme, fortement préjudiciable à sa Sécurité.

Face aux nouveaux enjeux du XXIème siècle, l’Europe doit être consciente que l’intégration de la Russie en son sein est bénéfique pour les deux parties : insertion progressive de la Russie dans le monde euro-occidental plutôt que confrontation avec celui-ci ; mise en valeur des formidables ressources énergétiques et minérales de l’espace russe, susceptible, à terme, de donner à l’Europe son indépendance énergétique totale vis-à-vis des Etats pétro-islamiques, de plus en plus incertains et anti-occidentaux ; coopération en matière de transfert de haute technologie dans les domaines militaire, spatial, aéronautique et médical, où les Russes demeurent encore performants, nombre de cerveaux russes étant contraints de fuir vers les Etats-Unis faute de soutien européen ; enfin, nécessaire mise en commun des puissances stratégiques russe et ouest-européenne face à une même menace anti-occidentale représentée par le Totalitarisme islamique menaçant d’embraser le monde arabo-islamique, menace en pleine effervescence déjà observable tout le long du Limes géocivilisationnel séparant l’Europe du monde musulman : de la Méditerranée occidentale à l’Asie centrale, en passant par les balkans et le Caucase.  » Au XXIème siècle, c’est la défense d’une Europe allant de Brest à Vladivostok qu’il nous faudra prendre en compte. Or cette  » grande Europe  » est menacée, sur sa frontière méridionale, par l’instabilité et les conflits qui persistent dans ce que certains ont appelé la  » zone des tempêtes du siècle prochain  » , explique Bernard de Bressy.

De quoi s’agit-il au juste ? Pour les stratèges, la  » zone des tempêtes  » désigne l' » immense arc de crises endogènes incessantes  » allant de la Bosnie à l’Ouest jusqu’à la muraille de Chine à l’Est : Balkans, Caucase (Tchétchénie, Abkhazie, Azerbaïdjan, etc), Kurdistan (turc ou iranien), Afghanistan, Tadjikistan, jusqu’au Turkestan chinois.  » Tous les dangers du nouveau désordre mondial sont là, autour d’un seul pays, la Turquie… la sécurité de ce pays est un cauchemar à 360 °  » , notait Thomas Friedmann en 1995, la  » zone des tempêtes  » correspondant effectivement à la sphère d’influence géopolitique de la Turquie, fidèle alliée de l’Occident tout au long de la froide Guerre froide et pilier sud de l’OTAN, mais aussi adversaire traditionnel de la Russie.

Lucide vis-à-vis de l’hégémonisme américain en Europe et de la vassalité de l’Union vis-à-vis de Xashington, mais refusant de tomber dans le piège de l’anti-occidentalisme et du rejet de l’Europe, option fortement défendue en revanche par certains nationalistes et/ou communistes russes comme Jirinovsky ou Ziouganov, le Président Vladimir Poutine ne cesse de proposer aux Européens de coopérer avec la Russie en matière de politique étrangère, de Sécurité collective et de Défense. Pour équilibrer l’unilatéralité américaine manifestée notamment par le projet de bouclier anti-missiles américain relancé par l’Administration Bush jr, le Président russe propose une collaboration euro-russe en matière d’armement stratégique et même, à terme, une mise en commun des moyens et des recherches pour mettre sur pied un système anti-missile européen continental pendant du National Missile Defense américain.

Sans toutefois tomber dans le travers de l’anti-turquisme et encourager un redoutable choc de civilisation, que l’Europe a toutes les chances de conjurer si elle poursuit une politique à la fois de fermeté (dans les Balkans, au Kurdistan, en Mer Egée et à Chypre) et d’ouverture (au sein de l’OTAN, de l’OSCE et du Conseil de l’Europe), il va sans dire que l’intérêt de l’Europe est plutôt de s’allier avec la Russie qu’avec une Turquie ambivalente, irrédentiste, et en proie à l’intégrisme islamique.  » La Russie sortira un jour de l’ornière, annonce Bernard de Bressy. Dans le domaine de la défense, cette grande puissance au territoire immense pourra être, comme au début du siècle, notre alliée majeure si nous parvenons à prendre en compte, avec elle, les menaces potentielles qui pèsent à ses frontières méridionales  » .

