La révolution tunisienne entre attente et déception, fragilité et maturité

Mohammed Fadhel TROUDI

Docteur en droit, chercheur en Relations internationales et stratégiques associé à l’IIES.

3eme trimestre 2011

Un vent de changement souffle désormais sur le Maghreb et par effet mécanique d’en­traînement sur le monde pour plus de dignité, de liberté et de démocratie avec pour point culminant la chute des régimes dictatoriaux qui depuis des décennies se sont servis du peuple plutôt que de le servir. Le cas de la révolution tunisienne souvent présentée comme un modèle, une sorte de fer de lance de la contestation communément appelée le « printemps arabe », passe aujourd’hui par une période de transition décisive pour l’avenir de ce pays.

The winds of change now are blowing in the Maghreb and, by a mechanical driving effect, also in the world at large for more dignity, freedom and democracy, culminating in the fall of the dictatorial regimes that have for decades exploited the peoples rather than serving them. The case of the Tunisian revolution, often presented as a model, a kind of a spearhead of protests, commonly called the «Arab Spring,» goes on today through a transitionperiod which may be decisive for the future of this country.

Les événements en cours en tunisie sont historiques. Ils démontrent de manière spectaculaire la maturité d’un peuple et l’intelligence de sa jeunesse. Cette révolution est celle de la jeunesse, de la rue, des réseaux sociaux et des valeurs uni­verselles, contre l’immobilisme, le chômage, la corruption, le confinement et la terreur.

Ce soulèvement communément appelé « La révolution du jasmin », constitue une étape, sans aucun doute charnière de l’histoire de la Tunisie contemporaine. Cette révolution suscite beaucoup d’espoir pour les Tunisiens et pour toute la rive Sud de la Méditerranée, voire le reste du monde. C’est d’autant plus important que tout le monde, en Tunisie comme ailleurs, avait intégré l’idée que le système de Ben Ali était trop fort pour être renversé. En effet personne n’aurait parié un instant sur la fuite peu honorable de l’ancien homme fort de la Tunisie, tant son régime faisait peser une chape de plomb sur le pays tout en entretenant la double illusion de la stabilité politique et du miracle économique, que quelques observateurs et spécialistes du Maghreb y compris des responsables de haut rang, appelaient à tort « l’exception tunisienne ».

C’est précisément cette terreur démesurée souvent cautionnée de l’extérieur, qui avait eu raison d’un régime prédateur en réalité plus faible qu’il n’y paraissait. Le geste sacrificiel du jeune diplômé chômeur Mohamed Bouazizi, victime de l’arbi­traire des nervis de l’Etat policier, a suffi pour allumer l’étincelle qui allait mettre la fin à vingt trois ans de régime totalitaire de ben Ali et de son clan. Ce geste specta­culaire n’est pas sans rappeler celui de Ian Palach à Prague1en 1969 et a rapidement montré les contradictions de la société tunisienne qui allaient avoir raison du dicta­teur le plus craint du monde arabe.

Un petit pays, dénué de richesses naturelles, la Tunisie, sous l’impulsion de Bourguiba, a investi principalement dans la généralisation de l’éducation. Arrivées à maturité, les nouvelles générations de diplômés, privées de débouchés dans une économie essentiellement pourvoyeuse d’emplois faiblement qualifiés (agro-ali­mentaire, tourisme, sous-traitance), ont été à la pointe de la contestation avec la présence notable des femmes, que ce fût dans la rue ou sur les sites Internet, le web ayant joué par ailleurs un rôle novateur dans la mobilisation contre le régime.

C’est cette jeunesse pourvue d’une certaine conscience politique, poussée par le chômage de masse, la marginalisation politique et sociale, lasse d’une situation de blocage sur fond de fin de règne caractérisé par le spectacle de plus en plus visible de la dérive mafieuse d’un régime prédateur et de son clan représenté par la famille Trabelsi, qui a fini par mettre à bas une dictature la plus ignoble du monde arabe voire du monde. Au départ une contestation sociale, comme la Tunisie en a connu déjà d’autres, qui s’est rapidement transformée en une revendication politique, c’est là la singularité de la révolution tunisienne dont les effets psychologiques, ont été ressentis dans nombre d’Etats arabes du Maghreb au Machrek.

Néanmoins, la partie est loin d’être jouée et pour tourner définitivement la page de la dictature et instaurer la démocratie, la Tunisie va devoir affronter d’autres défis. Malgré la fuite de Ben Ali et de beaucoup de membres de sa famille, en dépit de l’arrestation ou la mise en résidence surveillée de ses proches qui n’ont pas pu quitter le pays à temps, du début du démantèlement du Parti-Etat comme rouage principal de la dictature, du limogeage ou de la mise à la retraite de ministres, de gouverneurs, de haut gradés de l’administration et de la police trop liés au système déchu et considérés comme un obstacle à la réalisation des objectifs de la révolu­tion, voire une menace à la sécurité de pays, et malgré les différentes mesures prises par le gouvernement de transition, il reste encore des obstacles à franchir pour atteindre les objectifs de cette révolution.

Ce travail tentera de répondre à deux questions essentielles : quel était le rôle de l’armée dans l’aboutissement de la première étape de la révolution tunisienne, en d’autres termes pourquoi cette institution présentée comme « républicaine », a lâ­ché le régime de Ben Ali alors qu’elle avait protégé celui de l’ancien président Habib Bourguiba, secoué à deux reprises en 1978 et en 1984 par deux soulèvements po­pulaires appelés communément « révoltes du pain » qui n’étaient pas moins impor­tants que « la révolution du jasmin » du début de cette année qui a mis fin au règne de près de 25 ans années de dictature et de l’arbitraire du régime de Ben Ali? Quel sera son rôle à l’issue de la phase de transition actuelle?

La deuxième interrogation concerne le rôle que peut jouer le mouvement isla­miste tunisien « Ennahda »2 qui a été légalisé après plus de 30 années d’interdiction et de poursuites inlassables de ses membres dont près de trente milles ont été em­prisonnés non seulement dès le début des années 1990, mais aussi subi de graves atteintes aux droits de l’homme les plus élémentaires respectivement sous le régime de Bourguiba et de Ben Ali dont plus de cent détenus sont morts sous la torture et des suites de graves maladies contractées en prison si l’on en croit les chiffes avancés par l’AISPP3 ?

La troisième portera sur l’idée de savoir s’il est opportun de parler d’effet de dominos quand on connaît la spécificité de chaque pays arabe, de la Tunisie, au Maroc, de l’Algérie à l’Egypte, en passant par le Yémen et la Syrie. N’est-il pas plus raisonnable de parler plutôt d’un effet mécanique d’entraînement, sorte de levier déclencheur de manifestations suivies de revendications sociales, rapidement transformées en revendications politiques des autres pays arabes qui, il est vrai, connaissent partout les mêmes situations identiques de corruption institutionnali­sée imposée par des partis uniques quand il ne s’agit pas de dictatures ?

