ARABIE / SYRIE : Que faire de l’IRAN ?

Sami Kleib

Journaliste et écrivain franco-libanais, Sami Kleib est auteur de plusieurs ouvrages sur le monde arabe dont quelques-uns sont en best-seller.

        Rien ne retient dorénavant l’Arabie-Saoudite de renouer avec la Syrie sauf l’avenir de la présence iranienne sur le sol syrien. Des sources crédibles ont déjà transmis ce message clair de l’homme fort de Ryad, le Prince héritier Mohamad Ben Salman : « je n’ai rien contre Bachar El-Assad, ce n’est pas moi qui ai déclaré la guerre contre lui, et je suis prêt à renouer nos relations diplomatiques à condition qu’il nous dise que les iraniens vont se retirer de la Syrie ». Les propos du Prince transmis par plusieurs personnalités politiques dont l’ancien ministre de la défense Monsieur Abdel Rahim Mourad, ont précédé de quelques mois, la réouverture de l’ambassade de l’état des émirats arabes unis (premier allié de l’Arabie) à Damas.

Pour comprendre la complexité de la question, revenons un peu en arrière :

  • Les relations entre la Syrie de Hafez El-Assad et l’Arabie Saoudite demeuraient pendant longtemps excellentes en dépits de l’alliance stratégique signée par le président syrien défunt et le guide de la révolution iranienne Ali Akbar Welayati. Les pays du golfe jouissaient en fait de la médiation syrienne pour apaiser la tension avec l’Iran, et soutenaient Damas contre l’homme fort et menaçant dans la région ; le président irakien Saddam Hussein.  
  • Bachar El-Assad hérita donc de son père cette bonne entente avec les monarchies du golfe. N’a-t-il pas visité, en octobre 2000, juste après son élection, l’Égypte, la Jordanie et l’Arabie Saoudite ? N’a-t-il pas été partie intégrante du Sommet arabe tenu à Beyrouth, en mars 2002, qui a adopté l’initiative du dauphin saoudien, l’Émir Abdallah, proposant clairement « une normalisation des relations avec Israël dans le contexte d’une paix globale » ?  
  • Depuis son arrivée au pouvoir Bachar El-Assad se méfia du rôle que pouvait jouer le premier ministre libanais Rafic Hariri et de l’influence éventuelle qu’il pouvait avoir en Syrie et au Liban. Cette méfiance devait s’accroitre lorsque Hariri, l’homme fort de l’Arabie Saoudite à Beyrouth réussit à établir des liens étroits avec les dirigeants influents au sein du régime syrien, notamment le vice-président  Abdelhalim Khaddam, le chef d’état-major Hikmat Chehabi, le chef des renseignements opérant au Liban Ghazi Kenaan, et bien d’autres encore. C’est probablement cette collusion qui incita Bachar El-Assad à envisager d’affaiblir Hariri en tempérant son influence, tout en renforçant celle de ses alliés au Liban.

Quelques minutes après l’assassinat de Hariri à Beyrouth le 14 février 2005, Ryad comme beaucoup d’autres pays et dirigeants arabes et occidentaux ont immédiatement accusé le régime syrien. Ce fut le point de départ d’une profonde rupture entre la Syrie et l’Arabie, et l’occasion idéale devant le Qatar pour tenter de se positionner dans la région en s’appuyant sur Damas et ses alliés libanais et turques.

En effet, Après la destruction par Israël du Sud-Liban en 2006. El-Assad avait sans doute grandement contribué à ce que Doha, et non pas l’Arabie Saoudite, abrite le Congrès du Dialogue national libanais, à l’heure où les luttes intestines frôlaient la guerre civile à Beyrouth lorsque le Hezbollah y pénétra le 7 mai 2008 suite à la décision de couper ses communications au sol. Une grande partie alors des sunnites du Liban soutenus par Ryad, ont considéré le geste de Hassan Nassrallah, le secrétaire général du Hezbollah, comme une invasion chiite de leur fief beyrouthi.

 À la fin de cette même année et jusqu’au début 2009, Israël envahit Gaza dans la pire guerre de destruction que celle-ci n’ait jamais subie. Les Affaires étrangères syriennes et qataries avaient alors largement coopéré pour y faire face. Ceci sans oublier le grand rôle joué par le Qatar pour restaurer l’image d’El-Assad et de la Syrie aux yeux des chancelleries occidentales, ce qui a conduit au rapprochement avec certaines d’entre elles.

