La politique française face aux défis africains

Par : Jean-Paul Gourévitch,

Expert international en ressources humaines et spécialiste des questions africaines, Jean-Paul Gourévitch a travaillé pour l’Unesco, la Banque Mondiale, la Coopération Française, l’Union Européenne. Il a notamment publié l’Afrique le fric, la France (Pré aux Clercs 1997) Immigration la fracture légale (Pré aux Clercs 1998) et La France Africaine (Pré aux Clercs 2000). Il a également écrit des romans interactifs et des essais sur la littérature de jeunesse et sur l’image politique qu’il enseigne à l’Université de Paris XII.

Février 2001

Yaoundé: fin de parcours ou nouveau départ,

Le sommet franco-africain de Yaoundé qui s’est tenu du 17 au 19 janvier 2001 sur « L’Afrique face au défi de la mondialisation » donne l’occasion de s’interroger sur les mutations de notre politique à l’égard de l’Afrique francophone en ces temps où la cohabitation dans l’Hexagone est censée prendre en charge la définition d’une stratégie consensuelle en ce qui concerne la coopération franco-africaine. Cette stratégie s’inscrit dans le cadre d’une mondialisation dont les grand-messes de Davos (sommet économique) et de Porto-Alegre (sommet social) viennent de nous donner le spectacle contrasté.

Le sommet de Youndé était le 21ème du nom depuis que le président Georges Pompidou avait réuni en 1973 onze pays du Pré Carré francophone pour un premier séminaire bilan-projet sur la coopération franco-africaine. Il a rassemblé une quarantaine de pays dont 25 représentés par leurs chefs d’Etat. C’est moins que le précédent qui avait réuni en novembre 1998 au Louvre 49 pays et 34 chefs d’Etat mais la désaffection s’explique en partie par la mort de Laurent-Désiré Kabila à la veille de son ouverture. Plusieurs chefs d’Etat impliqués dans le conflit congolais ont préféré renoncer au voyage ou quitter Yaoundé. En revanche de nombreuses institutions internationales (Banque Mondiale, FMI, BAD, OUA…) étaient représentées et le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan s’était déplacé en personne.

Les discours furent, sans surprise, consensuels et langue de bois: nécessité pour l’Afrique de prendre le train d’une mondialisation inévitable tout en élaborant un cadre solidaire et adapté aux réalités africaines; matraquage du slogan économie de marché oui, loi du marché non; adjurations à une bonne gouvernance que tous les chefs d’état africains disent appeler de leurs voeux mais qui n’existe dans aucun pays; et, last but non least, propositions de sommets mondiaux sur la mondialisation. Mais, au-delà des formules, y-a-t-il une nouvelle donne des pays du Nord à l’égard de l’Afrique et comment se situe la politique française dans ce maillage?

Le Président français s’est voulu tranchant: « La globalisation des marchés est devenue la référence dominante…!! n’y a pas d’alternative or l’Afrique participe pour moins de 1% au commerce international. Elle reçoit tout juste 1, 2% des flux d’investissements privés mondiaux. Elle est absente de la globalisation des marchés financiers. Elle est plus consommatrice que productrice de la mondialisation ».

De fait non seulement les économies africaines restent en marge d’une mondialisation qui se fait sans elles mais elles sont pénalisées par la difficulté de faire accéder leurs produits

agricoles à des marchés structurés, autorégulés, et subventionnés comme on le voit pour la PAC. Par ailleurs, les mutations économiques ont des effets induits sur le nouvel ordre mondial de l’information, la densification et la diversification des réseaux de communication et les valeurs mêmes de concurrence ou de tolérance générées par des économies ouvertes et structurées. L’Afrique subit cet état de choses sans pouvoir faire entendre sa différence.

Face à ce constat partagé, aucune décision d’importance n’a été annoncée. Ce sommet se réduirait-il à une opération médiatique de réhabilitation morale et de légitimation politique pour le Président camerounais Paul Biya, dont le régime était épinglé l’an dernier au hit-parade de la corruption avec ses 15000 fonctionnaires fantômes rémunérés et ses faux papiers vendus pour 3000F le jeu complet aux candidats à l’émigration? Le pays hôte qu’on disait ravagé par la pauvreté et l’insécurité n’a pas lésiné sur l’accueil et la mobilisation des populations pour « une mondialisation à visage humain ». On a même vu John Fru Ndi, l’opposant de toujours, figure charismatique du Social Democratic Front (SDF) participer à l’ouverture du congrès tandis qu’on procédait au ravalement de façade de la capitale du Cameroun grâce aux prêts non remboursables de l’Agence Française de Développement. Opération réussie. Le contre-sommet organisé par quelques opposants s’est terminé en eau de boudin avec le départ successif de délégations incapables de s’entendre sur une motion. Mais en définitive, avec le recul, Yaoundé apparait plus comme le dernier sommet du XXe siècle que comme le premier du XXIe.

Repositionnement: le double jeu de la politique française

Le moment serait pourtant bien choisi pour que la politique française fasse son aggiornamento. Dans sa navigation, le deux sans barreur français a distancié son concurrent d’outre-Atlantique. L’Amérique de George W. Bush vient de faire connaître les fondamentaux de sa realpolitik africaine. Pas de soldats américains engagés dans des conflits. Aucune priorité pour des régions où l’Amérique n’a aucun intérêt immédiat. Avec 9.145 millions de dollars consacrés à l’aide au développement soit 0,10 % de son PNB, en seconde position derrière le Japon (15323 millions de dollars), les Etats-Unis considèrent qu’ils en font assez pour les pays émergents. En troisième position vient la France, avec 5.637 Millions de dollars, soit plus de 40 milliards de francs. Elle y consacre 0,39% de son PNB, ce qui la place en pourcentage juste derrière les Pays-Bas, le Luxembourg et les pays scandinaves. Ces chiffres officiels sont éminemment contestables et nous avons eu l’occasion de montrer* qu’alors que la France annonçait 17 milliards d’aide à l’Afrique, l’aide se montait en fait à plus de 30 milliards. Reste qu’ils donnent un ordre de grandeur qu’il faut toutefois pondérer par un examen des bénéficiaires. Les 48 pays les Moins Avancés (PMA) pour lesquels l’aide représentait en 1999 7,5% en moyenne du PNB ne sont pas tous africains même si Sao Tomé avec 79% du PNB et la Guinée-Bissau avec 50% figurent en tête de peloton. La plupart des pays du Pré Carré bénéficient d’une aide bilatérale et multilatérale, publique et privée, dont le montant total s’étage entre 5 et 15% de leur PNB.