Les forces en présence

Il faut d’abord rappeler un fait important : la contestation a été et est restée plutôt populaire, portée par des revendications d’abord économiques et sociales et a tourné rapidement vers la contestation politique jusqu’à réclamer le départ du ré­gime de Ben Ali. Ceux qui ont soutenu et accompagné ce mouvement, je veux par­ler des différentes forces politiques, ont été profondément divisés sur le devenir de la révolte. Cette ligne de fracture est apparue entre d’un côté ceux qui pensent qu’il faut renforcer la démocratie naissante en mettant fin définitivement au processus contestataire et de l’autre des groupes plus intransigeants opposés à tout compromis avec l’ancien régime et ses alliés d’hier.

Le premier groupe est partisan d’une certaine normalisation sécuritaire, basée sur un compromis historique entre les caciques de l’ancien régime, les opposants indépendants et les représentants du syndicat unique UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens). Pour ceux ci c’est le seul moyen pour assurer le retour à la normale et asseoir définitivement la sécurité et l’ordre public, condition sine qua non de l’organisation de nouvelles élections, les premières véritablement libres dans ce pays. C’est la position défendue par Néjib Chebbi fondateur du Parti démocra­tique progressiste (PDP), ancien opposant à Ben Ali et ministre du gouvernement de transition, on peut également parler du cas de Moustapha Ben Jafar, président du Forum démocratique pour le travail et la liberté (FDTL), ministre de la santé dans ce même gouvernement.

D’autres groupes plus intransigeants appellent à éradiquer toute trace de l’an­cien régime et de l’Etat parti, et rejettent tout compromis et toute ouverture vers les caciques de l’ancien régime. Cette position est défendue bec et ongle notamment par le Congrès pour la République et des membres du Parti des ouvriers commu­nistes tunisiens (POCT), mais également par nombre d’intellectuels tunisiens, par le barreau de Tunis et le conseil de la magistrature.

D’autres forces politiques et des représentants de la société civile soutiennent cette position, c’est le cas du mouvement des « diplômés chômeurs » de l’intérieur du pays. Ces derniers souhaitent pousser jusqu’au bout la « révolution démocra­tique », afin de donner naissance à un nouveau régime politique, point culminant de l’aboutissement de « la révolution du jasmin ». Ces deux camps n’ont pas une réelle différence de culture politique et sont animés par des idéaux démocratiques. Ce qui les sépare fondamentalement c’est la stratégie de rupture par le refus de toute collaboration avec les figures de l’ancien régime. Ils divergent également sur l’agenda démocratique c’est à dire sur la durée de la période de préparation pour les futures échéances décisives pour ces différents partis et au delà pour le pays tout entier

La Tunisie est aujourd’hui en phase de transition, et tout est possible même le retour à une forme de démocratie autoritaire ou d’autoritarisme démocratique que quelques anciens et nouveaux acteurs seraient tentés d’instaurer. Dès lors, chacun peut comprendre la déception de ceux que j’appelle les démocrates radicaux, comme Hamma Hammami4, Moncef Merzouki5 ou encore l’avocate Mme Nasraoui, qui ont l’impression que la révolution tourne court ou qu’elle est menacée par un cer­tain nombre d’opportunistes qui seraient prêts à détourner en leur faveur le fruit de la contestation populaire.

L’institution militaire entre attitude républicaine et opportunisme politique

L’armée tunisienne a tenu à paraître comme l’ultime rempart face à la violence qui a ensanglanté le pays depuis le début de la révolution. Elle a fermement refusé de tirer sur la population, évitant ainsi des drames encore plus difficiles à supporter, mieux encore l’institution militaire s’est même opposée dans certaines villes notam­ment du sud d’où est partie la première étincelle, aux policiers à la solde de l’ancien régime qui voulaient mater dans le sang la révolte de la jeunesse tunisienne.

Nul doute que les militaires tunisiens ont joué un rôle déterminant dans cette transition. L’armée a non seulement réussi à pousser Ben Ali vers la sortie, elle aurait également neutralisé les membres de l’appareil sécuritaire, qui pouvaient être tentés par un durcissement face à la rue dans une fuite en avant : Ben Ali ou le chaos ?! L’armée était bien dans son rôle, en effet elle aurait pu au pire assurer l’ordre public et permettre ainsi à Ben Ali de se maintenir jusqu’à la fin de son mandat initiale­ment prévu pour 2014, mais elle ne l’a pas fait, considérant que le régime de Ben Ali est trop discrédité pour le soutenir, mieux : elle a été jusqu’à l’obliger de partir, ce qu’il a fait dans la précipitation et la peur.

Il faut rappeler que l’institution militaire tunisienne, créée en 1957 est com­posée de 35 000 soldats dont 27 000 dans l’armée de terre, était historiquement toujours tenue à l’écart des affaires. Les généraux et les moins gradés ne se sont pas mêlés aux affaires, ni enrichis sur le dos du peuple, ce qui n’est pas le cas des hauts responsables du ministère de l’intérieur, très proches de l’ancien régime, qui ont largement bénéficié de largesse de l’ancien parti-Etat le RCD6, en échange de leur loyauté. En somme l’armée n’est pas liée avec les intérêts mafieux et claniques du pouvoir déchu, dès lors la comparaison n’est pas permise avec d’autres armées arabes comme c’est le cas en Egypte, en Syrie ou encore en Algérie. En effet dans ces pays l’institution militaire bénéficie d’une place de choix et possède des liens étroits avec le régime, par ailleurs sur le plan strictement affairiste, elle a des intérêts que ce soit dans le secteur industriel, bancaire et mieux encore dans la gestion de la richesse pétrolière comme c’est le cas de l’armée algérienne.

Si l’on peut parler d’action ou de comportement « républicain » de l’armée tu­nisienne dans la gestion de la fin du régime de Ben Ali, il faut cependant nuancer et se garder de ne faire que des louanges sur cette institution. Pour ma part je parlerais plutôt d’un rôle républicain de circonstance, dicté par les impératifs exceptionnels du moment. En effet il faut se rappeler que c’est cette même institution qui a maté dans le sang les deux soulèvements de 1978 et de 1984, réprimant ce qu’on a appelé « les révoltes du pain » suite à une augmentation massive du prix des matières de premières nécessités telles le pain, la farine et le sucre. La première révolte est partie de la ville de Gafsa7 située au sud ouest de la Tunisie, région pauvre en dépit de ses richesses notamment en phosphate et par conséquent réfractaire au pouvoir central de Bourguiba et de Ben Ali.

