ÉTATS ET SOCIETES AU MAGHREB, DES INDEPENDANCES A NOS TOURS

Bruno CALLIES DE SALIES

Professeur d’Histoire des relations internationales à l’Institut d’économie scientifique et de gestion (Iéseg) de Lille.

Novembre 2008

Les Etats du maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, mais aussi la Libye et la Mauritanie) accèdent à l’indépendance dans des conditions très différentes, mais sont ensuite confrontés à des problèmes communs. Les Etats maghrébins affrontent la transition démographique et un exode rural massif. Les économies ne réussissent guère à faire face aux besoins des populations, et les régimes réagissent parfois avec une extrême brutalité aux contestations nées des carences de l’Etat.

Les bouleversements démographiques et sociaux

Au milieu du XXe siècle, le Maghreb compte environ 25 millions d’habitants. Le Maroc est le pays le plus peuplé (11 millions d’habitants) devant l’Algérie (10 millions d’habitants en 1954, dont 10 % d’Européens). La Tunisie (3,8 millions d’habitants en 1956), la Libye (1,5 million vers 1960), et la Mauritanie (1 million d’habitants) pèsent peu dans l’ensemble démographique maghrébin. L’extrême fai­blesse des densités de population en Mauritanie et en Libye (moins d’un habitant au kilomètre carré), ainsi que l’importance du nomadisme en font d’immenses espaces vides. La Libye est parfois nommée, au moment de son indépendance en 1951, « le pays qui n’existe pas ». L’indice synthétique de fécondité est d’environ 7 enfants par femme dans tous les pays de la région, avec des différences sensibles entre les campagnes et les villes. Il en résulte un fort dynamisme démographique avec une croissance de plus de 3 % par an pour l’Algérie dans les années 1960-1980, une croissance moindre pour le Maroc, mais surtout pour la Tunisie (environ 2 %). La très forte croissance de la population libyenne (jusqu’à 5 % par an s’explique aussi par l’immigration de populations d’origines diverses (Tunisie, Egypte, Soudan, Niger, Nigéria, Philippines, Territoires Palestiniens, Thaïlande). La Maghreb ras­semble aujourd’hui environ 85 millions d’habitants, soit un triplement de sa po­pulation en un demi-siècle. On compterait 33 millions d’Algériens, 32 millions de Marocains, 10 millions de Tunisiens, 6,5 millions de Libyens, et un peu moins de 3 millions de Mauritaniens. Les Etats ont eu des attitudes différentes face à cet accroissement démographique : politique précoce de planning familial en Tunisie (1966), volonté politique de peuplement en Libye, priorité au développement en Algérie (« la meilleure pilule, c’est le développement » déclare un responsable à la conférence de Bucarest en 1974). Les pays du Maghreb central ont tous adopté des politiques de maîtrise de leur démographie à partir des années 1980. La croissance démographique demeure élevée en Libye et en Mauritanie, tandis qu’elle a ralenti au Maghreb central, d’abord en Tunisie (environ 1,1 % par an au début des années 2000), premier pays à avoir initié une politique de planning familial, puis au Maroc et en Algérie. L’indice synthétique de fécondité est tombé à environ 2,1 enfants par femmes en Tunisie, 2,6 au Maroc, 2,8 en Algérie, mais demeure à 3,2 en Libye, et serait compris en Mauritanie entre 6 (recensement 2001) et 4,7 (estimations actuel­les). Les prévisions à long terme ont été revues à la baisse, en raison du recul de la natalité dans tous les pays. Le Maghreb devrait rassembler plus d’une centaine de millions d’habitants à l’horizon 2025 (plus de 40 millions en Algérie et au Maroc, et 12 millions en Tunisie).