En second lieu la France qui a fait longtemps cavalier seul est relativement épargnée par la contestation qui grandit à l’intérieur du Tiers Monde contre des institutions internationales comme le FMI et la Banque Mondiale accusées de faire le jeu des Etats-Unis. Il y a beaucoup d’excès dans ces attaques. Certes les Etats-Unis avec leur 17,5% de voix correspondant à leur quote-part disposent d’une minorité de blocage dans un conseil permanent où les décisions sont prises à la majorité des 85% mais cette condition est également valable pour l’Europe (22,5% des votes) et pour l’ensemble constitué par la Russie, la Chine et l’Arabie saoudite. Ce n’est pas parce que les responsables de ces Institutions sont deux occidentaux, l’allemand Horst Kôhler et l’américain James Wolfensohn que la politique est dictée de Washington, de Paris, ou de Berlin, dont les conceptions sont différentes et les intérêts concurrents. Mais aujourd’hui le discours dominant de l’intelligentsia française, nourri de tiersmondisme, dé démagogie et surfant sur la mauvaise conscience de l’Occident occupe tout l’espace du débat en occultant une partie des enjeux. C’est le cas pour ne prendre qu’un seul exemple du Monde Diplomatique qui n’hésite pas à parler du « capitalisme des copains » du FMI* et de la « redistribution des ressources des pauvres vers les riches ». Il est vrai que selon les propres paroles de son rédacteur en chef Alain Gresh, le Diplo n’est « pas un journal de débat mais un journal militant » comme le montre d’ailleurs l’engagement pour ATTAC de son directeur général Bernard Cassen.

On peut mesurer les ravages causés sur le plan international et particulièrement auprès des élites africaines par un parti-pris qui récuse toute pensée divergente – j’en ai fait l’expérience!-notamment celle qui remettrait en cause le dogme de l’annulation sans conditions de la dette publique africaine. C’est aujourd’hui la nouvelle ardoise magique. Après la dette morale de la traite des nègres et de la colonisation, puis la dette de sang des guerres mondiales, et enfin la dette financière des profits que les entreprises du Nord continuent à faire sur le dos des populations du Sud, l’Afrique a trouvé de vertueux avocats pour justifier l’état de sous-développement dans lequel les régimes successifs ont plongé le continent, quarante ans après les indépendances: le coupable est stigmatisé: c’est la faute au FMI et à sa politique d’ajustement structurel. Yakka.

Ceux qui vivent au contact des Africains mesurent la nocivité de cette schématisation. Elle a réussi à convaincre une partie de la classe dirigeante et de l’opinion publique africaine de la véracité d’une triple équation: aide internationale = Occident = Etats-Unis = profits sur le dos des Africains. Schématisation d’autant plus pernicieuse que l’information dans ce domaine reste parcimonieuse notamment parce que l’Afrique est la grande absente dans la redistribution des équilibres de la planète. Les Africains étaient mieux représentés à Davos (20.000 dollars le ticket) qu’à Porto-Alegre (50 dollars la participation). Pourtant s’ils ont fait entendre leur voix, ils n’ont pas su mobiliser sur leurs propositions. C’est que mondialisation et antimondialisation opèrent sur des échiquiers mondiaux dont les règles sont peu applicables aux économies informelles et enclavées du Sud.

Or la France a choisi en cette matière une voie médiane, certains parleront de double jeu. A Davos, outre le directeur du forum Claude Smadja, les ministres poids lourds Laurent Fabius et Pierre Moscovici chargés de l’économie et des affaires européennes et Jean-Marie Messier, le médiatique patron de Vivendi Universal. A Porto-Alegre, le non moins médiatique José Bové et les ministres poids légers du commerce extérieur et de l’économie solidaire, François Huwart et Noël Hascoêt. Souci de ménager à la fois les décideurs économiques et la société civile? Volonté de se démarquer du grand frère américain et notamment de reprendre pied dans un continent que celui-ci après les déconvenues éprouvées au Congo a tendance à délaisser? Ou tout simplement désir, après les affaires de corruption , de trafic d’armes, et d’évasion fiscale qui ont secoué tout l’establishment depuis la tribu Mitterrandiste jusqu’aux réseaux Pasqua en passant par les chargés d’affaires pour l’Afrique, de s’accorder une pause de réflexion. La situation en Afrique, dit Jean-François Bayart, est proprement « désespérante ».

L’échec des modèles

Depuis qu’elle a accédé aux indépendances l’Afrique subsaharienne a fait l’expérience de tous les modèles:

– le modèle coopératif d’un Etat qui assure son développement grâce aux transferts de savoir-faire assurés par l’aide technique et à l’entretien des infrastructures et à la gestion des institutions héritées de l’ère coloniale;

-le modèle de rupture de la décolonisation adoubé par la mise en scène populiste de l’odyssée glorieuse d’un pays autosuffisant qui renvoie les coopérants, confisque leurs biens, bloque les transferts de fonds, et sollicite du reste de la communauté internationale l’aide en personnes et en ressources indispensable à son développement;

. le modèle étatique socialiste, tantôt à la soviétique tantôt à la cubaine, avec ses assemblées populaires, ses élections au parti unique, ses collectivisations de terres plus ou moins brutales, et pour finir la vassalisation des institutions, de l’économie et de l’armée contrôlées par les techniciens du pays protecteur;