J’étais par conséquent témoin de la férocité de la répression de ce mouvement populaire notamment des jeunes étudiants auquel j’avais participé pour la défense des idéaux de justice et de développement équilibré. L’armée a été également plus au moins complice de la répression brutale par le régime déchu de la révolte de la dignité de la ville Redeyef, une cité minière rattachée au gouvernorat de Gafsa. Certes le travail est un droit, mais le revendiquer sous l’ancien régime de Ben Ali était devenu un crime. Le droit à l’emploi était la première revendication des insur­gés du bassin minier de Gafsa. Pour l’avoir revendiqué, ils ont été des centaines à avoir été emprisonnés. Beaucoup ont été torturés, certains sont morts au cours des manifestations.

A la suite d’une mobilisation locale et internationale, les personnes détenues ont bénéficié d’une libération conditionnelle en novembre 2009. Hassan Ben Abdallah, coordinateur du comité des chômeurs diplômés de Redeyef, est devenu le symbole de la résistance à l’arbitraire du régime de l’ex président Ben Ali. L’emploi, loin d’être une simple « question sociale » est devenu une question politique au sens plein du terme. Le chômage n’est pas seulement structurel, il est également une arme aux mains du régime pour faire taire ses opposants, notamment par une al­liance connue entre le régime et la bureaucratie syndicale.

Cependant on peut porter au crédit de l’armée le fait que les circonstances ne sont pas les mêmes puisque la situation avait atteint un point de non retour si l’on tient compte du fossé qui séparait désormais le peuple du régime corrompu de Ben Ali, qui ne se maintenait plus que par l’intimidation, la violence et la ter­reur. Puisque les sources de légitimité du régime était totalement épuisées, et que la corruption généralisée avait atteint une ligne rouge, c’est cette impasse qui a conduit l’armée non sans calculs, à se mettre du côté du peuple et exiger le départ du dictateur.

Cette réaction qui peut être qualifiée de républicaine a été dictée par une analyse pragmatique d’une situation extrême. Les généraux étaient convaincus qu’une ré­pression violente de la population comme celle de 1978 et 1984 ou encore de 2008, ne pouvait que conduire au chaos et à un affaiblissement de l’institution elle-même. L’armée a été laissée non seulement hors-jeu sur le plan politique, mais surtout en dehors de la distribution des richesses : l’armée tunisienne était sous-dimensionnée et mal équipée, elle ne possède, par exemple, qu’une douzaine d’hélicoptères.

Elle a par conséquent un intérêt quelque peu corporatiste de voir naître un régime démocratique qui lui redonne toute sa place notamment en lui assurant un budget plus conséquent.

L’on peut penser que la réussite de la révolte tunisienne tient en partie à la singularité d’une armée tunisienne dont Bourguiba s’assura qu’elle fût encasernée et dénuée de tout rôle politique, et qui, malgré sa faiblesse numérique, se rangea du côté des manifestants, tranchant avec ses comportements passés. Il faut souli­gner ici le courage et la clairvoyance du chef d’état-major de l’armée tunisienne le général Rachid Amar8, qui a fermement refusé d’utiliser la force armée contre les manifestants, ce qui lui a valu son limogeage par le président Ben Ali le 12 janvier soit deux jours avant la fuite de l’ancien président dans les dernières et pitoyables heures de son règne.

Le même général a joué un rôle déterminant dans l’exfiltration du dictateur apeuré, et surtout en protégeant la population civile contre la politique de la terre brûlée pratiquée par une police « benaliste » organisée en milices décidées à mettre en pratique les ordres de leur ancien chef à savoir mettre Tunis à feu et à sang. Moi ou le chaos ! fut la dernière devise d’un petit général de la police dont l’extraction populaire avait toujours suscité le mépris de la bourgeoisie tunisoise. Clemenceau dit du général Boulanger après que celui-ci se suicidât sur la tombe de sa maîtresse : « Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant ». La fuite de Ben Ali aura été, de la même façon, à l’image de ce qu’il a toujours été : un flic de bas étage devenu une marionnette aux mains d’un clan mafieux, celui des Trabelsi du nom de sa deuxième épouse honnie par la population, qui a fait du vol institutionnalisé un système de gouvernement et du détournement des richesses du peuple tunisien sa seule préoccupation. En somme un président qui s’est servi du pays au lieu de le servir.

Marginalisée par Ben Ali, pourtant lui-même militaire, au profit de la police dont les effectifs ont été multipliés par quatre depuis son arrivée au pouvoir fin 1987 pour atteindre un chiffre exponentiel de 150.000 hommes pour une popula­tion d’à peine 11 millions d’habitants !

Aujourd’hui l’institution militaire, vu la fluidité politique actuelle et le désordre ambiant, peut jouer un rôle central dans le processus politique, par la pacification sociale, en jouant entre registre sécuritaire et interface entre les forces vives du pays pour tourner le plus vite possible cette page de transition dont les inconnus sont nombreux. Peut-elle jouer ce rôle d’élément stabilisateur et modérateur du régime? L’amiral Jacques Lanxade estimait il y a peu que l’institution militaire tunisienne, je cite « n’est pas une armée de coup d’Etat ».Qu’en sera- t-il si demain les islamistes d’Ennahda accèdent au pouvoir au nom de la démocratie et de la transparence politique comme l’a laisse supposer l’ancien ministre de l’intérieur M. Rajhi Farhat récemment limogé. Ce dernier dans des déclarations très critiquées, laissait suppo­ser que l’armée avait fait savoir en coulisse qu’elle prendrait le pouvoir en cas de succès des islamistes tunisiens, ce qui reviendrait à « algérianiser » le cas tunisien. Le ministre tunisien de l’Intérieur a évoqué récemment un complot contre la sûreté de l’État au sein des forces de l’ordre, après divers actes de violence, dont l’incendie d’une synagogue et l’attaque des locaux du ministère de l’intérieur par 2 000 per­sonnes. « Il y a un complot contre la sûreté de l’État et un complot au sein des forces de l’ordre », a-t-il déclaré en substance.

Ces incidents ont éclaté après la décision de M. Rajhi de remplacer 34 hauts responsables de la sécurité, première étape d’un remaniement du vaste réseau de la police, des forces de l’ordre et du renseignement mis en place par le régime du président déchu Ben Ali. Parmi les personnalités remplacées figurent le chef de la sûreté nationale, le chef de la sécurité générale et le chef de la sécurité présidentielle.

Farhat Rajhi a reproché au chef de la sûreté nationale d’avoir refusé d’obtem­pérer à l’ordre de dispersion des manifestants rassemblés mi mai devant le siège du gouvernement. Il s’est également interrogé sur les motifs pour lesquels il n’y avait eu aucune arrestation après l’attaque de son ministère. Brace Waly Ndiaye, qui dirige une équipe du Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme dépêchée en Tunisie, a déclaré, récemment, « que les forces de sécurité tunisiennes devraient être remaniées pour les empêcher d’oeuvrer contre la population comme elles l’ont fait pendant les manifestations contre le régime de Ben Ali, au cours des­quelles 147 personnes ont été tuées ».

