Impacts de la guerre en Irak

Par Jean-Michel SALGON

Antiaméricanisme et islamisme
Dimanche 28 novembre 2004, à Rabat 40 000 à 50 000 personnes défilent dans les principales artères du centre de la capitale du Maroc, encadrés par les services d’ordre de formations islamistes, les manifestants scandent des slogans anti-américains. De très nombreuses femmes voilées, séparées des hommes, dénoncent « l’occupation » de l’Irak comme de la Palestine. L’attitude des autorités marocaines qui accueillent le 11 décembre 2004 un « forum de l’avenir » à l’initiative de l’administration américaine, concernant l’avenir du Proche-Orient est vivement dénoncée par les participants.

Depuis le début du conflit, les marques d’hostilité à la guerre et aux Etats-Unis semblent moins importantes au Maghreb que dans d’autres pays arabes comme l’Egypte ou la Jordanie. Si peu de manifestations de protestation ont été organisées, de nombreuses prises de position belliqueuses ont été cependant relayées par la presse. Quelques initiatives en faveur de la constitution de Brigades internationales islamistes ont été même évoquées publiquement, au début du conflit.

Abdesamad Haiker, jeune député marocain du parti de la Justice et du Développement, principale formation islamiste agréée, élu lors des élections législatives du 27 septembre 2002, décide à la fin février 2003, de se rendre en Irak, pour soutenir le peuple irakien et selon son expression « mourir dans le djihad ». Il se rend en Syrie puis pénètre sur le territoire irakien alors que les bombardements anglo-américains ont débuté.

Après un bref séjour à Bagdad, il quitte la capitale, afin dit-il « de témoigner, pour dire au monde comme les Irakiens résistent à cette agression injuste ». De retour au Maroc, un quotidien pourtant peu suspect de complaisance vis-à-vis de la propagande islamiste, Maroc Hebdo International, lui ouvre ses colonnes. Abdessamad Haïker, déclare : « Que des milliers d’Arabes se portent volontaires pour mourir dans le djihad, cela réconforte le cœur. Nous ne pouvons connaître Dieu de façon personnelle que si nous lui confions individuellement notre vie (…). Le martyr est une cause juste est un des chemins par lesquels nous pouvons connaître Dieu et expérimenter cette vie nouvelle. Car pour nous autres musulmans, la mort n’est qu’un passage pour une autre vie. Pour le musulman qui meurt pour Dieu, les récompenses sont innombrables et infinies»11. Ses propos, ne sont pas tenus par un jeune déshérité d’un bidonville, mais sont ceux d’un député, « technocrate », élu avec un score électoral élevé, dans la circonscription de Casablanca où le niveau de vie est le plus haut de la capitale économique du Maroc, les quartiers résidentiels d’Anfa, en effet, Abdessamad Haïker, issu d’une formation politique louée par sa modération et son sens du compromis, développe des idées qui sont partagées, par une part non négligeable de ses concitoyens et plus généralement par le « peuple arabe ».

En Algérie, le cheikh Abdallah Djaballah, principal responsable du parti d’opposition Al Islah siégeant à l’Assemblée populaire nationale, a appelé le

  • mars 2003 à la guerre sainte en Irak et au boycott des produits américains et britanniques, sans être aucunement inquiété. Le gouvernement algérien, après s’être opposé à la tenue de plusieurs manifestations dans la capitale en déployant un dispositif policier conséquent, a autorisé la tenue de marches le
  • mars 2003 dans de nombreuses villes du pays (Annaba, Batna, Constantine, Oran…. ). Des représentants du FLN (Front de libération nationale) et des deux grandes formations islamistes du pays, le Mouvement de la société pour la paix (MSP) et Al Islah ont encadré ces rassemblements qui ont été marqués par une forte mobilisation. Les tergiversations, le mutisme des principaux dirigeants algériens, traduisent alors un malaise profond.