A l’aune de ces réalités incontournables, la Pensée géostratégique paneuropéenne devra selon nous être orientée autour de quatre axes principaux :

  • accroissement de la puissance stratégique et militaire de l’Europe permis par son élargissement, par la mise sur pied d’une Défense européenne autonome, et par l’association étroite de tous les Etats du Continent – donc de la Russie ;
  • restauration d’un Ordre multipolaire, c’est-à-dire non pas s’opposer stérilement aux Etats-Unis mais être capables – notamment grâce à l’édification d’une Europe indépendante associant la Russie – de traiter d’égal à égal avec Washington et de tempérer ses entreprises néo-impériales belligènes dans le monde, menaces graves de conséquences pour la stabilité et la paix mondiales
  • enfin, faire front face aux menaces extérieures communes, principalement le monde islamique radicalisé ou en voie de radicalisation et sa  » zone des tempêtes « , ce qui implique, certes, une collaboration avec les Etats musulmans, notamment ceux d’Afrique noire, du Maghreb et de la Turquie, mais, parallèlement, à une ambitieuse et plus efficace politique de développement Nord-Sud ; l’arrêt de l’immigration islamo-africaine de masse actuellement encouragée par Bruxelles ; et le rejet définitif de la candidature turque pour l’entrée dans l’Union européenne.
  • Pour un  » Conseil de sécurité Européen « 

Deux obstacles apparemment fondamentaux sont régulièrement avancés pour invalider les propositions visant à édifier une politique de défense paneuropéenne ; premièrement celle de la  » Force de Frappe nucléaire « ,  » 15, 28 ou même 50 doigts ne pouvant pas appuyer ensemble sur un même bouton « . Deuxièmement, l’épineuse question de l’intégration de la Russie, principale puissance nucléaire européenne. Concernant le nucléaire, qui a considérablement perdu de son importance stratégique ces dernières années, il s’agit, d’après le général Clerc , d’un faux problème, rien n’empêchant les puissances atomiques européennes de se concerter au sein d’un Groupe de Planification nucléaire comparable à ce qui existe au sein de l’OTAN, sans que le  » propriétaire  » de la puissance atomique, éminemment nationale, ne perde sa souveraineté stratégique et le contrôle de l’atome.

Pour ce qui est de la pleine intégration de la Russie au sein d’une Confédération paneuropéenne, nécessaire à terme, cet objectif – souhaitable et même vital, à terme – demeure pour le moment difficilement réalisable, la Russie n’ayant de son côté jamais posé sa candidature à l’entrée dans l’Union, jugée trop  » atlantiste « . Aussi la coopération transeuropéenne avec Moscou devra-t-elle passer, du moins dans un premier temps, parallèlement à la construction européenne, par l’intégration de la Russie au sein d’une structure  » neutre « , totalement indépendante de l’OTAN, que nous avons nommé le Conseil de Sécurité Européen (CSE), calqué sur le modèle du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Le Conseil de Sécurité Européen, fondé sur l’axe noeudal et fédérateur Paris-Berlin-Moscou, serait constitué des principales puissances économiques, politiques et/ou nucléaires de l’Europe : France, Allemagne, Russie, Italie, Grande Bretagne, Espagne, Pologne. Comme l’explique Jacques Myard , spécialiste des questions de défense, le Conseil de Sécurité Européen permettrait aux Etats d’Europe de gérer leurs crises en commun afin de dégager des solutions pacifiques. Il instaurerait un  » concert européen « , lequel fit gravement défaut, les Européens s’en sont aperçus à leurs dépens, durant la guerre du Kosovo, mais qui aurait très probablement permis de trouver une issue pacifique à la crise, la Russie ayant réussi à arracher aux Serbes des concessions majeures susceptibles de remplir l’essentiel des conditions exigées par le document de Rambouillet. Mais faute de Concert européen et de dialogue transcontinental, les Etats-Unis, refusant de céder sur la principale pierre d’achoppement stratégique – à savoir la présence de troupes de l’OTAN dans toute l’ex-Yougoslavie et non pas de troupes multinationales de l’ONU – imposeront une issue belliciste aux conséquences déstabilisatrices et préjudiciable à la paix du Continent européen, encore un peu plus divisé entre  » Occident  » et  » Orient « .