On ne peut pas exclure par conséquent une part de manipulation de ces respon­sables de la police envers la population pour engendrer des émeutes en vue de créer le chaos. Le but de ces opposants à la révolution, est de restaurer la dictature et de détourner le mouvement de son orientation démocratique

Ce scénario est par conséquent plus que probable au regard du chaos politique actuel dans le pays qui a relancé de plus belle les rumeurs d’une prise du pouvoir par les militaires, mais également au regard de la réaction du gouvernement provisoire dont l’actuel premier ministre par intérim M. Sebsi a durement critiqué les décla­rations de son ex-ministre de l’intérieur et a fait savoir qu’il y aura des poursuites judiciaires contre M. Hajri, il en a même laissé entendre qu’une procédure sera ouverte pour lui retirer sa qualité de juge ce qui est bien évidemment une réaction disproportionnée de nature à influencer un procès éventuel contre M. Rajhi dans les jours à suivre avant même qu’il ne soit ouvert.

Le mouvement religieux « Ennahda », entre intentions démocratiques et anciens schémas rétrogrades

De toutes les tendances islamistes maghrébines, l’islam politique tunisien est celui qui a laissé le plus d’espace au débat politique du moins dans sa dimension théorique. Ce mouvement est né dans la décennie 70 à un moment où l’essentiel de l’espace politique tunisien était largement dominé par les forces de la gauche tu­nisienne. Le leader du mouvement Rached Ghanouchi ne s’est converti aux thèses des frères musulmans que tardivement c’est à dire lors d’un voyage d’étude effectué au Caire. Professeur de philosophie, il rentre en Tunisie en 1969 et crée d’abord une association de sauvegarde du Coran, puis un parti politique le MTI « mouvement de la tendance islamique » qui changera en 1989 pour prendre son nom actuel d’ « Ennahda », qui signifie littéralement « Renaissance ».

Son mouvement prend alors un essor important notamment parmi les jeunes, un de ses lieutenants déclarera plus tard, je cite « notre opposition était aussi ra­dicale que celle des marxistes, comme eux nous parlions de justice sociale, mais en plus notre discours était identitaire. Nous avions la clé du succès», je veux parler de Habib Mokni, un militant d’Ennahda exilé en Europe. Il est rentré au pays comme nombre de militants islamistes à la faveur de la révolution tunisienne.

Le MTI développe une importante activité sociale. Il crée des comités de quar­tier, des associations de bienfaisance. Cependant et à la différence des autres mouve­ments islamistes, il adopte une approche plutôt légaliste et revendique sa légitimité de parti politique comme les autres, ce qui n’était pas du goût du « rais » Bourguiba qui ira jusqu’à exiger sa condamnation à mort en 1987. Ce dernier répétait inlassa­blement ce refrain : « il y a pas de la place en Tunisie pour un parti religieux ». Le général Ben Ali profite alors de l’état de santé de Bourguiba pour le déposer suite à ce qu’on a appelé le « coup d’état médical » le 7 novembre 1987.

Dès les premières élections législatives de l’ère Ben Ali en 1989, « Ennahda » est autorisé à se présenter sur des listes indépendantes (des listes violettes) son score officiel était de 13 %, en réalité sa liste a remportée plus de 30 % des suffrages exprimés. Le parti du président le « RCD » rassemblement constitutionnel démo­cratique, comprend très vite qu’il faudrait mettre les islamistes au vert. Commence alors une deuxième phase qui s’ouvrira fin 1992 et se poursuivra jusqu’à la chute du régime, celle de la répression et de la mainmise du RCD sur l’Etat et les ri­chesses du pays. Le déclenchement de la crise algérienne suite à la rupture du pro­cessus électoral qui a donné une large avance aux islamistes algériens du « FIS » le Front islamique du salut, a été l’élément déclencheur de la répression totale, preuve que le pouvoir a pris peur du danger que constitue ce parti. C’est en 1990, que Ghannouchi choisit l’exil à Londres.

Pendant toutes ces années d’exil des leaders historiques d’Ennahda, une ques­tion lancinante se posait à tous les partis d’opposition de gauche et à la société civile : faut-il associer les islamistes à la lutte contre le régime corrompu de Ben Ali ? Là on trouve une cassure bien lisible entre les laïcs qui refusent catégoriquement cette éventualité alors que d’autres pensent qu’au contraire, le parti Ennahda ne peut être exclu. C’est le deuxième clan qui l’emporte, quand en 2005, plusieurs partis d’opposition dont Ennahda et des personnalités indépendantes créent « le collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés »10, ils décident de militer de concert pour la défense des libertés fondamentales par la promotion de la démocra­tie en Tunisie mais également par le respect des acquis de la Tunisie notamment sur la question des droits de la femme tunisienne.

Aujourd’hui, il est certain que les islamistes n’ont pas disparu, ils ont simple­ment changé et se tiennent par conséquent en embuscade. Ces partis (exception faite des plus rigoristes notamment les salafistes) ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique, ils sont devenus conservateurs quant aux moeurs et libéraux quant à l’économie pour reprendre l’expression d’Olivier Roy

Les islamistes sont aujourd’hui devant un choix qui dans les deux cas peut conditionner leur avenir dans un sens ou dans un autre : ou ils s’identifient tota­lement à un islam rigoriste, jihadiste et salafiste, et ils perdront toute prétention à vouloir inscrire l’islam dans la modernité, ou bien ils vont devoir faire davantage d’efforts pour repenser leur conception des rapports entre islam et politique. En ce qui est d’Ennahda, il me semble que ce parti s’est intégré dans le forum démo­cratique puisque nombreuses sont les formations politiques d’opposition qui ont discuté et mis en place avec ce parti des stratégies d’action politiques et à ce titre on peut penser qu’il est devenu un maillon important du paysage politique tunisien.

A en croire le leader du mouvement M. Ghannouchi, le modèle suivi n’est pas l’islamisme radical ou wahhabite salafiste de type saoudien, mais plutôt le modèle turc représenté par le parti AKP qui dirige actuellement la Turquie. Il faut rappeler que ce parti a su concilier politique et si non l’islam au moins l’authenticité. Qu’en est-il réellement ? Je dois dire que c’est aux militants islamistes tunisiens de rassurer en apportant des gages claires sur leur intentions et sur la nature du projet politique qui sera le leur dans la perspective des prochaines échéances électorales.