Si, l’anti-américanisme n’est pas l’apanage exclusifdes formations islamistes, les partis de gauche et d’extrême gauche s’emparant de ce thème, il constitue un mode de contestation, subtil et efficace, des gouvernants, accusés, en des termes plus ou moins explicites, de pactiser avec « les forces du mal ». Alors que sur le terrain social ou culturel le combat contre les idéaux islamistes ne semblent pas effrayer leurs adversaires, ils apparaissent plus démunis lorsque des thèmes de politique internationale sont abordés. Reste que les gouvernants ont tenté de canaliser le mécontentement populaire en organisant des rassemblements de protestation par le biais d’organisations satellites (partis, associations d’anciens combattants, syndicats…), veillant par ce biais à ne pas laisser aux diverses fractions islamistes le monopole de la contestation. Les manifestations autorisées ont été peu nombreuses, très encadrées et parfois marquées par des interpellations. En Tunisie, lors du début des hostilités, le parlement a appelé à « l’arrêt immédiat » de la guerre, les députés tunisiens proclamant dans une déclaration « leur ferme réprobation du recours à la solution militaire et leur consternation pour les pertes en vies humaines et les destructions occasionnées par la guerre. ». Si, dans chacun des pays du Maghreb les partis au pouvoir ont unanimement condamné, relayés par divers organes de presse, en des termes très virulents, l’intervention des troupes américano-britanniques en magnifiant l’attitude des autorités françaises, les principaux dirigeants algériens, marocains et tunisiens ont préféré adopter un ton plus mesuré ou se sont refusé à évoquer publiquement le conflit. Pour ces derniers, l’impact de ce conflit doit être réduit, car il ne doit pas remettre en cause une politique de coopération économique et militaire, qui s’est accélérée depuis les évènements tragique du 11 septembre 2001, qui est primordiale pour la stabilité des régimes en place.

Progressivement, avec la nomination d’un gouvernement intérimaire irakien, plus d’une année après le début des hostilités, les autorités marocaines et tunisiennes, après avoir affiché une certaine neutralité, se sont rapprochées des positions américaines. En juin 2004, à l’occasion d’une réunion de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) à Istanbul, faisant écho à une demande de participation des pays arabes à la force multinationale émise par le secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, les représentants des deux pays maghrébins ont évoqué un engagement de leur pays respectif, dans un cadre restreint : la protection du personnel et des bâtiments de l’Organisation des nations unies.

Coopération antiterroriste

Un simple examen de l’actualité récente permet de mesurer l’ampleur de la coopération entre les différents services spéciaux des puissances maghrébines et leurs homologues américains. Le conflit en Irak, n’a pas mis un terme à cette collaboration qui s’est révélée fructueuse à bien des égards pour les régimes concernés en diminuant les risques liés au terrorisme international.

Après la série des attentats du 11 septembre 2001 la question des liens entretenus entre les services de renseignements marocains’2‘ et américains est évoquée publiquement à la suite de l’arrestation en mai 2002 de trois saoudiens accusés d’appartenir à une cellule d’Al-Qaïda.

Selon l’accusation les trois hommes projetaient des attentats contre des navires de guerre anglo-américains opérant dans le détroit de Gibraltar, après avoir envisagé des attentats à l’explosifcontre des sites touristiques à Marrakech. Ces interpellations étaient intervenues sur la base de renseignements de la CIA après interrogatoires des quelques dix-sept marocains détenus depuis janvier 2002 sur la base de Guantanamo.

Les trois accusés saoudiens seront condamnés par la chambre criminelle de la cour d’appel de Casablanca à la peine de 10 ans de réclusion criminelle.

L’existence de réseau de soutien marocain à Al-Qaida était officiellement reconnue puisque dans le cadre de cette affaire, la Cour a prononcé des peines allant de quatre mois à un an de prison contre six complices marocains. Cette coopération entre les services marocains et américains avaient été stigmatisées par l’ensemble de la mouvance islamiste et avait a été l’origine d’attaques virulentes contre la monarchie et la personne du roi. Les artisans de la politique sécuritaire du royaume, avaient dans ce cadre procédé à l’arrestation de plusieurs prêcheurs qui exaltaient les prises de position, le combat de Oussama Ben Laden, un prédicateur Mohammed Abdel Wahhab Rqiqi alias Abou Hafs connu pour ses prêches incendiaires était arrêté à Fès le 2 mai 2002. Un autre prêcheur Hassan Kettani, membre du conseil des oulémas, officiant dans la commune de Salé, qui avait critiqué publiquement les options politiques et religieuses de Mohamed VI en affirmant que « son devoir est de critiquer les gouvernants », a été arrêté à plusieurs reprises en 2003, sous divers motifs dont association de malfaiteurs.