– le modèle révolutionnaire à la Sankara avec sa pureté dogmatique, la mobilisation des habitants, le choix d’un train de vie modeste, l’accent mis sur la jeunesse et l’éducation, et le souci d’exporter ce modèle pour rénover une Afrique corrompue;

– le modèle fédératif avec la mise en scène d’une communautarisation des institutions et des ressources de plusieurs pays, ses politiques étrangères communes et ses conseils permanents pour la gestion des affaires courantes, ses fêtes de l’intronisation et son système d’attelage ou d’alternance des porte-parole autorisés;

– le modèle démocratique importé d’Europe avec ses élections théoriquement libres depuis le niveau communal jusqu’au scrutin présidentiel, ses contrôleurs internationaux, ses cours constitutionnelles garantes de l’égalité des candidats et de la lutte contre la fraude et le clientélisme, et ses primes aux pays qui s’engageraient résolument dans cette voie;

– le modèle Banque mondiale avec ses grands projets, son ajustement structurel, sa réduction des déficits publics, la déflation des fonctionnaires et la privatisation des services;

– enfin le modèle ONG-micro développement avec son partenariat, ses jumelages, la mobilisation des crédits de proximité, et l’idéologie du small is better and black is beautiful.

La boucle est bouclée. Malgré des résultats ponctuels, aucun de ces modèles n’a pu s’imposer ou se maintenir suffisamment longtemps au point d’exercer un effet d’attraction sur les pays limitrophes. Les idéologies ont montré leur fragilité, les élites leur incapacité à s’investir pour le développement de leur propre pays et à résister à la séduction de fonctions plus rémunératrices à l’étranger, et les capitaux africains leur propension à aller là où l’argent rapporte et donc en dehors du continent.

Un programme pour l’Afrique

Après les diagnostics, c’est le temps de la remédiation. Traitement de choc ou médecines douces? Le « plan africain pour les Africains » initialisé à La Havane en avril 2000 par ses trois parrains, l’Algérien Abdelaziz Bouteflika (qui pour la première fois participait aux travaux du sommet de Yaoundé), le nigérian Olusegun Obasanjo et le sud-africain Thao Mbeki entend positiver une image de l’Afrique qui attirerait les investisseurs et aiderait l’Afrique à s’aider pour en finir avec l’exception africaine. Le Président Abdoulaye Wade propose pour sa part un « plan Oméga », sorte de plan de la dernière chance pour l’Afrique. Dans la presse internationale chaque éditorialiste sort sa trousse chirurgicale et rédige ses ordonnances. Après la suggestion de Michel Camdessus de taxer les exportations d’armes pour financer le développement des pays pauvres et de Bechir Ben Yahmed d’appliquer plutôt cette taxation à la consommation du tabac, c’est Jeune Afrique Economie * qui énumère l’ensemble des mesures à prendre « la constitution d’ensembles économiques régionaux impliquant un accord commercial régional qui permettrait aux entreprises d’élargir leurs marchés au-delà des frontières nationales, la fin de l’exaltation de l’idée de nation comme source unique de légitimation des pouvoirs; une révision de la politique appliquée par les organisations internationales qui ont cherché à rétablir la solvabilité des pays en développement en leur imposant des Programmes d’ajustement structurel qui ont pesé sur la reprise économique, une solution durable au problème de la dette, un renforcement des régulations internationales contre les risques environnementaux, le partage de valeurs universelles (démocratie, droits de l’homme, bonne gouvernance) seules susceptibles d’encourager les investissements autant que les populations,

etc…  »

Dans un catalogue les pages blanches sont aussi importantes que celles qui sont remplies. Depuis les cris d’alerte de René Dumont* qui proclamait en 1962 « l’Afrique Noire est mal partie » jusqu’aux cris de révolte actuels d’Africains comme Nicolas Agbohou dénonçant « le franc CFA et l’Euro contre l’Afrique » en passant par les interrogations d’Axelle Kabou « et si l’Afrique refusait le développement » et les dénonciations de Jean-François Bayart sur « la politique du ventre », la littérature concernant le pré carré a sombré dans l’afropessimisme sans que les bons plans d’une « Afrique majeure » (Michel Roussin) réussissent à inverser la tendance.

L’acte d’accusation a été actualisé en 1993 par René Dumont

« J’accuse la majorité des dirigeants africains d’avoir d’abord profité des privilèges du pouvoir; j’accuse la coopération française d’avoir accepté de financer des projets somptuaires; j’accuse la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international d’acculer ces pays à une austérité payée par les plus pauvres; j’accuse, surtout, tous les responsables d’avoir par leurs politiques, ignoré, ruiné et méprisé les paysans africains.  »

La même année, un groupe de travail constitué sous l’impulsion du ministre socialiste de la coopération Edwige Avice et piloté par Serge Michaïlof avec le concours des associations « Mieux aider le Sud » et « pour un nouveau dialogue avec l’Afrique » développait un autre scénario de coopération. Constatant que « l’échec du développement en Afrique est aujourd’hui flagrant et généralisé », il prédisait une croissance rapide de l’Afrique avec l’aide de la puissance française: »Si certaines régions d’Afrique sont dépourvues de tout potentiel, d’autres regorgent de richesses énergétiques ou minières et les avantages comparatifs pour certaines spéculations agricoles …peuvent devenir exceptionnels. L’Afrique du champ de la coopération dispose en réalité d’atouts considérables si on compare sa situation à ceux de nombreux autres pays en développement ( Afrique hors champ, Bangladesh… ) . Elle dispose encore d’une infrastructure économique exceptionnelle (routes ports, réseau ferré, télécommunications, production énergétique, infrastructure urbaines). Elle dispose également d’un encadrement technique et économique de valeur qui n’a pas à réinventer, par un long et douloureux apprentissage, les règles de l’économie de marché… En cette période où l’histoire hésite, la France doit désormais mettre au second plan ses soucis clientélistes pour aider en priorité les équipes dirigeantes africaines qui sont réellement soucieuses de redresser leur économie à se fixer des objectifs et des étapes réalistes. »