La population, en surnombre dans les campagnes, s’est déplacée massive­ment vers les villes à la recherche de travail et de meilleures conditions de vie. Plus de 88 % des Libyens vivent dans des communes urbaines, 65 % des Tunisiens, 60 % des Algériens et des Mauritaniens, et 55 % des Marocains. Cette concentra­tion s’est parfois faite en direction des capitales, dominant le tissu urbain, dans la cas de Nouakchott et de Tunis, mais pas seulement vers elles. La première agglomé­ration maghrébine est celle de Casablanca (plus de 4 millions d’habitants dans le Grand Casablanca), suivie d’Alger (3,8 millions d’habitants), de Tunis (2,1 millions d’habitants), de Tripoli (1,6 million), Oran, Marrakech, Nouakchott. Les Etats ont parfois mené des politiques de rééquilibrage urbain en favorisant des centres secon­daires (Algérie), en s’appuyant sur la diversité d’un réseau urbain ancien (Maroc). La primauté de la capitale demeure toutefois écrasante en Tunisie avec 20 % des habitants du pays, et en Mauritanie plus de 30 %. La population s’est aussi dé­placée de l’intérieur vers les côtes qui concentrent les activités. Les principaux pô­les urbains et économiques se trouvent sur les littoraux (Casablanca, Alger, Tunis, Tripoli, Nouakchott, mais aussi Benghazi, Oran, Rabat, Tanger, Sfax, Annaba), avec quelques exceptions pour des raisons souvent historiques (Marrakech, Fès, Oujda, Constantine, Kairouan). Cette littoralisation s’explique notamment par les axes de circulation hérités de la période coloniale, le développement du tourisme balnéaire (surtout en Tunisie et au Maroc). Les Etats ont connu d’importants flux migratoires en direction de l’Europe, très tôt pour l’Algérie (avant l’indépendance), plus tardi­vement dans le cas de la Tunisie et du Maroc (années 1960). Ces flux se sont consi­dérablement taris, lorsque la crise économique a frappé les pays d’Europe à partir des années 1970. Ils se dirigeaient en priorité vers la France, ancienne puissance coloniale, mais aussi vers d’autres pays de l’Europe de l’Ouest (Belgique, Pays-Bas, Espagne, Italie, Allemagne fédérale), ainsi que – dans une moindre mesure – vers les pétromonarchies du Golfe, et vers la Libye qui accueille bien plus que le chiffre officiel d’un demi million de travailleurs étrangers venant du Maghreb, d’Egypte, mais aussi de pays d’Afrique subsaharienne (Tchad, Soudan, Niger, Nigéria).

Les Etats ont mené des politiques volontaristes de développement des secteurs éducatifs avec des succès inégaux. Les dépenses d’éducation ont fait l’objet d’une priorité de la part des gouvernements (jusqu’à un tiers du budget tunisien). Le taux de scolarisation dans le primaire, encore faible lors des indépendances est désormais proche de 100 % en Libye et en Tunisie notamment. Le Maroc affiche un certain retard par rapport aux autres Etats dans les zones rurales. Les taux de scolarisation sont plus faibles dans le secondaire en raison d’une déperdition de jeunes engagés tôt dans des activités économiques. Le nombre d’étudiants a fortement augmenté (300 000 en Tunisie en 2004), ce qui pose des problèmes de moyens, mais aussi de débouchés professionnels, car les économies ne créent pas suffisamment d’emplois. Il en résulte au Maroc une contestation des « diplômés-chômeurs », mais aussi un meilleur accès à l’information et à la connaissance. Outre les risques d’engorgement pour accueillir une population jeune et nombreuse, les systèmes éducatifs sont confrontés à d’autres problèmes, par exemple le choix de la langue d’enseignement dans un contexte de volonté politique d’arabisation (le Français reste très utilisé dans les sciences). Confronté et géré traditionnellement par les Etats, l’accès à la culture et à l’information s’est diversifié et autonomisé. Il existe une presse indépendante au Maroc et en Algérie malgré les pressions multiples. Les médias étrangers sont de plus en plus nombreux (d’Europe puis du Moyen-Orient), et l’influence culturelle du Proche-Orient est nettement observable (Egypte et Liban surtout). La situation a évolué avec le développement des chaînes télévisées satellitaires du Moyen-Orient (Al Jazira, MBC, ANN) devenues les principales sources d’informations et de distractions, devant les chaînes nationales jugées ennuyeuses ou peu crédibles en matière d’informations. L’essor d’internet contribue a accentué encore davantage ce phénomène. Le développement des systèmes éducatifs et de l’accès aux médias a mis sur le devant de la scène la question linguistique. Les discours politiques au lendemain des indépendances insistaient sur la promotion de l’arabe littéral, considéré comme un symbole de libération et d’affirmation nationale. Les politiques d’arabisation ont connu des fortunes diverses. Si la Tunisie se caractérise par un niveau d’arabisation supérieur à celui des autres pays maghrébins, l’usage populaire du Français demeure important en Algérie. Il faut ajouter la contestation du monopole identitaire fondé sur l’arabité du Maghreb. Il existe une forte expression identitaire berbère, notamment en Kabylie (printemps berbère en 1980, grandes émeutes en 2001). Confrontés à ces changements de grande ampleur, les régimes ont tenté de faire face à la situation.

