» Au Proche Orient il ne saurait y avoir de guerre sans l’Egypte et de paix sans la Syrie » -Henri Kissinger-
Par : J.M.Vernochet
Mars 2001
Il existe une architectonie géopolitique dessinée par des constantes qui traversent l’histoire, du moins au cours de périodes limitées dans le temps, ou encore des données géographiques surdéterminantes du destin des peuples et des états. Il ne saurait donc y avoir de juste compréhension des événements sans une connaissance précise des fondements structurels de la politique des nations et des états.
Parmi ces » constantes » la création de l’Etat israélien voici cinquante trois ans est un fait capital constitutif de la politique étrangère syrienne. Au Nord le Sanjak d’Alexandrette et les sources de l’Euphrate au cœur de l’Anatolie inscrivent dans la géographie un autre chapitre du devenir syrien…
Aujourd’hui Hafez El Assad n’est plus. Son fils cadet Bachar lui a succédé à la tête d’une direction collégiale d’un Etat toujours dominé par la minorité alaouite. Après quelques velléités de changement dans la gestion des affaires intérieures il fait maintenant machine arrière et à l’extérieur sa politique lui est plus que jamais imposée par l’Etat israélien. Avant même son arrivée au pouvoir Ariel Sharon n’avait pas caché son intention de » faire la paix avec la Syrie et le Liban » reprenant à son compte l’axe politique dessiné par son prédécesseur Ehoud Barak qui lui-même avait suivi le chemin ouvert par Ytzak Rabin.
Mais dans cette lente marche vers la paix la Syrie doit faire face à des obstacles rédhibitoires: la restitution des hauteurs du Golan perdues en 1967 à l’issue de la Guerre dite des Six Jours et sur la restitution delaquelle Damas pose une question de principe. La question du Golan ne relève plus depuis longtemps du domaine strict de la sécurité du territoire israélien. La valeur » stratégique » du Golan s’est en effet amenuisée au fil du temps à mesure que s’accroissait la portée tactique des armes de théâtre et autres Scuds. La valeur réelle d’un Golan occupé par les kiboutzim israéliens n’a plus grand chose de militaire mais il recèle une richesse qui demain sera l’enjeu de conflits inexpiables: l’eau. La restitution du Golan se heurte par conséquent à un forte hostilité dans l’opinion israélienne sans que l’on entr’aperçoive, surtout dans la conjoncture actuelle, la possibilité d’une inversion de cette tendance.
Paradoxalement, au-delà des restitutions des territoires spoliés la coexistence des deux Etats n’est pas véritablement problématique. L’observateur attentif ne manquera pas de relever que la Syrie face à Israël se trouve dans une position assez comparable à celle de l’Egypte vis-à-vis de l’Etat hébreu. Depuis le retour du Sinaï le contentieux égypto-israélien s’est très largement vidé de tout contenu. Les bouffées de rhétorique anti-israélienne sont comme chacun sait en majeure partie à usage domestique. Il faut donner des gages susceptibles de couper l’herbe sous les pieds d’une opposition islamiste dont l’influence est très forte dans l’opinion. Mais l’arbre des discours ne devant pas cacher la forêt des intérêts en jeu, à commencer le souci prioritaire pour les dirigeants égyptiens d’assurer la pérennité du régime et in fine l’organisation d’une succession à la tête du pouvoir sur le modèle syrien.
A y regarder d’un peu près la situation en Syrie n’est guère différente si ce n’est l’épineuse question du Golan que l’on peut comparer à celle du Sinaï avant Camp David. Aussi curieux que cela puisse paraître, Damas dans sa longue marche vers une paix encore introuvable cherche avec constance un appui du côté de Washington. En premier lieu parce que la politique proche-orientale des Etats Unis offre une plus grande fiabilité en raison d’une certaine continuité alors que la politique israélienne déconcerte par non-lisibilité et ses apparents changements de cap. Depuis le démarrage des négociations, Damas n’a-t-il pas eu quelque six interlocuteurs différents en la personne des différents Premier Ministres qui se sont succédés à un rythme soutenu? Certains furent d’ailleurs intraitables comme Netanyahou, les autres soumis à des pressions contradictoires de forte amplitude voire purement et simplement éliminé comme Rabin.