A eux de convaincre qu’ils ne sont plus dans une démarche de vouloir créer un Etat théocratique en Tunisie. Pour ma part je pense que pour convaincre Ennahda doit se soumettre à quelques conditions sine qua non, et j’en vois quatre essentielles :

  • admettre le principe inaliénable de la séparation fonctionnelle entre le politique et le religieux, en d’autres termes renoncer au projet d’Etat is­lamique surtout quand on connaît ses redoutables conséquences pour la démocratie et les droits de l’homme, (ne jamais perdre de vue l’exemple algérien), c’est à dire accepter le jeu parlementaire et prôner un libéralisme économique teinté de social, et surtout un certain pragmatisme avec l’en­semble des forces démocratiques du pays, sans exclusif aucun.
  • que ce parti annonce clairement sa conversion au « fikh » du juste milieu qu’on peut traduire par « Droit musulman » qui signifie littéralement « réflexion, compréhension, intelligence, sagesse » et désigne plutôt «la science de la Loi ».
  • qu’il déclare son ralliement au règlement pacifique des conflits politiques
  • enfin qu’il proclame son soutien aux acquis de la femme tunisienne en acceptant le CSP (code du statut personnel)11. En somme renoncer à l’identité intégriste de l’islam politique ou jihadiste.

Ce n’est qu’a ses conditions que ce parti pourra retrouver toute sa place dans l’échiquier politique tunisien au même titre que les autres composantes et les sensi­bilités politiques de la Tunisie post Ben ali.

C’est ensemble que toutes ces forces politiques, les forces vives du pays issues de la société , les intellectuels, les experts, les universitaires, les mouvements féministes et notamment la frange de l’électorat tunisien susceptible d’être identifiée comme la plus attachée à son identité islamique sans pour autant adhérer à l’islamisme politique, peuvent créer les conditions indispensables pour réussir la période de transition en cours et préparer le chemin vers une réelle démocratie participative, ce qui sera une première dans le monde arabe.

En dépit de ma confiance affichée, il faut néanmoins rester vigilant, ne pas surtout minorer l’audience du courant islamiste car Ennahda aujourd’hui ce n’est pas encore l’AKP turc même si des signes positifs existent. Deux raisons donnent à espérer : le premier, c’est ce que j’appelle le paradoxe de la Tunisie. En effet le mou­vement Ennahda a un certain ancrage populaire, qui se vérifie à fortiori aujourd’hui profitant de l’ouverture de l’espace démocratique. Paradoxalement l’idéologie sa­lafiste n’a guère d’assise sociale en Tunisie, puisque la classe moyenne et l’égalité juridique des femmes en font un modèle quasi-unique de modernité au sein du monde arabe.

Mais les acquis de l’ère Bourguiba, despote éclairé, ont été dévoyés par son successeur et sa belle famille, qui avaient verrouillé tous les espaces de liberté. La vague de religiosité apparue ces dernières années, tout comme la violence de l’ac­tuelle « révolution du jasmin » témoignent d’une profonde aspiration à la liberté. Ennahda a été décimé, mais les années d’autorité endurées par le peuple tunisien pourraient renforcer le réservoir électoral des extrémistes. Les prochaines élections constitueront un test. La deuxième raison d’espérer est le fait qu’Ennahda, contrai­rement au mouvement islamiste algérien, n’a jamais pu faire basculer la Tunisie dans la violence en ce sens que ce parti semble jusqu’ici plus proche des islamistes modérés de l’AKP turc que des barbus algériens et de l’AQMI12 aujourd’hui. Mais ils pourraient bien se révéler sous leur vrai jour à l’avenir. C’est en cela qu’il est aisé de parler de paradoxe tunisien.

Je pense pour ma part que l’issue des élections tunisiennes à venir dépendra en bonne partie de la capacité de la gauche et des forces vives de la nation à s’unir autour d’un projet capable d’apporter des réponses efficaces aux demandes ex­primées pendant la révolution en matière économique et sociale, en mettant en avant notamment la légitimité retrouvée de l’unique centrale syndicale tunisienne l’UGTT13 qui pourra enfin sortir de sa léthargie dans la quelle les régimes successifs de Bourguiba et de Ben Ali l’ont plongée.

 

La révolution tunisienne : effet psychologique et mécanique ou effet de dominos

La révolution tunisienne est-elle contagieuse? Telle est la question que se posent tous ceux qui n’avaient pas voulu, ou pas su la voir venir. Pour ne pas se tromper une nouvelle fois, ils pronostiquent aujourd’hui en grande hâte une version nou­velle de la théorie des dominos. Tous les régimes despotiques de la rive sud de la Méditerranée, du Maroc à l’Algérie, en passant par la Libye et l’Égypte, mais éga­lement dans le Golfe et au Moyen-orient, se trouveraient menacés et les tyrans sur des sièges éjectables.

En dépit de la réussite de la révolution tunisienne qui, il est vrai, a surpris le monde par sa vitalité et le message d’une grande maturité de ses animateurs notam­ment les jeunes, est-il opportun de parler d’un effet de dominos ? Il est vrai que le soulèvement tunisien a permis à d’autres en Egypte, en Libye, en Syrie et au Yémen, de rêver d’une transition démocratique et laïque que certaines sociétés arabes atten­dent pour ouvrir la voie à d’autres modalités de transitions démocratiques.

Pour autant, peut-on affirmer qu’un scénario à la tunisienne peut être reproduc­tible en Algérie, au Maroc et ailleurs ? La prudence, en ce domaine, commande de commencer par mesurer les écarts qui distinguent la société tunisienne des autres sociétés arabes avec lesquelles la facilité consisterait à établir des comparaisons qui ne seraient guère de raison. Il me semble que les évènements de Tunisie n’auront pas d’effet domino mais sonnent plutôt comme un sérieux avertissement pour les autres régimes autoritaires arabes. A mon sens la comparaison ne va pas plus loin pour diverses raisons qui traduisent des spécificités propres à chaque pays arabe.

Le Maroc, par exemple, qui est régulièrement le théâtre de mouvements contes­tataires orchestrés par des diplômés chômeurs (au demeurant régulièrement inté­grés à l’appareil économique), à la différence des couches populaires paupérisées, se caractérise par la symbolique que représente le « Makhzen » qui renvoie à l’appareil étatique marocain traditionnel. Ce système propre au Maroc, a su quelque peu ra­cheter la paix sociale en diversifiant et en élargissant ses soutiens notamment depuis la décision de l’ancien roi Hassan II de permettre à l’opposition de gauche d’accéder au gouvernement, puis, sous l’impulsion de l’actuel monarque Mohammed VI, d’ouvrir davantage les espaces de liberté et d’expression sous le contrôle vigilant d’une armée et d’une police plus puissantes et plus organisées que les forces de sécurité tunisiennes.

