Défense antimissile : la question des intentions

Par Christophe Réveillard,

Docteur en Histoire contemporaine, est membre du centre d’Histoire de l’Europe et des relations internationales de l’Ecole doctorale modern et contemporaine de l’Université Paris-IV Sorbonne. Co-directeur de la revue Conflits Actuels, il a notamment publié « Sur quelques mythes de l’Europe communautaire » ( FX de Gilbert ) et les dates-clefs de la construction européenne (Ellipses)

Juin 2001

Les experts en stratégie du monde entier ont été sollicités ces derniers mois pour expliquer et confronter leurs points de vue sur ce que l’on présente comme le bouleversement conceptuel en matière de défense : le projet de mise en place d’une défense nationale antimissile par les

Etats-Unis (National Missile Défense – NMD désormais appelé Missile Défense – MD).

Les questions qui se posent sont en effet nombreuses et ne peuvent être résolues sans une réflexion stratégique de grande ampleur. Mais il semble également nécessaire pour mettre les choses au clair de commencer par comprendre les motivations qui amènent les responsables américains à tenter de renverser un cadre stratégique issu de la guerre froide.

A cet égard, la surprise peut être de taille si cette étude révélait que l’objectif recherché se trouve plus dans le mouvement ainsi amorcé que dans la mise en place d’un système antimissile vraiment crédible. Autrement dit, l’effet d’annonce, la posture, l’engagement d’un programme de recherche colossal aux retombées industrielles et technologiques importantes mais surtout la maîtrise de l’échéancier stratégique planétaire pourraient apparaître bien plus comme les motivations premières que la certitude d’aboutir véritablement au terme de ce défi technologique.

Le projet antimissile américain

C’est à la suite de la publication du rapport Rumsfield de l’été 1998 donnant crédit à l’idée de la vulnérabilité du territoire américain face à la menace de missiles balistiques provenant d’Etats  » voyous  » ou d’Etats  » trublions  » (rogue States) que le Congrès adoptait le 22 juillet 1999 le National Missile Defense Act. Le processus était donc engagé entraînant le président Clinton et son administration à réaliser un système antimissiles balistique censé protéger le territoire national.

Le projet MD se propose de protéger le territoire américain contre d’éventuelles frappes de missiles étrangers avec une ou plusieurs centaines de missiles antimissiles basés en Alaska et en Dakota du Nord, les intercepteurs terrestres, et un réseau de détection, de communication et d’interception utilisant satellites, radars ABM et d’alerte avancée, ainsi qu’une défense de théâtre (Theater Missile Défense – TMD) c’est-à-dire les zones hors du territoire national où des forces américaines sont positionnées. Il faut ajouter que Donald Rumsfeld, avant d’être nommé Secrétaire à la Défense, a publié un nouveau rapport parlementaire sur l’espace militaire dans lequel, selon le rapport Quilès,  » l’appel à la préservation de l’avantage technologique dans le domaine spatial (… ) est un autre indice qui plaide en faveur d’une option spatiale dans la défense antimissile. Si ce choix était fait, on s’orienterait vers une défense antimissile à plusieurs niveaux, selon une approche multicouche… « .

Le coût du MD est estimé à 60 milliards de dollars sur vingt ans soit moins d’1 % du budget général de défense américain par an (3 milliards sur 300 milliards de dollars annuels). Rappelons que les différents programmes américains de défense antimissile ont représenté près de 60 milliards de dollars depuis 1983 et que, par comparaison, le budget général de défense russe ne représente à peu près que 10 % du budget général de défense américain.

Depuis quarante ans, les Etats-Unis ont tenté de développer des projets ambitieux de missiles antimissiles censés protéger le territoire américain, dont le plus célèbre fut l’Initiative de défense stratégique (IDS) proposée par le président Ronald Reagan, ainsi que des systèmes de défense des théâtres extérieurs.

Le déséquilibre de la terreur ?

La question posée est celle de la stabilité stratégique qui jusqu’au projet de déploiement du bouclier antimissile américain reposait sur la destruction mutuelle assurée ou l’équilibre de la terreur. Pour ce faire le traité ABM (Anti-Balistic Missile) de 1972 limitait les sites antimissiles entre les deux grands et maintenait l’équilibre stratégique en excluant la menace de missiles défensifs.

Un système national de défense antimissile du territoire américain s’opposerait à la lettre comme à l’esprit du traité ABM, entraînant des modifications qui videraient ce dernier de son contenu. Il viendrait également par définition relativiser la force de dissuasion des autres pays détenteurs d’un arsenal nucléaire par la dévaluation de leur potentiel stratégique. La possession par une puissance comme les Etats-Unis d’un système antimissile risquerait de faire perdre aux potentiels stratégiques de ces pays toute crédibilité.