A la suite de la série d’attentats kamikazes perpétrés à Casablanca, le vendredi 16 mai 2003 provoquant la mort de 42 personnes, les ramifications internationales et les réseaux de Al-Qaïda sont à nouveaux évoqués et les services de renseignements marocains sollicitent ou acceptent la collaboration de plusieurs pays dont les Etats-Unis. Le 18 août 2003 la chambre criminelle près la cour d’appel de Casablanca, dans le cadre d’un procès concernant pas moins de 87 personnes, quatre peines capitales et trente-neuf peines de réclusion à perpétuité. La responsabilité directe de militants islamistes opérant en Europe au profit d’un mouvement dénommé Groupe islamique combattant marocain (GICM) sera démontrée’3‘.

Durant la même période, après les attentats du 11 septembre 2001, Alger et Washington ont décidé de renforcer leur collaboration en matière de lutte antiterroriste pour combattre un ennemi commun, un mouvement islamiste opérant sur le territoire algérien le Groupe salafiste pour la prédication et le Combat (GSPC). Ce groupe, né d’une scission au sein du GIA, soupçonné de liens avec la nébuleuse Al-Qaïda, a publié un communiqué daté du 15 septembre 2001, dans lequel il est spécifié que « les intérêts européens et surtout des Etats-Unis »doivent être en priorité frappé. L’administration américaine, craignant notamment la création d’un sanctuaire pour les organisations terroristes islamistes au cœur du Sahara, a alors marqué sa détermination en apportant une aide logistique au services de renseignements et à l’armée algérienne.

L’impact du déclenchement de la guerre en Irak, sous l’égide des Etats-Unis, devait, dans l’esprit des dirigeants maghrébins, être réduit pour ne pas modifier les bases de cette fructueuse entente. Aussi, lorsque la fureur des citoyens sembla s’exprimer avec moins d’amplitude, en marge de cette coopération antiterroriste, les autorités marocaines et tunisiennes ont décidé, un an après le début des hostilités, de soutenir un projet géostratégique élaboré par l’administration américaine. Ce projet connu sous la dénomination de « Grand Moyen-Orient » repose sur la création d’une zone régionale de libre échange et un programme d’aide massif au développement par le biais de financements américains. Ce dispositif devait favoriser, dans l’esprit de ces concepteurs, des changements politiques radicaux et l’établissement de régimes stables.

Sévèrement critiqué par les autorités égyptiennes et saoudiennes ce projet a été par contre soutenu par Tunis et Rabat : le 24 septembre 2004, Colin Powell et son homologue marocain Mohamed Benaissa annonçaient la tenue d’une conférence au Maroc, en décembre 2004, sous l’égide des Américains. Au risque de mécontenter leurs concitoyens, indignés par la politique américaine en Irak, les autorités marocaines et tunisiennes n’ont pas modifié leurs options géostratégiques définies à la suite des évènements tragiques du 11 septembre 2001 au nom des intérêts suprêmes de la nation.

Renforcement des échanges économiques

Pour l’administration américaine, le Maghreb constitue un pôle de stabilité et de développement économique non négligeable. Depuis une dizaine d’années le niveau des échanges, qui était peu élevé, à singulièrement augmenté notamment en Algérie et au Maroc.

En Algérie, l’implication des compagnies pétrolières américaines dans le secteur des hydrocarbures déjà très importante n’a cessé de se renforcer depuis les années 1995-1996. Après avoir pris un temps ses distances avec le régime en place’4‘ en soutenant notamment une « initiative de paix » adoptée par plusieurs formations d’opposition dont le Front Islamique du Salut, l’administration américaine a amorcer une politique de réchauffement diplomatique à la suite des élections présidentielles de novembre 1995 remportée par Liamine Zéroual. Ce soutien désormais indéfectible a été consacré par des accords commerciaux non négligeables dans le secteur stratégique des hydrocarbures. A la fin des années 1990, Trois compagnies américaines (Amoco, Anadarko et Arco) dans les domaines de l’exploration, de l’exploitation du pétrole comme du gaz naturel supplantent les autres compagnies étrangères également présentes comme Total et British Petroleum.