Au lendemain du conflit les propos d’El Assad qualifiant certains leaders arabes de « demi-hommes » n’ont pas été appréciés par les Saoudiens et autres Arabes, et rappelés plus tard lors de l’expulsion de la Syrie de la ligue arabe. Occasion à laquelle le ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud El-Fayçal l’a rappelée au souvenir de certains diplomates dans le cadre de l’expulsion de la Syrie de la Ligue arabe.

El-Assad avait déclaré dans son discours du 15 août 2006 : « L’un des aspects positifs de cette guerre est qu’elle a entièrement mis à nu la condition du monde arabe. Certes, si on avait interrogé n’importe quel citoyen sur la situation à la veille de ce conflit, il l’aurait qualifiée de mauvaise et cela aurait été vrai ; mais il la voyait tout de même couverte de cosmétiques ! Or, cette guerre a pulvérisé les fards et clairement démontré les positions de chacun. Elle n’a permis aucune possibilité de compromis et a révélé le visage des pusillanimes, des demi-hommes et des hésitants. Ceux qui attendaient de voir pour qui pencherait le rapport de force, se sont couverts d’opprobre car l’agression contre le Liban n’était pas principalement motivée par l’enlèvement des militaires ; elle se préparait depuis longtemps en vue de réinstaurer l’équilibre du plan israélien car Israël avait subi des revers tant avec la défaite et le retrait en 2000 de l’armée israélienne devant les assauts de la résistance qu’avec l’échec de ses alliés au Liban dans l’exécution de leurs manœuvres durant la brève période écoulée. »[1]

Le discours accusateur syrien a soulevé l’ire du régime saoudien qui s’est senti directement visé vu qu’il avait désapprouvé l’enlèvement des militaires israéliens par le Hezbollah et était de ceux qui avaient tenu ce dernier pour responsable de la guerre contre le Liban. Le groupe libanais proche des Saoudiens, connu sous le nom de « 14 mars » a mené quant à lui une campagne féroce contre Nasrallah et lui a fait endosser la responsabilité de la guerre. Des années plus tard, les documents révélés par Wikileaks ont démontré l’ampleur de la haine que vouaient certains politiciens et forces libanaises contre le  Hezbollah ainsi que leurs tentatives de l’anéantir.[2]

Damas ne désirait pas voir ses relations ténues avec l’Arabie Saoudite se rompre à cause du discours d’El-Assad ; son ministre des Affaires étrangères Walid El-Moallem clarifia ses propos pour l’Agence de presse koweitienne : « Assad n’a visé aucun des leaders arabes avec lesquels il veille à maintenir de bonnes relations officielles et personnelles pour préserver la solidarité arabe. Par l’expression (« demi hommes »), il voulait parler de ces personnes résidant en Syrie ou à l’extérieur qui avaient mis en doute les chances de victoire de la Résistance. Le Président El-Assad voulait mettre l’accent, dans son discours, sur la culture de la résistance à l’heure où la Ligue arabe avait entériné l’arrêt du processus de paix. »[3]

La fureur des Saoudiens, les Qataris demeurèrent solidaires avec la Syrie ; une solidarité, qui d’après le Nouvel Observateur était nourrie par l’espoir « d’une éventuelle alliance entre l’Iran, la Syrie et le Qatar qui s’opposerait à l’alliance égypto-saoudienne. »[4]. Il était clair que Doha voulait s’emparer de la position du leader qu’occupait l’Arabie Saoudite et s’approprier la sympathie de l’opinion publique soutenant la résistance au Liban et en Syrie.

Les frères musulmans et la guerre des frères

Une fois la guerre du printemps arabe éclate en Syrie en 2011, Doha se positionne parmi les premières voix appelant El-Assad à entamer des réformes de son régime et ensuite à partir. Le Prince Qatari n’hésita pas, lors d’une rencontre avec le Président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, le 29 août 2011, 6 mois après le début des événements en Syrie, à déclarer que « Nul n’ignore que la solution militaire a prouvé son échec. Nous espérons de ce fait que les décideurs en Syrie reconnaîtront qu’un changement selon les espérances du peuple syrien est nécessaire et inévitable. Nous devons donc les aider à prendre la décision en ce sens. »[5]

Doha souhaitait en fait convaincre le président syrien de partager son pouvoir aves les frères musulmans soutenus par les qataris. La majeure partie de cette mouvance islamiste avaient quitté la Syrie pour s’installer à Doha et dans d’autres pays occidentaux.