Et c’est ici que la rhétorique américaine, notamment sur les  » rogue States « , semble épuiser ses illusions. Car la réalité semble légèrement différente et peut être résumée dans ces quelques questions :  » existe-t-il des raisons sérieuses d’en finir avec la parité stratégique entre la Russie et les Etats-Unis, au profit d’un pari stratégique voulu par les seuls Américains ? Faut-il développer les systèmes de défense au détriment de la dissuasion nucléaire, sous prétexte que celle-ci pourrait ne pas fonctionner contre certains Etats ? La réponse à la dissémination des armes de destruction massive réside-t-elle, comme les Etats-Unis l’affirment, dans la contre-prolifération, c’est-à-dire dans des solutions militaires, au détriment des solutions diplomatiques, négociées dans des cadres multilatéraux ?  » .

Il apparaît bien, en effet, qu’avec l’abandon par le département d’Etat lui-même de la notion de Rogue State, qui donnait pourtant substance à l’argumentation soutenant la MD, les Etats-Unis aient ainsi démontré que le projet de bouclier antimissile dépassait largement ces seules hypothèses, par ailleurs largement réductibles au mécanisme de la dissuasion nucléaire classique.

C’est bien à la doctrine de destruction mutuelle assurée, ayant assuré des décennies d’une  » paix armée  » (oxymore difficilement évitable, en l’occurrence) entre les blocs antagonistes de la guerre froide, que Washington a décidé de s’attaquer. Cette nouvelle stratégie des Etats-Unis  » se fonde sur la supériorité absolue acquise par les Etats-Unis dans tous les domaines de la défense et qui a conduit au concept de  » contrôle stratégique  » dont l’instrument essentiel est la puissance aérospatiale. Ses partisans en déduisent que l’intérêt américain consiste à se détourner des idées de dissuasion mutuelle et de parité nucléaire propres à la période de la guerre froide (en s’appuyant) sur la suprématie scientifique, industrielle et militaire des Etats-

Unis « . Le contrôle stratégique étant la capacité d’  » examiner la situation de l’adversaire, réduire sa puissance par la destruction de ses capacités militaires, industrielles et politiques, voire l’annihiler, obtenir ainsi son recul ou sa capitulation  » par la recherche de concepts opérationnels tels que  » l’  » acquisition  » des objectifs, la précision à très grande distance, l’information permanente sur les forces en présence et les cibles éventuelles « .

Et, pour certains cas particuliers, l’on voit combien cette doctrine, qui est un  » déni à tout droit de résistance  » peut s’appliquer à une nouvelle vision du contexte stratégique international dans lequel peut réapparaître la figure du rogue State. En effet, après avoir écarté deux cas de figure  » fous « , donc improbables, concernant les Etats-voyous (le cas d’une attaque massive et brusque sans raison du territoire des Etats-Unis et celui d’un conflit déjà existant avec les Etats-Unis), l’ambassadeur Gabriel Robin exprime bien la nouvelle orientation imprimée à la situation internationale par Washington. Celle issue d’un processus de dissolution du droit qui voit un Etat-voyou  » promis à une destruction totale et ses dirigeants, à l’élimination physique ou à l’humiliation d’un procès (avoir) une réaction désespérée, une sorte de vengeance d’outre-tombe (voir les bombardements de Bagdad au début de 1991, ceux de la Serbie pendant la guerre du Kosovo qui ont mis Saddam Hussein ou Milosevic dans une situation qui en approchait d’assez près) « . C’est dans ce cas, selon l’ambassadeur Robin, que  » l’hypothèse des promoteurs de la défense antimissiles cesse d’être folle pour acquérir une certaine vraisemblance (…). Si les Etats-Unis devaient être amenés à procéder à l’exécution capitale de quelque hors la loi international, ils veulent pouvoir le faire en toute impunité (…). Pareille équation n’est acceptable que si l’ennemi a, en effet, mérité qu’on le mette hors d’état de nuire et si les Etats-Unis disposent, à cette fin, de l’autorité légitime. On s’aperçoit, en définitive, que la défense antimissiles n’a de sens politique qu’en fonction d’une théorie générale dont elle n’est qu’un cas particulier et qui suppose à la fois une vision manichéenne du monde, une conception impériale du rôle de l’Amérique et la doctrine du zéro mort « .