Rien d’étonnant à ce que la Syrie se soit détournée des négociations bilatérales et soit allée rechercher l’arbitrage du » supergrand « . Son objectif premier étant avant même une improbable normalisation avec Israël d’obtenir des Etats Unis la levée des sanctions attachées aux pays figurant sur la liste noire des Etats terroristes. Des avantages, notamment économiques et commerciaux, très comparables à ceux obtenus par l’Egypte après Camp David devraient en découler et contribuer à renforcer la position de la Syrie qui est loin d’avoir renoncé à toute ambition régionale. Fait généralement peu divulgué le Prince héritier d’Arabie Saoudite, Abdallah, a épousé la fille d’un haut dignitaire alaouite. Sans donner à ce fait une portée ou une signification exagérée, les liens ainsi créés semblent aller dans le sens d’un dessein » panarabe » chez les dirigeants de Damas dont l’ambition régionale semble intacte. D’ailleurs par-delà les questions religieuses la rivalité syro-israélienne doit véritablement s’appréhender en terme de leadership.
Reste que le pouvoir alaouite par essence minoritaire ne se maintient qu’au prix d’un contrôle social rigoureux qui le contraint à » jouer serré » en maintenant une pression extérieure comme c’était jusqu’à présent le cas au Liban ou en lâchant la bride au Hezbollah pour étoffer selon les besoins du moment sa capacité de négociation avec Israël – avec lequel l’état de guerre perdure depuis 53 ans – Damas trouvant dans cet état de tension permanent la justification au maintien d’un sévère régime intérieur.
Récemment certains analystes notaient l’amorce d’un allégement du dispositif militaire syrien au Liban à l’initiative de la nouvelle garde constituant le proche entourage de Bachar el-Assad au grand dam de l’Etat Major mais avec l’assentiment du vice-président Abdel Halim Khaddam et de Farouk el-Charah Ministre des Affaires Etrangères. Cette relative ouverture n’est pourtant pas appelée à durer suivant en cela l’évolution politique intérieure syrienne qui après une timide ouverture est rapidement revenue aux recettes éprouvées en usage sous Hafez el-Assad. Seuls des observateurs ayant négligé les données structurelles déterminantes du » bloc » politique syrien peuvent avoir cru à la durée de l’éphémère » printemps de Damas
La Syrie doit en effet conserver par le truchement du Hezbollah et à un moindre degré par celui des palestiniens en raison de leur moindre » contrôlabilité « , un moyen de pression sur les israéliens et un atout non négligeable dans la négociation. Pression d’autant plus nécessaire que le nouvel allié turc de l’Etat hébreu maintient au Nord une pression jamais démentie depuis les erreurs de la mandature française qui ont fait du Sandjak d’Alexandret – l’équivalent syrien de l’Alsace-Lorraine pour la France de 1870- un sujet de perpétuelle dispute qui a encore failli dégénérer en conflit ouvert en 1998. Auquel viennent désormais s’ajouter les barrages édifiés par la Turquie sur le cours supérieur de l’Euphrate et de ses affluents qui menacent aujourd’hui l’approvisionnement hydraulique de la Syrie mais aussi de l’Irak.
