Y A-T-IL UN BON USAGE DES SANCTIONS ?

L’ambasdeur François Nicoullaud

Ancien ambassadeur de France en Iran

3eme trimestre 2013

La tournure prise par le cas iranien amène à s’interroger une fois de plus sur l’usage des sanctions. Elles ont traditionnellement mauvaise presse en France, où elles sont considérées comme dan­gereuses, coûteuses, inefficaces. La réalité est plus nuancée. De fait, la cinquième République a eu régulièrement recours aux sanctions, avec un certain nombre de succès. Mais les États-Unis sont sans aucun doute le pays qui a le plus souvent utilisé cet instrument de politique extérieure. Et, avec la fin de la Guerre froide, il été plus aisé d’avoir recours aux sanctions multilatérales, bénéficiant de la légitimité du Conseil de sécurité. On peut déduire de l’histoire des sanctions les conditions favorables au succès. Les sanctions sont par exemple d’autant plus efficaces que leur cible est faible, qu’elle est proche politiquement et culturellement du sanctionneur, et que son système politique est pluraliste. Leurs chances de succès augmentent aussi lorsque leur but est cir­conscrit et qu’une issue claire est offerte au pays sanctionné. Or ce type d’évaluation est rarement fait au départ d’une politique de sanctions, d’où les fuites en avant et les déboires spectaculaires que retiennent les opinions. Mais quelles que soient les critiques, les sanctions resteront un élé­ment important de l’action internationale, dans une échelle de moyens allant de la production de normes — travail de la diplomatie multilatérale — à l’usage ouvert de la force : travail des armées.

The turn taken by the Iranian case once again raises questions on the use of sanctions. These usually get badpress in France where they are considered as being dangerous, expensive and inefficient. The truth is slightly different. In fact, the Fifth Republic has successfully had access to sanctions on a regular basis quite a few times. But the United States is undoubtedly the country that has made use the most of this instrument of foreign policy. And after the Cold War ended, it was easier to make use of multilateral sanctions enjoying the legitimacy of the Security Council. We can conclude from the issue of sanctions the conditions for success. For instance, the sanctions are more efficient provided their target is weak, politically and culturally close to the sanctioning party and has a pluralistic political system. Their chances of success increase when their goal is defined and when a clear alternative is offered to the sanctioned country. However, this type of assessment is rarely performed prior to a sanctioning policy, hence the headlong rush and the spectacular setbacks of dissenting opinions. Notwithstanding the cri-tics, sanctions remain an important element of international action within a scale of instruments that ranges from the productions of norms — pertaining to the work of multilateral diplomacy, to the open use of force: the work of the military.

La tournure prise par le cas iranien nous amène à nous interroger de façon générale sur l’usage des sanctions. Relevons que les sanctions ont mauvaise presse à peu près partout dans le monde et notamment en France, où il y a une longue habitude de les dénoncer comme dangereuses, coûteuses et inefficaces. Cette vague de critiques a atteint un sommet dans les années 1990, à l’époque où les sanctions très dures infligées à l’Irak amenaient à s’interroger sur l’efficacité et sur la moralité de ces sanctions au regard de leurs effets sur la population. On se souvient, par exemple, du président Chirac déclarant lors du Sommet de la francophonie à Hanoi en 1997 : « nous voulons, nous, convaincre et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs ».

 

la force parce qu’en effet, même les plus puissants ne peuvent pas faire la guerre à 20 ou 30 pays à la fois.

Dire cela, c’est dire que les États-Unis sont les premiers producteurs de sanctions. Mais la France aussi, en particulier la cinquième République, a eu fréquemment recours aux sanctions, même si l’on a tendance à l’oublier. Il y a ainsi eu beaucoup d’embargos placés sur des matériels militaires ou stratégiques, parfois nucléaires, par exemple à l’égard d’Israël en 1961, avec l’interruption de la coopération autour du réacteur nucléaire de Dimona, ou en 1967 lorsque le général de Gaulle avait bloqué les exportations d’avions Mirage.