Cette situation a été rendue possible et plus facile d’application au Maroc plus qu’en Tunisie, grâce à ce large consensus autour d’une monarchie pluri centenaire qui bénéficie de la légitimité par l’allégeance du peuple à la personne du roi, ce que le régime déchu de Ben Ali n’a jamais eu. Un autre point de différence notable avec la Tunisie, c’est qu’au Maroc les structures traditionnelles n’ont pas été démantelées et continuent à fonctionner. Il existe une certaine forme de liberté d’expression à la différence de la Tunisie. Par exemple, les chômeurs peuvent parler librement et sont rassemblés dans des associations indépendantes du gouvernement. Il n’y a pas un vide entre le pouvoir et la société. Le pluralisme syndical et associatif existe et c’est très important car il permet de faire le relais entre le pouvoir et la population. Le chômage existe ainsi que des disparités socio-économiques importantes, mais contrairement à la Tunisie, les Marocains accèdent à la liberté d’expression, ce qui permet de tempérer la crise. Au contraire, en Tunisie, tout passe par l’Etat et rien ne se fait encore en dehors de l’Etat.

S’agissant de l’Algérie, la situation est à la fois plus complexe et plus éloignée du cas tunisien. Tandis que le régime autocratique de Ben Ali exerçait un pouvoir sans partage sur la société tunisienne, le régime algérien est dirigé par une oligarchie caractérisée par des prises de décision obéissant à la règle du consensus et par un jeu subtil d’équilibres à géométrie variable qui autorise, par ailleurs, l’existence de soupapes telles que la presse dont la liberté de ton est globalement respectée. Regroupant l’armée et singulièrement le DRS (les services militaires de renseigne­ment), la présidence de la République, l’administration, les partis politiques, les associations de masse affiliées au régime et les barons de l’économie, l’oligarchie algérienne n’a pas été ébranlée par une insurrection islamiste massive sur près de deux décennies.

Fort du levier sécuritaire et de sa mainmise sur une rente qui lui permet d’acheter la paix sociale, le régime, quand il n’a pas lui-même manipulé les révoltes, comme ce fut le cas en octobre 1988, est à même d’intervenir en sous-main pour saboter les émeutes, encourager les dérives propres à les discréditer, ou de « récupérer » les rares expressions structurées politiquement en les impliquant dans le système. Il en est ainsi allé des quelques partis d’opposition nés à la suite du « Printemps d’Alger » entre 1988 et 1991 qui siègent aujourd’hui au sein d’une Assemblée nationale issue d’élections que chacun admet comme truquées. Enfin, les Algériens sont fatigués par deux décennies de guerre civile et de terrorisme à la fois étatique et islamiste ont fini par décourager les forces vives algériennes de surcroît très mal encadrées politiquement.

En Libye le régime pernicieux de Kadhafi résiste en dépit de l’intervention de l’OTAN, au prix de beaucoup de morts civils et d’une guerre désormais ouverte avec les fidèles de Kadhafi. L’enlisement est total et la résistance acharnée des forces restées fidèles au colonel libyen prolonge la durée d’une guerre dont l’issue ne semble pas tranchée par les armes. Parallèlement l’objectif inavoué de la coalition franco-britannique est bien le renversement de Kadhafi comme l’a reconnu récem­ment le colonel Goya de l’état-major de l’armée française, qui a laissé supposer qu in fine, l’objectif des opérations de l’OTAN c’est de pousser le colonel Mouammar au départ, ce qui n’est pas l’objectif de la résolution 1973 du conseil de sécurité de l’ONU. Face à la difficulté d’une solution militaire, se profile le scénario d’une division de la Libye actuelle en deux entités distinctes, une Libye Cyrénaïque, re­présentée par un gouvernement formé par les membres du CNT « conseil natio­nal de transition » et une Libye tripolitaine qui restera sous la direction du clan Mouammar Kadhafi même dans la perspective de son départ.

Au Yémen, l’actuel président Ali Salah au pouvoir de plus de trente ans saisit le ballon en vol et annonce qu’il ne briguera pas un nouveau mandat et qu’il ne cherchera pas à installer son fils au pouvoir à sa place comme il en avait l’intention. Là encore l’effet domino est à relativiser quand on connaît la spécificité du Yémen, un Etat fondé sur une composition tribale très complexe sur laquelle la révolution tunisienne, même si les Yéménites la présentent comme un modèle, n’a que très peu d’effet, si l’on juge par l’issue du soulèvement qui patine cinq mois après son lancement. On peut en dire autant du cas jordanien et syrien.

La comparaison pourrait être poussée à l’infini et nous invite à la plus grande prudence quant à une possible « contagion » tunisienne même si le renversement rapide de Ben ali peut représenter un onde choc dans les autres sociétés arabes et peut manifestement inquiéter nombre de potentats qui dirigent ces pays depuis des décennies. Par ailleurs, il faut admettre que tout reste à faire en Tunisie et en Egypte et qu’il faudra beaucoup plus de temps pour affirmer s’il s’agit réellement d’une ré­volution. Pour ma part je pense qu’il n’est pas opportun de parler « d’effet domino » comme cela a pu être le cas dans les ex pays de l’Est qui ont fait leurs révolutions après la chute du mur de Berlin, car en l’occurrence cela s’était produit pour cause d’effondrement de la puissance dominante, l’ex URSS.

Or, au Maghreb comme au Moyen-Orient, la puissance dominante reste in­contestablement les Etats-unis d’Amérique qui, quoi qu’on en pense, demeurent un gendarme inébranlable. D’ailleurs c’est cette même puissance qui a suivi de très près le soulèvement tunisien et qui a même coordonné avec l’état-major de l’armée tunisienne, le départ de Ben ali. En conclusion, je dirais que le possible n’est pas le probable ou du moins pas encore. N’oublions pas la boutade du physicien danois Niels Bohr qui avait compris que « la prédiction est un art difficile, surtout quand elle concerne l’avenir. » Au risque de naviguer à contre-courant, le soulèvement populaire tunisien représente, à mes yeux, moins un potentiel « printemps arabe » balayant sur son chemin nombre de dictateurs arabes, qu’une exception tunisienne.

Ce qui est acquis, au contraire c’est qu’un vent de changement souffle désormais sur le Maghreb et le monde arabe dont l’effet d’entraînement de la révolution tuni­sienne est bien palpable, avec pour unique désir des populations arabes, l’aspiration à la dignité, à la liberté et à la démocratie avec pour point culminant le départ des régimes dictatoriaux qui depuis des décennies se sont servis d’elles plutôt que de les servir.

