Grand Moyen-Orient : entre télé-évangélisme et destinée manifeste »

Professeur Bichara KHADER

Octobre 2005

Proche-Orient, Levant, Moyen-orient, MENA, Sud-Est Méditerranéen, Asie de l’ouest, Afrique du Nord, Méditerranée Occidentale, autant d’« appellations », forgées au cours des deux derniers siècles, souvent par les diplomaties occidentales pour désigner le « Monde arabe », tantôt réduit à une de ses composantes (Afrique du Nord, Levant, Proche-orient, Asie de l’Ouest, etc.) et tantôt élargi à des espaces non arabes (par ex : Méditerranée du Sud dans le cadre du processus de Barcelone (incluant 8 pays arabes + Israël, Turquie, Chypre et Malte)Méditerranée occidentale (5 pays européens et les 5 pays du Maghreb) ou MENA (Middle East & North Africa incluant la Turquie, Israël et l’Iran).

Qu’elles correspondent à des impératifs de sécurité ou à des enjeux à portée économique, toutes ces « appellations » reposent sur l’occultation de la « matrice identitaire arabe » du sous-système régional – Maghreb et Machrek – soit en déchiquetant celui-ci en autant de « confetti territoriaux déconnectés », soit en le diluant dans un espace dilaté où l’identité arabe est purement et simplement reléguée au statut de « relique » ou « trait insignifiant ».

La dernière trouvaille « Grand Moyen-Orient » (GMO) relève de la même approche impériale : on reprend le Moyen-Orient, on l’étire vers l’Est jusqu’aux frontières de l’Inde, on l’affuble du qualificatif « Grand » et on impose un nouveau concept, transformé en une nouvelle initiative appelée « Grand Moyen-Orient ». A part l’Islam, religion dominante, le Grand Moyen-Orient recouvre une constellation de réalités sociales qui sont le produit de cheminements historiques différenciés et de transformations sociologiques contrastées. Mais il n’est perçu que sous le seul angle des conflits qui le secouent, ou pire, de l’immobilisme social, politique et économique supposé le caractériser.

Ce texte vise à situer ce concept-initiative GMO, dans le contexte de la culture politique américaine fondée sur la « destinée manifeste » (manifest destiny) et des nouvelles stratégies des Etats-Unis -élaborées après la fin de la guerre froide et les attentats du11 septembre -, rappeler les objectifs recherchés, énumérer les contradictions inhérentes au projet et rappeler les position des Etats européens et arabes face à cette initiative américaine. La thèse soutenue ici est la suivante : en dépit de la validité et de la pertinence des nombreuses critiques de ce projet, il serait imprudent de jeter le bébé avec l’eau du bain, car la réforme « arabe » est une impérieuse nécessité indépendamment de la sincérité de « ses » promoteurs américains.

La Destinée Manifeste dans la culture politique américaine

D’aucuns attribuent le projet du Grand Moyen-Orient aux lubies néo­conservatrices du Président Bush. En réalité le projet puise sa justification dans le dispositif idéologique qui a servi de soubassement à toute la culture politique américaine depuis la naissance même des Etats-Unis : à savoir les notions de la « Frontière » (Frontier), de la « Destinée Manifeste » (Manifest Destiny), et de « l’Exceptionnalisme américain » (American exceptionlism)1.

En effet, une brève incursion dans l’histoire des Etats-Unis nous révèle combien ces notions ont servi de légitimation d’abord à la dilatation du territoire américain au détriment des populations autochtones, puis aux dépens des pays voisins, notamment le Mexique, ensuite à l’affirmation des Etats-Unis sur la scène internationale en Amérique puis en Asie, culminant avec la guerre hisbano-américaine de Cuba en 1898, et enfin aux multiples interventions des Etats-Unis afin de changer des régimes hostiles (comme les interventions en Colombie en 1903, au Nicaragua en 1909, au Mexique 1914, à Haïti 1915 et en République dominicaine 1916 ), pour ne prendre que ces quelques exemples.

Ces interventions sont légitimées, à posteriori, par la Doctrine Monroe du début du XIXe siècle qui confère aux Etats-Unis « un droit de police visant officiellement à promouvoir la paix, l’ordre et la prospérité dans les « républiques sœurs » d’Amérique Latine2. Ainsi, le dispositif idéologique qui justifie les premières interventions américaines se fonde sur la promotion de la paix et de l’ordre. Après la première guerre mondiale, le président Woodrow Xilson jette les bases d’une diplomatie missionnaire « associant étroitement le thème du droit à l’autodétermination des peuples et la diffusion du modèle politique démocratique américain ».

Plus tard, les contraintes liées à la guerre froide, surtout après la Seconde Guerre mondiale, obligent les Etats-Unis à mettre une sourdine à leur projet de diffusion du modèle démocratique, puisqu’ils sont amenés à renverser des régimes « démocratiquement élus » et à soutenir des militaires putschistes considérés plus à même d’endiguer l’expansion de l’Union soviétique. C’est ce qui est fait en Grèce en 1967 et au Chili en septembre 1973. Depuis le renversement d’Allende, les Etats-Unis s’allient à toutes les dictatures latino-américaines pendant les années 70 et 80. Dans le monde arabe, les Etats-Unis s’opposent d’emblée à tous les régimes nationalistes arabes et souvent laïques, post-indépendance, leur préférant des régimes plus fiables qui sont les monarchies arabes, y compris les plus conservatrices : de fait depuis 1945, l’alliance des Etats-Unis avec l’Arabie Saoudite est demeurée inébranlable.

L’opposition affichée aux régimes nationalistes prend toutes les formes, au besoin celle de l’intervention directe (comme le renversement du premier ministre iranien, M. Mossadegh, en 1953 ou celui de Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954) ou carrément celle de l’invasion (comme l’invasion de la République dominicaine en 1965, l’intervention dans l’île de Grenade en 1983, ou l’opération « just cause » pour destituer le leader panaméen Manuel Noriega en 1989).