Politiques économiques et régimes politiques

Les Etats du Maghreb ont fait des choix économiques très différents au lende­main des indépendances selon leur idéologie et leurs moyens. L’Algérie et la Libye ont bénéficié des revenus tirés des exportations d’hydrocarbures qui ont permis une intervention de l’Etat de type socialiste, alors qu’un libéralisme relatif a plutôt prévalu au Maroc et en Tunisie (après un changement de la politique économique à partir de 1970 pour ce dernier). Les Etats de la région – après le retournement du prix des hydrocarbures et des matières premières au milieu des années 1980, la baisse du dollar à la même période, et le poids croissant du service de la dette – ont dû faire face à des difficultés socio-économiques de plus en plus importantes. L’Etat marocain, supportant la guerre au Sahara occidental, est le premier à être confronté à une situation de faillite financière. Un plan d’ajustement structurel, d’une dizaine d’années, est élaboré et mis en œuvre avec le FMI en 1983. La Tunisie doit faire face à d’importantes difficultés, au milieu des années 1980, avec les « émeutes du pain » et adopte un plan d’ajustement structurel en 1986. L’Algérie – plus durement touchée – doit aussi mettre en oeuvre un plan d’ajustement structurel en 1994. Les revenus des hydrocarbures de ce pays, de l’ordre de 16 milliards de dollars en 1980, tombent à environ 10 milliards de dollars en 1993. La Libye – plus faiblement en­dettée – voit son aisance financière décroître sensiblement. Quant à la Mauritanie, le poids de la dette extérieure (200 % du PIB en 1990) la rend extrêmement dépen­dante de ses bailleurs de fonds, car les revenus tirés du minerai de fer ont sensible­ment diminué. L’exploitation récente d’hydrocarbures fait évoluer positivement la situation économique et sociale du pays.

Cette situation financière coïncide avec une période déjà difficile pour l’emploi dans la plupart des pays de la région. Le sous-emploi agricole s’est transformé en chômage urbain, à partir des années 1950, du fait de l’exode rural, et de l’insuffi­sance des débouchés professionnels offerts par les secteurs secondaire et tertiaire. Le secteur énergétique en Libye et en Algérie, les « industries industrialisantes » en Algérie n’ont pas permis de développer suffisamment d’autres activités ni de créer les nombreux emplois espérés. Les administrations nationales, notamment en Algérie ou en Libye, ont connu, au cours des années 1960-1970, un accroissement considérable de leurs effectifs qui grève le budget de l’Etat. Les années 1980 se caractérisent par un accroissement sensible du chômage dans les pays du Maghreb dans un contexte de fermeture des débouchés migratoires vers l’Europe à partir du milieu des années 1970 et un recul de la demande de main d’œuvre des Etats pé­troliers du Golfe. Ce chômage de masse est appelé à durer au regard de la structure de la pyramide des âges. L’observation des tranches d’âge montre que des centaines de milliers de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, et que l’activité économique n’est pas suffisante pour offrir suffisamment d’emplois. En 2000, le taux officiel du chômage en Algérie est de 28 %, et celui de la Tunisie est de 16 %. Cette situation s’est améliorée dans ces deux Etats pour atteindre environ 14 % en Algérie et en Tunisie, moins de 10 % au Maroc officiellement. La Mauritanie a un taux de chômage de 20 % et celui de la Libye est estimé à 30 %. Le niveau réel du chômage est en général supérieur aux statistiques officielles.

Au lendemain des indépendances, les Etats ont adopté des régimes non dé­mocratiques. Le rôle de l’armée (Algérie, Libye), les logiques de solidarités tribales (Libye, Mauritanie), les relations de fidélité et d’allégeance (système du Makhzen au Maroc), la redistribution de la rente pétrolière par l’Etat (Algérie, Libye), la répres­sion politique (Maroc en 1965, 1971 et 1972 ; Algérie en 1988 et 1991 ; Tunisie en 1978, 1983 et 1991 ; Mauritanie en 1989) ont dessiné les contours de systèmes po­litiques autoritaires. Les Etats ont longtemps maintenu des régimes à parti unique (Tunisie jusqu’en 1981, Algérie jusqu’en 1989, Mauritanie jusqu’en 1991), voire officiellement sans parti (Libye). Au Maroc, la monarchie a favorisé le développe­ment des partis sans jamais s’engager directement derrière l’un d’eux. Les tentatives de démocratisation ont été interrompues (Algérie en 1991), ou transformées en pluralisme de façade (Tunisie de Ben Ali). Le Maroc a connu une « alternance sous contrôle » associant au pouvoir les partis du Bloc démocratique, l’ancienne opposi­tion. Quant aux partis de l’opposition islamiste, ils ont fait l’objet soit d’une répres­sion impitoyable (FIS en Algérie et Nahdha en Tunisie au début des années 1990), soit d’un encadrement politique étroit pour limiter leur influence (limitation des candidatures du PJD lors des élections au Maroc en 2002).

