VERS UNE UNIFORMISATION DE L’INFORMATION SUR L’IRAN EN OCCIDENT ?

Christophe REVEILLARD

Janvier 2008

CES DERNIERS MOIS NOUS ONT PERMIS d’assister à un très beau montage. Il nous a été donné en effet de pouvoir assister à l’orchestration d’une montée en puissance de la tension autour de la thématique du nucléaire iranien. Aux différents niveaux « externes » des services des Etats, essayistes, journalistes, analystes, les étu­des se sont succédées pour prévenir, puis mettre en garde enfin alerter et prédire une catastrophe nucléaire à l’échelle mondiale. Il n’en fallait pas tant pour qu’au sein des ministères, cette fois, le relais de la rhétorique apocalyptique soit assuré. Il l’a été et de quelle manière encore puisque le mot « guerre » fut ainsi prononcé.

Nous n’aurions eu, ici à Géostratégiques, qu’à nous réjouir de la floraison d’ouvra­ges, de colloques, d’articles et d’analyses d’« experts » traitant de l’Iran, de la région du golfe persique et de la thématique nucléaire, s’ils n’avaient pas dans leur grande majorité sombrés dans la simplification propice à l’instrumentalisation et aux inté­rêts de puissances pas forcément européennes.

Nous pouvons constater combien les leviers traditionnels de la grande presse occidentale ont été actionnés avec une réactivité tout à fait dynamique sur une période précise avec un tempo allant crescendo, mais nous allons tenter d’appuyer notre propos sur quelques études -parmi une pléthore d’autres- révélatrices comme le sont leurs titres, qu’on en juge : « L’Iran, la bombe et la démission des nations »l ; « Iran, le choix des armes ? »2, « Iran, la prochaine guerre ? »3 ; « Iran : une menace pour la France et l’Europe ? »4.

La force de frappe médiatique

Il faut bien sûr immédiatement préciser que de nombreux autres ouvrages ou articles, mais très minoritaires et surtout non promus médiatiquement, ont paru à la même période et ont fait honneur à la capacité d’analyse objective et indépen­dante, toujours bien présente en France. Nous pouvons donc a contrario évoquer la revue Questions Internationales » sur l’Iran dont l’éditorial débute ainsi « (…) les sociétés vivent leurs évolutions propres et les progrès nécessaires doivent provenir de leur sein, être intériorisées. L’exemple voisin de l’Irak démontre clairement que prétendre faire le bien des peuples en ignorant leurs mœurs aboutit à des catas­trophes (.). C’est dire que le présent dossier consacré à l’Iran ne prétend faire la leçon à personne. Il n’ignore pas les problèmes que l’Iran actuel pose à la société internationale comme à ses voisins, et les risques que sa politique comporte pour la paix et la sécurité internationale et régionale. Mais il entend dépasser la conjoncture pour une analyse plus complète de l’Iran contemporain, sous ses divers visages, aussi bien historiques, politiques, religieux, sociaux, économiques que stratégiques ou diplomatiques. Ce pays, de près de 70 millions d’habitants, riche de ressources pétrolières mais aussi humaines, situé dans une zone particulièrement sensible, dis­pose de beaucoup d’options s’il sait sortir des difficultés actuelles par le haut ».

Cette approche méthodologique à caractère scientifique et non engagée n’a malheureusement pas été reprise -c’est un euphémisme- par les auteurs cités plus haut. En effet, l’outrance des propos cache mal chez eux la volonté d’orienter leurs lecteurs ou auditeurs dans une direction précise. Mais la fragilité de tout ceci se révèle lorsque leurs mandants soudain moins attachés à cette stratégie de montée de pression, à cette rhétorique de crise, à la dialectique de l’inéluctabilité du conflit, font passer l’information à leur insu que le danger iranien présente moins d’acuité ni d’urgence.