Huit ans après les deux plaidoyers sont toujours d’actualité mais ils n’ont nullement changé la donne. Il y a toujours autant de conflits, de misères, d’exploitations, d’aides, et d’effets oratoires. On a même multiplié les conférences nationales, régionales et internationales comme si le fait de se rencontrer dans un cadre agréable et luxueux à l’écart des mouvements de foules légitimait toute réflexion in vitro et donnait du temps au temps. Là aussi la fin de parcours est proche. Ceux qui sont exclus du pouvoir n’en peuvent plus d’attendre aux portes des hôtels de luxe qu’on décide de leur sort à leur place. D’autant plus qu’à l’échelle de la planète le lobby de l’antimondialisation a donné l’exemple et montré qu’on peut faire pièce aux projets des clans politico-économico-militaires et s’inviter dans ses clubs privés.

Les défis africains

L’Afrique abrite aujourd’hui 800 millions d’habitants. Elle en comptera entre 1,5 et 2 milliards en 2050 même si les ravages du sida et des autres pandémies, l’insécurité économique et politique, et les guerres qui s’allument sur tout le continent portent un coup à la baisse de la natalité. Elle ne laissera à ses enfants que le choix qu’entre la misère et l’exil vers ces pays du Nord dont tous les écrans leur offrent une image complaisante et dont leurs frères sur place leur assurent qu’on peut toujours s’y « débrouiller ».

La solution politique: le panafricanisme selon Khadafi

Trois scénarios peuvent convaincre les Africains de rester chez eux, d’y revenir ou d’y faire revenir des investisseurs. La première voie est politique. C’est le panafricanisme dans sa version relookée, les Etats-Unis d’Afrique, avec en vedette anti-américaine son héraut, le colonel Khadafi, qui tente avec ses pétrodollars et son charisme de redonner l’espérance à des populations traumatisées par les dictatures, lassées des coups d’état et déçues par les retombées des ferveurs démocratiques. L’adoption le 12 juillet 2000 au sommet des chefs d’Etat de Lomé de l’acte constitutif de l’Union Africaine destiné à rénover une OUA inadaptée, dépassera-t-elle le stade de l’incantation? Le nombre des pays signataires est aujourd’hui de 41 sur 53 pays membres de l’OUA et celui des pays qui l’ont fait ratifier par leurs parlements nationaux de 14. Il devrait progresser à la suite du sommet de Syrte des 2-3 mars 2001, une ville libyenne située à 450 kilomètres de Tripoli. Reste que si l’on peut mobiliser les énergies pour favoriser la circulation des personnes et des marchandises, la création d’une instance politique et d’un Fonds monétaire spécifique pour l’Afrique paraissent très aléatoires.

Ce transfert de compétences n’est jusqu’à présent entré que dans sa phase théorique, celle qui doit préfigurer le passage de l’OUA à l’Union Africaine. Dans sa superstructure calquée sur l’Union Européenne avec sa conférence des chefs d’Etat, son conseil ministériel et son secrétariat permanent, la nouvelle Union Africaine ressemblera à l’OUA et ne remettra sans doute pas en cause les frontières des Etats ou le principe de non-ingérence. L’élection de parlementaires panafricains au suffrage universel reste très problématique, tout autant que la réglementation des campagnes et la définition des pouvoirs. Peut-on croire à des abandons de souveraineté de la part de chefs d’Etat tenus par leur nomenklatura et de leur armée, et qui considèrent que le régime présidentiel avec son identification des gouvernés aux gouvernants et sa conception du « chef premier serviteur du peuple » est le seul qui convienne aux Etats africains? La seule élection qui mobilise pour l’instant l’OUA est celle de son nouveau secrétaire général prévue pour juillet 2001…

Mais le cœur de cette réforme, c’est la création d’institutions panafricaines (banque centrale, fonds monétaire, banque d’investissements…) qui doivent permettre aux Africains de faire entendre leur voix dans le concert économique et d’engager un dialogue non déséquilibré avec les bailleurs de fonds. Ce qui peut changer également c’est la référence idéologique aux droits de l’homme, à la démocratie, à la société civile et aux sanctions éventuelles mais on sait comment les démocraties africaines ont entre dictature et démocratie trouvé des formules personnalisées qui dans leur réalisme font fi de ces beaux principes.

La France, on s’en doute n’est pas favorable à la solution panafricaine. Elle ne porte pas dans son cœur un Khadafi qui n’a jamais été lavé de l’accusation d’attentat sur le vol UTA Brazzaville-Paris et dont on découvre qu’il pratique dans son pays une préférence nationale sans aucun humanitarisme immigrationiste. C’est contre Khadafi que la présence militaire française s’est repositionnée au Tchad et c’est en partie pour parer à cette menace que le dispositif Recamp a été mis en place pour aider l’Afrique à être son propre gendarme et éviter d’apparaître désormais en première ligne à chaque coup d’état. Mais la récente crise ivoirienne a montré que la France ne pouvait pas rester neutre quand ses intérêts économiques, ses solidarités politiques ou tout simplement la stabilité du pays étaient menacées. Ce qui ne grandit pas une image de marque de la France très écornée dans l’opinion publique africaine et particulièrement dans sa jeunesse.