La fin de la guerre froide, si elle ne met pas un terme à l’interven­tionnisme direct, lui fournit un nouveau dispositif idéologique avec les notions de « providentialisme démocratique » ou d’« universalisme messianique ». A vrai dire, ces deux notions sont la désignation tautologique du concept de « Manifest Destiny », mais nourries, après 1989, d’un sentiment de triomphalisme, qui fait suite à la chute de l’idéologie rivale :le communisme.

L’implosion de l’Union soviétique va enclencher une série d’élaborations intellectuelles autour de trois idées-force qui, rapidement, vont acquérir le statut de théorie. La première est celle de la « Fin de l’Histoire », de Francis Fukuyama qui postule qu’avec l’effondrement du système soviétique rien de paraît pouvoir interrompre la marche triomphale vers la démocratie politique et le libéralisme économique, double gage d’un monde apaisé car « les démocraties de ne se font pas la guerre ». La deuxième est celle du « Choc des Civilisations » de Samuel Huntingon, qui divise le monde en 7 aires civilisationnelles (l’Afrique n’a pas droit à ce statut) mais dont les plus menaçantes pour l’Occident est l’Islam et le Confusionnisme. Quant à la troisième, elle découle de la théorie de la Fin de l’Histoire et est appelée la « théorie du domino démocratique » ; elle est largement partagée par les néo-conservateurs américains. Si les deux premières théories, celle de Fukuyama et celle de Hungtington, suivent de prés l’effondrement de l’Union Soviétique, cet ennemi désigné, qui incarne, depuis 1945, aux yeux de l’Occident, « l’Empire du Mal », la théorie de la contagion démocratique est plutôt ancienne et s’inspire de l’idée selon laquelle l’Amérique, par la singularité de son histoire, s’offre comme un exemple, voire comme un modèle pour le monde. La victoire sur l’Union Soviétique ne fait que renforcer cette croyance, au point que désormais l’Amérique se voit comme la « nation indispensable » (Indispensable nation selon Bill Clinton), un « empire bienveillant » (the benevolent empire de Hagan), ou un empire par inadvertance (inadvertent empire)3.

Grand Moyen-Orient ou comment exporter la démocratie

Que l’on l’appelle « Grand Moyen-Orient » (ancienne version) ou « Partenariat pour le progrès et le futur commun avec la région du Grand Moyen-orient et de l’Afrique de Nord » (nouvelle mouture), cette initiative américaine occupe désormais l’espace médiatique, figurant à l’ordre du jour du G8 (8-10 juin 2004), du sommet Europe – Etats-Unis (26 juin 2004) et du sommet de l’OTAN (28-29 juin 2004 à Istanbul).

De quoi s’agit-il ? Il s’agit, à partir d’une sorte d’hégémonie bienveillante, d’un plan ambitieux visant à transformer le paysage politique et économique d’une région qui s’étend du Pakistan à la Mauritanie, et cela par une « stratégie avancée » (advanced stategy) de démocratisation, de développement et de sécurité. Car, comme le rappelle le président Bush dans son discours sur l’Etat de l’Union (janvier 2004) : « Tant que le Moyen-Orient restera un lieu de tyrannie, de désespoir et de colère, il continuera à produire des hommes et des mouvements qui menacent la sécurité des Etats-Unis et de nos amis… L’Amérique poursuit donc une stratégie de liberté au Proche-Orient. Nous allons défier les ennemis de la liberté » (Le Monde, 21 avril 2004)4

Le 21 septembre 2004, devant l’Assemblée générale des Nations unies, il se fait plus précis : « Nous devons changer d’approche. Nous devons aider les réformateurs au Proche-Orient, qui travaillent pour la liberté et veulent bâtir une Communauté de Nations démocratiques et pacifiques ». Durant la campagne électorale, le président Bush va plus loin encore, martelant, à l’envi, que la liberté et la démocratie ne sont pas des cadeaux de l’Amérique au monde, mais « un cadeau de Dieu à l’humanité ». Il va même jusqu’à plaider pour la création d’un « fonds pour la démocratie qui « aiderait les pays à poser les bases de la démocratie en instituant l’Etat de droit, des tribunaux indépendants, une presse libre, des partis politiques et des syndicats ».

Ainsi, le Grand Moyen-Orient est un projet américain de remodelage économique, social, politique et stratégique, fondé sur la persuasion, la pression et l’intervention musclée. La rhétorique et la méthode sont proprement impériales, car elles s’appuient sur l’unilatéralisme, la guerre préventive, la guerre contre le terrorisme et l’imposition de la démocratie, au besoin par la force. La défense des intérêts américains passe avant tout, même s’il faut empiéter sur la souveraineté des Etats. Cette vision induit, donc, une re-conceptualisation de la notion de souveraineté dans la mesure où, désormais, l’Amérique conteste le double principe de la non-ingérence et l’égalité des Etats, « dogmes qui depuis le traité de Westphalie de 1648, ont conditionné, au plan du droit, la nature des relations entre Etats5.

Rendu public et diffusé à l’intention des lecteurs arabes par le journal arabe Al-Hayat de Londres, le 13 février 2004, le projet s’appuie sur les résultats du premier rapport sur le Développement Humain dans le Monde arabe (2002-2003) qui révélait les immenses carences en matière d’éducation (40% d’analphabétisme). Les défis en terme de création d’emplois (50 millions de jeunes sur le marché du travail d’ici 2010), la pauvreté rampante et l’endettement élevé ainsi que les limitations à la liberté d’expression et au libre choix, etc.