Conclusion : l’Axe Paris-Berlin-Moscou : seule entité géopolitique susceptible d’équilibrer l’unipolarité américaine

Dénonçant le fait que son pays a  » rompu l’unité civilisationnelle  » de l’Occident et des deux Europe en appuyant corrélativement les pôles mondiaux du fondamentalisme islamique sunnite et l’irrédentisme panturciste contre la Russie et le Bloc post-byzantin, donc contre l’Europe elle-même, le professeur Samuel Huntington explique que les Etats-Unis, qui se posent en croisés contre les  » Etats-voyous « , sont devenus eux-mêmes le  » Super Etat-voyou « , la puissance  » arrogante  » par excellence, contre laquelle les réfractaires et les  » insoumis  » finiront inéluctablement par se liguer entre eux, à commencer par la Russie. D’où la nécessité de revenir à une politique moins interventionniste et moins  » arrogante « , pour paraphraser Condoleezza Rice.

Mais en attendant que  » l’empire bienveillant  » ne revienne dans les faits à plus de sagesse, ce que ne semble pas augurer l’unilatéralité du projet de bouclier anti-missiles, l’alternative au Nouvel ordre Mondial américain  » arrogant « , unipolaire, caractérisé par la Loi – américaine -du Plus Fort, résiderait dans ce que Henri Kissinger, autre illustre patriote américain inquiet des conséquences imprévisibles de la dérive  » arrogante  » de son pays, nomme une  » politique d’équilibres « , la prise en compte du caractère multipolaire du monde de l’après Guerre froide, et une renonciation au néo-impérialisme de Washington, générateur de frustrations identitaires et nationales, d’anti-occidentalisme et, inévitablement, de guerres. Cela dans l’intérêt même, à long terme des Etats-Unis, qui ne pourront pas indéfiniment se permettre de faire croître l’anti-occidentalisme partout dans le monde, haine d’autant plus forte qu’elle est alimentée par le spectacle de division qu’offrent les Européens et les Occidentaux à la face du monde. D’où la proposition historique de Vladimir Poutine de mettre sur pied une grande alliance défensive européo-occidentale face au péril islamiste commun. Même si cela peut paraître paradoxal, l’alliance des Etats-Unis et de l’Europe ne peut réellement être effective que si l’Europe de l’Ouest s’affranchit de la tutelle américaine et se rapproche de la Russie. Car seule une Europe forte et indépendante peut susciter le respect et faire réellement entendre ses intérêts vitaux à une Amérique dont l’absence de contrepoids n’incite pas vraiment à la sagesse…

***

De même que toute pensée stratégique et géopolitique européenne demeurera, sinon improbable, du moins, incomplète, tant que l’atlantisme primera sur la coopération stratégique avec Moscou, de même toute proclamation d’une politique de défense européenne demeurera purement rhétorique tant qu’elle ne sera pas suivie de concrétisation budgétaire et animée par une réelle volonté politique.

Pris en tenailles entre une certaine pensée unique médiatique et l’impératif catégorique de la compétition électorale, qui rangent dans la catégorie des thèmes  » non porteurs  » tout discours sur la nécessité d’augmenter les budgets militaires, les dirigeants européens sont finalement les premiers responsables de l’état de subordination stratégique de l’Union européenne aux Etats-Unis – où les budgets de défense peuvent être augmentés et où les thèmes de la  » politique de puissance  » et de l’indépendance sont au contraire porteurs -, et ils sont en fait peu fondés à dénoncer  » l’unilatéralité américaine « , notamment concernant le projet de Défense Antimissiles (NMD), alors qu’ils ne se donnent ni les moyens ni la volonté de devenir eux mêmes indépendants vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Otan, indépendance que leur propose en quelque sorte la nouvelle Russie de Vladimir Poutine mais qu’ils rechignent à étudier sereinement.

On oublie trop souvent, dans cette Europe occidentale mise à genoux et démoralisée à la suite de deux terribles guerres civiles fratricides qui ont discrédité jusqu’au sentiment national et jusqu’à l’idée même de survie civilisationnelle, qu’au commencement de toute politique et donc de toute stratégie, il y a – ou il n’y a pas, comme l’a si bien expliqué le plus grand des dissidents russes, Alexandre Soljénitsyne – lors de son célèbre discours de Harvard de 1978 -une volonté, d’où la pertinence de l’statement de Pascal Boniface sur  » l’impuissance volontaire de l’Europe « …

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