La solution économique: l’annulation de la dette

La seconde voie est d’ordre économique. C’est l’annulation de la dette, mot d’ordre qui bénéficie d’un courant de sympathie dans l’opinion occidentale et solidarise une partie du mouvement associatif avec l’Afrique. La dette est pour l’Afrique un fardeau insupportable. Selon les chiffres communiqués à Yaoundé, la dette extérieure de l’ensemble des pays africains est passée en 20 ans de 110 milliards de dollars à 350 milliards avec un taux d’accroissement annuel de 12% supérieur à une croissance démographique elle-même supérieure à la croissance économique. C’est dire que dans cette course-poursuite l’Afrique est perdante sur tous les fronts. Pour parler autrement, cela signifie que tout foyer africain doit aux bailleurs de fonds 5 ans de ses ressources. Il est évident que si les pays africains étaient contraints de rembourser leur dette, leurs économies seraient en dépôt de bilan et on observe d’ailleurs que pour les bons élèves, ceux qui comme le Burkina-Faso honorent leurs échéances, la charge est très lourde à supporter. Aussi les bailleurs de fonds ont été contraints bon gré mal gré de s’interroger sur une spirale de l’endettement où, à force de prêter à un pays dont on sait qu’il n’a pas les moyens de rembourser, on transforme la dette réelle en dette virtuelle comme un grand jeu où les acteurs ne peuvent avancer qu’en procédant à des annulations répétées d’échéances. Au rythme actuel des remboursements, il faudrait 110 ans à l’Afrique subsaharienne pour rembourser aux bailleurs de fonds le total de la dette contractée à leur égard. Aucun banquier n’accepterait un tel échéancier. Mais chacun joue à jouer. Le prêteur se donne bonne conscience en accordant des crédits qui font oublier ses méfaits antérieurs ou ses ponctions sur l’économie du pays; le bénéficiaire réclame le droit aux « prêts non remboursables ».

A exonérer de tous comptes ceux qui, en quarante ans d’indépendance n’ont fait qu’appauvrir leur pays et enrichir leurs proches et ne pas s’interroger sur ce que l’Afrique a fait des fonds qui lui ont été alloués, -l’équivalent de 30.000 F par famille sur 20 ans- on risque de reproduire les mécanismes qui ont abouti à l’accroissement exponentiel de la dette. Ni les privatisations préconisées par les bailleurs de fonds, ni la lutte contre le clanisme et la corruption au nom de la bonne gouvernance, ni les fonds de concours obtenus dans le cadre de la convention de Lomé n’ont permis aux économies africaines de décoller. Les nouvelles ressources pétrolières et minières sont déjà hypothéquées par les investissements consentis pour leur exploitation ou confisquées par les potentats locaux.

Sur ce plan la France peut légitimement s’interroger sur ses résultats et ses responsabilités. L’aide annuelle de la France à l’Afrique représente aujourd’hui environ 32 milliards, soit plus de 2000F par foyer fiscal payant l’impôt sur le revenu, sans compter les 40 milliards de dettes du Tiers Monde que la France s’est engagée en l’an 2000 à éponger, ni l’aide directe et indirecte aux Africains en France que personne ne veut prendre le risque de chiffrer. Certes, quand 100 francs sont versés à l’Afrique au titre de l’aide au développement, il n’y a que 5 francs qui aident des projets de développement pilotés ou copilotés par des Africains. Mais bien avisé qui pourrait déterminer à l’avance desquels il s’agit! Les évaluations-pays ou secteurs faites par la coopération française et qui auraient dû aboutir au repositionnement du dispositif n’ont servi que de mémoire pour une hypothétique recherche de traçabilité. Pire, après avoir constaté la perversion d’un certain nombre de circuits de subvention ou d’activités de formation, il a été décidé, sous la pression des politiques, de les mener à terme afin de ne pas pénaliser les opérations en cours. Ainsi s’est instaurée une politique de guichet faite de reconduction des opérations, d’assistanat aux institutions, et d’affirmation du maintien de la présence française.

De ce point de vue le rattachement et la subordination de l’ex-Ministère de la Coopération aux Affaires Etrangères qui devait constituer un signe visible de l’infléchissement de la politique française a eu un effet inverse chez nos « amis africains». Quand ils n’ ont rien obtenu de leurs interlocuteurs habituels, ils négocient avec les affaires étrangères et s’ils trouvent porte close, ils s’adressent directement aux interlocuteurs chargés des affaires africaines de Matignon ou de l’Elysée qui , dans ces temps d' »affaires », n’ont aucun intérêt à voir les dossiers chauds portés sur la place publique.

La solution culturelle : l’éducation pour tous ou rien

La troisième voie réside dans des avancées décisives en matière d’éducation, et de santé. Sur le premier point il a fallu déchanter car les progrès -réels- de l’alphabétisation et de l’éducation de base ont largement ponctionné les ressources des gouvernements africains et des populations invitées à y contribuer. Du fait de l’ajustement structurel des fonctions publiques pléthoriques et de la faiblesse des investissements productifs, les diplômés se retrouvent chômeurs et cherchent à monnayer à l’extérieur les compétences acquises, vidant ainsi l’Afrique de ses élites. Nous payons ici la facture d’une stratégie dans laquelle la France s’est largement investie, celle d’une amélioration de la qualité de l’éducation, mais qui s’est trouvée battue en brèche par les recommandations des conférences mondiales et des bailleurs de fonds sur la priorité à l’éducation de base au détriment de la formation des cadres africains.

Sur le plan de la santé, la situation est hors de contrôle et la plupart des experts doutent que les pratiques sexuelles des Africains puissent être rapidement et durablement modifiées. Les trithérapies sont introuvables ou hors de prix même si la Banque Mondiale se dit prête à affecter une partie des 19 milliards de francs dont elle dispose au traitement du sida; et les gestes humanitaires des firmes privées comme la fourniture gratuite du fluconazole par les laboratoires Pfizer, pour les patients d’Afrique du Sud qui ne peuvent pas l’acheter restent rarissimes. Ceux qui sont atteints n’ont plus que l’espoir de trouver au Nord des remèdes efficaces et une aide médicale gratuite. Là encore la France a fait un gros effort d’accueil et de suivi. Dans la quasi-totalité des grandes villes, même les malades en situation irrégulière peuvent aujourd’hui se faire soigner gratuitement aux Urgences, une pratique qu’ils connaissent très bien qu’elle ne fasse l’objet d’aucune exploitation journalistique.

La solution technologique: l’immigration virtuelle?