Mais en réalité, bien avant le 11 septembre, la guerre d’Irak et la publication des deux premiers rapports sur le Développement humain dans le Monde arabe, d’éminents spécialistes néo-conservateurs américains élaboraient des scénarios pour une transformation démocratique au Moyen-Orient. La guerre d’Irak marque cependant la réflexion du sceau de l’urgence. Les think-tanks conservateurs se font plus pressants pour imposer la démocratie à défaut de la promouvoir. Cette impatience irrite, au point que Brezinski n’hésite pas à railler cette « démocratie impatiemment imposée » (democracy impatiently imposed ). Mais à défaut d’armes de destruction massive et de lien avéré avec Al-Quaida, l’administration Bush se saisit de l’exemple irakien pour inscrire ses objectifs dans une prétendue transformation de l’espace géopolitique et surtout des mentalités et des attitudes supposées être des sources de menaces pour l’Occident et ses alliés.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit de bousculer le statu-quo régional, d’où, pense-t-on dans les cercles néo-conservateurs, sont sorties « la bête immonde du 11 septembre et la déliquescence politique, économique et sociale entretenue par des régimes arabes incapables de faire accéder la région à la modernité économique et démocratique ».6

Dans cette vision, l’Irak apparaît comme la cible tout indiquée. William Kristol et Laurence Kaplan le disent, dés 2002, sans détours, dans leur ouvrage : « Notre route commence à Bagdad »7 . Et l’un des experts de l’American Entreprise Institute(un think-tank néo-conservateur) de préciser : « le régime de Saddam Hussein c’était la quintessence des régimes brutaux du Proche-Orient ; si on ne commençait pas par là, on renoncerait à changer quoique ce soit dans la région »8. On voit bien que bien avant la guerre, les sorts sont jetés : la volonté de libérer le peuple irakien de la tyrannie est constamment brandie par légitimer le projet missionnaire pour transformer le monde arabe. Kaplan ajoute en toute candeur : « Nous n’employons nos forces qu’à des fins morales ».9

Ainsi, il est apparu évident que l’Amérique s’est engagée dans une croisade : celle d’en finir avec les « tyrans d’Orient », à commencer par ceux qui ne dorment plus sur l’oreiller américain. Certains néo-conservateurs appellent cette croisade du Bien de plusieurs manières : perversion du statu quo, la destruction créatrice, la rédemption du monde ou le cercle vertueux. D’autres sont plus prosaïques parlant davantage d’intérêt national, de défense du modèle américain, de la « nouvelle frontière à conquérir ». Mais le but est le même : « sortir le monde arabe de la tyrannie et du sous-développement » et sans doute des illusions qu’il entretient de « défaire Israël ».10

Les objectifs de l’Amérique

La philosophie du GMO (Grand Moyen-orient) s’inspire des idées déjà développées par Shimon Perès dans son essai « The new Middle East ». Sauf que les Américains voient les choses en « Grand ». Dans sa couverture géographique, le GMO englobe les 22 pays de la Ligue des Etats Arabes plus 5 Etats non-arabes (Turquie, Israël, Iran, Afghanistan et Pakistan), soit un ensemble de plus de 600 millions d’habitants, 10% de la population mondiale mais près de 4% de la richesse globale. Mais tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne : Certes, le Pakistan détient l’arme nucléaire, la Turquie, une économie en plein essor, l’Arabie Saoudite les plus importantes réserves pétrolières du Monde(25%). Mais seul Israël « combine à la fois puissance et richesse ». En somme, « trop vaste, trop divers », le GMO semble trop segmenté pour se laisser « encapsuler dans une unité géopolitique compacte ». 11
Face à un ensemble si disparate, on est en droit dès lors de se poser la question quant aux objectifs visés par les promoteurs de ce projet, à savoir les Etats-Unis. J’en soulignerai ceux qui me paraissent les plus saillants :

  • – Les Etats-Unis cherchent d’abord à s’assurer le contrôle d’une région qui s’étend telle une écharpe, des frontières du Pakistan à la Mauritanie et qui constitue le nouveau « rimland »(anneau) destiné à ceindre tout le flanc de la Russie. Le concept « Grand Moyen-Orient » unifie la stratégie américaine dans une région qui recèle 65 % des réserves prouvées de pétrole et 25 à 30 % des réserves de gaz. En outre, un « Grand Moyen-Orient » qui se placerait dans le giron américain, placerait les Etats-Unis, dans une position favorable par rapport à une Chine qui sera de plus en plus dépendante des importations pétrolières surtout de la région du Golfe.
  • – En utilisant la région comme simple champ d’expérimentation de la recette « démocratique » les Etats-Unis s’épargnent l’effort de comprendre les raisons véritables du ressentiment, voire de la haine à leur égard. En d’autres termes, ce n’est pas sa politique extérieure qui est remise en question mais la « culture » des arabes et des musulmans qui est mise sur la Le problème c’est l’« Autre » : c’est une approche classique pour se dédouaner de toute responsabilité.
  • – En braquant l’attention des médias sur le « Grand Moyen-Orient », l’Amérique fait diversion par rapport à ses ennuis en Iraq, mais surtout par rapport à la situation dramatique en Palestine. Ce n’est pas étonnant, dès lors, que ceux-là mêmes qui sont à l’origine des la fameuse idée du « remodelage du Moyen-Orient », tels que Paul Wolvowitz et Richard Perle, soient en même temps les supporters les plus convaincus du Likoud israélien.
  • – Le Grand Moyen-Orient permet enfin de trouver un terrain d’entente avec une Europe qui à montré quelques signes de rébellion lors de la guerre contre l’Iraq. L’Europe a toujours prôné le partenariat et la réforme démocratique dans ses relations avec les pays la Méditerranée. Elle serait, pensent les Américains mal inspirée de s’opposer à leur projet. Le Grand Moyen-Orient aiderait, dés lors, à la réconciliation euro-atlantique.