Ces doutes ont poussé les autorités syriennes à remettre en question toute initiative ou action qatarie, même si elle était approuvée par la Ligue des états arabes, et à considérer chaque geste de la part de Doha comme un appui solennel aux frères musulmans. Paradoxalement ceux sont les mêmes frères musulmans qui allaient pousser le prince héritier en Arabie, Mohamad Ben Salman, á reconsidérer sa position à l’égard de Bashar El-Assad.  

Les révélations du printemps

Haytham El-Mannaa, opposant Syrien laïque et ancien président du CNCD (Congrès national démocratique syrien) justifie la position qatarie et saoudienne quant à la Syrie en disant qu’il existe plusieurs facteurs mais que le plus important est que « Les pays du Golfe ont décidé de faire de la Syrie la tombe du printemps arabe de peur qu’il ne se propage et arrive à leurs portes. Ces pays voulaient que la Syrie soit coûte-que-coûte le dernier pays où les révolutions, les soulèvements et les troubles aient lieu. Pour ce faire, ils ont mobilisé toute leur force et leur influence et fut les syriens qui en firent les frais. »

Concernant les débuts des tentatives de la Turquie et du Qatar pour accorder la priorité aux Frères Musulmans ; El-Mannaa révèle que « lors de notre rencontre avec 4 membres de l’opposition turque, l’un d’eux a raconté que le ministre des Affaires étrangères turque, Ahmet Davutoğlu, les a convoqués et leur a littéralement dit : ‘Il y a des changements radicaux qui vont faire de la Turquie un État jouissant d’une autorité incontestable dans la région. Le vrai début sera en Syrie. Il est impératif de traiter la question syrienne comme étant une question turque. Et nous sommes, de ce fait, en mesure d’intervenir sur le territoire syrien’.  Et El-Manaa d’ajouter  : « Lors de notre première réunion en juillet 2011 avec Azmi Bechara, (Écrivain palestinien  et ancien membre de la Knesset israélien)  avec d’autres opposants syriens, Bechara me prit à part et me dit : ‘Il t’incombe à toi de faire réussir cette rencontre ou de la vouer à l’échec’. Il connaissait pourtant ma position à l’égard des Frères Musulmans et mon refus catégorique vis-à-vis de l’islamisation, l’armement ou l’internationalisation du conflit syrien. Au cours de la rencontre, il a été proposé d’inviter des dirigeants des Frères Musulmans. Quand le nom de Moulhim El-Droubi fut suggéré, j’ai aussitôt refusé et lui ai répondu « Tu peux rencontrer qui tu veux, mois je vous quitte. ».

Dans un recensement fait par l’institut scandinave des droits de l’homme que préside Manaa, on peut compter 250 opérations conjointes documentées par vidéo et conduites par les Frères Musulmans en coordination avec El-Nosra, le Front Islamique, Ghuraba El-Sham (Les Étrangers du Levant) et d’autres groupes actifs en Syrie devenus plus tard l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant, connu sous le nom de DAECH). « Nous nous sommes par la suite rendu compte que 70% des fonds du Golfe étaient versés dans les poches des barbus et que les séculaires et les partisans de l’État civil ne bénéficiaient que de 30% »[6] révèle Haissam El-Manaa.

Pourtant, le Qatar a toujours été le seul pays qui a empêché les Frères Musulmans de toute activité sur son territoire avant de les accueillir à bras ouverts au cours de la décennie passée. Ce scénario islamiste a sonné une alarme inquiétante chez les saoudiens.  

Le pétrole et les pipelines : facteurs de « discord »

Les premiers événements qui ont secoué la Syrie, au printemps 2011, ont précédé d’à peine deux mois la signature d’un accord entre l’Iran et la Syrie, pour l’acheminement du gaz iranien à travers le territoire syrien. Cet accord visait à contourner les sanctions internationales qui interdisaient à l’Iran d’exporter et de vendre son pétrole. Le début de la crise syrienne est survenu, aussi, trois mois après la déclaration du ministre syrien du pétrole sur la découverte d’importants gisements gaziers, près de la région de Qarah, aux environs de Homs, gisements qui atteindraient les quatre cent mille mètres cubes/jour.