Mais la France a également puni le Pakistan en 1978 en interrompant un contrat de fournitures nucléaires, elle a puni le Chili en 1981en refusant d’honorer un contrat de livraison de chars, parce qu’il ne paraissait pas assez démocratique aux yeux du nouveau gouvernement socialiste, elle a puni l’Inde en 1992 par une interruption de fournitures nucléaires parce que ce pays refusait d’accepter des contrôles généralisés sur ses installations nucléaires. Plus loin dans le passé, nous avons interrompu nos relations diplomatiques avec la Guinée en 1958, parce qu’elle ne voulait pas rejoindre la Communauté créée pour nos anciennes colonies par la nouvelle Constitution, nous avons puni la Tunisie en 1964 pour des affaires d’expropriation de Français, nous avons bloqué en 1980 des fonds appartenant à l’Iran, le fameux milliard de dollars prêté par le Shah pour être investi dans Eurodif, nous avons en 1983 expulsé 47 diplomates soviétiques à la suite d’une affaire d’espionnage, nous avons rompu nos relations diplomatiques et bloqué l’ambassade d’Iran en 1987 dans le cadre de l’affaire Gordji. En1986, nous avons puni la Nouvelle-Zélande pour obtenir le retour des faux époux Turenge, d’ailleurs avec un certain succès. En l’occurrence, nous avons utilisé le levier des sanctions commerciales en bloquant les importations de beurre néo-zélandais à destination de l’Europe et très vite, nous avons obtenu satisfaction. En 1995, le président Chirac a rétabli les contrôles douaniers à la frontière franco-belge, non pas pour punir la Belgique, mais pour punir les Pays-Bas dont la politique laxiste en matière de drogue énervait beaucoup le gouvernement français à l’époque.

En sens inverse, la France a souvent été victime de sanctions. Elle a été privée de pétrole par les pays arabes lors de l’expédition de Suez et a été à nouveau l’objet de sanctions sporadiques du monde arabe durant la guerre d’Algérie. Elle a été boycottée par le Pérou et par l’Australie pour ses essais nucléaires atmosphériques dans le Pacifique jusqu’au moment où, en 1974, nous sommes passés aux essais souterrains. Mais ceci n’a pas entièrement satisfait l’Australie qui, de 1984 à 1996, pour obtenir l’arrêt de tout essai dans le Pacifique, nous a frappés de sanctions commerciales. En 1992, la Chine a puni la France pour avoir vendu 60 Mirages à Taïwan et a obtenu un franc succès puisque nous n’avons plus vendu depuis d’armes à ce pays. Nous avons même été récemment visés par la Turquie pour nos positions un peu trop allantes sur la condamnation du génocide arménien. Nous avons perdu un certain nombre de contrats et cela a produit son effet puisqu’à partir de là le ton a nettement baissé du côté français sur le sujet.

Et dans toute la période, nous avons connu à différentes reprises des compagnes populaires de boycott des produits français, et notamment de l’offre touristique française, par exemple aux États Unis à l’époque de la politique arabe du général de Gaulle. Ceci s’est reproduit dans de nombreux pays en 1995, lorsque le président Chirac a décidé de reprendre les essais nucléaires, et l’on se souvient de la grande campagne de boycott de nos produits aux États-Unis en 2003, lorsque nous avons refusé de participer à la guerre en Irak.

Mais un grand tournant dans l’histoire des sanctions est intervenu en 1990 avec la dissolution du bloc soviétique. À ce moment-là, le veto presque systématiquement appliqué par l’Union Soviétique aux projets de régulation internationale présentés par les Occidentaux au Conseil de sécurité a sauté. S’est alors ouvert un âge d’or des sanctions, commençant par l’Irak. Pour la première fois depuis longtemps, l’on pouvait obtenir l’accord de tous les membres permanents du Conseil de sécurité pour punir un pays contrevenant au droit international. Jusque là seuls deux épisodes avaient permis d’obtenir une telle unanimité : les sanctions contre l’Afrique du Sud et contre la Rhodésie.

Un deuxième élément a contribué à la montée en puissance des sanctions internationales, à savoir la mise en place d’une politique étrangère et de sécurité commune à l’Union européenne. La possibilité de mettre en œuvre des mesures restrictives, c’est-à-dire des sanctions, apparaît pour la première fois dans le traité de Maastricht. Elle apparaît à nouveau dans le traité de Lisbonne, dans la partie consacrée à l’action extérieure de l’Union européenne, avec un titre 4 spécifiquement consacré au sujet et qui s’intitule d’ailleurs « mesures restrictives ».

C’est aussi l’époque où l’on voit la montée des sanctions internationales prises au nom des droits de l’Homme. Le sujet avait pris de l’ampleur dans l’opinion internationale et l’on s’est dit que des mesures coercitives pourraient en effet faciliter l’instauration d’États de droit, notamment dans des pays faibles, comme en Afrique.

Puis est venu le sentiment d’être allé trop loin. L’analyse critique du cas irakien a entraîné une prise de conscience. L’on a cherché des mesures alternatives aux sanctions frappant les populations. C’est alors que l’on a beaucoup parlé de « sanctions intelligentes », frappant les dirigeants dans leurs intérêts personnels, leurs comptes en banques, leur capacité à voyager. Les effets de telles mesures ont été plutôt décevants. Elles n’ont jamais donné l’impression d’avoir conduit un seul dirigeant à se repentir et à changer de politique.