Ainsi, on voit clairement que la réforme politique des pays arabes et musulmans n’est pas considérées in se, mais par rapport à ses retombées positives sur la sécurité américaine et sur les relations euro-atlantiques. Des pays arabes démocratiques et si possible prospères seraient moins enclins, pensent les théoriciens de la « contagion démocratique », à cultiver la haine de l’Amérique, et plus conciliants à l’égard d’Israël.

Les Arabes face à ce nouveau discours

Un des mérites du projet américain est qu’il a donné lieu à un flot de commentaires et suscité de très nombreuses rencontres et conférences sur le thème de la « réforme » (Al-Islah) et le « changement » (Al Taghyyir), dans les pays arabes. D’aucuns ont estimé à plus de 10 millions de dollars les sommes consacrées en 2004 à la tenue de toutes ces conférences officielles ou émanant des sociétés civiles.

A dire vrai, les Etats-Unis constituent une hyper- puissance non seulement par le simple fait qu’ils sont « forts », mais aussi et surtout parce qu’ils sont capables d’imposer leur « discours », leur « vision ». Le « GMO » en est un : il s’est imposé moins par sa pertinence que par la puissance de ses créateurs rappelle par trop ces « visions américaines » dont les arabes ont été abreuvés ces dix dernières années et dont les échecs ont été plutôt fracassants : rappelons à titre d’exemple le Plan Reagan de 1982, les paramètres « Clinton » de décembre 2000, la « vision des deux Etats » du Président Bush 2003, pour sortir le conflit israélo-palestinien de l’ornière.

Est-ce que ce projet de « GMO » va subir le même sort, c’est-à-dire sombrer dans les oubliettes de l’histoire ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais au vu des objections multiples qu’il suscite, il est légitime de douter de sa viabilité, du moins dans son architecture actuelle.

Les Etats arabes, mais aussi bon nombre d’intellectuels lui adressent les reproches suivants :

1 – La notion du « GMO » est une notion géographique vague qui escamote « l’identité arabe » et la noie dans un ensemble géopolitique où se juxtaposent des histoires et des cultures différentes.12 Quel rapport y-a-t-il en effet entre un Marocain et un Afghan ? En niant les spécificités nationales des Etats au sein d’une région artificiellement unifiée, les Etats-Unis en arriveraient à proposer une « recette unique » en dépit du bon sens, quitte à fracturer les ethnies, à recomposer les nations et à dessiner les frontières à leur convenance. En d’autre termes, les Etats-Unis mettent l’accent sur leur « intérêt », alors que les arabes mettent en avant leur « identité » (El Sayed Hussein Adnan : « l’arabisme face au défi du projet du GMO » in Al-Hayat 18. 4. 2004). Or, qu’on le veuille ou non, « l’identité trans-étatique arabe reste le levier majeur de mobilisation ou de démobilisation et le critère de légitimation ou de délégitimation de toute action politique dans le système régional arabe »13. Ainsi, la première objection des Arabes porte sur une « construction théorique », certes séduisante, mais qui n’est pas bâtie sur des réalités sociologiques affirmées.

  • – Les peuples arabes, comme tous les peuples de la terre ne se délectent pas dans la servitude et aspirent à la liberté. Mais s’ils aiment écouter le message de la démocratie, ils rechignent à croire le « messager ». Pour être entendus, les Etats-Unis doivent être au-dessus de tout soupçon. Or, ni leur complaisance passée et présente avec des régimes arabes autoritaires et cleptomanes, ni leur mépris du droit international dans les prisons d’Abu Ghraïb ou les prisons « extra-muros » de Guantanamo, ni à fortiori leur chevauchée guerrière en Iraq et leur complicité avec l’occupant israélien en Palestine et au Golan n’offrent de garanties quant à la sincérité du messager. En somme, pour que le juge américain soit entendu, écouté et compris, il faut qu’il soit intègre, sans antécédents judiciaires. L’est-il ? s’interrogent beaucoup de commentaires arabes.
  • – La troisième objection a trait précisément au conflit israélo-palestinien. Les arabes ont le sentiment que le « GMO » déplace le centre de gravité de la Palestine vers l’Iraq. Dans le système régional arabe qui comprend 22 états et qui s’étend de la Mauritanie jusqu’en Iraq, la Palestine se trouve à l’épicentre. En étendant la couverture géographique du « GMO » aux confins du Pakistan, c’est l’Iraq que désormais se trouve en position de pivot. Les arabes redoutent dès lors que la question du terrorisme ne vienne éclipser la question de la construction d’une « Palestine Libre » et se demandent, non sans sarcasme, comment peut-on instaurer un Grand Moyen-Orient alors qu’on est incapable d’aider à la création d’un « petite » Palestine. En d’autres termes, comment peut-on transformer le « GMO » tant qu’Israël continue à bénéficier d’une sorte d’« immunité diplomatique » qui lui procure un statut commode d’« Etat intouchable » ?
  • – La quatrième objection porte plus sur le modus operandi. La démocratie n’est ni une technique électorale, ni a fortiori un produit exportable. Elle est davantage une culture et de ce fait elle se développe à l’intérieur d’une culture, d’une société qui lui donne une coloration spécifique. L’idée de réformer de l’extérieur, quasi manu militari, paraît pour le moins saugrenue.
  • – Le GMO occulte des pans entiers de l’histoire des idées dans le monde arabe, au cours des deux derniers siècles. En effet, tous les courants libéraux qui, depuis le XIXe siècle, servaient de soubassement idéologique aux premiers frémissements de la renaissance arabe, avaient été systématiquement combattus par l’Occident conquérant. En Egypte, le courant modernisateur de Mohammed Ali qui avait dirigé l’Egypte (1805­1844) dans la foulée de l’expédition de Napoléon Bonaparte, avait été combattu par les puissances européennes. Et en 1881, lorsque le parlement égyptien refusa la loi sur les impôts proposée par le Khédive Ismail Al-Koudawi, aux cris « pas de taxation sans représentation réelle », le Khédive a aussitôt fait appel à l’armée britannique pour faire taire cette fronde libérale d’un parlement qu’il avait pourtant, lui-même, voulu. A partir de ce moment, l’armée britannique mit fin aux aspirations démocratiques égyptiennes. En Iraq, la pensée libérale de Daoud Pacha le conduisit à envoyer des centaines d’irakiens à l’étranger, à partir de 1830, pour les former afin de construire le pays. Le Tunisien Kheir-Eddine et l’Emir du Monde Liban, Béchir al-Shehabi, étaient animés du même esprit libéral. Plus tard, après la première guerre mondiale, Salama Musa et Taha Hussein se firent les champion du courant libéral égyptien. Et pourtant tous ces courants se sont effrités sous l’assaut des puissances coloniales qui ne pouvaient laisser les Arabes échapper à leur emprise au nom de la liberté et de l’autodétermination14.
  • – Enfin les intellectuels arabes mettent en exergue les contradictions mêmes inhérentes au projet « GMO». comment peut-on demander à des Etats autoritaires de se transformer en Etats démocratiques ? Est-ce que l’Occident accepterait le résultat des urnes même quand celui-ci porte au pouvoir des régimes radicaux ou islamistes anti-occidentaux ? Est-ce que le terrorisme est le produit d’une culture ou d’une politique ?