La découverte de nouveaux gisements ces dernières années a permis de consolider les positions de ces sociétés qui ont scellé une série d’accords avec la compagnie nationale Sonatrach. Ainsi depuis 1998, le développement et l’exploitation des champs gaziers situés à In Aménas près de la frontière libyenne sont assurés par la compagnie Amoco qui s’est engagée à investir près de 950 millions de dollars. Des émeutes récentes, notamment à l’occasion des dernières échéances électorales, dans des localités situées à proximité de champ pétrolifère révèlent l’ampleur des frustrations. Cette collaboration avec des consortiums américains, dans un contexte géopolitique très particulier marqué par la guerre en Irak, est de nature à ternir plus encore l’image des « décideurs algériens » considérés par nombre de leurs concitoyens comme des personnalités corrompues détournant les « fruits de la rente » et désormais risquant d’être perçu comme pactisant avec le principal « adversaire de la cause arabe ».

Les échanges économiques entre le Maroc et les Etats-Unis concernaient jusqu’à récemment quelques secteurs et des volumes réduits. Le Maroc exportait à destination du marché américain des phosphates, des minéraux, des semi-conducteurs et des transistors. Les Etats-Unis exportant à destination du royaume chérifien des avions, des pièces manufacturées et des grains.

Après sept rounds de négociation un accord de libre-échange a été signé à Washington le 16 juin 2004 par le Maroc et les Etats-Unis’5‘. Les contacts avaient débuté bien avant le conflit irakien qui n’a en rien modifié l’attitude des négociateurs. En vertu de cet accord, les partenaires économiques s’engagent à éliminer les tarifs douaniers ainsi que les barrières dites non tarifaires (licences à l’importation, quotas à l’importation, restrictions commerciales injustifiées) : un mécanisme de règlement des différends étant également prévu pour mettre un terme rapide à tout contentieux. Au Maroc, dans les domaines de l’industrie et de l’agriculture des efforts considérables de mises à niveau devront être entrepris pour faire face à ces nouvelles obligations. Les législations sociales et en matière d’environnement seront également aménagées : les autorités marocaines se sont engagées à entamer un programme draconien de formation des jeunes.

D’une manière générale, la conclusion de cet accord a été largement commentée, parfois critiquée notamment par les islamistes et à été l’origine d’un large débat démocratique témoignant d’une liberté de ton assez rare dans le monde arabe.

En raison de l’importance des enjeux économiques et stratégiques pour la stabilité des régimes, les « décideurs » maghrébins, depuis le début du conflit, n’ont qu’émis des réserves de principe et ont continué a apporter un soutien direct ou indirect aux diverses initiatives des Etats-Unis.

Les islamistes, dont i influence semblaient décroître, au moins en Algérie et en Tunisie, ont trouvé un thème mobilisateur en militant pour un nouvel ordre international. En pariant sur une issue rapide du conflit, sans impact véritable en matière de politique intérieure, les régimes arabes ont mal évalué l’ampleur du drame comme du ressentiment des populations. L’enlisement du conflit, la médiatisation des « bavures » des troupes américaines entretiennent un climat délétère et les risques en terme d’ordre public ne semblent plus négligeables.

Jean-MichelSALGON politologue, spécialiste du Maghreb, auteur notamment d’un ouvrage consacré à l’Algérie, «Violences ambigues» (La Documentation française, 1999)

NOTES

  • i rois personnalités émergent en matière de lutte antiterroriste durant cette période : Hosni Benslimane, responsable des services secrets de la gendarmerie ; Hamidou Laânigri, le patron de la DST ; Fouad Ali El Himma ministre de l’intérieur. Ils ont été à l’origine d’un durcissement du dispositif législatif antiterroriste.
  • Maroc Hebdo International n°522, du 4 avril au 10 avril 2003.
  • Le 19 décembre 2003, la cour d’appel de Rabat, saisie toujours dans le cadre de la série d’attentats du 16 mai, condamne Mohamed Al Karbouzi présenté comme l’un des principaux dirigeants du GICM à vingt ans de prison ferme ainsi que d’autres marocains et des libyens également liés au GICM.
  • Le Département américain entretient durant cette brève période d’excellents rapports avec un cadre en exil du Front islamique du salut, Annouar Haddam, élu lors des élections législatives de décembre 1991 dans la circonscription de Tlemcen, physicien de formation, réfugié à Washington.
  • Durant le milieu des années de 1990, le royaume a marqué sa volonté d’ouverture économique en signant les accords du GATT à Marrakech (1994) et un accord de libre-échange avec l’Union européenne(1995).
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