Elargissons le constat pour revenir ensuite à la question du traitement réservé à l’Iran. L’une des constantes de la stratégie diplomatique et stratégique américaine consiste en sa formidable capacité d’engager des pays partenaires mais concurrents dans une dynamique collective mais contraignante sur une base éthique ou morale ; mais avec, au bout du processus, la perspective dissimulée du retrait américain d’un système resté contraignant pour ses partenaires. L’histoire diplomatique présente un assez grand nombre d’exemples de l’application de cette méthode redoutable pour enserrer certains partenaires dans des rets juridiques de sécurité collective dont s’est exonérée la puissance américaine pourtant à l’origine du processus.

Le traité de Versailles et la Société des nations dont la base se fonde sur les quatorze points de Wilson malgré les oppositions françaises et anglaises, l’envoyé du président américain, le colonel House, étant même obligé d’user de certaines menaces pour voir les Européens céder sur ce nouveau système diplomatique, a vu le format n’être plus garanti par les Etats-Unis puisque le congrès ne ratifia pas le traité et que Washington s’en retourna à la gestion de la prospérité de son marché domestique dont on reconnu plus tard la fragilité avec la crise de 1929.

Plus près de nous, le traité sur l’interdiction des essais nucléaires doit tout à une inspiration et une dynamique américaines. Ce traité était idéal pour contraindre les autres Etats nucléaires dont certains ne maîtrisent pas la capacité d’essais miniaturi­sés en laboratoire et grâce à la technologie laser. Mais, in fine, Washington n’en fut finalement pas signataire, bien entendu.

Enfin, dernier exemple, peut-être le plus flagrant : la Cour pénale internatio­nale. Les Etats-Unis et leurs relais in situ sont à l’origine de la dynamique de des­saisissement de la souveraineté d’Etats qui s’engagent mais au final, les Etats-Unis, finalement non signataires, gagnent sur les deux tableaux : ils gardent leurs préro­gatives tandis que les Etats concurrents sont empêtrés dans des contraintes inter­nationales limitant leur capacité d’action. Les Etats-Unis refusent farouchement que leurs citoyens puissent être jugés par une juridiction non nationale telle que la Cour pénale internationale. Ils en ont toutefois signés le statut comme Israël, le 31 décembre 2000, date de clôture des signatures. Ils ont ensuite retiré leur signature et conclu des traités bilatéraux dans le cadre de l’article 98 afin de s’assurer de l’im­punité de leurs ressortissants devant la Cour. Des Etats, et notamment des pays en développement ou en Europe centrale et orientale nouveaux membres de l’Otan, ont ainsi fait l’objet de chantages à l’aide économique et stratégique. Le nombre de ces Bilateral Immunity Agreements est maintenant considérable et est à mettre en rapport avec la situation d’un pays assumant 40 % de la dépense militaire mondiale et en conflit sur nombre de théâtres internationaux6.

 

L’application au cas iranien

Pourquoi tous ces rappels ? Parce que nous nous trouvons dans l’affaire iranien­ne dans une configuration similaire. La mise sur le grill de l’opinion européenne sur l’extrême urgence d’une action militaire ou de mesures rétorsion ultimes contre l’Iran a conduit comme prévu, mais contre l’opinion des analystes spécialistes de la région du Quai d’Orsay en France par exemple, l’Union européenne et certains de ses Etats les plus influents à emboîter, voire précéder le pas de Washington dans son sillage jusqu’au-boutiste. Depuis, on le sait, les Européens se sont retrouvés déstabilisés par une tactique américaine de repli et de relativisation de la menace réelle de l’Iran, permettant à Washington de récolter auprès de Téhéran un retour à des négociations plus normalisées, que la nouvelle position de l’Union européenne ne permettait plus à cette dernière d’assurer. Ce sont paradoxalement les Européens qui se retrouvent maintenant en pointe sur la dénonciation paroxystique du danger iranien et les Etats-Unis, pourtant à l’origine du processus de diabolisation, en situa­tion plus favorable à la négociation.