Autant de questions qui donnent encore plus de relief à ce qu’on pourrait appeler le « paradoxe démocratique », c’est-à-dire, demander à des régimes arabes autoritaires qui n’ont pas été nécessairement installés par l’Occident mais qui doivent leur pérennisation à son « soutien », de s’ouvrir et de se réformer, c’est -à-dire de se faire euthanasie en tant que « régimes clos ».

Car dans un environnement plus ou moins liberticide, il faut constater la faiblesse, voire l’absence, des acteurs démocratiques réels dans les pays arabes . Ceux-ci ont été réduits au silence pendant trois ou quatre décennies de castration politique. Ce qui signifie, dans l’hypothèse d’une ouverture forcée des systèmes politiques et en l’absence d’une réelle relève démocratique, que la réforme proposée pourrait bien, soit déboucher sur une « démocratisation cosmétique » ou un « autoritarisme pluraliste », soit comme le craignent nombre d’observateurs, relayant des discours officiels arabes, sur une « algérianisation inévitable des sociétés arabes en cas d’ouverture politique précipitée » (déclaration de Hosni Moubarak, mai 2004)

Positions Européennes

Ainsi, les objections « arabes » au projet GMO sont légion.

Les pays de l’UE, eux-mêmes, se sont montrés circonspects quant aux fonctions réelles du concept GMO ou à son champ d’application géographique, voire rétifs à s’associer à un projet qui puise sa source dans une sorte de « destinée manifeste » dont l’Amérique se sentirait à nouveau investie. Dans une interview récente, l’ex-Ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin, reflétait assez bien la position européenne : « la très grande majorité des peuples de la planète soit vivent en démocratie, soit sont engagés dans un processus d’ouverture de leur société… c’est pourquoi la démocratie ne saurait être garantie par un simple changement de dirigeants politiques et encore moins dictée de l’extérieur d’autant qu’il n’y a pas un modèle unique et que tous les pays ne peuvent avancer au même rythme ».15

C’est d’ailleurs sous la pression des pays européens que le « GMO » avait été rebaptisé lors du sommet du G8, « Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-orient élargi et l’Afrique du Nord ». Le texte de la nouvelle initiative insiste sur le fait que la réforme souhaitée « ne doit nullement être imposée de l’extérieur » et devrait être impulsée de la région elle-même. De plus, il souligne la spécificité de chaque pays tout en ajoutant que cette spécificité ne doit pas constituer un obstacle pour la réforme. Les Européens avaient protesté contre l’appellation « Grand » Moyen-Orient qui rappelait trop le projet hitlérien de la « Grande Allemagne », mais aussi le projet de Milosevic de « Grande Serbie » ou celui des extrémistes israéliens de « Grand Israël ».16

Les Européens ont obtenus qu’un long paragraphe sur le conflit israélo-palestinien figure dans la Déclaration adoptée : « Notre action en faveur de la région ira de pair avec un soutien à un règlement juste, global et durable du conflit israélo-arabe ». La Déclaration finale fait même mention à la « feuille de route » signée par les Etats-Unis, La Russie, l’UE et l’ONU en 2003 pour sortir le conflit israélo-arabe de la paralysie.

Sur un autre plan, la nouvelle version du document fait aussi de la question de la réforme une affaire de « choix personnel » s’accompagnant d’incitations d’ordre politique, financier et commercial.

Ainsi la nouvelle « mouture » du projet témoigne du l’influence des idées européennes particulièrement celle de Joschka Fisher, le ministre allemand des Affaires Etrangères. En effet celui-ci avait lancé, le 7 février 2004, unre Initiative « transatlantique de paix, de stabilité et de démocratie en Méditerranée dont les traits les plus saillants sont les suivants :

1) Les divergences apparues entre l’Allemagne et la France d’une part et la coalition anglo-américaine à la veille de la guerre contre l’Irak n’ont pas été atténuées, un an après, dans la mesure où les craintes de l’Allemagne d’un enlisement se sont avérées justifiées ;

  • La genèse du terrorisme islamiste est intimement liée au pourrissement du conflit israélo-arabe
  • La centralité de la question palestinienne doit être reconnue et une action conséquente doit être rapidement entreprise pour vider cet abcès de fixation.