Existe-t-il un système de freinage voire d’inversion des flux migratoires? On spécule aujourd’hui sur les chances de l’immigration virtuelle. Ainsi dans le supplément « Avenir » du Monde de novembre 1999, Jacques Attali prophétisait: « Grâce aux nouvelles technologies, les diplômés de l’enseignement supérieur qui habiteront dans un pays du Sud où l’on parle une langue du Nord, l’anglais, le français ou l’espagnol, pourront travailler pour un pays du Nord. On pourra par exemple décentraliser au Maroc ou en Algérie la plupart des tâches que fait l’administration française. »

Cette immigration virtuelle ne concerne pas les seuls diplômés même si elle freine en priorité la fuite des cerveaux. A terme c’est toute la structure du travail qui est susceptible d’être modifiée avec une redistribution des tâches entre le Nord et le Sud et aussi par voie de conséquence un partage du chômage. A partir de ce qui s’observe aujourd’hui en Inde ou à l’Ile Maurice, il n’est pas exclu que les entreprises européennes ou américaines choisissent de travailler avec l’Afrique si la main-d’oeuvre y est de qualité comparable et surtout financièrement attractive. Or quand on a un salaire décent, et des perspectives d’ouverture sur le monde on peut envisager de rester chez soi avec sa famille et ses biens et de ne pas aller chercher l’Eldorado dans les couloirs du métro parisien, chez les marchands de sommeil de la Seine-Saint-Denis ou les foyers d’immigrés de la banlieue lyonnaise.

Cela suppose évidemment que l’Afrique soit équipée en nouvelles technologies, qu’on fasse à la fois baisser le coût des investissements et celui des communications, et enfin que les pays du Sud ne soient pas seulement des consommateurs d’informations puisées dans les bibliothèques du savoir du Nord mais aussi des producteurs pour ne pas générer une recolonisation de l’Afrique. En juin 2000 un rapport d’experts a appelé l’ONU à constituer un fonds de 500 millions de dollars pour aider les pays en développement à financer leur connexion à Internet dans les quatre ans à venir. La France qui défend la présence francophone sur le Net a ici un rôle de premier plan à jouer.

L’Afrique est l’avenir de l’Europe

Dans ces perspectives peu souriantes, les migrations du Sud vers le Nord s’accélèrent d’autant plus que les migrations intra-africaines qui représentaient jusqu’à 85% des flux, sont remises en question par les guerres comme celle du Congo -la première guerre mondiale africaine-, les préférences nationales et la fermeture progressive d’ Etats qui comme l’Afrique du Sud accueillaient les réfugiés africains à la recherche de travail . Mais elles changent également de direction. Autrefois les Africains anglophones partaient pour la Grande-Bretagne, les francophones vers la France, et les ressortissants de l’ex-Zaîre en Belgique: pratiques héritées de l’histoire coloniale, favorisées par la communauté de langues et encouragées par la diaspora. Aujourd’hui ceux qui quittent l’Afrique tendent à pratiquer une forme de shopping migratoire en fonction des opportunités diverses offertes par les pays de l’Union européenne, eu égard aux risques encourus. Celles de la France sont attractives: la qualité des soins médicaux, les facilités d’études, l’importance des prestations sociales notamment pour les familles nombreuses et pour ceux qui n’ont pas de travail et le faible risque de reconduite aux frontières compte tenu de la mobilisation du mouvement associatif.

Pour les gouvernements des pays du Nord, conscients de la montée inéluctable des flux migratoires, de l’impossible immigration zéro, et des difficultés d’intégration d’une communauté africaine toujours plus nombreuse qui réclame sa part de la croissance mais ne parvient que très difficilement à s’insérer sur le marché formel du travail, le défi est majeur. Il s’est longtemps cristallisé dans le terme de codéveloppement utilisé par des leaders de droite (Charles Pasqua) et de gauche (Sami Naïr) qui posent comme principe qu’en aidant les pays d’origine de l’immigration on facilitera le retour au pays de ceux qui sont partis et on dissuadera de partir ceux qui sont restés.

Malheureusement ce terme utilisé à profusion – on l’a encore vu dans l’émission Ripostes de Serge Moati sur l’Afrique de février 2001- ne correspond à aucun modèle répandu sur le continent africain. On peut tout juste l’appliquer à des expériences-vitrines ponctuelles dans les pays du Sahel menées avec l’aide d’ONG et d’associations humanitaires qui ne revendiquent nullement d’être médiatisées mais plaident au contraire pour qu’on laisse se développer ces chantiers sans les paralyser par des évaluations ou les pervertir par des généralisations. Quant aux Africains de France qu’on interroge sur leur avenir, ils n’envisagent nullement un retour au pays et demandent avec de plus en plus de force une régularisation pour profiter des conditions du pays d’accueil incomparablement supérieures à celles de leur pays d’origine.

La France peut-elle s’affranchir de son interventionnisme, de son néocolonialisme et de ses pratiques bananières? « Non » estiment ceux qui comme François-Xavier Verschave dénoncent la Françafrique* et ses noirs desseins, voient dans les pratiques et les soubresauts des régimes en place l’intervention occulte de réseaux, et ont constitué une impressionnante collection de « dossiers noirs de la politique africaine de la France  » (L’Harmattan). « Oui » pense au contraire une partie des experts et des spécialistes pour qui les voiles progressivement levés sur les secrets des affaires annoncent un retour à plus de transparence et de franchise et une autre ère des rapports franco-africains.

Nous sommes ici devant un double langage. D’une part les pays occidentaux et particulièrement la France souhaiteraient sincèrement contribuer au développement des pays émergents mais n’ont plus aucune stratégie d’envergure à proposer. D’autre part les pays africains n’acceptent plus les leçons de ceux qui les ont conduits dans une impasse, dont ils voient qu’ils continuent à s’enrichir en dehors d’eux et parfois sur leur dos. Si les chefs d’Etat africains ne refusent pas les subventions quand il s’agit de financer des grands travaux, de payer les arriérés des fonctionnaires voire d’embellir les résidences présidentielles, ils ne peuvent ni ne veulent publiquement contractualiser un pacte qui subordonnerait l’aide accordée au retour de leurs expatriés.