 

Plusieurs signes ne trompent pas. Tout d’abord ces ouvrages ont comme point commun la force de la dialectique quasi téléologique. Ils ne s’embarrassent pas des nuances que la diplomatie, les réalités militaires et. le Droit international pu­blic pourraient exprimer pour tempérer leur ardeur d’autant plus combative qu’elle reste déclaratoire. Les différents auteurs consultés partagent également une réelle capacité à exonérer la diplomatie américaine des responsabilités qui sont les siennes dans la situation actuelle au Moyen-Orient et dans la sphère juridico-stratégique en ce qui concerne l’état des traités internationaux. De même, si les auteurs pardon­nent (presque) tout aux alliés d’outre-Atlantique, ils ne concèdent aucune justifi­cation aux Européens taxés de faiblesse quoiqu’il arrive. Par ailleurs, la question de l’intention ne se pose pas dans leur analyse de la volonté iranienne de maîtrise de la chaîne nucléaire, et de même l’étude de la réalité du contenu des traités internatio­naux, notamment celui du TNP, ne leur est pas familière, tout attachés qu’ils sont à l’explication monocausale d’une recherche nucléaire forcément à destination d’une stratégie apocalyptique.

 

Si l’on avait voulu voir expressément développée la caricature de l’argumentation américaine contre le programme nucléaire iranien, personne n’aurait imaginé qu’un tel niveau de perfection eut pu être atteint par un ouvrage de vulgarisation : celui de T. Delpech. Cet auteur a tenu personnellement à cumuler et assumer l’ensemble des dispositions nécessaires à la soumission au mentor américain et la violence du nouveau converti contre les « tièdes » forcément suspects. Une telle franchise désar­me et est peut-être sincère qui évite de poser la question de l’éventuelle rentabilité de l’entreprise. Cet ouvrage cumule en effet l’ensemble des procédés contestables au service d’une thèse militante : l’auteur ne prend aucun recul par rapport à la straté­gie déclaratoire que les différents acteurs de la crise peuvent utiliser alternativement et en fonction des circonstances des évènements ; ce livre utilise de façon récur­rente le conditionnel, les expressions commodes « il n’est pas exclu », « il n’est pas impossible que », etc., et une phraséologie incontinente dont ne ressortent que les mots-slogans savamment disposés. Les faits sont assénés sans pratiquement aucune référence sérieuse même d’ouvrages de seconde main. A aucun moment, il n’est suggéré que l’exemple irakien ait pu jouer dans la volonté d’échapper à une invasion américaine ou occidentale et d’ailleurs en règle générale le mépris abyssal de l’auteur pour la volonté d’indépendance de l’Iran est manifeste ; si tout le chapitre VIII est consacré à Israël, le parallèle nucléaire n’est même pas évoqué, la préoccupation de la sécurité de ce pays seul est ainsi exprimée. Enfin si l’ouvrage est truffé de la dénonciation des ambiguïtés diplomatiques de l’ensemble des acteurs concernés, à aucun moment les Etats-Unis ne sont concernés. La demande de soumission à la stratégie américaine est totale jusqu’à la caricature : « Même à l’automne 200′, alors que la stratégie européenne montrait de plus en plus ses faiblesses, il est remar­quable que Washington n’ait manifesté aucune impatience »7.

 