La volonté d’ouverture et de démocratisation des régimes reste timide, en dépit d’importants changements économiques et sociaux connus par les Etats, au cours des cinq dernières décennies. La plupart des régimes n’autorisent guère l’expression des mécontentements ou une quelconque opposition. La Libye et la Tunisie appa­raissent comme les exemples les plus marquants de fermeture politique. Celle-ci est de moins en moins compensée en Libye par la redistribution de la rente pétrolière, et les logiques d’alliances tribales ne semblent plus suffire au maintien d’un régime confronté à une montée des classes d’âge qui n’ont pas connu d’autre régime que celui du « Guide de la Révolution ». Il faut y ajouter des présomptions de volonté de transmission héréditaire du pouvoir. En Tunisie, « l’Ere du changement » – fondée maintenant sur un Etat policier et un discours politique lénifiant (promotion des droits de l’homme, des droits de la femme, du développement), et un pluralisme de façade – ferme toute perspective politique, en dépit de facteurs favorables per­mettant l’évolution vers un régime démocratique (poids du syndicalisme, existence d’une classe moyenne, niveau d’éducation plus élevé qu’ailleurs). L’Algérie, dont la première expérience démocratique a échoué au début des années 1990, a traversé une décennie sanglante avec le terrorisme islamiste. Le régime semble aujourd’hui glisser d’une oligarchie militaire à l’affirmation du pouvoir détenu par le prési­dent Abdelaziz Bouteflika. Le Maroc a une configuration originale, fondée sur le poids d’une monarchie plusieurs fois séculaires et de ses réseaux d’allégeances (le Makhzen). L’alternance, voulue par Hassan II, a été menée à terme par son fils, cependant le pouvoir reste essentiellement entre les mains de Mohamed VI, et les élections législatives (2002 et 2007) ne semblent guère influencer sa dévolution. Des améliorations sont sensibles en matière de droits de la femme, mais en ré­gression dans le domaine des droits de l’homme au lendemain des attentats de Casablanca de mai 2003. La Mauritanie, ouverte au multipartisme en 1991, se caractérise par une vie politique fondée sur le tribalisme et le clivage ethnique, les Maures détiennent la plupart des postes de responsabilités. Depuis le renversement d’Ould Taya, en août 2005, le pays connaît un processus démocratique avec des élections législatives (2006) et présidentielle (2007) impartiales. Cependant le coup d’Etat du 6 août 2008 remet en cause les avancées de ces dernières années.

Les pays du Maghreb, comme bien d’autres pays indépendants au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont connu des bouleversements démographiques et sociaux considérables. Les Etats n’ont guère étaient en mesure de satisfaire, les be­soins d’une population de plus en plus nombreuse et de plus en plus urbaine. Ils ont réagi de manière autoritaire à la contestation de leurs choix économiques et de leur exercice du pouvoir. Ils ont réussi à gérer la contestation « laïque » mais rencontrent davantage de difficultés avec la contestation islamiste. Cependant l’action des mou­vements islamistes contre l’Occident, à partir de 2001, a abouti à une action de plus en plus concertée entre les Etats arabes et occidentaux pour les réduire à néant.

 

Bibliographie

CALLIES de SALIES (Bruno). Le Maghreb en mutation : entre tradition et modernité, Maisonneuve & Larose, 1999, 254 pages.

LACOSTE (Camille et Yves), Maghreb, peuples et civilisations, La Découverte, 2004, 210 pages.

LE SAOUT (Didier), ROLLINDE (Marguerite), Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb,

Karthala, 1999, 383 pages.

PICARD (Elisabeth) (sous la direction), La politique dans le monde arabe, Armand Colin, 2006, 335 pages.

RAUFER (Xavier) (sous la direction), Atlas de l’islam radical, CNRS, 2007, 400 pages. TROIN (Jean-François) (sous la direction), Le Grand Maghreb, Armand Colin, 2006, 384 pages.

 

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