Peut-on parler d' » isolement » de la Syrie sur la scène de proche-orientale? Depuis Hafez el-Assad la Syrie maintient indéniablement un équilibre dans la tension et constitue curieusement un facteur de stabilité au milieu d’un environnement régional qui pourrait s’avérer relativement plus fragile dans un contexte de crise aiguë. En effet la crise israélo-palestinienne échappait au contrôle des états-majors politiques, la stabilité politique en Jordanie ou en Egypte pourrait s’en trouver gravement compromise. Sous la pression de la rue le pouvoir au Caire comme à Amman serait contraint, sous peine de tomber, de fermer les yeux sur la perméabilité de leurs frontières aux hommes et aux matériels. Il est à peu près assuré que le Baas syrien n’a pas à craindre qu’en de telles circonstances la situation n’échappe à son contrôle. Les israéliens ne l’ignorent pas même s’ils mobilisent leur propre opinion de façon récurrente sur le thème de la menace syrienne et de ses armes de guerre chimique. La Syrie est une gêne, un souci mais la vraie menace se trouve ailleurs.
Se dessine en effet la perspective pour la Syrie d’occuper un siège au Conseil de Sécurité des Nations Unies voire d’en assumer la Présidence tournante. Ce qui ne peut évidemment s’envisager sans le feu vert des Etats Unis et un vote positif de leur part. Ceci se négociera et dans la balance l’Administration américaine ne manquera pas d’exiger que soient dénoncés les accords commerciaux syro-irakiens qui contribuent à élargie les brèches ouvertes aujourd’hui dans le dispositif d’embargo. Damas sera-t-il disposé à renoncer au marché irakien? Rien n’est moins sûr, il sera difficile de faire machine arrière. Les contrats sont signés et ne peuvent être remis en cause d’un simple trait de plume. Quant à la fermeture de l’oléoduc Bagdad-Banyas, le pétrole coule. Un accord serait intervenu avec Washington au terme duquel Damas se serait engagée à collaborer au maintien de l’étanchéité du dispositif américain. Or Damas a peut-être déjà opté pour une solution originale consistant à consommer le pétrole irakien importé et à exporter les 150 000 barils jours qui quittent le terminal de l’IPC de Banyas en les prélevant sur sa propre production intérieure. Ainsi les apparences seront sauves et l’embargo ne serait plus » violé « .
Bachar sous la houlette des » anciens du régime » après avoir expérimenté les limites de sa nouvelle équipe cherchera sans doute un appui décisif du côté de l’Europe par le biais de l’Elysées. La dernière sortie officielle d’Hafez el-Assad avait été Paris en 1998, premier voyage officiel dans un état occidental depuis vingt ans, depuis sa visite en France en 1976. Il s’agissait non seulement de répondre à la visite de M. Jacques Chirac à Damas en 1996. Hafez el-Assad comme le précisait à l’époque Farouk el-Charah au Figaro plaçait cette visite » dans un contexte exceptionnel en raison de l’impasse où se trouve engagé le processus de paix et de la situation critique que cet état de fait induit. Enfin il s’agit de renforcer les liens déjà existants avec la France et la Communauté européenne « . L’Europe étant plus proche géographiquement et politiquement de la rive Orientale de la Méditerranée, tout indique que la Syrie continuera à travailler pour s’arrimer à l’Europe via la France partie prenante dans les négociations quadripartites sur le Liban c’est-à-dire avec la Communauté essentiellement préoccupé de stabilité et de développement dans l’espace méditerranéen.
Mais la marge de manœuvre du pouvoir alaouite reste finalement passablement étroite. La réelle stabilité du régime tient à la cohésion d’une direction collégiale à la tête de l’Etat syrien la figure de proue de Bachar el-Assad ne devant pas masquer qu’il est sans doute moins l’héritier de son père que le fruit d’un compromis réussie entre différentes composantes qui pourraient se révéler antagonistes à l’occasion. Or par définition et par essence toute coalition d’intérêts ne se maintient jamais indéfiniment. La Syrie d’Hafez el-Assad nous a donné l’exemple d’une exceptionnelle durée et une certaine continuité semble pour l’heure assurée après le cap toujours périlleux de la transition. Alors jusqu’à preuve du contraire la Syrie peut constituer un môle de stabilité dans une région où la » normalisation » n’est pas encore à l’ordre du jour. J.M.Vernochet 22/03/01