A partir de ce bilan, Fisher propose, d’une part, un processus conjoint entre l’Union Européenne et l’Otan, fondé sur la synergie, la complémentarité et l’approfondissement du dialogue Otan-Méditerranée et sa multilatéralisation, et d’autre part, l’adoption par l’ensemble des acteurs régionaux d’une Déclaration sur l’Avenir Commun dont le socle serait l’adhésion aux règles du droit et aux principes partagés. Ce qui nécessite du côté occidental de bien analyser les causes réelles du blocage social et économique, de l’immobilisme politique et à fortiori du terrorisme dans ses multiples variantes, du côté israélien de mettre un terme à son occupation des territoires arabes, et du côté arabe de s’engager résolument dans la voie de la réforme. En somme, exigence d’analyse pour comprendre, exigence de justice pour réconcilier, exigence de progrès pour bâtir un futur commun.17

Avec cette Initiative de Fisher on est loin de cette vision « messianique » qui cherche à réformer les pays arabes sans prêter attention à leurs griefs, aux causes profondes de leur ressentiment et aux déterminants historiques et géopolitiques de leur immobilisme.

Mais qu’en est-il des réactions des médias européens ? En attendant une analyse plus fouillée, l’on peut identifier trois opinions contrastées :

  • celle qui taxe le projet de « nouvel impérialisme culturel », une sorte de « messianisme sans messie » ;
  • celle qui au contraire croit dans la théorie du « domino démocratique » et prône de bousculer « le statu quo » qui n’est plus tenable ;
  • et enfin celle proche des positions officielles, qui est convaincue que la réforme doit émaner de l’intérieur des société, être assumée par les populations elles-mêmes, et que le processus doit être graduel, soutenu par des conditionnalités positives « à l’aide », articulées au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Mais globalement et quelle que soit l’école de pensée à laquelle on appartienne, un consensus se dégage quant à l’urgence de vider la région des abcès de fixation tels que le conflit israélo-arabe, si on veut donner une réelle substance au processus de réforme préconisé et empêcher que des Etats en mal de légitimité ou même des groupuscules terroristes ne se servent de ces conflits pour postposer l’exigence de la réforme ou carrément considérer celle-ci comme une inacceptable ingérence occidentale.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

La virulence des critiques arabes à l’égard de l’initiative américaine du GMO ne doit pas induire en erreur : parmi les centaines d’éditoriaux et d’articles d’opinions que j’ai pu parcourir dans différents journaux et revues arabes en 2004, je n’ai pas trouvé un seul éditorial ou article farouchement opposé à la « réforme » des institutions étatiques arabes, voire au changement même des « régimes » actuels qualifiés tantôt de répressifs, tantôt de liberticides, tantôt de dictatoriaux.

Mais ce qui est plus frappant, et à certains égards surprenant, c’est que les Etats arabes eux-mêmes rivalisent d’ardeur pour vanter les bienfaits de la réforme, ne fût -ce que pour se protéger des tempêtes qui s’annoncent. A cet égard, cette réflexion du Président du Yémen est éclairante : « Mieux vaut nous raser nous-mêmes si nous ne voulons pas qu’on noue tonde » (cité par Andreu Claret : « Un spectre hante le Proche-Orient ».18 Certes, comme il a été déjà signalé dans ce texte, les intellectuels arabes ne font pas mystère de leur opposition à l’initiative des Etats-Unis « qui se targuent d’un discours démocratique pour mieux dissimuler leur projet de domination qui n’a rien à voir avec le progrès du monde arabe et la construction de son avenir ».19 Mais au-delà des critiques, qui révèlent davantage des positions anti-américaines que des positions anti-réforme, il y a un consensus quant au primat de la démocratie et l’urgence de la réforme. Les seules nuances portent sur la méthode, le rythme et la nature de cette réforme.

En effet, tous les commentateurs arabes insistent sur le fait que le « temps » du changement à commencé. Nul prétexte ne peut être invoqué pour en retarder l’avènement. Ni le risque de l’arrivée au pouvoir des Islamistes, épouvantail classique agité par les pouvoirs en place mais qui est largement exagéré. Ni la priorité accordée à la solution du conflit israélo-palestinien car la réforme politique ne doit pas être « prise en otage » par les conflits régionaux, idée défendue par le Prince Hassan Bin Talal pour lequel le règlement des conflits dépend des réformes politiques et vice-versa (Hassan Bin Talal: « L’initiative du Grand Moyen-Orient »20 Ni a fortiori, le risque de « perversion » du statu quo régional, trop commodément soutenu, mais qui s’est avéré être « l’incubateur » de graves dysfonctionnements.

Mais les commentateurs arabes se sentent particulièrement amers quand le Président Bush tente, dans un souci de redorer son blason, de se présenter comme le déclencheur du mouvement de réforme. Les intellectuels rappellent, à juste titre, que les débats sur la question démocratique ne datent pas d’hier, et que dés les années 70, ils étaient devenus particulièrement virulents, même s’ils n’avaient pas débouché sur de réelles percées démocratiques au niveau des Etats.21 Ces débats accompagnaient l’érosion constatée des différentes formes de légitimations utilisées par les régimes en place, notamment les légitimations restauratrices, (celles utilisées par les Pères Historiques comme Bourguiba, qui ont bâti leur légitimité sur le fait qu’ils ont libéré le pays du joug colonial) distributives (celles utilisées par les pays rentiers ou para-rentiers qui achetaient des fidélités par la distribution de la rente) voire religieuses(celles qui reposaient sur l’arbre généalogique des différentes dynasties).

Si je dois identifier le « moment déclencheur » de la demande démocratique dans les pays arabes, je dirais, sans hésiter, la guerre de 1967 (ESCWA : « les problématiques de la démocratie dans le monde arabe », N. Y. 2004, p. 27), tant elle a révélé, de façon éclatante, l’usure des anciennes légitimations et le hiatus flagrant entre les discours « arabistes » et « anti­impérialistes » et les réelles pratiques répressives des Etats républicains, voire les collusions des Etats monarchiques avec l’Occident protecteur.