La France face à l’immigration africaine

Cette aide est-elle susceptible d’inverser ou de feiner les flux migratoires? Les chiffres -contestables- semblent montrer que c’est le contraire qui s’est produit. Jamais l’Afrique n’a autant reçu et jamais l’immigration africaine n’a été aussi importante. C’est qu’en complément de l’aide, la politique d' »accueil à bras fermés » des pays européens et singulièrement de la France crée un appel d’air qui dans des civilisations où la rumeur se transmet très vite incite au départ. Officiellement les pays de l’espace Schengen qui veulent rester maîtres du contrôle à leurs frontières ont fait savoir qu’après la vague de régularisations qui a touché l’Allemagne, le Bénélux, l’Italie, la France* et l’Espagne, l’heure était à la reconduite des clandestins En fait l’Union Européenne cherche désespérément une politique commune et reste impuissante face aux flux migratoires.

L’immigration illégale est aujourd’hui plus importante que l’immigration légale. En France l’immigration légale correspond aujourd’hui selon les chiffres publiés dans le rapport du Haut Conseil à l’Intégration à 117. 500 entrées par an dont 96.500 viennent de l’espace non européen, en progression de 55% sur l’année précédente. L’immigration clandestine est inchiffrable scientifiquement et les fourchettes vont de 30.000 à 150.000 entrées par an sur le territoire français On peut toutefois se fonder sur les estimations internationales comme celles de l’O.M.I. qui donnent entre 400.000 et 500.000 clandestins pénétrant chaque année dans l’espace Schengen. En France même, après des années de black-out des pouvoirs publics et de la presse, on commence à admettre officiellement que le nombre de clandestins résidant sur le territoire est au moins de 500.000. Les polémiques récentes sur l’immigration comorienne (2987 dans les Bouches-du-Rhône selon la préfecture, 40.000 à 50.000 selon les associations) ou kurde (10.000 en France selon les déclarations officielles, 130.000 selon les décomptes des associations) ont montré le peu de crédibilité des chiffres exposés. Les recensements ne recensent que ceux qui ont pu ou voulu se faire recenser, laissant de côté selon le professeur Dupâquier environ 1.500.000 personnes. Sans doute tous les clandestins ne sont-ils pas originaires de l’Afrique subsaharienne. On y trouve des Maghrébins, des Chinois, des Haïtiens, des Turcs et des Kurdes, des ressortissants de l’Europe de l’Est et des Balkans, des Afghans et des Sri-Lankais mais c’est la vague africaine qui est la plus importante surtout si l’on considère ceux pour lesquels la France n’est pas un territoire de passage mais un lieu où ils vont se fixer.

Il faut évidemment en retrancher le nombre de ceux qui sortent du territoire, volontairement ou selon des procédures de reconduite. Le chiffre des sorties volontaires n’est pas connu mais il est probablement peu élevé en comparaison du flux des Français de souche qui s’expatrie annuellement (40.000 à 50000 personnes). Celui des reconduites est faible (7735 exécutées soit 17,3% des décisions prises) et pour les Africains il est dérisoire. D’abord parce qu’il y a des pays où ils ne peuvent matériellement pas être reconduits (Somalie, Sierra-Leone) mais surtout parce que l’abandon de la politique des charters, la mobilisation du mouvement associatif et la multiplication des voies de recours juridique paralysent toute action concertée de l’Etat en cette matière. L’Africain qui réussit à mettre les pieds sur le sol français est aujourd’hui pratiquement sûr d’y rester. C’est aussi la raison pour laquelle tant d’Africains tentent leur chance chez nous, conscients du fait qu’ils seront de toute façon aidés par leurs compatriotes ou par des associations qui tantôt par humanitarisme, tantôt par intérêt militent pour une politique généreuse de régularisation de tous ceux qui la demandent.

Cette population augmente également par croissance interne due au différentiel de fécondité. Les femmes originaires de l’Afrique Noire subsaharienne présentent des ratios de fécondité encore peu différents de ceux de leurs pays d’origine (entre 4, 8 et 6, 9) et tro!s ou quatre fois supérieurs à la moyenne des femmes françaises toutes origines confondues (1, 7).

Enfin il faudra bien reconsidérer la législation sur le droit d’asile et aménager la convention de Genève qui différencie le droit d’asile politique du droit d’asile économique et le limite aux victimes des persécutions exercées par les pouvoirs. La France a d’ailleurs devant le drame algérien pris des mesures pour accueillir ceux qui se disaient victimes du terrorisme islamiste. L’explosion des demandes d’asile se constate en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France puisque c’est une des seules solutions pour des personnes qui ne répondent pas aux critères d’immigration légale comme le contrat de travail, les études ou le regroupement familial et n’a pour limite que la saturation des dispositifs d’hébergement.

Face à cette situation le gouvernement cultive l’ambigùité. Officiellement on fait valoir que malgré le départ de M. Chevènement la politique n’a pas changé et que la lutte contre l’immigration clandestine et notamment contre ceux qui en profitent est toujours d’actualité.

De fait plusieurs réseaux de passeurs ou d’employeurs, particulièrement turcs ou chinois, ont été démantelés mais ils se reconstituent d’autant plus vite que des groupements mafieux ont compris qu’une immigration touchant des ressortissants fortunés et susceptibles de travailler était d’un bon rapport. Dans cette traque, les Africains sont épargnés parce que l’immigration africaine est essentiellement une immigration de peuplement et non de main d’œuvre*, et parce que les immigrants qui n’ont guère la possibilité d’acquitter les droits de passage demandés (entre 5000 et 20000F) préfèrent se procurer sur place de faux papiers (entre 1000 et 5000F) ou se les faire envoyer par les officines et les amis qui en France contrôlent ce trafic.