L’écrivain français Jean-Pierre Estival explique les autres objectifs de la guerre en Syrie, en s’attardant sur la question de l’exportation énergétique : « la domination d’une région riche en ressources énergétiques et dons les découvertes récentes laissent augurer un nouvel âge d’or est, aux yeux de l’Amérique, une véritable opportunité géopolitique »[7]

Nous retrouvons le même son de cloche sous la plume de Jérôme Henrique dans le quotidien « le grand soir » : « Au Moyen-Orient, l’Iran est un grand producteur de gaz. En Juillet 2011, l’Iran, l’Irak et la Syrie ont signé un projet de gazoduc : l’Islamic Gas Pipeline ou « Gazoduc Chiite ». Après un temps de réalisation estimé 3 ans, ce projet devrait permettre à l’Iran d’alimenter l’Irak et la Syrie. Grâce aux ports méditerranéens de la Syrie ou du Liban, il pourrait même alimenter l’Union Européenne. Partenaire économique de la Syrie, la Russie pourrait alors jouer un rôle important, non seulement dans l’exploitation de ce gaz,

mais aussi dans son exportation vers l’Europe par la mise à disposition de sa flotte en méditerranée. »

Le pétrole syrien était le plus ciblé par les sanctions, puisque 90% de cette énergie était vendus à l’Europe et le reste à la Turquie ; et que le pétrole représentait 25% des revenus gouvernementaux de la Syrie. Il était évident que par ces sanctions, les Etats-Unis et leurs alliés arabes notamment l’Arabie, visait également la Russie et l’Iran.

Conclusion

Mettons-nous quelques minutes à la place de l’Arabie Saoudite, que pourrions-nous voir en Syrie ?

  1. Une alliance stratégique entre Damas et Téhéran complétant l’encerclement du pouvoir saoudien par son ennemi iranien, de l’Irak, le Yémen, la Syrie jusqu’au Liban
  2. Une présence militaire et politique russe grandissante qui pourrait menacer l’équilibre de la région et fragiliser l’alliance américano-saudienne
  3. Une victoire militaire du régime syrien et ses alliés, notamment : l’Iran, la Russie et le Hezbollah, avec ses éventuelles conséquences sur la sécurité et le rôle de l’Arabie.
  4. Des pipelines reliant directement ou indirectement les pays ennemis ou concurrents de l’Arabie (l’Iran, l’Irak, le Qatar, la Syrie et la Russie)
  5. Une guerre saoudienne perdue au Yémen tandis que les Houthis (ennemis de Ryad et alliés de Téhéran) consolident leur pouvoir et développent leurs capacités militaires en se basant sur le soutien iranien.

Ces cinq défis majeurs ne laisseraient pas beaucoup de choix devant l’Arabie Saoudite. Nous pourrons donc penser aux trois éventuelles issues stratégiques devant les dirigeants saoudiens : 

  • Se lier stratégiquement á Israël, ce qui impliquerait des conséquences dangereuses vu l’instabilité de la région et la possibilité d’un retrait américain.
  • S’engager dans une guerre contre l’Iran. Ce qui pourrait se transformer en un cauchemar destructeur pour toute la région
  • Renouer les relations avec la Syrie, consolider les relations avec la Russie et tenter de convaincre El-Assad de compter davantage sur les pays du golfe pour équilibrer son alliance avec Téhéran et reconstruire son pays.

Le dernier choix est de loin le moins couteux pour le prince Ben Salman qui a déjà lancé un projet ambitieux pour l’avenir de son pays. Mais pour adopter ce dernier choix, il faudrait s’assurer que les Etats-Unis n’envisageraient jamais de déclencher une guerre contre l’Iran.


[1] El-Assad, Discours, les Archives présidentielles syriennes, auparavant l’Agence d’information

   officielle syrienne SANA Damas, 15 août 2016.

[2] https://wikileaks.org/plusd/cables/08BEIRUT608_a.html

[3] http://www.alanba.com.kw/ar/arabic-international-news/288/21-08-2006.

[4] http://rue89.nouvelobs.com/2012/09/12/quel-role-joue-le-qatar-dans-la-revolution-en-syrie-

 235276

[5]   France 24, le 29/08/2011. http://www.france24.com/ar/20110826-Cheikh-hamad-mahmoud-ahmadinejad-advocating-reforms-bashar-al-assad-emir-qatar-iran-syria

[6] El-Mannaa, op. cit.

[7] Jean-Pierre Estival, La tragédie syrienne…, op. cit., Kindle, location 752 et 753.

   Jérôme Henriques, http://www.legrandsoir.info/la-syrie-pays-de-tous-les-enjeux.html/

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