Ceci est d’autant plus patent que le thème démocratique a supplanté, à partir de 1967, dans les préoccupations intellectuelles, l’arabisme et l’anti­-impérialisme, thèmes o combien dominants durant les trois décennies précédentes.

Que les régimes aient pu résister à ce vent de changement qui commençait à souffler, après la défaite de 1967, en démontrant une grande longévité, appelée pudiquement stabilité, s’explique aussi bien par la sophistication de leurs appareils de contrôle et de répression qu’au soutien de leurs protecteurs extérieurs, notamment les Etats-Unis et l’Union soviétique jusqu’à la fin du système bi-polaire en 1989, et au parapluie américain depuis cette date.

Ainsi, les Etats arabes n’étaient pas autoritaires par une sorte d’« essence culturelle » ou de « despotisme oriental »qui expliquerait leur penchant tyrannique, mais parce que la région était trop importante sur les plans géographique, géostratégique, géologique et géothéologique, pour qu’on la laisse prendre le large et échapper au contrôle des puissances. 22

Que l’Amérique de Bush cherche dés lors à s’attribuer la paternité des changements en cours au Liban, en Palestine, en Irak ou même dans les Emirats du Golfe, relève au mieux de la méconnaissance historique et au pire de la mauvaise foi. Aussi, la thèse selon laquelle l’Irak aurait enclenché un « cercle vertueux » de changement au Moyen-Orient n’est pas recevable. Elle méconnaît les percées démocratiques, limitées mais réelles, antérieures à la guerre irakienne (en Jordanie, au Qatar, au Liban, au Koweit, à Oman, et au Maroc pour ne citer que ces pays. 23

Ce qui a changé, indubitablement, ce sont les dirigeants américains eux-mêmes qui se sont rendus compte, surtout depuis le 11 septembre, que le statu quo politique qu’ils avaient eux -mêmes contribué à maintenir, n’était plus à leur avantage et qu’il doit être dés lors être « perverti »et « bousculé ». Mais, en aucun cas, la transformation du statu quoi ne doit amener au pouvoir des forces hostiles aux Etats-Unis. Et c’est bien le paradoxe de la stratégie américaine du « changement contrôlé ». D’où cette note ironique d’un professeur de l’Université de Michigan, Juan Cole : « Washington sera durement mis à l’épreuve si les islamistes se rassemblaient à Tunis pour demander le départ de Ben Ali ».24
Ce n’est donc pas l’Amérique qui a enclenché le débat mais elle l’a ravivé et rendu plus «acceptable » par les pouvoirs publics. D’ailleurs, ceux-ci, très opportunistes, se sont emparés du projet de réforme et s’en sont faits les champions, en mettant la question à l’ordre du jour lors du Sommet Arabe, de Tunis, en mai 2004. Mais ils se sont bien gardés de faire leurs les recommandations figurant dans la Déclaration d’Alexandrie, diffusée à l’issue de la conférence organisée par les ONG arabes « Les questions de la réforme arabe : la vision et l’application » (12-14 mars 2004) et qui dresse un véritable catalogue des réformes à entreprendre par les pays arabes pour sortir du « malheur arabe ».25

Conclusions

Le projet initial américain de GMO a subi des retouches importantes entre le moment de son lancement et le sommet de l’Otan à Istanbul (juin 2004). Dans sa version finale, le projet a été ramené à de plus modestes proportions et a perdu son caractère prescriptif. Le modèle de la démocratie imposée de l’extérieur est remplacé par celui, plus rassurant, de partenariat. L’action de l’Europe en Méditerranée et dans le Monde arabe et son rôle de « conciliateur en raison de la proximité, de l’expérience et du poids économique » ont été clairement reconnus.

Ainsi, l’Europe peut se vanter d’avoir infléchi le dogmatisme américain. Elle a pu le faire sous l’impulsion des idées émises par les ministres français et allemand des Affaires étrangères mais aussi des pressions discrètes des pays arabes et des critiques des intellectuels arabes. Ceux-ci, en particulier, sont très nombreux à rejeter ce « télé-évangélisme d’un genre nouveau » mais sont unanimes à rappeler l’urgence de la réforme qui ne peut plus être repoussée sous de fallacieux prétextes. Toutefois, tous reconnaissent, à l’instar de Samir Kassir, que « pour sortir du malheur, il faudrait que les Arabes le fassent eux-mêmes », et acceptent l’idée que les valeurs démocratiques ne sont ni un patrimoine européen ou américain, mais un patrimoine de l’humanité.

Ce bref survol révèle combien le GMO a constitué un « électrochoc positif » permettant de prendre conscience de la nécessité de réformer. En effet, rarement un thème comme celui de l’« Islah » (réforme) n’a mobilisé autant les intellectuels arabes. Le débat qu’il a suscité atteste la diversité des positions et la liberté du ton. Si la méfiance des Etats-Unis constitue une attitude largement partagée, la soi-disant haine de l’Amérique est absente des commentaires. En réalité, ce qui fait problème pour beaucoup d’intellectuels arabes, c’est la « sincérité » des Etats-Unis et leur « capacité » d’aller jusqu’au bout de leurs engagements. Certains se demandent d’ailleurs si ce « projet de réforme » n’est pas finalement destiné davantage à protéger les « régimes pro-américains » en les amenant à lâcher du lest pour désamorcer à temps la colère populaire qui couve. Tandis que d’autres se demandent si la lutte anti-terroriste des régimes arabes ne sert pas, avant tout, à plaire aux Etats-Unis, tout en l’utilisant comme alibi pour pérenniser leur pouvoir. Ces interrogations méritent réflexion.