Mais officieusement le gouvernement et les préfets se sont engagés dans une large opération de régularisation en douce pour éviter tout abcès de fixation. C’est dire que quand des Africains cherchent à réoccuper en force Saint-Bernard on les expulse immédiatement, mais que les autorités acceptent de discuter au cas par cas de situations qui sont loin d’être conformes aux critères de régularisations définis en 1997-98 par le collège des médiateurs. Aujourd’hui de Lille au squat de la rue d’Aligre en passant par Orléans ou Bobigny, la plupart des conflits sont en voie d’extinction, ce qui explique que les sans-papiers peinent à mobiliser. On a même vu en mai 2000 plus de monde à la manifestation contre l’immigration clandestine de l’association « La Voix des Français » qu’au rassemblement organisé par la centaine d’associations qui soutenaient la coordination nationale des sans-papiers. Mais dans les deux cas, les manifestations (entre 300 et 2000 participants selon les estimations) n’avaient plus l’impact médiatique des grands défilés de l’année 1997.

Pour ne pas conclure

L’africanisation de la France est un phénomène incontestable et difficilement contournable. On ne veut ni ne peut dissuader les Africains de venir en France. Quand ce sont des élites qu’on accueille à bras ouverts comme les informaticiens, on répond à ceux qui accusent la France de « piller les richesses intellectuelles du Tiers-Monde » que si ces richesses ne s’investissent pas en France, ce seront nos concurrents britanniques, américains, canadiens ou australiens qui en profiteront. Quand ce sont des plus pauvres souvent sans ressources ni formation, on les accepte en spéculant sur le fait que les enfants qui viendront avec eux en France ou qui naîtront de leur union sur le territoire français, eux, travailleront, et donc fourniront la main d’œuvre nécessaire à la croissance du pays et cotiseront pour payer les retraites de ceux qui les ont accueillis.

Cet accueil provoque toutefois divers phénomènes de rejet. L’enquête réalisée à la demande de la commission consultative des droits de l’homme et remise au premier ministre en mars 2000 relevait que si les discriminations raciales en matière de logement ou d’embauche étaient largement condamnées, les immigrés en France étaient trop nombreux et elle stigmatisait la montée d’un sentiment antiafricain. En fait l’opinion publique balance entre deux scénarios: le scénario de gloire d’une France multiethnique adoubée par les assomptions triomphales des vedettes du sport ou de la musique, et le scénario catastrophe de la la perte d’identité d’une nation victime d’une colonisation renversée.

Nous avons tenté d’analyser la cristallisation du second scénario à travers deux concepts. Le premier est celui de fracture légale, le second tient dans le slogan des trois I. I comme Immigration, I comme Islam, I comme insécurité. Trois peurs qu’on amalgame dans un cocktail du mal de vivre à consommer sans modération. Pourtant il n’est pas impossible de dissocier les composants du mélange. L’Islam est tellement divers que le pouvoir s’échine à en

trouver les représentants, l’islamo-business reste marginal et l’équation délinquance-immigration ne prend pas en compte la délinquance grise. En fait l’accroissement de la délinquance rouge est moins à mettre en liaison avec les phénomènes migratoires qu’avec la montée de l’économie informelle qui représente aujourd’hui sous ses divers aspects (troc, échanges de services, économie alternative, trafics de drogues, d’armes, d’animaux, de plantes, de médicaments, piratage, contrefaçon, e-business) près de 25% de l’économie du pays.

Paradoxalement cette économie informelle, que les Africains connaissent bien puisqu’elle est la règle chez eux, est aujourd’hui un mode d’intégration qui associe dans une même solidarité de territoire et d’intérêt des populations d’origine diverses. Alors que les moteurs traditionnels de l’intégration sont obsolètes (l’Eglise, l’armée), grippés (l’école, la cité, le travail) ou détournés de leur vocation première dans des industries (le sport, la musique) où suppurent le dopage, le copinage et la corruption

Nous n’échapperons pas à une société de métissage née de la mondialisation du phénomène migratoire. C’est pourquoi il est important de s’y préparer Le problème de l’immigration africaine est le défi majeur du XXIe siècle. Ce n’est pas en le récusant, en le diabolisant ou en le débaptisant qu’on se donne le moyen de le relever. L’Australie nous a donné l’exemple dans la cérémonie d’ouverture des J.O., de ce que peut faire un pays résolument tourné vers l’avenir, où les immigrations successives sont associées à la construction du pays, et qui a choisi une aborigène, Cathy Freeman, pour allumer la flamme de la paix entre les peuples.

Notes

1 Jean-Paul Gourévitch: L’Afrique, le fric, la France Le pré aux Clercs 1997

2Le Monde Diplomatique : les institutions financières sous le feu de la critique septembre

2000 articles d’Isabelle Grunberg et de Bernard Cassen

  • Jeune Afrique Economie n°324 5-18 février 2001
  • références citées: René Dumont: L’Afrique noire est mal partie Seuil 1962 et Pour l’Afrique j’accuse Plon 1993; Nicolas Agbohou; Le franc CFA et l’Euro contre l’Afrique Solidarités mondiales A.S.1999; Axelle Kabou Et si l’Afrique refusait le développement L’Harmattan 1991; Jean-François Bayart L’état en Afrique Fayard 1989 ; Serge Michaïlof (dir) La France et l’Afrique vade-mecum pour un nouveau voyage Karthala 1993; Michel Roussin Afrique majeure France-Empire 1997.
  • François-Xavier Verschave La Françafrique. le plus long scandale de la République Stock 1998, et Noir Silence Les Arènes 2000
  • Officiellement l’opération de régularisation des sans-papiers avait abouti à l’acceptation de 78000 dossiers sur 141.000 déposés. Mais très officieusement ce sont près de 110.OOO qui ont été actuellement régularisés.
  • Les sans-papiers du squat de la Maison des Ensembles que j’ai interviewés pour l’Autre Afrique (n°104 du 23/12/99) reconnaissaient qu’aucun d’eux n’avait à ce moment de travail. « On ne peut pas travailler et se mobiliser » (Sylla Moussa).
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