En conclusion, en dépit de quelques relatives avancées, l’essentiel reste à faire pour instaurer la démocratie. Les prochaines élections présidentielles, prévues pour le 24 juillet 201113 renseigneront davantage sur l’état d’avancement et de l’ancrage de l’exercice démocratique dans un pays où beaucoup de partis étaient jusqu’ici muselés comme toutes les expressions autonomes de la société. Au delà des réponses aux demandes socio-économiques de la révolution, les Tunisiens veulent surtout être traités avec dignité.

Le départ de Ben Ali ne signifie aucunement la fin de l’autoritarisme et de la corruption. Vingt trois ans de pouvoir unique ont généré une culture de la dictature et de l’intimidation, des réseaux fondés sur le clientélisme et la prédation et ont essaimé au sein de l’appareil d’Etat et de l’administration l’incompétence, le favo­ritisme et les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Les expériences récentes de chute des régimes communistes et de leur évolution vers la démocratie et l’économie de marché montrent que l’essentiel reste à faire.

En raison des difficultés inhérentes à la conjoncture actuelle, et de l’urgence d’une politique prenant en compte les espoirs de la population, on ne doit pas cou­rir le risque de décevoir encore une fois. Tous ceux qui veulent voir une démocratie s’instaurer sur la rive sud de la Méditerranée, doivent y contribuer. La France et les pays européens, qui ont manqué de clairvoyance en soutenant totalement le régime dictatorial de Ben Ali, au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste, ont là une occasion de se racheter, en apportant leur aide à la réussite de l’entreprise démo­cratique en Tunisie et de cesser de traiter la question de l’immigration qui est une résultante de la révolution tunisienne seulement par une réponse sécuritaire. L’on remarque aujourd’hui les conséquences, puisque cette question est devenue une pomme de discorde européenne, mettant à l’épreuve l’accord de Schengen, depuis l’arrivée d’immigrés tunisiens via l’Italie après la chute de Ben Ali.

Le changement a pris les responsables politiques occidentaux à contre-pied. De l’Europe aux Usa les dictateurs du monde arabe bénéficiaient d’un soutien persis­tant aussi longtemps qu’ils promettaient de faire face aux islamistes, quelles que soient leurs méthodes. Il faut en finir avec cette approche pernicieuse et dangereuse pour l’Europe elle-même. L’après Ben Ali reste ouvert et porteur de beaucoup d’in­connus, c’est pourquoi l’Europe devrait tout faire pour que la démocratisation par le développement, soit un succès, faisant ainsi de l’expérience tunisienne un modèle à suivre. Si le peuple tunisien peut se vanter de s’être libéré par ses propres moyens, à un point que personne en Europe ne l’aurait imaginé, il faut espérer un chan­gement dans le comportement de l’Europe qui s’est longtemps accommodée des dictateurs en accompagnant le changement en Tunisie dans cette période décisive de transition.

1.       Jan Palach (Prague) jeune étudiant tchèque, s’est immolé par le feu le 16 janvier 1969 pour protester contre l’invasion de son pays par les chars de l’union soviétique en août 1968 avec l’objectif d’écraser militairement les réformes d’Alexandre Dubcek. En janvier 1989, le 20e anniversaire de la mort de Jan Palach provoque une semaine de manifestations contre le régime communiste appelée « semaine de Palach » qui donnera quelque temps après la naissance de la révolution de velours qui sonnera la fin de la dictature communiste le 29 décembre 1989.

2.       Ennahda, Parti de la renaissance, de son nom original MTI « mouvement de la tendance islamique » jusqu’en 1989. Mouvement d ‘obédience islamiste tunisien, fondé le 6 juin 1981 par un groupe d’intellectuels et universitaires tunisiens en tête desquels on y trouve, Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou, le juriste Hassani Ghodbani et l’économiste Salah Kaber. Longtemps interdit, ce mouvement se réclame plutôt d’une tendance modérée de l’islam politique (il a pour modèle politique, l’AKP turc), il a été légalisé le 01 mars 2011 à la faveur de la révolution tunisienne ayant entraîné la chute de Ben ali.

 

Notes

  1. D’après les chiffres avancés par l’AISPP (association internationale de soutien aux prison­niers politiques), interdite sous le régime de Ben ali, son secrétaire général est l’avocat tuni­sien Samir Ben Amor.
  2. Hamma Hammami, porte parole d’un parti longtemps clandestin le PCOT (parti com­muniste des ouvriers de Tunisie). Professeur de lettres et de civilisation arabe, il a dirigé le journal interdit El Badil (l’alternative), condamné à plusieurs reprises et a purgé de peines de prison entre 1972 et 1995. Il est le mari de l’avocate et militante des droits de l’homme, Radhia Nasraoui.
  3. Médecin et opposant politique tunisien, débute son action politique en 1980 en adhérant à la ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) dont il a été élu président en 1989. Candidat à l’élection présidentielle du 02 mars 1994, il ne parvient pas à réunir le nombre nécessaire de signatures. Il préside depuis le 25 juillet 2001 le Congrès pour la République, parti non reconnu sous l’ancien régime, et qui a été légalisé le 8 mars 2011, à la faveur de la révolution tunisienne.
  4. Parti de l’ancien président déchu, fondé en février 1988, revendiquait jusqu’à 2,5 millions d’adhérents sur une population avoisinant les 11 millions d’habitants. Parti basé sur la cor­ruption et le clientélisme, a pesé de tout son poids sur la vie politique tunisienne durant plus de 23 années. Il s’est confondu avec l’Etat, communément désigné par ses opposants de parti-Etat et symbole du pouvoir policier, a été dissous le 9 mars 2011 par une décision du tribunal de première instance de Tunis avec liquidation des biens et des fonds.
  5. Ville du Sud-ouest de la Tunisie, elle a toujours été un bastion de l’opposition au régime tant de Bourguiba que de Ben ali. Elle a donné plusieurs noms d’hommes charismatiques tuni­siens comme le très célèbre Ahmed Tlili (1916-1967), un militant syndicaliste de la première heure qui s’est distingué par son franc parler et ses prises de position en faveur de la liberté et de la démocratie en Tunisie post-indépendance. Cette ville compte plusieurs gisements miniers d’où est extrait du phosphate de grande qualité ( classé au quatrième rang mondial), dans des villes comme Metlaoui, Moularès, M’dhilla et surtout Redeyef, ville martyr qui garde des souvenirs terribles de la répression du mouvement social de 2008.
  6. Général de l’armée de terre, il est le chef d’état-major de l’armée tunisienne. Inconnu du grand public il y a encore quelques mois, il est devenu l’un des héros de la révolution du « jasmin » après son limogeage par le président déchu le 12 janvier 2011 pour avoir refusé de tirer sur les manifestants. il est devenu l’homme le plus respecté de la Tunisie post Ben ali et beaucoup de partis politiques tunisiens et des observateurs étrangers lui reconnaissent son rôle capital dans l’éviction de l’ancien président, empêchant une répression totale, ainsi épargnant ainsi le sang des tunisiens.
  7. A regroupé les principaux partis de l’opposition tunisienne représentés à Paris (Congrès Pour la République ; Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés ; Mouvement Annahdha ; Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie ; Unionistes Nasséristes), les prin­cipales associations militant pour les droits humains en Tunisie (Association des Familles et des Proches des Prisonniers Politiques ; Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie ; Conseil National pour les Libertés en Tunisie ; Solidarité Tunisienne ; Voix Libre) ainsi que plusieurs figures indépendantes de la communauté migrante ou exilée tunisienne.