Les conséquences

Au Pentagone, l’on souhaiterait ardemment que la question de la réalisation du projet ne soit plus de mise, l’inéluctabilité de l’application du système étant devenue une antienne. Mais au niveau politique la justification des bouleversements qu’il provoque au nom des objectifs affichés risque de devenir de plus en plus problématique. La démarche américaine semble, en effet, relancer la prolifération et la course aux armements, rompre l’équilibre stratégique, en ne considérant plus comme crédible la puissance nucléaire russe. Enfin, la volonté de la nouvelle administration d’  » associer les Européens au développement de la NMD amènerait ceux-ci à consacrer des budgets importants à ce projet alors que leur priorité est ailleurs et que des accords intra-européens peuvent être trouvés « .

L’un des risques au niveau européen est bien la possible division des Etats européens en matière de sécurité et de défense par la volonté américaine de ralentir la constitution d’une Europe de la défense en les incitant à supporter solidairement la charge de programmes balistiques disproportionnés au regard de leur propres budgets de défense. Comme pour l’IDS vis-à-vis de l’ex-Union soviétique, l’objectif américain serait atteint sans avoir eu à tenter de réaliser l’application totale d’un programme difficilement crédible mais uniquement en raison de l’effet d’entraînement du défi technologique et l’imposition d’une hiérarchie des menaces non partagée par les Etats européens.

En ce qui concerne la Russie, l’initiative américaine pourrait l’amener à cesser de participer au processus de désarmement, notamment par la rupture des traités et accords internationaux sur

les armements stratégiques mais également en ce qui concerne pourtant l’une des motivations affichée des Américains, la non-prolifération d’armes de destruction massive. L’abandon de START III (réduction d’un tiers à la moitié des arsenaux américains et russes existants respectivement de 3500 et 3000) pourrait très rapidement laisser la place pour la Russie à une politique de recherche de l’efficacité de ses forces nucléaires (mirvage ), de maintien de son arsenal par l’extension de la durée de vie opérationnelle des engins existants, voire d’en produire d’autres notamment pour remettre au goût du jour la stratégie soviétique de saturation d’un éventuel système antimissile.

Ainsi le général Vladimir Yakovlev, annonçait mi-mai à Moscou, le déploiement pour fin 2001 d’un quatrième régiment de missiles nucléaires Topol-M2 (SS-27 dans la classification Otan) à portée intercontinentale monté sur véhicule mobile. Or,  » la création d’un quatrième régiment de Topol-M2 n’est apparemment pas une décision dépourvue de signification. La mobilité de ce missile complique, en effet, sa détection par un adversaire éventuel et elle accroît la capacité à échapper à une frappe préventive. Elle remet en question l’efficacité d’un réseau antibalistique et elle constitue l’une des parades technico-militaires annoncées par Moscou « . Egalement, la Russie a déjà proposé aux pays européens un système européen de défense antimissile, contre les missiles balistiques non-stratégiques, pouvant aller jusqu’à l’élaboration de forces antimissiles de déploiement rapide communes.

Enfin, la Chine, qui craint d’être l’Etat principal visé par la MD notamment puisqu’elle ne s’est constitué qu’une force nucléaire stratégique rustique de 100 à 200 têtes montées sur des fusées intercontinentales sol-sol, devrait elle aussi davantage rendre multiple ses têtes (Mirv) et continuer de faire croître un budget militaire pourtant augmenté de 18 % en 2001. Il semblerait étonnant que cette compétition qualitative et quantitative n’entraîne ni l’Inde, ni le Pakistan, etc.

La volonté d’invulnérabilité du territoire national liée à la tentative de  » moraliser  » le système stratégique international en tentant d’y écarter progressivement le système dissuasif issu des armes de destruction massive n’apparaissent pas, in fine, comme les objectifs principaux des dirigeants américains. Tout simplement parce que ces objectifs sont conditionnés par la réalisation effective du programme de défense antimissile. Par l’étude des divers éléments du projet, semble apparaître plutôt la volonté de conserver et d’accroître le fossé technologique entre les Etats-Unis et ses concurrents ou partenaires tant par les retombées militaires que civiles dont profitera l’industrie américaine qui aura profité de budgets en partie fédéraux. En deuxième lieu, la place centrale qu’a pris le projet américain dans le débat international, confirme la maîtrise par Washington de l’échéancier stratégique planétaire vis-à-vis de la Russie, contestation de la parité, des Etats de l’Union européenne, refus d’autonomie de la défense européenne, et de l’Asie, réaffirmation de la dimension pacifique des Etats-Unis. Le jeu politique mondial n’étant évidemment plus figé, la multitude de réactions contradictoires au projet américain connaissant son énième version, semble indiquer que la diplomatie et les négociations viennent de reprendre leur place dans le concert des nations après la période triomphante des slogans.

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