Après cette vague de désaffection, comme la mémoire des peuples et même celle des dirigeants est finalement assez courte, l’on a commencé à assister à un retour en grâce des sanctions, et ceci nous amène au cas iranien, le plus significatif aujourd’hui.

De l’histoire des sanctions, il est possible de déduire les conditions favorables à leur succès. Il s’agit souvent de règles de bon sens. Les sanctions sont d’autant plus efficaces que leur cible est faible et proche politiquement et culturellement du sanctionneur. Elles font d’autant plus d’effet que le système politique de l’État visé est pluraliste, donc soumis à un débat dans lequel chacun peut peser le pour et le contre d’une politique de résistance aux sanctions. Il y a un exemple idéal de l’efficacité des sanctions, qui est plutôt ancien, il date de 1947-1948, c’est lorsque les États-Unis ont décidé de punir la vertueuse Hollande pour son refus de décoloniser l’Indonésie. Il y avait déjà eu alors de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations-unies, mais ces résolutions étaient non contraignantes. Les Hollandais traînaient donc des pieds puis les Américains en ont eu assez, et ont menacé les Hollandais de leur supprimer l’aide du plan Marshall. C’était « l’arme économique atomique ». 15 jours après, les Hollandais ont cédé sur toute la ligne.

Les chances de succès augmentent aussi lorsque le but visé par les sanctions est bien circonscrit. Plus le but est précis, plus on a de chances de l’emporter. Quand on demande par exemple la libération de deux espions comme dans l’affaire des faux époux Turenge en coupant en même temps des exportations agricoles vitales, les enjeux sont tellement forts qu’il est assez aisé d’obtenir satisfaction.

Il est très important aussi d’offrir une sortie claire et attractive de crise aux pays sanctionnés. Or beaucoup de dispositifs de sanctions sont déficients sur ce point. L’on y reviendra certainement au cours de ce colloque dans l’examen du cas iranien. Pourquoi une telle carence ? Au fond, parce que les sanctions sont souvent prises dans un moment d’émotion collective, lorsqu’il faut répondre dans l’urgence à une vague de réprobation montant dans l’opinion. On l’a vu par exemple dans le cas des sanctions prises contre la Chine après la répression de la place Tian’anmen. L’on entendait alors monter de partout la clameur « Que fait notre gouvernement ? Il faut faire quelque chose ! » Dans de telles circonstances, le dialogue est impuissant, l’on ne va quand même pas se lancer dans une guerre, et donc l’on met en place, souvent dans la précipitation, un dispositif de sanctions pour répondre à l’attente de l’opinion. Mais alors, les sanctions risquent de devenir une fin en soi, un piège dont plus personne n’arrive à sortir, ni le sanctionneur, ni le sanctionné.

Au delà des réactions négatives que peuvent inspirer les sanctions, il ne faut pas se leurrer : quelles que soient les critiques émises, les sanctions demeureront un élément important de la vie internationale. Les actions internationales se répartissent selon une gamme de moyens, qui commence par la production de normes dans des cadres multilatéraux comme aux Nations-unies, et va au dialogue singulier qu’entretiennent deux États ou plus pour se convaincre mutuellement d’aller dans telle ou telle direction. Puis vient la vaste zone des sanctions, ou mesures restrictives. Au-delà il n’y a plus que l’usage de la force. Ce peut être un usage secret, comme on peut le déduire de certaines difficultés du programme nucléaire iranien, ce peut être aussi un usage ouvert de la force, mais là, l’on a quitté depuis longtemps le terrain de la diplomatie pour pénétrer sur celui des armées et de la défense.

[1]faut pourtant reconnaître que si tout le monde critique les sanctions, tout le monde y a aussi recours ; tout le monde ou presque, parce qu’il est plus difficile aux plus faibles de mettre en œuvre des sanctions contre des gens plus puissants qu’eux-mêmes. Quelquefois un plus petit peut s’y essayer quand il dispose d’un avantage décisif, comme le contrôle d’une matière première, mais il prend quand même un grand risque.

On se souvient ainsi de la Ligue arabe voulant priver de pétrole les États-Unis en 1973, pour les punir de leur soutien à Israël, ou encore du boycott à l’égard des sociétés commerçant avec l’État hébreu. Rien de tout cela n’est allé très loin. Et donc, plus on est riche et puissant, plus on est tenté de recourir aux sanctions dans cette large zone grise des différends internationaux où le dialogue diplomatique s’est révélé impuissant mais où l’on hésite quand même à utiliser l’ultima ratio de

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