François Heisbourg utilise une rhétorique beaucoup plus fine et non moins ef­ficace. Celle d’éviter la problématique principale, pour axer son propos essentielle­ment sur la nécessité d’une action volontariste des « Occidentaux » en insistant sur la monté en puissance paroxystique de la crise et finalement… l’absence d’alterna­tive pour la résoudre. L’habileté est de ne pratiquement pas s’appesantir sur la réalité de ce qui motiverait une intervention mais de se placer d’emblée sur l’étape d’après : comment agir. Le décor est ainsi planté et il se passe de commentaires : « C’est peut-être le visage de notre XXIe siècle qui se dessine en ce moment à travers l’avenir nu­cléaire de l’Iran. (.), l’année 2008 sera placée sous le signe d’un choix binaire entre le recours aux armes ou l’acceptation de la logique de la prolifération au Moyen-Orient et dans le monde. Nos pays auront donc à se déterminer par rapport à deux options parfaitement catastrophiques. Sera-t-il pire de frapper que de ne pas frap­per ? Des frappes aériennes auraient des conséquences positives très limitées et des effets négatifs majeurs ; mais la prolifération régionale aurait des effets calamiteux et aucune conséquence positive.Quelles conclusions politiques nos pays devront-ils tirer de la réponse à cette question ? Il faut certainement tout faire pour éviter de se trouver face à une alternative aussi peu appétissante. Mais l’Iran, en forçant l’al­lure nucléaire et balistique a malheureusement conduit à une situation où le temps manque tragiquement »8. Quelques tempéraments sont à apporter néanmoins : cet ouvrage livre au lecteur d’authentiques informations, telle « l’occasion manquée » signalée en page 93, le grand Bargain9 au printemps 2003, Téhéran proposant au moment de la chute de Bagdad une grande transaction couvrant « les affaires nu­cléaires, la lutte contre le terrorisme et l’Irak ». De même, François Heisbourg, s’il a totalement intégré l’idée d’une absence d’alternative réelle, la présente dans le contexte, lui plus fondé, de la « débâcle irakienne » des Etats-Unis parce qu’il sait combien cette concession pourrait permettre le développement qu’il propose : « La retenue américaine vis-à-vis d’un Iran franchissant le seuil nucléaire ne serait pas interprétée comme la démonstration d’une force tranquille, mais comme une preuve de la faiblesse stratégique d’une Amérique humiliée. (.) les partenaires des Etats-Unis considéreront que le recours à la force est lui-même la conséquence de la dégradation massive de la situation stratégique résultant de l’aventure américaine en Irak. En d’autres termes, c’est la crédibilité de Washington qui est en première ligne et c’est aux Etats-Unis de la rétablir»10. Enfin la conclusion s’impose naturel­lement qui induit cette même nuance pour pouvoir mieux convaincre, « (.) une condamnation par avance et sans nuance d’une action militaire n’est pas de mise. Si nous voulons éviter un Moyen-Orient où la possession, et le cas échéant l’emploi, s’armes nucléaires devienne la règle, nous devons faire une croix sur les réflexes de rejet, parfaitement compréhensibles au demeurant, que peut inspirer le bilan catas­trophique de l’administration Bush »[1].

Au regard des derniers développements de la relation américano-iranien­ne, on peut toucher du doigt l’inanité d’études et d’analyses d’« experts » trop atta­chées au caractère accidentel et superficiel de démarches médiatiques simples reflets d’activités diplomatico-stratégiques de plus grande ampleur. Mais il est intéressant de constater également à travers cette agitation conjoncturelle combien des leviers d’influence extérieurs restent permanents au sein des courants publicistes pourtant normalement attachés à l’information indépendante et loyale à leur nation.

* Membre de l’Ecole doctorale d’Histoire moderne et contemporaine (Université Paris-Sorbonne) et de l’UMR Roland Mousnier (CNRS), est directeur de séminaire de géopolitique à l’Ecole de guerre (CID), membre du comité de rédaction des revues Conflits Actuels, Revue Française de Géopolitique, Catholica et Histoire Economie et société ; il notamment publié (co-dir.), L’américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002 ; (avec E Dreyfus) Penser et construire l’Europe 1919-1992, Sedes, 2007 ; (co-dir.), La culture du refus de l’ennemi, Presses de l’Université de Limoges, 2007

 

1.   Thérèse Delpech, L’Iran, la bombe et la démission des nations, Autrement, 2006

2.   François Heisbourg, Iran, le choix des armes ? , Stock, 2007

3.   Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, 2007

4.   Claude Goasguen, « Iran : une menace pour la France et l’Europe ? » conférence de presse de Réalité EU avec Khattar Abou Diab, Frédéri Ancel et Claude Moniquet, le 12 septembre

2007.

5.   Dossier « l’Iran », Questions Internationales, n° 25, mai-juin 2007, Documentation française.

6.   Vr.C. Réveillard, « Géostratégie des ONG », Stratégiques n°16, printemps-été 2006, p.131 et sq

7.   Thérèse Delpech, op. cit., p. 31.

8.   François Heisbourg, op. cit., p. 170 et sq.

9.   Terme employé par Nocholas D. Kristof in « Diplomacy at its worst », International Herald Tribune, 30 avril 2007

10. François Heisbourg, op. cit. p. 170 et 173

Notes

 

 

[1]Ibid., p. 174

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