Ce collectif a mis en place une plateforme sous forme d’engagement commun, d’organisa­tions et d’individus portant des orientations et sensibilités politiques différentes et parfois radicalement opposées (social-démocratie, gauche démocratique et communiste, islamisme politique, nationalisme arabe…). Elle dessine les positions de principes permettant une convergence entre les composantes du Collectif autour de la résistance à la dictature et l’éla­boration des conditions d’un changement démocratique réel.

La naissance du Collectif, la rédaction de sa plate-forme constituante, les axes programma­tiques qu’il se donne et ses mécanismes de fonctionnement sont le fruit de débats qui se sont déroulés durant des mois de manière transparente et démocratique.

  1. Le Code du statut personnel (CSP) consiste en une série de lois progressistes, promulguées le 13 août 1959 par le décret beylical et entré en vigueur le 1er janvier 1957, vise à instaurer l’égalité entre l’homme et la femme dans de nombreux Le CSP est l’un des actes les plus connus du premier président Habib Bourguiba qui en fait son cheval de bataille dès les premiers mois de l’indépendance du pays

Il donne à la femme une place inédite dans la société tunisienne et plus largement dans le monde arabe, abolissant la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorisant le mariage que sous consentement des deux parties. Le président déchu Ben ali, apportera des modifications qui renforcent le CSP en particulier avec l’amendement du 12 juillet 1993, portant modification du CSP, il donne à la femme tunisienne le droit de transmettre son patronyme et sa nationalité à ses enfants au même titre que son époux, même quand elle est mariée à un étranger, à la seule condition que le père est d’accord. Cette politique féministe s’inscrivant dans une politique de modernisation du pays, n’a pas eu que des partisans, elle s’est confrontée aux mentalités conservatrices d’une partie de la société tunisienne proche des islamistes du mouvement Annahda et des groupuscules salafistes

Il faut rappeler à cet égard, que le théologien, écrivain et syndicaliste Mohamed Fadhel Ben Achour (1909-1970) était l’un des seuls religieux tunisiens à avoir défendu les dispositions du CSP, considérant que c’est seulement un effort d’interprétation et définit le CSP comme un « impératif des temps modernes… mais toujours conforme aux textes fondateurs de l’is­lam ».

  1. Al-Qaida au Maghreb islamique ou « AQMI » est une organisation islamiste armée d’origine algérienne. Elle était connue avant le 25 janvier 2007 sous le nom du GSPC « Groupe sala­fiste pour la prédication et le combat », qui a prêté allégeance à Al-Qaida de Ben Laden. Elle est placée sur la liste officielle des organisations terroristes des Etats-Unis, de l’Australie, de la Russie et d’autres Etats européens. Les racines de ce mouvement se trouvent indiscutable­ment en Algérie, néanmoins la zone d’influence et d’opération s’est étendue et correspond aujourd’hui à la région désertique du Sahel qui s’étend des régions semi-arides du Sénégal jusqu’à certaines parties de la Mauritanie, du mali et du Niger.
  2. L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) a été crée au début des années 1920. Elle a un long passé de défense des intérêts des ouvriers et des travailleurs tunisiens. Elle a su avec des dirigeants honnêtes et courageux contester des décisions du leader historique de la nation Habib Bourguiba et défendre de manière intransigeante les intérêts des salariés notamment sous la direction de Habib Achour, un militant d’exception et grand leader du mouvement syndical tunisien dont il a défendu avec courage son autonomie face au régime de Bourguiba.

Cependant, depuis l’accession de Ben Ali au pouvoir (1987), c’est à une caporalisation et à une bureaucratisation du mouvement syndical que l’on a assisté. Elle était la seule cen­trale autorisée sous le régime de Ben Ali, pourvue de l’exclusivité de la représentation du monde du travail. Forte de 400. 000 adhérents dont le quart environ appartient à l’éduca­tion nationale, elle ne doit une bonne partie de ses ressources et de ses moyens qu’à la bonne volonté du pouvoir. C’est dire que jusqu’à une période récente sa direction a de manière zélée servi davantage ses intérêts corporatistes que ceux des travailleurs.

Pourtant comme le souligne Algeria Watch (Information sur les droits humains en Algérie), « Si sa direction nationale a souvent été proche du pouvoir, ses unions régionales et ses cadres locaux ont de tout temps soutenu et accompagné les mouvements de protestation. L’implication de sa structure régionale dans les événements qui ont secoué Sidi Bouzid en constitue la meilleure preuve ».

Ce positionnement a constitué un incontestable et important point d’appui pour le soulè­vement tunisien en ce sens que l’organisation a inscrit davantage son action dans le mou­vement de revendications sociales et démocratiques en cours. Ce positionnement lui a valu la sympathie de la rue tunisienne mais dans la phase de transition en cours, sa crédibilité dépendra surtout de sa capacité de mobilisation et de sa capacité de sortir de la logique du pouvoir qui est loin d’être le rôle d’une organisation syndicale.

  1. L’élection d’une Assemblée constituante était prévue au 24 juillet, pour des raisons de pro­blèmes d’organisation, elle pourrait, être reportée au 16 octobre, information annoncée à Tunis par le président de la haute instance indépendante tunisienne, chargée de préparer et superviser l’élection de l’Assemblée nationale constituante et confirmée par le président de la Commission nationale de réforme politique, Yadh Ben Achour : « Pour des raisons techniques et logistiques, nous n’avons pas assez de temps pour tenir les élections du 24 juillet», a commenté Yadh Ben Achour. Il évoque des problèmes d’organisation, plus de 7 millions d’électeurs à enregistrer ce qui constitue une tâche immense en l’absence notamment d’agents inscrip-teurs formés et opérationnels. La balle est désormais dans le camp du gouvernement, puisque c’est ce dernier qui doit maintenant tenir compte de cet élément organisationnel au moment de promulguer le décret de convocation du corps électoral. La confusion règne puisque le premier ministre de transition avait affirmé aux médias français de passage récemment à Paris, je cite que « Maintenant, les élections ne dépendent plus du gouvernement puisqu’il y a une commission spéciale qui a été créée et va s’occuper des élections»
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