Mais là où aucun doute ne semble planer, c’est que les intellectuels arabes et les sociétés arabes dans leur ensemble ont soif de démocratie-conçue comme la liberté vécue ensemble- tout en reconnaissant que les réformes sont un processus et un cheminement et en tant que tels requièrent du temps. Ici c’est bien le rythme des « réformes » qui est pointé. Les intellectuels arabes sont d’avis qu ‘il ne faut pas brusquer les choses, et qu’il convient de donner du temps au temps. La démocratisation ne se décrète pas, elle se construit comme un processus. Et pour qu’elle puisse fleurir et se consolider, il lui faut un temps d’incubation avant de s’incruster et être entièrement assumée par la société. Chercher, dans la hâte, à implanter une démocratie en l’absence de démocrates rompus aux techniques démocratiques et imprégnés de culture démocratique, est la recette assurée de l’échec. Il ne faut tout de même pas oublier que cinquante ou même soixante années de régime autoritaire ont totalement bloqué et déstructuré les sociétés de la région arabe.26

C’est une question de bon sens et de prudence. Certes on pourrait invoquer le cas des régimes communistes de l’Europe de l’Est pour invalider ce raisonnement. En effet, les régimes communistes de l’Europe de l’Est n’avaient-ils pas produit les mêmes effets sur leurs sociétés ? Et que voit-on aujourd’hui ? Des pays qui ont forcé le destin pour se transformer « radicalement » et cela en si peu de temps. L’argument est recevable sauf que les sociétés civiles en Europe de l’Est avaient connu, dés les années 70 et 80 des fréquents frémissements démocratiques à commencer par le Printemps de Prague et la mobilisation du Mouvement Solidarité en Pologne. Plus important encore, l’effet d’annonce de l’adhésion leur avait servi de magnifique aiguillon pour presser le pas. Rappelons que les Etats européens de l’UE n’avaient épargné aucun effort pour prodiguer finances et conseils.

C’est dire combien le Monde Arabe a aussi besoin de « signaux politiques » clairs, autres que les discours ronronnants sur « l’anneau des amis » (ring of friends) ou même « la politique de proximité », par exemple : multiplier les actions concrètes conjointes au niveau des entreprises, des centres de recherches, des universités, des écoles et des arts et des médias, susciter des jumelages à tous les niveaux en commençant par les régions, les villes et les municipalités, élever le niveau du partenariat, tendre la main aux forces démocratiques pour accompagner la modernisation économique par une modernisation politique « afin d’inscrire la transformation dans la durée » comme le stipule d’ailleurs la Déclaration d’Istanbul, des Chefs d’Etat et de Gouvernements (28 juin 2004).

Un dernier mot, démocratie et justice sont comme les chats siamois, inséparables : il n’y aura pas de véritable printemps arabe de la démocratie, tant que dure l’hiver de l’occupation et de la guerre.

* Professeur Khader BICHARA est Directeur du centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe Contemporain – Université catholique de Louvain (Belgique)

Note

  1. Lagayette (dir. ) : La destinée manifeste des Etats-Unis au XIXe siècle : considérations idéologiques et politiques, Paris, Ellipses, 1999.
  2. Denis Druez : « Le changement de régime : nouveauté ou constante de la politique étrangère des Etats-Unis »,in B. Delcourt, D. Druez, E. Remacle : La Guerre d’Irak, Peter-Lang, Bruxelles, 2004, p. 161.
  3. William Odom and Robert Dujarric : América’s inadvertent empire, Yale University Press, 2004.
  1. Le Monde.
  2. Druez :art. cit. p. 183.
  3. Alain Franchon et Daniel Vernet : l’Amérique messianique :les guerres des néo-conservateurs, Seuil, Paris, 2004, p. 26.
  4. Saint-Simon, Paris, 2003.
  5. Entretien avec Franchon et Vernet : op. cit. p. 26.
  6. cit., 2003.
  7. Entretien de Joshua Mravchik avec Franchon et Vernet : op. cit. ., p. 172. Le mot est lâché.
  8. Maila : « le Moyen-Orient dans la tourmente » in Ramses, Dunod,

Paris, 2004 p. 92).

  1. Al Faqi Mustafa : « Le Moyen-Orient et la sortie du texte », in Al-Hayat,
  2. 7. 2004.
  3. Nassif Hitti : « Rive Nord, rive Sud de la Méditerranée : pour un partenariat élargi », in Pascal Boniface & Didier Billian (eds) : les défis du Monde Arabe, IRIS-PUF, Paris 2004 p. 260
  4. voir l’ouvrage d’Albert Hourani : Arabic thought in the liberalage, Oxford University Press, 1962.
  5. In Politique Internationale, 2004
  6. Al-Hayat, 11 juin 2004.
  7. Ahmad Ouanaies : « Le contre-projet européen face au Grand Moyen-Orient » in Réalités, Tunis, no. 959, 13-19 mai 2004.
  1. Afkar-Idées, 3, été, 2004 p. 58.
  2. Bourhan Ghalioun : « Le Moyen-Orient au bord de l’implosion » in Les défis du Monde Arabe, cit. 2004, p. 202.
  3. Al-Hayat, 10/06/2004.
  4. Bichara Khader : « Etat, société civile et démocratie dans le monde arabo-musulman », in Mediterranean Journal of Human Rights, 1, n° 3, 1997, pp. 33-68.
  1. Bichara Khader : « Monde arabe et géopolitique euro-arabe », syllabus, Louvain-la-Neuve, 2005.
  2. Mouna Naïm : le Monde, 9 mars 2005.
  3. Le Monde, 9 mars 2005.
  4. Samir Kassir : considérations sur le malheur arabe, Actes-Sud, Sindbad, Paris 2004.
  5. Philippe Droz-Vincent : Moyen-Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés

bloquées, PUF, Paris, 2004.

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